Discours de M. le duc de Broglie
MESSIEURS,
L’usage veut que tout discours de remerciement adressé à votre illustre compagnie débute par un acte de gratitude et par un acte d’humilité. Le premier correspond toujours à la conviction profonde de celui qui le prononce. Le sentiment d’un honneur si précieux, s’il n’apporte pas toujours avec lui l’éloquence, comme vous pouvez le constater aujourd’hui, trouve au moins dans l’élan d’un cœur reconnaissant des paroles dont l’accent ne saurait tromper. C’est bien probablement, parmi toutes les déclarations publiques, celle dont la sincérité se peut le moins mettre en doute.
Malgré la légitime fierté d’avoir pu fixer votre attention. Il est probable que l’acte d’humilité ne le cède pas sur ce point à l’acte de gratitude. Comment ne serait-il pas sincère quand on regarde, parmi vous, derrière soi dans le passé, autour de soi, dans le présent. S’il faut donc, en dehors de ma personne, chercher une raison à votre choix, c’est dans la jeunesse éternelle de votre compagnie que l’on pourrait la trouver. Toujours vivante et toujours renouvelée sans cesser d’être elle-même, elle tient à porter ses regards vers toutes les avenues de l’esprit.
En m’appelant à siéger parmi vous, à côté de l’illustre mathématicien que l’Académie des Sciences est fière de compter au nombre des vôtres, vous avez voulu témoigner votre sympathie au grand mouvement de recherches, qui se poursuit aujourd’hui dans les laboratoires. Une jeunesse ardente y participe ; elle porte son effort désintéressé vers un des plus beaux domaines qui puisse tenter l’esprit des hommes. Ce champ d’activité, bien d’autres eussent été plus dignes que moi de le représenter ; mais votre choix ne s’est pas trompé, en dirigeant de ce côté un des rayons de votre gloire.
Celui dont votre bienveillance me permet d’occuper aujourd’hui la place tenait d’une double origine ses dispositions à comprendre le pays dont il devait retracer l’histoire. Parmi les aspects si variés de la France, il y a souvent de grands contrastes. Pont-Saint-Esprit, bâti sur le Rhône, assez bas pour que, décidément, l’on y soit en Provence, ou plus exactement, Bagnols-sur-Cèze, fut le berceau des Fourchent de Montrond, famille maternelle de Monsieur de La Gorce. Mais du côté paternel son ascendance évoque une autre vision ; Maubeuge, les plaines du Hainaut français, la nature un peu hostile, l’œuvre des hommes représentée par l’aspect maussade des usines et des faubourgs ouvriers. A vrai dire, la famille de La Gorce ne s’était implantée là que depuis le début du dix-huitième siècle, où l’un des siens avait trouvé à Malplaquet une glorieuse blessure et un foyer qui la pansa.
Par une rencontre singulière, Pont-Saint-Esprit comme Maubeuge, doit son origine à un monastère. M. de La Gorce avait gardé une vive impression du chapitre des chanoinesses de Maubeuge ; il en parlait souvent, il ne lui déplaisait certainement pas de trouver ainsi, au nord et au midi, comme un souffle austère et religieux auprès de ses origines familiales.
Le père de votre confrère, soldat comme c’était la cou turne chez les siens, tenait garnison en Provence ; il venait de s’y marier et pouvait apercevoir au loin, du côté des Cévennes, la région montagneuse où résidait sa famille avant Malplaquet et ses conséquences. Allait-il de nouveau s’implanter dans le Midi ? La destinée ne le voulut pas, car il fut envoyé à Vannes ; son fils Pierre y vit le jour et perdit sa mère deux ans après sa naissance. L’officier, resté seul avec un jeune enfant, quitta l’armée pour se retirer à Maubeuge auprès d’une sœur non mariée ; sa vie active était finie.
Le paysage moral, comme le cadre extérieur dont l’enfance de M. de La Gorce fut environnée, évoquent une austérité laborieuse ; toute sa vie en restera comme imprégnée. Les rues étroites d’une vieille ville, demi cité et demi forteresse, que de sombres remparts séparent de la campagne voisine, cette campagne elle-même avec la figure sévère et brumeuse des plaines du Nord, tout cela incite au travail et à la-vie intérieure plutôt qu’à la flânerie et à l’insouciance. C’est le pays des fourmis, plutôt que celui des cigales.
Cependant, l’enfant n’en a pas gardé un mauvais souvenir ; il raconte avec bonne humeur les scènes de ses premières années, voici l’une d’elles que, tout récemment encore, il décrivait ainsi : « C’était vers 1853, au mois de juillet. Au logis paternel on faisait des confitures et, à force de vouloir aider, j’avais fini par me rendre encore plus insupportable que de coutume, un coup de sonnette retentit. Grand émoi.
C’était Monseigneur qui venait rendre à mon père la visite, que celui-ci lui avait faite au nom du conseil de fabrique. En hâte on tâcha de me débarbouiller et j’apparus, encore rempli de cette mousse de confiture qui, comme, tous les enfants le savent, est beaucoup meilleure que la confiture elle-même. Il y a dans les vies commençantes un moment qu’on voudrait par-dessus tout retenir, c’est le moment qui est déjà celui de la connaissance, qui n’est pas encore celui de la timidité. Je contemplais avec une curiosité ahurie cet homme tout habillé de violet et tel que je n’en avais jamais vu. Ce qui m’impressionnait surtout, c’était cette profusion d’or qui scintillait partout : croix d’or, chaîne d’or, sans compter un fort bel anneau, tout d’or aussi. Je n’y tins plus : « Tu as une bien belle bague, dis-je à l’évêque. Combien l’as-tu payée ? J’ignore la réponse et s’il y en eut une. Tout à fait mis en goût, je me tournai vers le vicaire général : Toi, lui dis-je, tu n’as pas d’or, tu n’as que du noir, tu dois être beaucoup moins maître. Je ne demandais qu’à continuer. Mais mon père en jugea autrement ; et, comme dans l’intervalle j’avais été suffisamment béni, on me renvoya aux confitures. »
La famille, que M. de La Gorce scandalisait de la sorte, c’était son père, vieilli, vivant de souvenirs, souvent perdu, en des promenades méditatives et silencieuses, et sa tante Euphémie, une vieille fille très pieuse, presque janséniste, mais cependant sans raideur ni étroitesse. Le soir, on parle devant l’enfant. Comment les souvenirs et les conversations ne refléteraient-ils pas les agitations politiques et religieuses de cette première moitié du dix-neuvième siècle. L’enfant écoute, quelquefois des figures nouvelles pour lui se présentent ; un officier, ami de son père, et qui avait été aux guerres d’Espagne sous Napoléon, raconte très crû ment des scènes de pillages de couvents, si bien qu’il faut encore renvoyer aux confitures les oreilles trop jeunes pour entendre de pareilles histoires. Des amis ou des parentes bien vieilles, n’ont qu’à puiser dans leurs souvenirs pour en tirer des descriptions effrayantes des scènes de la Révolution. Tout un passé proche encore, et maudit, hante son imagination d’enfant, et le fait trembler un peu à l’heure où l’ombre des hautes cheminées devient très longue sur la plaine.
C’est qu’on ne plaisante pas avec les souvenirs de la grande tourmente ; un jour, tandis que son père et sa tante font à petits pas leur promenade habituelle, le jeune Pierre court en avant avec son cerceau et longe les murs d’une propriété dont la grille est ouverte ; le cerceau s’en va rouler à l’intérieur. Va-t-on le redemander aux gens qui habitent là ? Non, dira le père, en fronçant les sourcils ; cette maison est celle d’un régicide, nous n’en passerons pas le seuil.
Tandis que l’histoire contemporaine entrait ainsi dans sa jeune tête, M. de La Gorce devenait un grand garçon ; on le met au collège Saint-Jean, à Douai, où il prendra une forte culture latine. Est-ce là qu’il puisa cette faculté d’éclaircir les questions qu’il expose, de mettre les événements en ordre, de classer les raisons et les causes, au point de tailler peut-être des allées d’une trop belle ordonnance dans les broussailles de l’histoire ? Mais alors il ne songeait pas à tout cela ; il avait dix-sept ans et devait choisir une carrière. Laquelle ? Sa santé longtemps délicate ne lui permettait guère de songer à l’état militaire ; il se sentait au fond la vocation d’écrire, mais n’avait osé l’avouer jusque-là.
Dans les familles qu’une longue tradition à vouées aux charges et aux fonctions de l’Etat, l’exercice de celles-ci paraît presque un devoir, tandis que les carrières plus nouvelles et plus indépendantes sont regardées avec une sorte d’effroi. On juge de la réponse de son père quand le collégien grandi vint s’ouvrir à lui de ses projets. Respectueux et discipliné, il se tourna vers la magistrature, pour laquelle il ne ressentait pourtant aucun goût, et fit ses malles d’étudiant afin d’aller à Paris, prendre ses inscriptions de droit.
C’était en 1864 ; M. de La Gorce devait passer cinq années à préparer sa licence et son doctorat, mais le jeune étudiant ne se bornait pas à suivre ses cours et à passer ses examens ; il ouvrait les yeux sur ce monde de la fin du second empire, où tant de signes de décadence étaient visibles à travers le bruit des fêtes et l’optimisme officiel. Le tableau qu’il peindra plus tard se déroulait, vivant, sous ses regards ; jamais il ne devait l’oublier.
La vie politique, la vie sociale, la vie religieuse, étouffées sous le bâillon de la censure, s’ingéniaient à trouver hors de la presse et de la tribune un peu de liberté pour leurs manifestations, les débats du prétoire servaient souvent de prétexte à faire entendre ce que l’on taisait ailleurs. Que de graves questions étaient en jeu : relations de l’Eglise et des Etats modernes, accord ou discorde entre les doctrines de la religion et le monde nouveau, conflits ouvriers, où le droit de grève, tour à tour admis ou nié, posait de redoutables problèmes, politique extérieure, que les moins clairvoyants commençaient à considérer avec une croissante inquiétude. M. de La Gorce s’intéressait ardemment à tout cela ; il en discutait avec ses jeunes camarades au vieux cercle de la rue Cassette, si laid par l’aspect, si bon parle chaud contact de l’amitié. Plus tard il écrira à un de ses intimes : « Vous souvenez-vous de ces longues promenades d’il y a vingt ans, le soir, sous les galeries de l’Odéon et dans les allées du Luxembourg. Que d’illusions nous avions. Comme nous avions foi dans la liberté, cette grande proscrite d’aujourd’hui. Sans doute il y avait de gros points noirs, de gros nuages même à l’horizon, mais mieux valaient de gros nuages qui passent en éclatant, que ce ciel de plomb où le regard ne découvre aucun coin de ciel bleu. »
De toutes ces agitations généreuses, on retrouvait l’écho dans les plaidoiries des maîtres du barreau qu’il enviait et dont il admirait l’éloquence. Il a raconté lui-même comment, dans le silence presque universel, les audiences du Palais permettaient l’expression des pensées qui n’avaient pas la faculté de se montrer autre part. Sous la protection de leurs robes, les avocats pouvaient prêter à leur parole la hardiesse d’évoquer, à propos de certains conflits privés, les grands débats publics dont s’agitait l’opinion. Jules Simon a écrit en parlant de ce temps : « Jamais le barreau de Paris ne fut plus riche en talents et en caractères. » Les plaidoiries de Berryer, de Dufaure, de Jules Favre, connaissaient un retentissement qui franchissait les murs du Palais pour atteindre la jeunesse des écoles et soulever son enthousiasme. Et, en même temps, M. de La Gorce réfléchissait ; il cherchait à retrouver les origines de la confusion et du désordre des idées, qui empêchaient depuis soixante ans la France de trouver un régime stable et définitif ; bien souvent au cours de son œuvre, on peut trouver les traces des mêmes préoccupations et de la même inquiétude.
Cependant les événements poursuivent leur marche, le jeune étudiant a frémi aux échos de la folle confiance et du sourd malaise, que vient de susciter le canon de Sadowa ; il a croisé les cortèges éclatants de l’Exposition universelle, il a entendu tout le bruit de ceux qui quittent Paris, les sens affolés, la tête vide, ayant vu de la France « juste assez pour être inaptes à la comprendre jamais » ; et c’est à la veille de la guerre qu’il passe brillamment son doctorat en droit.
Mais de cette société, à la fois légère et inquiète, dont il dira qu’en feuilletant Labiche, elle apercevait Shakespeare, M. de La Gorce sait aussi trouver les bons côtés. Il n’ignore pas que la bienfaisance et la charité développent sans bruit leurs œuvres de bonté. Plus que tout autre, il saura les reconnaître et les aimer, car le bien discret et la vertu silencieuse l’ont toujours attiré. Quand il en parlera plus tard, ce sera en homme qui défend une cause dont il fut lui-même un des meilleurs soutiens ; combien elle serait belle l’histoire de la vertu, même à cette époque dont on ne regarde toujours qu’une petite surface d’éclat faux, de luxe tapageur et d’extravagances exotiques ; cette histoire, il voudrait l’écrire, mais ne le fera pas : « Le jour où elle se publierait, dit-il, elle laisserait évaporer quelque chose de son parfum de modestie et elle cesserait d’être tout à fait la vertu. »
Avec une pareille formation intellectuelle, juridique et morale, M. de La Gorce ne pouvait manquer de devenir un excellent magistrat. Le métier cependant ne lui plaisait guère. « Si jamais, écrit-il à un ami ([1]), vous aviez envie d’endosser le harnais judiciaire, songez à moi. Je me fais fort, en une conversation d’une heure, de faire passer les vocations les mieux déterminées. Pour moi, je suis le plus ennuyé des juges suppléants, en attendant de devenir le plus ennuyeux des amis. » Les fonctions de substitut qu’il occupa par la suite troublèrent souvent son repos, tant il était rempli de conscience et de scrupules. Toujours il craignait d’avoir trop chargé un accusé et fait condamner un innocent. Le célèbre avocat Lachaud vint une fois défendre un de ses clients devant les assises du Pas-de-Calais, et le solide réquisitoire du ministère public fit échec à son éloquence. Pour faire taire le remords qui chez lui accompagnait tout succès de ce genre, M. de La Gorce, ne trouva rien de mieux à se dire que ceci : « Il faut que cet accusé se soit senti bien coupable, puisqu’il a fait venir un si grand Avocat. »
Cependant le jour approchait, où le conflit entre sa droiture de conscience et ses devoirs professionnels allait devenir plus grave. Lorsque parurent les décrets de 1880 contre les congrégations religieuses, M. de La Gorce était substitut à Saint-Omer. Il n’hésita pas ; sans geste retentissant, sans blâme pour ceux qui pesèrent autrement leurs convictions et leurs obligations de carrière, mais simplement et fièrement, il quitta pour toujours la magistrature qu’il avait honorée pendant près de dix ans.
Voici donc vers 1881, votre confrère rejeté vers une de ces professions indépendantes, qui avaient tant effrayé sa famille ; il se fit inscrire comme avocat à Saint-Omer et s’essaya dans l’éloquence du barreau.
L’étude des dossiers lui plaisait par les documents humains qu’il y rencontrait, la plaidoirie plus encore. Quand il fallait exposer et convaincre, il pouvait déployer une chaleur oratoire dont il a donné maintes preuves dans les charmantes allocutions qu’un jour il lui plut de réunir en volume ; mais c’était surtout pour les grandes causes morales qu’il eût voulu se passionner. Dans une petite ville de province, ces occasions seraient rares, à moins de verser dans la politique, qui jamais ne le tenta. Les questions un peu sordides d’intérêt l’ennuyaient, comme les chicanes de la procédure. M. François de Roux raconte qu’un jour, un tonnelier vint voir le nouvel avocat de Saint-Omer, à propos de marchandises de mauvaise qualité dont il avait à se plaindre. Il voulait réclamer devant les tribunaux. « Quelle idée d’entamer un procès, lui répondit M. de La Gorce ; que voulez-vous que des magistrats comprennent à votre affaire ? et moi-même au surplus ? Entendez-vous donc avec votre adversaire et surtout choisissez un arbitre qui connaisse les tonneaux : il vous départagera sagement et sans frais inutiles. » Je ne sais si le tonnelier mécontent préféra imiter les plaideurs de la fable, mais je ne vous étonnerai pas en disant que les affaires judiciaires de votre confrère ne connurent pas, dans la suite, une très grande prospérité.
J’ai parlé des grandes causes morales que M. de La Gorce eût voulu plaider. Sans peut-être s’en rendre compta lui-même, il rassemblait déjà les éléments de leurs dossiers. Il avait ainsi réuni de nombreuses pièces sur les origines du second empire et la révolution de février. Des conférences qu’on lui demanda lui fournirent l’occasion de les étudier et l’avocat de Saint-Omer trempa sa plume dans l’encre de l’histoire pour ne la déposer qu’à sa mort, après cinquante années du plus fécond labeur.
Tour à tour, il allait retracer en une série de tableaux de plus en plus achevés, presque toute la vie de la France depuis 1814. Chaque siècle connaît une époque où ses traits dominants se dégagent le mieux ; pour le dix-neuvième siècle, c’est peut-être aux environs de 1848 que l’on peut trouver ce moment. Les derniers survivants des âges précédents ont peu à peu disparu, avec le reflet brillant du temps des philosophes, et le siècle qui monte, lassé du scepticisme d’autrefois, si desséchant pour l’âme, est en vérité un siècle de foi ; non pas seulement de foi religieuse, mais en toute matière une période de sincérité un peu rude, un peu niaise, très candide, appelant à la fois l’estime et le sourire et joignant à l’inexpérience des époques jeunes, la présomption et les travers que l’on prête aux parvenus. Rien de commun malgré les apparences, avec les grands ancêtres de 89, surtout de 93. A ceux-là, les fauves, il a fallu un dompteur de génie ; à ceux-ci, les enfants émancipés, il suffira du premier venu, qui tapera un peu fort de sa férule sur la table d’école.
Cette explosion de jeunesse, saine et sincère dans sa naïveté, nous la retrouvons partout. A droite, elle participe à un renouvellement de l’esprit religieux, l’un des plus remarquables et des plus vigoureux que l’histoire ait connus ; à gauche, elle donnera les vieilles barbes républicaines et les premières poussées du socialisme. En philosophie, elle va préparer une génération qui croira trouver dans l’immense développement des sciences expérimentales la réponse immédiate et définitive à tous les problèmes que le monde s’est posé depuis ses origines. Et aussi quelle ardeur dans chaque camp, quelles luttes où le talent marche de pair avec la conviction ! On peut même en trouver le reflet éclatant dans bien des discours dont cette coupole a retenti.
En accueillant ici Jules Claretie, Renan estimait que l’histoire ne pouvait manquer de rapporter à la première partie du dix-neuvième siècle « d’immenses conquêtes dans l’ordre de l’esprit, un sentiment général de civilité, de douceur, de goût pour la liberté, un élargissement extraordinaire du cercle de l’imagination, une notion de la science et de la philosophie dont nos respectables ancêtres n’avaient eu qu’un sentiment bien éloigné ». Tout cela pour remplacer les insuffisances du « petit filet de voix claire » par quoi il désignait le fonds d’idées léguées par le dix-huitième siècle.
Au point de vue des sciences expérimentales, le dix-neuvième siècle fut un nouveau riche, tout étourdi lui-même de ses conquêtes et, il faut bien le dire, un peu gonflé d’une infatuation assez naturelle et bien pardonnable. Mais à l’inverse de beaucoup de nouveaux riches dont nous avons vu s’évanouir la fortune, trop rapide pour être solide, il n’a fait qu’augmenter ses richesses en les considérant toutefois d’un œil plus averti.
On opposait jadis le ciel théologique au ciel scientifique, pour retirer au premier tout ce que gagnait le second ; on espérait même tirer de la science une explication rapide et totale des problèmes de notre destinée et de cet effrayant mystère qu’est le but de toutes choses ici-bas. De cette illusion, il reste bien des traces. Souvent j’ai été surpris’ d’entendre dire que, sans l’aiguillon de cet espoir, les savants ne prendraient pas tant de peine. Je crois que la plupart de ceux-ci se défendraient vivement d’accorder une telle ambition à leurs efforts. Il y a quelque vingt-cinq ans, un écrivain de talent, André Beaunier, dans un livre intitulé, « l’Homme qui a perdu son moi », imaginait l’inventeur d’un nouveau radium, qui tirait de sa découverte une morale, une esthétique, tout un système complet de philosophie. A la vérité, l’auteur n’exposait cette thèse que pour la réfuter ; mais il avait trouvé naturel de l’envisager et la chose est déjà singulière. Cependant le continuel progrès de notre avance dans la connaissance du monde matériel ne peut s’étendre sans modifier les conceptions des philosophes. Les savants ne se contentent pas d’ouvrir avec ingéniosité les combinaisons cachées des coffres-forts de la nature. Quand j’ai eu l’honneur, il y a une douzaine d’années, d’aller faire, en vue de l’Académie des Sciences, une visite de candidat au maréchal Foch, celui-ci, lui-même tout enveloppé d’histoire, regrettait de ne pas me voir suivre une carrière d’action. « Voyez-vous, me disait-il, les physiciens et les chimistes ne sont guère que des super-serruriers ».
Eh bien ! ce jugement est trop sévère ; les fenêtres, ouvrant sur l’infini, dont les savants parviennent quelquefois à faire jouer les serrures, sans nous révéler le « ciel scientifique » que personne ne s’attend plus à découvrir ainsi, laissent bien passer, çà et là, des lumières nouvelles.
Il y eut un moment, vers 1880, où la science du dix-huitième siècle, élargie et consolidée par celle du dix-neuvième, semblait avoir atteint une sorte de perfection, à quoi l’on ne pouvait rien ajouter. Depuis lors, je crois bien que les savants ont été plus surpris encore que les profanes de tout ce qu’ils ont trouvé, si bien qu’à l’immobilité d’un savoir classique s’est substituée une sorte de grandiose anarchie, où les constructions les plus étranges s’édifient chaque jour. N’ayez pas de crainte, je n’ai pas l’intention de vous y faire pénétrer aujourd’hui.
Ce n’est pas ici qu’il convient de parler de la Relativité ou de la mécanique ondulatoire, de l’inertie de l’énergie ou de l’annihilation de la matière ; permettez-moi seulement de vous dire qu’il s’agit là de vues puissantes qui forcent les savants, même ceux qui ne veulent voir que par les yeux de l’expérience, à considérer d’un tout autre point de vue bien des notions qui semblaient immuables.
Peut-on négliger, en écrivant l’histoire, les lettres, les sciences, la philosophie, et même l’art où se reflète l’âme d’une époque ; certes non, leur action, pour ne pas être toujours immédiate, n’en retentit pas moins certainement sur les hommes et sur les événements. M. de La Gorce ne l’igno rait pas, mais il savait également qu’un tableau aussi complet l’eût entraîné hors du cadre qu’il s’était fixé ; il n’a pas voulu écrire la « somme » de son époque ; il avait horreur des masses confuses, et il eut raison.
C’est donc vers l’histoire de la deuxième république française que se portèrent d’abord les regards de M. de La Gorce. Avec méthode, il y applique aussitôt les ressources de son esprit lucide qui saura trier les matériaux pour se frayer, autant qu’il se peut, un chemin vers la vérité. C’est qu’il fut toujours l’ennemi du fatras ; il racontait qu’un jour un examinateur, — c’était je crois Saint-Marc Girardin — interrogeait un candidat sur la géographie ; le candidat répondait bien. Alors, il poussa les questions jusqu’aux détails les plus minutieux et les plus puérils et le candidat resta muet. Après un long silence, plein d’angoisse pour le malheureux élève, le professeur le rassura en disant : « Je vous donne une très bonne note pour ce que vous savez et une bien meilleure encore pour ce que vous avez eu l’esprit de ne pas apprendre. Quelle belle chose que de savoir discerner ce que l’on doit ignorer ! »
Voulez-vous me permettre maintenant une anecdote personnelle ? Il y a bien longtemps déjà, un jeune interrogateur à la barbe pointue et à l’œil singulièrement vif, qui devait acquérir bientôt une grande réputation d’helléniste sous le nom de Victor Bérard, m’interrogeait moi-même sur l’histoire, pour les examens de l’École navale, dans une petite salle du Collège de France, que je vois encore. Par bienveillance, probablement, et en supposant qu’il me ferait briller, il me demanda d’exposer les origines et les causes de la révolution de février 1848.
Hélas ! je n’avais pas pris la peine de discerner ce qu’il fallait ignorer ; car j’ignorais à peu près tout et ce fut un désastre ; mais, quelques années plus tard, en lisant précisément le livre de M. de La Gorce, il m’apparut que la question à laquelle je n’avais pas su répondre n’était ni si claire ni si simple.
Rarement un événement fut plus conduit par le hasard que l’effondrement de la monarchie de juillet. Des conspirateurs qui ne comptaient pas et peut-être ne souhaitaient pas réussir, une émeute qui se ralluma sans qu’on sût trop pourquoi, quand chacun la croyait éteinte ; une famille royale entourée de l’estime générale que le plus léger souffle a pu balayer, une bourgeoisie qui renverse elle-même le régime qui la représente le mieux, pour en instaurer un autre dont elle a tout à craindre ; il n’est pas de meilleur exemple pour montrer combien la logique des révolutions est étrangère souvent à leurs causes immédiates. Mais il y avait d’autres causes, plus lointaines et moins visibles, qui avaient miné le terrain. Cela, votre confrère l’a exposé de la façon la plus lumineuse dans son premier livre d’abord et dans l’éloge qu’il eut à faire de son prédécesseur parmi vous, Thureau-Dangin.
Pour raconter l’histoire de la deuxième république, M. de La Gorce n’avait pas eu recours à des documents originaux avait compulsé toutes les sources imprimées qu’il avait pu réunir. Dans ses autres ouvrages, il fera, en outre, largement appel à toutes les pièces inédites qu’il pourra consulter. Dès sa première œuvre on retrouve la méthode qu’il suivra toujours : une division en chapitres, ou livres, dont chacun est précédé par un résumé de ce qu’il contient d’essentiel, permet l’ordre et la précision sans nuire aux développements où la pensée s’exprime sans sécheresse et Sans ornements superflus. Çà et là, des portraits comme ceux de Lamartine et de Louis-Napoléon Bonaparte, et partout le souci d’une exposition à la fois claire et complète.
Plus tard, il joindra des cartes à ses livres, car il ne sépara jamais les événements de leur cadre. Avant de raconter les campagnes d’Italie de Napoléon III, il visitera lui-même les plaines lombardes où, sur une terre bénie qui unit les beautés des plaines et des monts, chaque ville évoque un souvenir de gloire. Il voudrait se rendre en Crimée et au Mexique, et s’en informe si bien, qu’il semble en parler comme s’il les avait parcourus.
M. de La Gorce se souvient qu’il a été magistrat ; quand aux débats de l’histoire il veut donner une conclusion, il s’efforcera de l’élever à la hauteur d’un arrêt de justice. « Si je ne me trompe, écrit-il en parlant de la seconde république, l’histoire dira d’elle que son origine mérite une sévère condamnation ; elle ajoutera que sa vie valut mieux que son origine ; puis, arrivant à l’acte de violence qui la frappa de mort, elle demeurera plus hésitante ; cependant, obligée de prendre parti, elle dira que ce coup de force mérite, somme toute, et malgré bien des obscurités, plus de blâme que d’approbation. Que serait-il arrivé sans le coup d’Etat ? L’avenir immédiat eût sans doute été moins paisible, l’avenir éloigné eût peut-être été moins funeste. »
Un jour, parlant à cette place, Eugène-Melchior de Vogüé sera plus indulgent pour le deux décembre, en le qualifiant seulement « d’opération de police un peu rude ». La différence des points de vue montre au moins que l’Académie n’a pas, en politique, de doctrine officielle.
M. de La Gorce a voulu préciser encore le caractère de cette époque singulière : « Ce fut, écrit-il, une ère d’activité stérile et enfiévrée, de manifestations enfantines ; la présomption était grande, mais tellement naïve qu’elle n’of fusquait plus personne ; les actes étaient iniques, mais les intentions valaient mieux que les actes ; un dernier trait caractérise cette époque : elle ne fut, pas toujours rassurante pour les intérêts matériels, mais toujours elle respecta les croyances et les intérêts moraux », et l’ancien magistrat de 88 pensait peut-être à sa carrière brisée quand il ajoutait : « Jamais alors on n’imagina de porter la main sur les intelligences, jamais sous prétexte de liberté, on n’entreprit de pénétrer dans l’inviolable domaine de la conscience ; le dévouement et le bien étaient alors sacrés, sous quelque symbole qu’ils s’abritassent. »
L’histoire de la seconde république, si intéressante qu’elle fût, n’était que le récit d’une crise ; les dix-huit années qui suivirent prirent, au point de vue général, une font autre importance ; les raconter c’est exposer comment est né l’état de l’Europe tel qu’il devait subsister à peu près sans changement pendant près d’un demi-siècle, c’est remonter à l’origine des conflits qui rendent aujourd’hui la paix du monde si précaire. M. de La Gorce mesura l’étendue de cette tâche, qui le tentait en l’effrayant : « J’éprouve, écrit,-il, une grande timidité devant la majesté du sujet, et bien souvent, je suis peu satisfait de mon ouvrage ; video meliora mais ces choses meilleures que j’entrevois, je ne peux les atteindre ; en restant attaché à ma charrue, je trouve souvent le sillon bien dur. »
Combien n’auraient pas eu à sa place ce courage, cette conscience et ces scrupules ! Dans l’ouvrage dont il parle ainsi, ses qualités d’historien et ses dons d’écrivain s’affirment à nouveau et se développent encore. Pendant près de vingt ans, jusqu’en 1905, il fera paraître un à un les sept volumes de l’histoire du second empire. Les éloges qui stimulent et récompensent son effort ne lui font pas défaut, parmi les plus précieux, il placera ceux de Madame Paul Dubois et trouvera plus tard, en répondant ici au discours de M. Chevrillon, l’occasion de rendre à la fille de Taine un hommage aussi délicat que mérité. Le succès vient et, avec lui, les encouragements d’une réputation croissante, qui atteint bientôt la plus haute renommée. Il travaille maintenant à Lille, où l’appelle l’éducation de ses enfants, et ne s’en éloigne guère que pour réunir des documents et consulter des archives. Puis lorsqu’en 1902 il se fixe à Paris, c’est pour y mener comme en province la même vie laborieuse et retirée.
L’histoire contemporaine a ses périls ; celle du second empire si proche et, par certains points, si malheureuse avec ses hautes responsabilités et ses grandes figures, gardait encore il y a vingt ou trente ans, une actualité quelque peu brûlante qu’elle a perdue aujourd’hui ; M. de Régnier en accueillant ici votre confrère, pouvait lui dire : « Les personnages que vous avez évoqués n’étaient pas tous des fantômes ; hier encore, l’un d’eux ne s’asseyait-il pas parmi nous ? Il n’a fallu rien moins qu’un philosophe illustre pour remplacer le vieillard éloquent dont la tragique infortune a de quoi faire rêver à l’instabilité des destinées humaines. » C’est pourquoi, en présentant ses ouvrages pour le grand prix d’histoire et, en s’approchant lui-même de votre compagnie, M. de La Gorce put avoir l’impression qu’il se heurterait à certains obstacles ; l’heure de la pleine justice n’en fut pour lui que retardée. Lauréat du prix Gobert, il avait été appelé en 1907 à l’Académie des Sciences morales, par une élection triomphale, en remplacement de Paul Guiraud, et siégeait à la section d’histoire dont il devint plus tard le doyen. Cependant, il tournait les yeux vers vous : « Le Palais Mazarin est une belle maison, disait-il, mais elle a plusieurs étages, et je regarde encore du côté de l’ascenseur. »
Toute la maison lui fut bientôt ouverte. Néanmoins, l’histoire contemporaine allait encore retarder le moment où il vous appartiendrait complètement. C’est au printemps de 1914 que vos suffrages le consacrèrent ; tandis qu’il préparait son discours de réception, le rideau se leva sur un drame auprès duquel pâlissent tous les drames du passé et l’ange de la victoire hésitait encore entre les deux camps, lorsque, trois ans plus tard, M. de La Gorce prit séance en ce lieu.
Il écrivait alors et il publia entre 1909 et 1923 Un ouvrage qui tient une place à part dans son œuvre ; c’est l’histoire religieuse de la Révolution française.
M. de La Gorce ne sépara jamais la psychologie de l’histoire, toujours il attribua aux causes morales une profonde influence sur l’évolution des événements. Il avait été frappé dès sa jeunesse par le rôle des sentiments religieux dans la vie sociale et dans la vie politique de son pays ; surtout il s’était promis d’approfondir l’étude des vicissitudes que l’Église avait dû traverser pour passer du privilège de l’ancien régime à la persécution des temps révolutionnaires et à la renaissance dans la paix légale du Concordat. « Je voudrais, écrit-il, reconstituer dans un tableau à ensemble, l’histoire des catholiques et des prêtres de France, depuis le jour où la Révolution naissante les dépouilla jusqu’à cet autre jour où, purifiés par la pauvreté, épurés par la persécution, grandis par le martyre, ils rentrèrent dans leurs temples abandonnés, à l’aurore d’un siècle nouveau. »
Il y consacra quatorze années de sa vie, il y mit le meilleur de ses forces et de son talent. C’est un chrétien de pro fonde conviction qui retrace les démêlés parfois sanglants de sa foi et des passions politiques ; « l’impartialité qui naît de l’indifférence, l’impassibilité qu’on peut trouver dans l’abdication de la pensée personnelle », il n’a, et il le dit, ni l’espoir ni le désir de les atteindre. Mais dans sa probité d’historien scrupuleux, il respectera toujours, au cours de ces cinq volumes, cette équité supérieure qui réside dans le strict respect de la vérité.
L’histoire religieuse de la Révolution marque la fin de la première série des ouvrages de son auteur. M. de La Gorce va désormais changer sa manière. Les événements dont ses oreilles d’enfant écoutaient avec étonnement le récit, de la bouche même de leurs acteurs ou de leurs témoins, appartiennent maintenant à l’histoire. L’historien lui-même a dépassé sa quatre-vingtième année, mais son talent, plus dépouillé, ne paraît avoir que grandi. Il a profondément étudié un des principaux aspects de la crise morale qui se dénouait en 1814 ; il a passé sa vie à dégager les conséquences et à raconter les suites du divorce de son pays et de la monarchie des Bourbons. Maintenant, il va tourner la sérénité de son jugement du côté de nos derniers rois.
Trois livres, consacrés à chacun de leurs règnes, vont permettre à M. de La Gorce de montrer une nouvelle face de son talent ; ils viendront, comme un chapiteau plus léger, apporter un dernier couronnement au monument de ses œuvres.
Comme il le dit dans la préface de Louis XVIII, il tracera des Bourbons restaurés deux histoires, vraies toutes les deux, celle de leurs maladresses et celle de leurs services, en montrant comment, « par leurs maladresses, ils ne nuisirent qu’à eux-mêmes, tandis que par leurs services, ils rendirent force, prestige, crédit, et richesse à leur pays vaincu. »
La vie circule vraiment dans le récit de ces débuts du régime parlementaire ; tout y reste clair, malgré la complication des débats, et l’histoire, toujours un peu confuse, des difficultés entre les gouvernements et les assemblées. Comme l’on suit bien des yeux les tourbillons dangereux qui naissent de la rencontre des courants de réaction et, des forces hostiles ! Un nouvel agent de remous, la presse, entretient l’agitation des esprits.
Elle n’a encore, pour propager ses nouvelles, vraies ou fausses, que le télégraphe Chappe, à peine supérieur aux feux de montagne des Gaulois, mais elle est ardente et jeune. En vain cherche-t-on par des lois variées à la protéger, comme l’on disait alors, « contre les dangers de ses propres excès ». Elle commence, avec sa puissance redoutable et trouble, à façonner une opinion publique. Les partis politiques naissent ; pour un peu on y reconnaîtrait déjà les formations d’aujourd’hui. En dépit, ou peut-être à cause de l’incessant remaniement des dispositions électorales, le pays n’aura jamais l’impression d’être complètement représenté par ses mandataires légaux, et les nerfs des assemblées s’en ressentiront.
Lisez l’admirable portrait qu’à plusieurs reprises et par des touches successives qui en montrent tous les aspects, M. de La Gorce trace de Louis XVIII, vous y trouvez beaucoup des qualités qui font un grand monarque : la souplesse jointe à la fermeté, l’adresse, l’aptitude à choisir les hommes, la compréhension de son temps, si étrangères à tant de ses partisans ; mais il y manque ce qui attache un peuple à un roi, l’élan spontané fait de bonne race et de bonté sans faiblesse, et, cette sorte de contact direct par quoi Henri IV savait prendre le cœur de ses sujets. Chez le successeur de Louis XVI, la générosité, quand elle se montre, et elle se montre souvent, paraîtra calcul ; quand elle vient à manquer, son défaut compromet tout le reste. Votre confrère dira justement, à propos de la grâce refusée au maréchal Ney : « Ainsi fut manquée l’occasion d’accabler l’Empire vaincu, sous un tel fardeau de clémence qu’il se fût affaissé sous ce poids pour ne se relever jamais. »
Pour la génération présente, parler de la restauration ce n’est plus faire œuvre de politique. Le recul des temps permet de juger sans parti pris ce que fut le règne de Louis XVIII. Il faut convenir qu’il prend bonne figure, parmi les époques où la France épuisée et meurtrie connut un de ces relèvements vigoureux qui toujours étonnèrent les autres simple et moins fragile qu’elle ne le sera cent ans plus tard ; nations. En 1815, l’armature du monde civilisé était plus aussi l’économie générale, malgré de profonds ébranlements, ne donna-t-elle pas les mêmes inquiétudes qu’elle éveille aujourd’hui. Mais, en France, quelle tâche immense pour les Bourbons restaurés : un pays qu’ils ne connaissent, plus et dont le visage ancien n’a pas cessé d’être impopulaire, partout les armées d’invasion et l’occupation étrangère, des finances épuisées que l’ennemi vient écraser encore des plus lourdes contributions, et surtout cet abîme entre la vieille et la nouvelle France, que, l’opposition des intérêts et des vanités, plus encore que celle des doctrines et, des principes, semble devoir maintenir béant. Voilà ce qu’un roi, aussi lourd d’aspect, que d’années, va devoir affronter, en remplaçant le plus grand conquérant de l’histoire,
Quand il disparaîtra dix ans plus tard, il n’y aura plus un étranger sur notre sol, plus une créance ennemie à régler ; plus une menace pour un budget national tel que la France n’en connaîtra presque jamais de mieux équilibré. Le doigt du tribun, qui jadis désigna à une de nos assemblées le libérateur de son territoire, ne devrait-il pas, pour être juste, projeter son ombre garantie sur le frère de Louis XVI, que agrandi des Français connaissent seulement par la caricature de sa vieillesse impotente ?
Quand Louis XVIII disparut, une partie des difficultés de son règne semblait écartée, les soldats de Napoléon vieillissaient et oubliaient ; la nouvelle armée avait fait bonne figure en Espagne, l’empereur reposait depuis trois ans à Sainte-Hélène, dans la paix du tombeau. A tous, le régime paraissait affermi. Mais si le nouveau roi possédait, malgré son âge, quelques-unes des qualités qui faisaient défaut au dernier souverain, il manquait au plus haut degré des aptitudes politiques de son prédécesseur. « Aujourd’hui, dit M. de La Gorce, le recul des temps permet de dégager dans la vie de ce prince, ce qui fut malheur de ce qui fut erreur de jugement, maladresse ou faute lourd. Il prit, et en abondance, beaucoup de mesures malavisées, revêtues des formes les plus voyantes, et finit par une mémorable sottise ; mais il portait en lui tant de majesté qu’il réussit à demeurer auguste, même en se montrant sot. »
Hélas ! plus qu’à tout autre, la finesse lui eût été nécessaire ou, tout au moins, le simple bon sens, qui évite les pièges trop grossiers. Les gens dont il s’entoura « méditaient trop pour leur intelligence » et tentèrent un coup de force où ils ne firent voir que leur faiblesse.
Céder à l’esprit nouveau, c’était se livrer à la pente où précisément on voulait éviter de glisser ; lui résister, ne serait-ce pas justifier les préventions qui regardaient le système royal comme un anachronisme dangereux ? Voilà bien les graves inconvénients entre lesquels l’art de gouverner consiste à choisir. Le monarque oscillera de Villèle à Marignac, des libéraux au ministère des ordonnances, et c’est à La Fontaine que M. de La Gorce demandera la morale de ce règne.
Mais que dorénavant on me blâme, on me loue.
J’en veux faire à ma tête. Il le fit et fit bien.
Mais il ajoutera : « Charles X pensa comme le meunier ; seulement, en faisant à sa tête, il fit mal, et ce fut la catastrophe. »
Voltaire plus que Napoléon, renversa Charles X, dira-t-il encore. On était alors dans une phase aiguë de ces querelles religieuses que les excitations politiques viennent périodiquement envenimer dans notre pays. Lorsqu’elles sont apaisées, on aperçoit le caractère artificiel de ces divisions. Il apparaît alors que la foi reste profonde chez un grand nombre, tandis que le sentiment religieux rencontre chez presque tous une sorte d’adhésion, faite de tolérance et de respect.
En écoutant des hommes de tendances bien diverses, mais qui possédaient ce caractère commun d’avoir beaucoup réfléchi aux destinées de leur pays, parler de la révolution de 1830, j’ai souvent été frappé de voir l’importance que tous lui attribuaient, les uns pour s’en réjouir, les autres pour la regretter. Il semble que ce soit ce jour-là, et non à d’autres dates de notre récente histoire, que la France ait franchi la ligne de partage des eaux, pour se voir entrainée de plus en plus loin du cadre d’idées et d’institutions où elle avait trouvé pendant tant de siècles la prospérité et la grandeur. Sans doute fallait-il que le fleuve suivît son cours vers l’avenir ; mais il aurait pu le faire dans le sillon paisible d’une large vallée au lieu de se précipiter en écumant dans des rapides où la barque de l’ancienne monarchie se brisa.
Par bonheur au moment, où elle sombrait, la royauté venait d’inaugurer une politique que tous nos gouvernements, après elle, eurent le bon esprit de continuer. Le drapeau blanc avait guidé les premiers pas victorieux de nos troupes africaines, le drapeau tricolore les égalera aux légions de Rome. Si nos yeux, lassés des querelles intérieures, veulent chercher au dehors un spectacle digne, celui-là, de nous trouver tous unis et réconfortés, ils n’auront qu’à suivre pendant plus d’un siècle les progrès de la route impériale qui va du débarquement de Bourmont à la tombe, encore ouverte, de l’un des plus parmi les vôtres, le maréchal Lyautey.
Nous voici parvenus en 1830. Pour achever le récit complet de l’histoire de France depuis la fin dut premier empire jusqu’à la chute du second, pour remplir la tâche qu’il semble avoir assignée à sa carrière d’historien, M. de La Gorce consacrera encore un volume à la monarchie de juillet ; ce sera une esquisse rapide et sûre, une vue d’ensemble telle qu’on peut la considérer d’un lieu élevé où les détails s’estompent tandis que le tumulte d’en bas n’y parvient plus.
Légitimiste au fond, il décrira sans rancune le règne de Louis-Philippe en historien qui sait peser les nécessités des situations et pardonner aux erreurs des bonnes volontés malheureuses.
Les bonnes volontés, elles furent grandes, elles furent nombreuses, elles furent sincères ; pourquoi devaient-elles rester infructueuses ? La séance du Palais-Bourbon où 240 députés et 70 pairs, « accommodant à leur taille le cérémonial qui depuis quatorze siècles se déroulait à la cathédrale de Reines », déférèrent au duc d’Orléans, lieutenant général du royaume, un titre de roi qu’ils s’efforçaient de dépouiller des prérogatives royales, contenait en germe les malheurs du régime. Elle préparait déjà ce jour où le vieux roi, accompagné de la reine Marie-Amélie, du duc de Montpensier et de quelques fidèles, traversera furtivement les Tuileries pour aller prendre à Saint-Cloud la route de l’exil.
Les seuls énoncés des chapitres suffiraient à marquer les phases du drame. Ils ont pour titre : « l’établissement — menaces de guerre et périls évités — la crise d’Orient — le renouveau catholique — l’Algérie et enfin — l’impuissance à fonder », trois mots qui résument et expliquent l’échec du système. « Ce règne, dira l’auteur, en manière de conclusion, fut un des meilleurs que la France ait connus ; on ne peut à distance se défendre d’un regret mêlé d’envie en songeant à ces temps heureux où le budget ne dépassait pas un milliard, où les seuls malversateurs qu’on pût découvrir s’appelaient Teste et Cubières, où des lois généralement sages et en petit nombre étaient votées sans irréflexion, par des députés qui ne coûtaient rien, et où, à certaines heures, gens de tribune et diplomates n’eurent pour alimenter leurs discours ou leurs dépêches que l’affaire Pritchard et les mariages espagnols. »
Permettez-moi d’ajouter à ces souvenirs, parce qu’en des heures tragiques, nous en sentîmes particulièrement le bienfait, la fondation d’un royaume voisin. Pouvons-nous évoquer la naissance de la Belgique sans entourer d’une émotion reconnaissante le nom d’un peuple martyr et de son héroïque souverain, et sans nous incliner devant l’exemple qu’ils donnèrent au monde en préférant le sacrifice total à la moindre tache sur leur honneur national.
Il y a plusieurs façons de concevoir l’histoire. Personne n’eut plus que M. de La Gorce le souci de remonter aux sources, de vérifier ses documents, d’apporter en tous points la plus équitable conscience ; mais il avait horreur de l’entassement des pièces dont le grand nombre ne fait qu’augmenter le chaos ; il détestait positivement cette recherche exagérée de l’érudition d’où ne peut sortir que l’incertitude et la confusion. « La vraie science, disait-il, consiste moins à savoir beaucoup qu’à hiérarchiser ses connaissances, à grouper autour des idées maîtresses les idées secondaires, puis autour des idées secondaires les idées moindres, jusqu’à ce que, de classement en classement, on néglige le reste comme déchet inutile. C’est une opération intellectuelle très saine que de s’alléger le cerveau et de déposer à terre le superflu de l’érudition. »
Les déclamations creuses, les livres, semblables à de merveilleux cadres que leur auteur n’a su remplir que de phrases vides, lui paraissaient ridicules ; les ouvrages passionnés où les récits historiques ne sont qu’un plaidoyer au service d’un parti lui déplaisaient plus encore.
Cet honnête homme, aux convictions profondes et arrêtées, n’avait en rien l’âme d’un partisan ; il faisait de son mieux une enquête où l’accusation pouvait parler comme la défense ; puis il tenait à conclure. Pour lui, l’éclectisme est un ennemi contre lequel on doit se tenir en garde ; l’éclectisme, d’autant plus redoutable et insinuant que c’est le défaut des gens très bien élevés, de ceux qui marchent sur la pointe des pieds en ayant toujours peur de briser quelque chose. « Créer entre les opinions, écrit-il, une sorte de moyenne, c’est les énerver toutes ; la bonne grâce, la tolérance et l’équité ne doivent pas empêcher de dire que, le bien est le bien et que le mal est le mal, que la vérité est une et que, dans l’ordre intellectuel, deux et deux font quatre, sans plus. » L’exemple de la monarchie de juillet n’avait pas converti son historien à la thèse du juste milieu.
Le second empire restera l’œuvre fondamentale de M. de La Gorce, le socle de sa réputation d’historien, et la source à laquelle devront forcément puiser tous ceux qui voudront parler de l’épisode le plus romantique de notre vie nationale. Cet ouvrage était cher à son auteur, il l’avait délivré, comme il le disait, du lourd supplice de sa maturité inemployée. D’un livre devenu classique je ne vous parlerai pas ici, mais votre confrère n’a pas voulu disparaître sans le résumer encore dans une étude raccourcie ; il y montra comme le rajeunissement d’un talent parvenu à ces sommets qui permettent d’embrasser d’un coup d’œil toute une province de l’histoire.
Il est, un personnage, qui jamais ne fut absent de notre vie nationale pendant près de soixante années. Historien célèbre à vingt-six ans, journaliste de trente ans qui, d’un coup de sa jeune épaule, précipita la chute de la vieille monarchie, président du Conseil quelques années plus tard, M. Thiers a personnifié la classe française moyenne, à l’époque où elle commençait à jouer le principal rôle sur la scène politique. Dans des jours sombres, la France devait se reconnaître en lui, au point de le porter sans discussion à la plus haute charge de l’État.
M. de La Gorce exposait son rôle dans la première conférence qui décida de sa vocation ; c’est au même homme d’État qu’il devait consacrer les dernières pages qui viennent d’être publiées sous son nom dans la Revue des Deux Mondes. On y trouve un portrait plutôt qu’un récit, une étude de psychologie plutôt qu’une biographie ; la vie et le mouvement jaillissent à chaque page. A mesure qu’on les tourne et, malgré quelques réserves, la figure d’un grand homme d’Etat se dessine et s’accuse.
En racontant la carrière de Thiers, votre confrère semble éclairer d’un dernier rayon 1’œuvre de sa propre vie. Au cours de ses livres, il ne lui a pas ménagé ses critiques ; sans doute n’a-t-il oublié ni ses erreurs ni ses fautes ; mais, parvenu au terme du voyage, c’est un sourire qu’il veut adresser au vieux compagnon de route, sans cesse rencontré aux détours du chemin.
Ce fut sa dernière œuvre, il en préparait d’autres. A quatre-vingt-sept ans, l’admirable activité de sa vie ne se démentait pas. Ceux qui pouvaient l’approcher dans son appartement de la rive gauche, apercevaient un coin de la verdure sous laquelle il avait promené ses pas d’étudiant et sa jeune tête pensive ; ils trouvaient un homme que l’âge avait courbé sans le raidir et, qui gardait à travers un visage un peu broussailleux un regard si pénétrant, si fin et si vif qu’on ne l’oubliait plus ; son caractère un peu malicieux, pas très patient et sujet à quelques boutades, gardait pour les hommes une indulgence qu’il n’avait pas toujours pour les idées. Sans être solennel, il inspirait le respect. Autour de lui les gravures, les meubles, les tableaux, les miniatures évoquaient le passé qu’il aimait et qu’il défendait, mais c’était sur l’histoire toute proche qu’il s’était penché, car, s’il avait dans ses manières toute la courtoisie d’un temps moins brutal que le nôtre, ce n’était pas un homme à regarder toujours derrière lui. C’est bien son propre portrait qu’il a tracé en parlant un jour de l’honnête homme : « Celui qui ne ment jamais, dont le double respect, celui de soi-même et celui des autres, met de la dignité dans ses occupations comme dans ses loisirs, et qui remplit sa vie sans la surcharger. » Ceux-là, une époque de nivellement ne saurait les abaisser, et c’est en levant la tête que la foule les regarde et les honore.
Quand une probité morale aussi haute s’accompagne d’un sincère effort de compréhension pour toutes les thèses, quand elle se double d’un esprit assez large pour rester conciliant et juste tout en demeurant ferme, elle est sûre de rencontrer partout l’estime et l’admiration. Tel était, Messieurs, l’homme que vous avez perdu et tel il restera devant le tribunal de l’histoire, qui juge aussi les historiens.
[1] M. Nivet, magistrat comme lui et avec qui il resta jusqu’à sa mort lié par la plus fidèle amitié.