M. Suard, ayant été élu par l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. de la Ville, évêque de Tricomie, y est venu prendre séance le jeudi 4 août 1774, et a prononcé le discours qui suit :
Messieurs,
Je ne viens point vous rendre grâces de l’honneur que vous m’avez fait en m’associant à vous. Il y a des bienfaits dont l’éclat dispense celui qui les reçoit de parler de sa reconnoissance ; mais en renfermant mes sentimens au fond de mon cœur, je ne dois pas craindre de paroître vain ; je n’ai pas même le droit d’être modeste.
C’est pour la seconde fois que je me vois honoré de vos suffrages1 ; je ne m’enorgueillirai pas de cette distinction, que ne m’enviera sans doute aucun homme de lettres ; mais je m’honorerai toute ma vie des marques d’estime et de bonté que l’Académie m’a données dans une occasion délicate où, élevé par elle, j’avois besoin d’être soutenu par elle. Sensible, comme je dois l’être, à la généreuse bienveillance de cette illustre Compagnie, je ne puis me rappeler sans attendrissement ce que je dois encore à l’amitié courageuse de plusieurs de ses membres. Il m’est bien doux de trouver dans mes bienfaiteurs un si grand nombre d’amis, et des amis d’un ordre si distingué. La reconnoissance, dont les chaînes toujours sacrées sont quelquefois si pesantes, devient le plus doux des liens, quand elle se réduit à nous faire aimer davantage ceux que nous aimions déjà.
Pour m’attacher à l’Académie par un dévouement et un zèle sans bornes, je n’avois besoin que d’obéir au penchant de mon cœur ; et vous m’offrez, Messieurs, tout ce qui peut satisfaire l’ambition d’un homme de lettres, et les besoins d’une ame sensible. Je trouverai dans vos assemblées les personnes dont je recherche la société dans le monde, dont la conversation me charme et m’instruit, dont j’admire les talens et dont je respecte les vertus.
J’y viendrai jouir sur-tout du spectacle intéressant de l’union qui règne entre les hommes les plus distingués de la littérature. Quand on considère combien de petits intérêts d’amour-propre, de rivalités de renommée, de contrariétés de goûts et d’opinions, tendent à diviser des hommes qui, courant la même carrière, se disputent le même prix, la gloire, que Pline appelle un bien incommunicable, on sent tout ce qu’a de respectable une union qui ne peut être fondée que sur une estime profonde et mutuelle, sur les principes d’une raison supérieure, et sur un zèle commun pour l’intérêt et la gloire des lettres.
Les différences d’opinion qui s’élèvent parmi vous n’y produisent que des disputes décentes et toujours utiles aux progrès de l’esprit, du goût et de la vérité ; mais on n’y vit jamais naître ces querelles, dont le scandale amuse la sottise, et console un moment l’envie.
Vous laissez le métier de la satire à l’impuissante et jalouse médiocrité ; vous répondez aux libelles par le mépris et par de bons ouvrages. Vous abandonnez à leur bassesse ces écrivains qui ne cultivent les lettres que pour les avilir ; qui, condamnés par la nature à une éternelle obscurité, et se trouvant humiliés par tout ce qui est grand, cherchent à se venger du mépris par la haine, et ne voyent pas que les fureurs impuissantes de la haine ne font que justifier et éterniser le mépris.
L’envie, Messieurs, fait bien mieux qu’elle ne pense ; elle sert le mérite en le persécutant ; l’homme juste et sensible nuit quelquefois par trop d’indulgence aux lettres qu’il aime ; la censure vigilante et inflexible de la haine aiguillonne le génie, lui révèle ce qui lui manque, met toutes ses forces en action, appelle l’orgueil même au secours du talent, et ajoute un nouvel éclat à la gloire du triomphe.
Il est pour les gens de lettres des adversaires plus dangereux. Quand on observe la futile importance de ce qui occupe en général les Sociétés, la foule des préjugés puérils qui y circulent, le ton confiant de l’ignorance capable, enfin toutes ces petites prétentions d’esprit, de goût et de talent, aujourd’hui si communes, on conçoit aisément que l’homme qui, au milieu de ces travers et de ces frivolités, porte des principes plus sévères, une raison plus éclairée, un esprit plus exercé, quelquefois aussi un sentiment trop prononcé de ses avantages, doit souvent choquer les préjugés et embarrasser l’amour-propre. Il semble se présenter comme un juge, et ce que l’on commence par craindre, on finit bientôt par le haïr.
Qu’on ajoute à ces motifs l’aversion des véritables gens de lettres pour l’intrigue, et leur mépris public pour ces bassesses de la cupidité, qui se déguisent sous l’air de l’ambition, on ne sera plus étonné de voir une ligue si nombreuse déclarée contr’eux : les ennemis du faux zèle, de la flatterie et de la corruption, doivent rencontrer beaucoup d’ennemis.
Ne dissimulons pourtant rien ; il se trouve aussi des hommes dont le caractère est respectable, dont les intentions sont droites, et qui peut-être par l’amour même du bien adoptent trop légèrement les imputations graves dont on charge les lettres. Le zèle s’alarme aisément, même d’un danger imaginaire, lorsque ce danger paroît menacer l’objet de sa vénération.
On ne désarme point la haine injuste ; mais la bonne fois séduite mérite qu’on la détrompe.
Peut-être suffiroit-il de lu montrer, aux premiers rangs de l’église, de la noblesse, de la magistrature, les hommes les plus distingués par l’esprit, les mœurs et le caractère, s’honorant d’être les amis et les défenseurs des lettres ; trop grands pour être jaloux d’aucune espèce de supériorité, rivaux des gens de lettres par leurs lumières, quelquefois leurs modèles par leurs talens et par leur goût, ils connoissent également et le prix des travaux qui les instruisent, et le prix d’une gloire qu’ils partagent.
Ils ne sont point effrayés, Messieurs, de ce nom de Philosophes, dont on a trouvé le secret de faire une injure, et sous lequel on a cru pouvoir attaquer les gens de lettres avec le plus d’avantage. Il y a long-temps qu’on leur a reproché de corrompre les principes du goût et des beaux-arts ; aujourd’hui on va beaucoup plus loin : on en fait autant de conspirateurs ligués pour détruire la religion, le Gouvernement et les mœurs. Cette accusation, ridicule par son atrocité même, est cependant devenue une formule générale, adoptée par des hommes qui ont quelque intérêt à prouver qu’ils n’ont rien de commun avec la philosophie ; ce qu’ils prouveroient très-bien sans calomnier.
S’il étoit vrai que la philosophie fût en effet nuisible aux arts, ce seroit un malheur inévitable ; car la philosophie est l’effet nécessaire des progrès de l’esprit humain ; en vain voudroit-on le faire retourner en arrière, ou suspendre sa course, on ne feroit que détruire le principe même de son activité : c’est une plante dont on ne peut arrêter la végétation sans la faire périr.
Mais loin d’accélérer la décadence des Arts et du goût, la philosophie seule peut la prévenir.
Le règne des Arts est soumis aux mêmes gradations qu’on remarque dans le développement de l’espèce humaine.
Dans l’enfance, l’homme n’a que des sens, de l’imagination et de la mémoire ; il n’a besoin que d’être amusé, et il ne lui faut que des chansons et des fables. L’âge des passions succède, et l’ame veut être émue et agitée ; l’esprit s’étend ensuite et la raison se fortifie : ces deux facultés demandent à être exercées à leur tour, et leur activité se porte sur tout ce qui intéresse la curiosité, les goûts, les sentimens, les besoins de l’homme.
Voilà l’histoire des Arts chez tous les peuples. Se plaindre que les Arts agréables ont perdu de leur empire à mesure que les lumières se sont répandues, c’est regretter que l’homme ne conserve pas toutes les grâces de la jeunesse, en acquérant la vigueur de l’âge mûr.
Les Arts ont en eux-mêmes un principe de décadence et de destruction ; car il faut que tout marche et arrive à sa fin. Ils commencent à se développer chez des peuples où les facultés de l’esprit étant encore peu exercées, les imaginations doivent être en général plus fortes, et les ames plus sensibles : les grands talens doivent donc alors être plus communs.
Les premiers Artistes n’ayant ni maîtres ni modèles, n’obéissant qu’aux impulsions du génie, impriment à leurs compositions un caractère plus original et plus libre.
Ils ont un autre avantage ; les aspects les plus frappans de la nature se sont d’abord offerts à eux ; ils ont saisi les passions les plus générales, les sentimens les plus vrais, les rapports les plus sensibles, et c’est toujours des beautés les plus simples que résultent les plus grands effets.
Le champ des Arts s’épuiseroit bientôt, si la philosophie n’y faisoit couler par mille canaux les germes d’une fécondité nouvelle.
L’esprit philosophique, appliqué aux Arts, ne consiste pas, comme on l’a cru, ou feint de le croire, à soumettre leurs productions aux lois d’une précision rigoureuse ou d’une vérité absolue, mais seulement à remonter aux vrais principes des Arts, à chercher dans l’examen de leurs procédés et dans la connoissance de l’homme, la raison de leurs effets, et les moyens d’étendre ou d’augmenter leur énergie.
Ainsi, le mot de ce géomètre, qui après avoir vu jouer Iphigénie, disoit : qu’est-ce que cela prouve ? loin d’être philosophique, supposoit un défaut de philosophie. Ainsi, lorsque Pascal sembloit faire consister le secret de la poésie dans l’association de certains mots, il prouvoit seulement qu’on peut être homme de génie et grand philosophe, sans avoir le sentiment de la poésie.
Vers le commencement de ce siècle, il s’étoit formé une espèce de conspiration contre la poésie ; cette ligue avoit pour chefs deux hommes célèbres2, doués de cette portion de goût que peut acquérir un esprit fin et juste, accoutumé à observer et à comparer, mais absolument privés de ce goût plus délicat, qui tient à une sensibilité naturelle, sans laquelle on ne peut juger les productions des Arts. Il n’a pas tenu à eux qu’on ne regardât les vers comme une combinaison puérile de sons, dont le seul mérite étoit d’amuser l’oreille, pour déguiser la fausseté des pensées, ou pour donner un air de nouveauté à des idées communes. Ils appuyoient ce paradoxe de sophismes d’autant plus spécieux, qu’ayant fait eux-mêmes avec assez de succès beaucoup de vers où l’esprit imitoit quelquefois le talent, ils paroissoient sacrifier leur amour-propre à l’intérêt de la vérité.
Heureusement pour le bon goût, il s’éleva dans le même temps un homme extraordinaire, né avec l’ame d’un poète et la raison d’un philosophe. La nature avoit allumé dans son sein la flamme du génie et l’ambition de la gloire. Son goût s’étoit formé sur les chef-d’œuvres du beau siècle dont il avoit vu la fin ; son esprit s’enrichit de toutes les connoissances qu’accumuloit le siècle de lumière dont il annonçoit l’aurore. Si la poésie n’étoit pas née avant lui, il l’auroit créée. Il la défendit par des raisons, il la ranima par son exemple ; il en étendit le domaine sur touts les objets de la nature. Tous les phénomènes du Ciel et de la terre, la métaphysique et la morale, les révolutions et les mœurs des deux mondes, l’histoire de tous les peuples et de tous les siècles, lui offrirent des sources inépuisables de nouvelles beautés. Il donna des modèles de tous les genres de poésie, même de ceux qui n’avoient pas encore été essayés dans notre langue. Il rendit le plus beau des Arts à sa première destination, celle d’embellir la raison et de répandre la vérité. L’humanité sur-tout respira dans tous ses écrits, et leur imprima ce caractère noble et touchant qui donnera à l’auteur encore plus d’admirateurs et d’amis dans les siècles futurs, qu’il n’a eu dans le nôtre d’envieux et de calomniateurs.
Ainsi, loin d’être le fléau des beaux-arts, la philosophie en a conservé le feu sacré. Loin de corrompre le goût, elle n’a fait que l’épurer et l’étendre. On est devenu plus difficile sans doute sur la justesse des figures et des expressions, sur l’ordre et l’exactitude des pensées. Il ne suffit plus d’accoupler avec facilité des rimes exactes, et de revêtir des idées triviales de ces images parasites de l’ancienne mythologie, agréables par elles-mêmes, mais devenues insipides par un emploi trop répété ; espèce de jargon que les jeunes gens prennent pour de la poésie, et qui n’en est pour ainsi dire que le ramage. Il faut aujourd’hui satisfaire l’esprit aussi bien que l’oreille, et ne s’adresser à l’imagination, que pour arriver plus sûrement à l’ame.
Les bons ouvrages, en se multipliant, ont dû rendre la médiocrité insupportable ; mais on n’en est que plus sensible aux véritables beautés. Jamais on n’a mieux apprécié ni plus généralement senti le mérite des grands modèles. Les Molières, les Racines, les Lafontaines, si indécemment critiqués dans le siècle du goût, même par des personnes qui avoient du goût, n’ont plus aujourd’hui que des admirateurs parmi ces hommes qu’on accuse de raisonner et de ne point sentir.
La perfection du goût dans les Arts n’est point l’effet du travail, des réflexions, du génie même de quelques hommes ; elle doit naître d’un certain enthousiasme général qui agite tous les esprits, qui se communique par une espèce de contagion, et qui féconde les germes cachés du talent et du génie. Cet enthousiasme s’allumera plus aisément dans une nation où la liberté politique fortifiera l’énergie et l’élévation des ames, où les mœurs seront tout à-la-fois simples et fortes, où l’imagination sans cesse exaltée par une religion toute de pompe et de spectacle, sera aisément remuée par les objets physiques, où l’esprit exercé par l’habitude de juger les productions de tous les Arts, sera accoutumé à saisir promptement les rapports les plus déliés et les plus éloignés, et à se former par la comparaison un modèle idéal du beau dans tous les genres ; dans une nation enfin où la multitude, dispensée par la nature du Gouvernement et par la richesse publique, de se livrer aux travaux grossiers et pénibles, qui partout ailleurs abrutissent le peuple, ne sera occupée qu’à varier ses plaisirs et à se rendre compte de ses jouissances.
Ce sont les Grecs dont je viens d’esquisser le tableau : mais ces Grecs qui ont été nos modèles dans tous les Arts, ont été en même temps nos maîtres dans la philosophie. C’étoit dans les écoles des Socrates et des Platons qu’alloient se former les orateurs, les poètes, les artistes et leurs juges. La même révolution qui détruisit les mœurs et la liberté de ce peuple extraordinaire, éteignit à-la-fois le flambeau des Arts et celui de la philosophie.
Les Arts sont une création de l’esprit humain : il seroit bien inconcevable que l’ouvrier en se perfectionnant tendit à détruire son propre ouvrage. Cette idée est absurde ; mais ce qui est à-la-fois absurde et atroce, c’est de prétendre que la philosophie, qui n’est que la recherche de la vérité, puisse nuire à la religion et à la morale, qui ne peuvent avoir pour base que l’éternelle vérité.
On a reproché à la philosophie de favoriser l’incrédulité, parce qu’il y avoit des philosophes incrédules. Les ennemis de la religion avoient employé contre elle le même sophisme ; ils lui ont attribué tous les crimes et les excès qu’on a couverts de son nom.
Quelle étrange manière de servir la religion, que de vouloir faire croire au peuple qu’elle a pour ennemis les hommes les plus éclairés ! Si l’on savoit tout ce que l’autorité a d’influence sur l’opinion, si l’on savoit combien de jeunes gens sont entraînés dans le malheur de l’incrédulité par la vanité de penser comme des hommes qu’on admire, la religion elle-même s’élèveroit contre une imputation si dangereuse. Mais ce n’est pas la vraie piété qui suggère cette calomnie, ce sont les plus viles et les plus cruelles des passions humaines. Le zèle n’est que l’instrument de la jalousie et de la haine, et l’on n’attaque la philosophie que pour nuire à quelques philosophes. Cela est si vrai, que souvent des écrivains qui avoient été insultés pendant leur vie comme incrédules, se retrouvent après leur mort au rang des hommes les plus religieux. Descartes fut accusé d’athéisme, et ses argumens en faveur de l’existence de Dieu, sont adoptés aujourd’hui dans toutes les écoles de théologie. Pascal et Mallebranche furent mis au nombre des athées par les jésuites Hardouin, accusé lui-même d’incrédulité avec autant de justice.
On vient de faire une brochure pour prouver que Montaigne étoit très-religieux. Pourquoi n’a-t-on pas pour les grands hommes vivans la même charité qu’on a pour les morts ?
Les accusations gratuites d’irréligion étoufferoient jusqu’aux germes des plus utiles découvertes, si les Gouvernemens sages ne les traitoient avec le mépris qu’elles méritent.
C’est l’ignorance qui est le fléau le plus redoutable de la religion. Qu’on se rappelle ce qu’étoit le Christianisme dans ces siècles de ténèbres qui ont suivi l’anéantissement des lettres et des Arts en Europe. Cette religion, si pure dans son origine, s’étoit corrompue en se mêlant à des mœurs grossières. Sans cesse, une foule d’opinions absurdes et d’hérésies dangereuses se formoient au sein de l’église, et la déchiroient par des querelles sanglantes ; mais parmi tous les hérésiarques et les fanatiques on ne trouve le nom d’aucun philosophe. Au contraire, le peu d’hommes éclairés du seizième siècle refusèrent de se joindre aux réformateurs. Ils savoient que les abus amenés par l’ignorance disparoîtroient d’eux-mêmes par les progrès de la raison, et sembloient prévoir les plaies sanglantes que le fanatisme alloit faire à l’humanité.
Dans le même siècle, l’Italie étoit remplie d’athées, et certainement les philosophes y étoient fort rares. Aujourd’hui le pays de l’Europe, qu’on regarde généralement comme le pays où il y a le plus de philosophie, est celui où, malgré l’extrême liberté de la presse, l’athéisme craint le plus de se produire au grand jour, et où la religion est peut-être le moins attaquée.
Accusera-t-on d’être ennemi de l’autorité et des lois ce même esprit philosophique qui, en apprenant au peuple à distinguer les droits de l’autel d’avec les droits du trône, à ne pas confondre les intérêts d’une religion sainte avec les intérêts des passions humaines, n’a pas moins servi à la sûreté des Princes, qu’à la tranquillité des peuples ?
Qu’on se rappelle l’histoire de tous les usurpateurs, depuis Simon de Montfort jusqu’à Cromwell ; qu’on remonte à la source de toutes les divisions intestines des États, depuis les séditions de Constantinople pour la couleur des cochers du Cirque, jusqu’aux troubles de la Fronde pour la création de douze charges nouvelles ; qu’on approfondisse les motifs des révoltes et des guerres civiles, des assassinats des Souverains et des massacres des peuples, on verra que de pareils attentats appartenoient moins aux passions de quelques individus, qu’à la férocité et à l’ignorance générales des Nations.
Par quelle étrange inconséquence des hommes uniquement occupés à éclairer leurs concitoyens, et sur leurs devoirs et sur leur bonheur, pourroient-ils se proposer d’affoiblir le respect qu’on doit aux lois qui font leur propre sûreté, et à l’autorité souveraine, qui crée et qui maintient les lois ?
Dira-t-on que leur zèle pour la liberté est dangereux dans un gouvernement monarchique ? Sans doute ils aiment la liberté ; ils ont appris dans l’histoire des Grecs et des Romains que c’étoit le principe de la grandeur et de la force des États ; mais ils savent distinguer la liberté civile, qui consiste à n’obéir qu’aux lois, d’avec la liberté politique, qui appelle chaque citoyen à la formation des lois ; ils savent que la liberté civile est la seule qui contribue au bonheur des hommes, et qu’elle peut se trouver dans une Monarchie comme dans une République ; ils savent que la liberté politique, qui n’est qu’un moyen de s’assurer la première, fut dans les républiques anciennes une source continuelle de dissentions, de guerres, de massacres, de révolutions et de malheurs ; ils savent que la paix et la stabilité sont le premier objet de tout bon Gouvernement. Ils voyent enfin que Platon, Aristote, Xénophon, qui connoissoient tous les avantages de cette liberté politique dont leurs concitoyens étoient si jaloux, étoient en même temps si vivement frappés de ses inconvéniens, qu’ils paroissoient préférer le gouvernement monarchique au gouvernement républicain. D’un autre côté, le grand homme à qui nous devons l’Esprit des Lois, et qui le premier a déterminé les vrais principes de la Monarchie, trouve dans cette forme de Gouvernement tout ce qui peut rendre une Nation grande, riche et heureuse ; le plus éloquent défenseur des droits des hommes, se félicitoit de vivre sous un Monarque.
Le gouvernement républicain n’a jamais pu subsister que dans de petits États. La liberté romaine ne régnoit que dans l’enceinte de Rome ; c’étoit un instrument d’oppression pour le reste du monde. Un grand Empire a besoin d’un gouvernement simple, et nos mœurs sont faites pour la Royauté, parce qu’elles ont été formées par elles.
Ainsi, soit que nous consultions la Philosophie ou l’Histoire, soit que nous écoutions cette affection naturelle pour ses Rois qu’un François respire avec la vie, tout semble nous prouver que la Monarchie, limitée par ses propres lois, tempérée sur-tout par les mœurs, est le seul Gouvernement qui convienne à une Nation nombreuse, guerrière, légère et sensible, gouvernée depuis douze cents ans par des Monarques.
Ajouterai-je à ces considérations générales que la magnificence d’une Cour brillante et polie appelle et encourage tous les Arts ; que la considération dont jouit un homme de lettres en France tient aux mœurs propres à la Monarchie, et que jeté par ses travaux même hors des routes qui mènent à la fortune, c’est du Souverain que dépendent les récompenses dont il jouit ou qu’il espère.
Le Philosophe ne peut sans doute, ni détourner sa vue des maux qui affligent ses concitoyens, ni retenir les cris de douleur que lui arrache ce spectacle ; mais si sa voix se fait entendre, ce n’est point pour soulever les esprits, c’est pour faire parvenir les plaintes du malheur jusqu’aux oreilles de ceux qui peuvent le soulager. Des hommes accoutumés à cultiver leur raison dans la solitude, à réfléchir en paix sur les causes des événemens, à en prévoir les conséquences, ne troubleront jamais le monde, même pour le rendre plus heureux. Pourroient-ils ignorer que les dissentions intestines sont les plus cruelles de toutes les tyrannies ? Pourroient-ils consentir à livrer la génération présente à des malheurs affreux et inévitables, dans l’espérance si incertaine de procurer à la génération future un bonheur passager ?
Dans les révoltes et les guerres civiles qui ont autrefois troublé le Royaume, dans les divisions moins importantes qui s’y sont élevées depuis, on trouve à la tête des partis opposés à l’autorité, des hommes de tous les états et de tous les rangs. Y trouve-t-on des gens de lettres ? Certainement il y en avoit très-peu parmi les ligueurs, tandis qu’on vit constamment attachés au parti des Rois les personnages de ce temps-là les plus éclairés, les cardinaux d’Ossat et du Perron, le sage de Thou, et cet archevêque de Bourges qui osa absoudre Henri IV.
De toutes les révolutions qui ont changé la forme des États, il n’y en a peut-être pas deux qui aient eu pour but d’établir un système d’ordre et de tranquillité publique. Les chefs des factions n’ont d’ordinaire aucun plan, aucun objet d’ambition déterminé ; ils intriguent par inquiétude et tourmentent les Nations pour échapper au tourment du repos.
Pourquoi les gouvernemens d’Europe ne sont-ils plus troublés par les soulèvemens et les conspirations ? Pourquoi les peuples ne sont-ils plus foulés par une multitude d’oppressions aussi absurdes que cruelles ? Les Gouvernemens auroient-ils changé de forme et de principes ? Non, mais les mœurs se sont perfectionnés.
Dans les siècles d’ignorance tout est barbare, les lois, les mœurs, les gouvernemens ; la religion même est souillée de cette barbarie universelle. Toutes les passions et tous les crimes concourent à dégrader et à tourmenter la nature humaine.
Parcourez l’histoire de l’Europe avant la renaissance des lettres, et vous n’y verrez que des troupeaux d’esclaves féroces, opprimés par des maîtres plus féroces encore. Les lois, au lieu de veiller à la sûreté des citoyens étoient une source d’oppressions nouvelles.
On est effrayé du nombre prodigieux d’assassinats qui se commirent en France dans le quatorzième, le quinzième et le seizième siècle, et plus encore des apologies qu’on osoit en faire impunément dans les assemblées les plus augustes.
Lorsqu’on expédia des ordres pour faire égorger tous les protestans qui se trouvoient dans les différentes villes du Royaume, plusieurs commandans de place refusèrent d’exécuter cette abominable commission. On a loué ce généreux courage, et c’est avec justice ; mais ces éloges sont la plus cruelle satire d’un siècle, où c’étoit une action de vertu que de ne pas commettre un grand crime.
Quelles vérités nouvelles, quelle puissance bienfaisante, quels réglemens salutaires, ont pu substituer l’ordre à la confusion, la subordination à l’anarchie, la politesse à la férocité ? On chercheroit vainement la cause de cette heureuse révolution ailleurs que dans le progrès des lumières, qui en éclairant par degrés les hommes sur leurs véritables intérêts, ont donné à l’opinion publique une direction plus conforme au bien de la société.
Je n’appelle point opinion ce mouvement passager qu’excite dans les esprits toute espèce de nouveauté, qui varie au gré de mille petits intérêts du moment, et qui se dissipe bientôt sans laisser de trace, semblable à l’agitation qu’imprime un vent léger aux eaux de la mer, et qui n’en trouble la surface que pour quelques instans.
J’entends par opinion, le résultat de la masse de vérités et d’erreurs répandues dans une Nation ; résultat qui détermine ses jugemens d’estime ou de mépris, d’amour ou de haine, qui forme ses penchans et ses habitudes, ses vices et ses vertus, en un mot, ses mœurs.
C’est de cette opinion qu’il faut dire qu’elle gouverne le monde, car tout obéit à sa puissance ; elle gouverne les lois même, tempère ou détruit leur activité. Pourquoi dans tous les pays tant de lois anciennes ont-elles perdu leur vigueur, et même sont-elles oubliées, sans avoir jamais été abrogées ? C’est que l’opinion qui les avoit fait naître a disparu pour faire place à un autre, plus puissante que la force publique chargée de l’exécution des lois.
L’opinion chez un peuple est toujours déterminée par un intérêt dominant : il ne veut, n’aime, n’approuve que ce qu’il croit utile à son bonheur.
Il faut donc lui enseigner à être heureux ; mais il n’est pas aisé de détromper un peuple, même d’une erreur nuisible, lorsque cette erreur est fortifiée par l’habitude ; car l’habitude est la plus forte passion de l’homme. Des peuples avoient vu tranquillement changer la forme de leur constitution, se sont soulevés quand on a voulu changer la forme de leurs vêtemens.
Un autre obstacle s’oppose à l’introduction des vérités nouvelles. Dans les temps d’ignorance, ce qui coûte le plus à l’homme, c’est la réflexion et la pensée : l’esprit est un instrument dont il faut apprendre à se servir, et dont l’usage est d’abord difficile et pénible. Cette observation est peut-être plus importante qu’elle ne le paroît ; les maximes les plus simples et les plus frappantes, celles qui influent le plus sur les actions communes de la vie, ne se transmettent d’une génération à l’autre que par l’autorité et par l’exemple ; elles sont comme ces formules d’arithmétique dont on se sert avec confiance sans en savoir la démonstration. Ainsi les vérités ne sont admises que comme les erreurs, et ne sont dans l’esprit du plus grand nombre que des préjugés. On croit aujourd’hui que la terre tourne autour du soleil, comme on croyoit autrefois que le soleil tournoit autour de la terre ; mais, la plupart de ceux qui se moquent de l’ancienne opinion, n’ont aucune idée des preuves qui ont révélé à Copernic et à Galilée le secret du système du monde.
Dans les temps où il y a encore peu de sociabilité et de lumières, les hommes ne recevant qu’une éducation domestique, n’adoptent d’autres idées que celles de leurs pères. Les vérités connues restent enfermées dans quelques têtes, et ne se communiquent point au dehors. Les livres sont une espèce d’éducation publique, qui sert à étendre l’instruction, à exercer l’esprit, à rectifier les préjugés domestiques.
Mais ce n’est pas assez d’offrir aux hommes les preuves d’une vérité nouvelle, il faut encore la leur faire aimer ; il faut qu’elle soit long-temps agitée dans les esprits, qu’elle y fermente, qu’elle s’associe aux passions et aux intérêts ; c’est alors qu’elle agit sur la multitude, et qu’elle prend sa place dans l’opinion publique.
Il y a des vérités connues, qui restent long-temps stériles, quoiqu’elles ne soient point contestées et qu’elles intéressent tous les hommes. Le sage Locke avoit démontré, il y a près d’un siècle, tous les inconvéniens de la manière barbare dont on élevoit les enfans ; mais il s’étoit contenté de parler à l’esprit, et c’en étoit assez pour ses compatriotes, qui, plus accoutumés que les autres peuples à penser par eux-mêmes et à se conduire par leurs lumières, n’ont besoin que de voir une vérité utile pour l’embrasser. Le livre de Locke étoit répandu en France, connu des pères, des instituteurs, des médecins : ses principes avoient été depuis soutenus et développés par d’excellens écrivains. L’habitude seule l’emportoit encore sur la raison et l’autorité, lorsqu’un Philosophe, qui, par les singularités de ses opinions, de son caractère et de sa vie, attiroit l’attention publique, vint annoncer sous une nouvelle forme ces mêmes vérités, et leur donna par son éloquence, et peut-être aussi par les exagérations brillantes dont il les environna, un éclat et une force que ne pouvoit avoir la vérité toute nue. Alors l’enthousiasme échauffe tous les esprits : la raison dans les uns, le désir d’en montrer dans les autres, l’esprit d’imitation dans le plus grand nombre, produisent cette heureuse révolution, qui, en délivrant les hommes des tourmens inutiles que leur imposoit l’ignorance dans les premières années de la vie, leur assure plus de force pour supporter les maux inévitables que leur préparent dans un âge avancé les hasards, les erreurs et les passions.
Il n’y a point de vérités qui n’influent, par des rapports plus ou moins éloignés, sur le bonheur des hommes. On ne sent pas assez combien la bonne physique a détruit de petites superstitions puériles, qui rendoient les hommes pusillanimes, méchans ou malheureux.
Comme les lumières n’exercent sur les esprits qu’une action lente et insensible, leurs effets ne sont aperçus que par un petit nombre d’observateurs ; mais toute la société en jouit. L’histoire de notre siècle nous offre un phénomène moral, qui n’a pas été assez remarqué. Au commencement du dernier règne, le désordre général produit par les malheurs publics, la révolution fameuse qui s’opéra dans le mouvement des richesses, et les extravagances d’un luxe nouveau qui en fut l’effet, enfin des exemples trop séduisans de vice et de corruption qui s’y joignirent, donnèrent tout-à-coup à l’esprit de cupidité une énergie extraordinaire, et précipitèrent les mœurs dans un excès de dépravation inconnu jusqu’alors. Tous les liens de la morale se relâchèrent ; toutes les ames furent entraînées vers les jouissances de la mollesse et des voluptés ; la débauche se montra sans voile ; et cette moitié du genre humain, qui a tant d’influence sur les mœurs de l’autre, en perdant jusqu’au sentiment de la pudeur, perdit la plus grande partie de son empire. Les vertus domestiques furent non-seulement abandonnées, elles devinrent ridicules ; les pères furent étrangers à leurs enfans, les femmes à leurs maris ; enfin on vit applaudir au théâtre le Préjugé à la mode, comme un tableau vrai de la société. Ces mœurs ont disparu, et la postérité qui en retrouvera la peinture dans nos comédies et dans nos romans, aura peine à croire qu’elles aient jamais existé.
Qui peut méconnoître dans cette révolution un des bienfaits de cet esprit philosophique, qui, en répandant dans la société des idées plus saines des devoirs de l’homme, en poursuivant sans relâche le vice et la corruption, tantôt avec les traits de l’éloquence, tantôt avec ceux de la satyre ; tend sans cesse à relever les ames que le luxe flétrit, et à fortifier les mœurs contre le torrent de la séduction ?
Les livres sont l’école de la bonne morale. Quand les gens de lettres ne la respecteroient pont par principes ou par sentiment, ils la respecteroient encore dans leurs écrits, pour le succès même de leurs écrits ; car les hommes adoptent volontiers des principes commodes pour leur usage particulier ; mais ils n’applaudissent en public qu’à la morale la plus sévère et aux vertus les plus héroïques. Voyez à nos spectacles, a dit un poète célèbre, qui préside à cette assemblée, et que l’on regrette de voir et d’entendre si rarement :
Voyez à nos spectacles,
Quand on peint quelque trait de candeur, de bonté,
Où brille en tout son jour la tendre humanité,
Tous les cœurs sont remplis d’une volupté pure ;
Et c’est là qu’on entend le cri de la Nature.
Les vertus tiennent aux vérités ; elles s’appellent et s’enchaînent réciproquement : il est même des vertus qui sont l’ouvrage seul des lumières. Le mot d’humanité étoit absolument inconnu dans les temps d’ignorance ; c’est une vertu des peuples instruits, qui ne peut naître que dans une ame dont la sensibilité naturelle s’est élever et épurée par la réflexion.
C’est sur-tout ce principe de bienveillance universelle, que les gens de lettres ne cessent de répandre et d’inspirer ; le but de leurs travaux seroit d’éteindre les haines nationales toujours aveugles et cruelles, et de rapprocher tous les peuples par l’attrait des arts et les besoins de l’esprit, lorsqu’ils sont divisés par les fantaisies du luxe, et par les préventions d’un orgueil puéril.
Si les hommes pouvoient jamais se désabuser de la fureur des guerres, la plus barbare de toutes les extravagances humaines, ce seroit l’ouvrage de cet esprit philosophique, si calomnié ou plutôt si méconnu, qui s’élève au-dessus des passions et des préjugés du moment, et qui embrasse dans ses vues le bonheur de toute l’espèce humaine. Mais si l’ambition, l’orgueil, la cupidité, et surtout l’ignorance où trop de Souverains auront toujours soin de tenir leurs peuples, ne nous permettent pas de nous livrer à une si douce espérance, nous devrons du moins à la philosophie de diminuer les horreurs de la guerre et d’en bannir les cruautés inutiles.
Peut-on se rappeller sans horreur que deux héros de l’antiquité, distingués sur-tout par la douceur de leurs mœurs, César et le second Africain, firent couper les mains à des milliers de prisonniers ? Cette barbarie n’a point révolté les écrivains qui nous ont laissé l’histoire des deux héros. Ces prisonniers n’étoient pas romains ; alors un citoyen étoit tout, un homme n’étoit rien. Maintenant on commence à savoir qu’il est des devoirs antérieurs à toutes les conventions ; devoirs qui lient chaque homme à tous ses semblables, quels que soient leur pays ou leurs opinions. Si un général moderne vouloit imiter César et Scipion, il ne seroit qu’un brigand aux yeux de l’Europe entière, et la nation qui laisseroit son crime impuni seroit regardée comme indigne d’être mise au rang des nations civilisées.
Les anciens romains donnoient une couronne à celui qui avoit sauvé un citoyen ; dans la dernière guerre nos officiers promirent une récompense aux soldats, qui après la bataille sauveroient la vie à un ennemi blessé. Turenne exécuta à regret l’ordre cruel de dévaster un pays fertile, et de condamner à la mort horrible et lente qui suit la misère, un peuple innocent, tranquille et désarmé. Nous osons croire que dans ce siècle, Turenne eût fait plus que gémir sur ces malheureux. Le courage qui s’expose à la mort pour mériter la gloire, appartient à tous les siècles ; mais le courage de défendre l’humanité, même au risque d’une disgrâce, n’appartient qu’à des siècles éclairés.
Le droit d’aubaine, Messieurs, ce droit qui outrage les nations, et que toutes les nations conservoient en le détestant, n’avoit pu être aboli parmi nous, par la raison étrange que cette loi barbare étoit la plus ancienne loi de la monarchie ; la philosophie est venue : elle a dit aux Rois, aux Ministres, à l’Europe, que si la plus ancienne loi des nations étoit une loi barbare, c’étoit une raison de plus pour en effacer la honte en se hâtant d’anéantir son activité.
C’est en partie, Messieurs, aux lumières et au zèle de mon prédécesseur que l’Europe a cette obligation ; entraîné par le cours de mes idées, j’ai trop long-temps suspendu l’hommage que je dois à sa mémoire ; mais tout ce que j’ai dit jusqu’ici de l’avantage des lumières, a déjà commencé son éloge.
M. l’abbé de la Ville fit ses premières études chez les Jésuites ; ses heureuses dispositions n’échappèrent pas à l’œil de ses maîtres, qui n’oublièrent rien pour l’attirer à eux, et qui surent y parvenir.
Il entra donc dans cette société, dont le sort fut toujours d’essuyer ou de susciter des orages. Il aimoit le travail et les lettres ; peut-être même l’esprit dominant du corps dont il étoit membre, n’étoit-il pas tout-à-fait étranger à son caractère ; mais il sentit que le sacrifice de la liberté n’est raisonnable et ne peut même avoir un véritable prix qu’autant qu’il se fait toujours librement ; il ne voulut point lier le système de sa vie à la volonté d’un moment ; il sortit de la société des Jésuites, pénétré des sentimens d’attachement et d’estime qu’il leur conserva jusqu’au dernier instant.
Peu de temps après, ayant accompagné M. de Fénelon, ambassadeur en Hollande, il fut employé avec le caractère de ministre dans des négociations également importantes et délicates : obligé de traiter avec les ministres des nations ennemies, il sut forcer leur estime par son caractère, et mériter de s’en faire craindre par ses talens. En traitant avec les Hollandois qu’il falloit disposer à la paix, il ne tarda pas à s’apercevoir qu’ils obéissoient à la vieille et profonde haine qui les animoit contre la France, plus qu’ils n’écoutoient les conseils d’une politique sage et éclairée ; et s’il ne parvint pas à empêcher les effets de leurs dispositions, il en changea du moins le principe en affoiblissant leur animosité.
M. l’abbé de la Ville auroit pu espérer les plus grands succès dans la carrière des négociations, lorsqu’il se vit appelé à un emploi où l’on ne doit guère s’attendre à être récompensé de ses travaux par les honneurs, ni dédommagé de ses sacrifices par la gloire. Il se livra avec zèle aux fonctions d’une place moins brillante, parce qu’il espéra qu’il pourroit y être plus utile.
Le mérite d’un homme toujours chargé des secrets de l’état, est lui-même un secret qui rarement se révèle. Condamné par son devoir à ensevelir dans les ténèbres les preuves de ses talens, l’honneur le forçoit à renoncer à la gloire ; mais son mérite devint bientôt éclatant par les marques singulières d’estime et de considération que s’empressèrent de lui accorder les différens ministres dont il exécuta les ordres, et dont peut-être il dirigea quelquefois les vues et les projets.
Il avoit fait une étude approfondie de notre langue ; le style de ses dépêches étoit noble, simple et correct, tel en un mot qu’il doit être, lorsqu’on fait parler des hommes d’état, qui, toujours occupés de grands objets, ne doivent avoir que de grandes idées.
N’ayant jamais à traiter qu’avec des étrangers, il devoit être discret ; mais il étoit dispensé d’être faux ; il lui suffisoit d’observer un profond silence et sa fidélité sur ce point ne se trahit jamais, je ne dirai point par la parole, mais par un aucun signe, aucun mouvement extérieur ; jamais personne dans les affaires ne fut plus accessible, jamais aussi personne ne fut plus impénétrable : on pourroit lui appliquer ce qu’un ancien disoit d’une politique de son temps ; que sa porte étoit toujours ouverte et son visage toujours fermé. Sa conversation étoit assaisonnée de mots et de réflexions qui supposoient une grande connoissance des affaires, et la connoissance plus rare et plus nécessaire encore des hommes par qui les grandes affaires sont conduites. Près de quarante années de services utiles, parurent mériter une distinction : le titre de directeur des affaires étrangères fut créé pour lui ; et presqu’en même-temps on l’éleva aux honneurs de l’Épicospat. Comme il avoit apporté dans sa place un mérite nouveau, on crut devoir lui décerner une récompense extraordinaire.
En succédant, Messieurs, à cet estimable académicien, je vous apporterai, non les mêmes talens, mais le même zèle pour cette compagnie et pour les lettres. Je m’instruirai par vos lumières en partageant vos travaux ; je partagerai sur-tout la reconnoissance que vous devez à vos respectables protecteurs, à cet illustre cardinal, auquel on comparera toujours tous les ministres qu’on voudra louer ; à ce digne magistrat, qui après lui se montra le protecteur des lettres, et dont les lettres ont immortalisé la mémoire ; à ce Roi qui a rempli l’Europe de son nom, et qui a été plus grand dans le malheur que dans la victoire ; à ce prince, qu’une mort cruelle vient d’enlever à notre amour, et dont les progrès de la philosophie illustreront à jamais le règne ; enfin à ce monarque si jeune, et déjà si chéri, dont le premier édit a été un bienfait public, et la première maladie une leçon de courage ; qui ne règne que depuis deux mois, qui depuis deux mois a choisi quatre ministres ; et qui n’a choisi pour ministres que des hommes éclairés et vertueux ; qui déteste ou plutôt qui méprise la flatterie ; qui encourage les lettres et la philosophie, comme les organes de la vérité qu’il aime, et des vertus dont il donne l’exemple. L’académicien si distingué par ses talens et si estimable par ses mœurs, qui m’a précédé dans la place que j’occupe aujourd’hui, et qu’on y a vu avec tant d’applaudissement, s’est félicité, Messieurs, d’avoir rendu le premier hommage public à ce monarque, ami de la bienfaisance et de la justice ; je me féliciterai d’un avantage encore plus cher à mon cœur, celui d’être le premier académicien qui doive ce titre à ses bontés.
1. M. l’abbé Delille et M. Suard ayant été élus par l’Académie le 7 mai 1772, à la place de MM. Bignon et Duclos, le feu roi (Louis XV), prévenu contre ces deux hommes de lettres par des hommes qui ne l’étoient guère, jugea à propos de refuser, ou plutôt de différer son consentement à cette élection. Mais bientôt, mieux informé et détrompé entièrement par M. le duc de Nivernois et M. le prince de Beauvau, il rendit à l’Académie, au bout de six semaines, la liberté de les élire (M. d’Alembert, Hist. des membres de l’Académie françoise, éloge de M. le maréchal d’Estrées, tom. 4, pag. 624).
2. Fontenelle et Lamotte.