Discours de réception de M. de Chabanon

Le 20 janvier 1780

Michel-Paul-Gui de CHABANON

Réception de M. de Chabanon

 

M. DE CHABANON, ayant été élu par Messieurs de l’Académie Françoise, à la place de M. DE FONCEMAGNE, y vint prendre séance le Jeudi 20 Janvier 1780, & prononça le Discours qui suit.

 

Messieurs,

Le premier sentiment d’un homme que vous daignez appeler parmi vous, sans doute est la noble satisfaction que lui procure une distinction si flatteuse ; c’est le sentiment d’une gloire, qu’il peut en quelque forte mesurer fur celle que vous-mêmes vous vous êtes acquise. Dans quelque état, dans quelque profession que ce puisse être, l’illustration du Corps se répand sur tous les Membres : c’est un des priviléges de la gloire, de se communiquer ainsi que la lumière ; ceux qui la possèdent couvrent de leur éclat tout ce qui les approche & les environne.

L’instant qui m’élève jusqu’à vous, Messieurs, m’associe donc à votre gloire, à celle que vous tenez de votre illustre Fondateur, à celle que les Rois vos protecteurs vous ont successivement transmise, à celle que tant d’Écrivains fameux ont apportée dans cette Académie, trésor impérissable qu’ils y ont mis en dépôt, & qui doit enrichir jusqu’à leurs derniers successeurs.

Vous montrer le prix que j’attache à la faveur que j’obtiens, c’est vous témoigner la reconnoissance qu’elle m’inspire. Quelle ame injuste & malheureuse pourroit séparer du bienfait, le plaisir d’en aimer les auteurs ! Loin de nous une telle ingratitude ! En m’asseyant au milieu de vous, je jouis du plaisir de devoir à votre bienveillance… Mais quelle idée triste vient me saisir ? Pardonnez, Messieurs ; elle obscurcit le bonheur dont vous me faites jouir : promenant ici mes regards, je cherche, je compte parmi vous mes bienfaiteurs, mes amis ; je ne vois point cet homme instruit, cet homme aimable dont les lumières m’ont éclairé souvent, & de qui l’amitié m’avoit ouvert l’entrée d’une autre Compagnie Littéraire. Son zèle ne se bornoit point à ce service ; il attendoit le moment d’unir son suffrage aux vôtres pour me procurer une distinction nouvelle. Eh quoi ! la faveur que me ménageoit son amitié, c’est de sa mort que je l’obtiens ! heureux du moins que l’honneur de lui succéder m’impose le soin consolant de le louer devant vous ! Des louanges si bien méritées n’essuieront point les réclamations de la haine, ni les murmures de l’envie : ces sentiments affreux doivent se taire devant le nom de M. de Foncemagne, comme ils disparoissoient en sa présence. Le plus beau triomphe de la vertu, & qui l’élève au-dessus des talents, c’est que la louange qu’on lui donne produise une joie universelle ; qu’elle réduise au silence le méchant, qui seul auroit intérêt à la contredire.

M. de Foncemagne, familiarisé dès sa jeunesse avec les meilleures Écrivains de l’Antiquité, s’étoit approprié leurs richesses. Ce commerce intime avec des Génies supérieurs, épuroit son goût, & lui faisoit savourer les délices d’une étude enchanteresse. Bientôt par un courage qui tient du dévouement, il sut s’y arracher, pour se livrer principalement à l’étude de notre Histoire. Ce nourrisson que les Muses de Rome & d’Athènes avoient élevé dans leur sein, quitta les riantes contrées de l’Italie & de la Grèce, embellies de tous les monuments que les Arts y ont laissés ; il vint défricher obscurément les landes de la Gaule encore agreste & sauvage, content de tourner quelquefois ses regards vers les beaux lieux d’où l’éloignait un exil volontaire. Le fruit de ses nouvelles occupations fut d’éclaircir jusques dans le principe nos Lois & nos Coutumes. Il prouva que la couronne parmi nous fut de tout temps héréditaire : sous l’amas des décombres que le ravage des temps accumule, il retrouva les bornes antiques de notre Empire, & il posa ces limites : il détruisit le préjugé populaire qui supposoit une Loi écrite, par laquelle les filles de nos Rois sont formellement exclues du rang suprême. Un usage immémorial, plus qu’une Loi positive, les a privées de la Couronne. Sans doute on ne cherchera point dans le caractère national des François le principe de cette Coutume ; elle semble au contraire démentir le sentiment de respect, de dévouement pour les femmes, qui de tout temps nous fut naturel : aussi, à considérer les priviléges que notre Nation accorde à leur sexe, & le rang qu’elles tiennent dans la société, on diroit que nous expions envers elles le tort d’une exclusion injurieuse, & que nous les dédommageons d’un empire par un autre.

Les recherches savantes dont s’occupoit M. de Foncemagne, n’offrent point à l’imagination le charme des Ouvrages qu’enfantent le goût & le génie ; leur plus grand prix est leur utilité. Eh ! qui ne fait les devoirs qu’impose à tout Écrivain ce Siècle rendu dédaigneux par ses richesses ? Ce n’est qu’en l’instruisant, qu’on peut prétendre à l’honneur de l’amuser. Dans le Siècle précédent, où notre Langue régénérée prenoit une forme nouvelle, dans ce beau Siècle qu’on pourroit appeler le printemps de notre Littérature, le Public, jeune encore, s’empressoit de cueillir les moindres fleurs : un âge plus mûr succède au premier ; le Public vieilli s’est fait des goûts plus solides ; il ne sépare plus l’utilité de l’agrément : il faut donc que le travail patient de l’érudition renouvelle le champ de la Littérature, & prépare les moissons utiles qu’on doit y recueillir.

L’érudition appliquée à notre Histoire, offre de nouveaux objets d’utilité. Puisque c’est le sort des États, ainsi que des hommes privés, d’être gouvernés par la Coutume, puisque la raison des Siècles passés doit servir de règle aux Siècles présents & à venir, appliquons-nous donc à connoître cette raison primitive, d’où sont émanés nos Lois & nos usages, & qui influe sur nos destinées. Il n’est point rare qu’il s’élève parmi nous des débats sur les prérogatives des Corps, sur les droits de la Noblesse & ceux des simples Citoyens : dans toutes les discussions de ce genre, M. de Foncemagne étoit l’Oracle consulté ; sa décision levoit tous les doutes ; sa mémoire étoit le dépôt vivant des Archives Françoises. Eh ! pensez-vous, Messieurs, qu’un esprit tel que le sien ne vît dans nos vieilles Chroniques que les faits obscurs qu’on y a rassemblés ? Pensez-vous que ces monuments de barbarie ne l’éclairassent pas sur l’esprit des Siècles qui les ont enfantés ? N’en doutez pas, à travers les vivissitudes des tems & les révolutions des États, il suivoit le caractère des Germains dont nous sommes issus ; il observoit ce que la franchise Gauloise, la finesse Italienne, la fierté Romaine ont pu y mêler d’étranger ; il voyoit, suivant l’ordre des temps, se former, se décomposer, se reformer encore, & nos mœurs & nos Lois ; il voyoit l’Arabe nous donner des mots de sa Langue, les Croisés nous apporter des usages de l’Asie, les Normands établis en Neustrie y fonder des Coutumes : quel spectacle ! quel mouvement ! & pour un esprit qui pense, quelle source féconde d’observations !

Un des tableaux sur lesquels M. de Foncemagne arrêtoit le plus souvent sa pensée, c’est celui des désastres que l’anarchie féodale a causés. « Quoi ! disoit-il, le despotisme, non pas d’un seul Tyran, mais de cent mille Citoyens, réduisoit au fort de la brute une partie du genre humain ! L’homme esclave de la glèbe, étoit vendu comme un meuble tenant au sol, comme un instrument d’agriculture ! » Il déploroit ce fléau terrible appesanti sur l’Humanité ; il gémissoit sur la politique intéressée de nos Rois, qui jadis voulant enlever à leurs Vassaux des Esclaves, vendoient à ces malheureux le don inappréciable de la liberté. Il s’étonnoit que cette loi de l’esclavage, résistant au bienfait de la civilisation, déshonorât encore quelques-unes de nos Provinces. Il s’occupoit de ces idées affligeantes, Messieurs, lorsqu’il entendit publier l’Édit de bienfaisance, par lequel notre jeune Monarque éteint parmi nous l’opprobre de la servitude : il ressenti ce bienfait comme s’il lui eût été personnel : ce rayon de liberté étendu jusqu’aux bornes du Royaume, porta dans l’ame de M. de Foncemagne un jour doux & consolant ; il pouvoit se dire : « Je n’ai plus qu’à mourir, j’ai vu le bonheur de ma Patrie. » Hélas ! Il n’a pas survécu beaucoup à cet heureux événement. Bénissons le Souverain à qui l’État en est redevable ; c’est seconder les vues de cette Compagnie, qui toujours attentive à honorer son Protecteur & son Souverain, vient d’exciter le génie de nos Poëtes à immortaliser une action si belle, une action digne du Prince ami de la Justice, qui combat pour maintenir l’équilibre des Puissances & pour assurer le repos de la Terre.

Ce n’est pas seulement sur les époques reculées de notre Monarchie que M. de Foncemagne exerça son érudition ; un Écrit qui appartient à des temps voisins de nous, le Testament politique du Cardinal de Richelieu, servit à faire briller en même temps & sa critique judicieuse, & sa modération de son style polémique. Il attaquoit un adversaire redoutable, Voltaire, fait pour donner des opinions qu’il défendoit, & la séduction d’un style enchanteur, & l’autorité d’une grande réputation. Il nous siéroit mal de prononcer dans un tel différend. Observons seulement que les hommes nés avec une imagination ardente, sont peu propres aux recherches exactes & rigoureuses. L’Homme de génie ne voit dans les Livres que ce qu’il y met ; il crée ce qu’il lit. Il suffisoit à Voltaire, pour nier l’authenticité du Testament, que cet Écrit par-tout ne répondît pas à l’idée qu’on se fait d’un grand Homme d’État & d’un Génie supérieur : mais dans un temps où la Science de l’Administration étoit encore si nouvelle, Richelieu pouvoit-il en embrasser toutes les parties ? L’orgueil d’une Puissance rivale à contenir, celui des Grands à rabaisser, les restes fumants de nos dissentions civiles à étouffer, les Lettres & les Arts à encourager ; quand Richelieu n’eût rempli que ces vastes objets, ne seroit-ce pas assez pour éterniser sa mémoire ? Faudroit-il le condamner sur quelques détails d’une Administration intérieur, que, de si haut peut-être, ses regards avoient peine à distinguer ? Faudroit-il le juger sur des vues politiques confiées au papier sans ordre & sans suite ? Si le Ministre de Louis XIII avoit mis plus d’importance à ce Testament qui devoit lui survivre (croyons-en le soin qu’il prenoit de sa gloire), il n’eût pas laissé à la critique le pouvoir de douter qu’il n’en fût l’Auteur. Quoi qu’il en soit, contre la décision de Voltaire, M. de Foncemagne élève les doutes lents d’un esprit sage & mesuré ; il recueille patiemment jusqu’aux moindres indices de la vérité, & ne donne aux conjectures que ce poids léger & indécis qu’elles doivent mettre dans la balance. Plus il imprime de force à ses raisons, plus il les expose avec modestie : on diroit qu’en voulant faire triompher sa cause, il a peur de triompher lui-même ; & il se défie de son jugement, au moment où il établit la supériorité de son opinion.

M. de Foncemagne sut approprier à ses Écrits la pureté, l’élégance simple & facile d’un style convenable au genre & à la matière. Malheur à tout Écrivain qui méconnoîtra cette loi de la convenance ! L’Éloquence même a tort quand elle parle hors de saison. Le Législateur (1 ) du goût chez les Grecs la leur interdisoit dans quelques-unes de leurs plaidoieries : selon lui, dans des matières trop graves, séduire les Juges par le charme de l’élocution, c’étoit fausser l’instrument qui doit donner des mesures exactes & précises. Il ne suffit pas que l’Éloquence soit dans l’ame de l’Orateur, la conviction passionnée des vérités qu’il avance ; il faut encore qu’elle soit conforme aux temps, aux lieux : aux lieux ! oui, Messieurs ; les murs devant lesquels on parle, sont des témoins qui nous approuvent ou nous condamnent… Que dis-je ? j’ai prononcé contre moi-même ; je parle dans le Temple de l’Éloquence, & j’ose en prescrire les lois.

Prenons un ton plus convenable à notre foiblesse & aux circonstances qui vous rassemblent. Reconnoissons dans M. de Foncemagne un mérite spécialement propre à cette Académie, celui d’un Grammairien qui connoissoit d’autant mieux notre Langue, qu’il en avoit étudié les variations : le flambeau de l’érudition l’éclairoit encore dans ces recherches. Que seroit-ce qu’un Grammairien qui ne posséderoit de notre Idiome que les formes actuelles, & qui ne sauroit que la Langue du moment ? seroit-il plus avancé dans sa Sciences, que ne le seroit dans la sienne un Géographe, qui ne connoîtroit le cours d’un Fleuve qu’aux lieux où il le verroit couler ? Il faut remonter à la source des mots ; distinguer ceux qui, maintenus dans leurs acception primitive, n’ont, depuis les Grecs jusqu’à nous, subi aucune altération ; remarquer au contraire ceux qui, descendus obliquement d’une source éloignée, ont reçu des nuances différentes, & nous parviennent avec un sens étranger à celui qu’ils eurent dans l’origine : les mots enfin étant les signes des idées, c’est dans la Langue qu’il faut étudier l’esprit de ceux qui l’ont créée, à-peu-près comme on observe le disque du soleil dans l’onde qui réfléchit son image.

Que de doutes à proposer sur le caractère des Langues, sur leur point de perfection ! & dans d’autres moments, combien j’aimerois, Messieurs, à les soumettre à votre décision ! Je vous demanderois si vous reconnoissez à notre Langue un caractère propre, de force ou de douceur, de circonspection ou d’audace, de longueur ou de briéveté, que le génie puissant d’un grand Écrivain ne puisse pas avec succès contredire. Peut-être l’usage le plus habituel que l’on fait d’une Langue, détermine le caractère qu’on lui attribue ; peut-être la nôtre ne nous semble inférieure à l’élévation du Genre épique, que parce qu’on l’ consacrée au Théâtre plus qu’à l’Épopée, & que les formes simples du Dialogue n’atteignent pas à la hauteur du Style épique ; peut-être croyons-nous notre Langue défavorable au ton de la grande Éloquence, parce que ce Genre parmi nous est peu cultivé, & que nos Ouvrages sont plus souvent les sens. Des mots jetés sur le papier ne portent point d’enthousiasme à l’œil qui les fuit : des mots prononcés avec grâce ou énergie, passionnent & énivrent l’oreille qui les entend. Érigez des tribunes à l’Éloquence, & qu’elle puisse souvent y déployer ses ressources, vous verrez votre Langue secouer les entraves d’une circonspection trop timide, & affecter des mouvements plus audacieux. L’Orateur, moins compassé dans sa marche, pourra semer ça & là les membres du Discours : comme Platon, il comptera, il pesera ses syllabes (2 ) ; comme Cicéron, il balancera les membres d’une période, & réservera pour la terminer, la pompe harmonieuse des paroles & leur magnificence oratoire ; il s’applaudira, j’ose encore le dire, de nos désinences muettes, dont la prononciation à demi-éteinte, communique à la parole le charme d’un effet mélodique.

Combien il est téméraire de juger par ce qu’est une Langue, de tout ce qu’elle peut être ! Quand le génie du Dante s’éveilla pour créer un Idiome & une Poësie nouvelle, qu’étoit-ce que la Langue Italienne ? les restes, les décombres de la Langue des Romains, tombée en ruines & décomposée jusques dans ses Éléments. Le Dante s’empare de ces matériaux grossiers ; il y applique la force & la majesté de ses idées : l’Idiome s’épure sous sa plume ; la Langue se sent ennoblie par la communication de sa pensée. Pétrarque & Bocace achèvent ce que leur prédécesseur avoit commencé : il n’en faut pas davantage ; la Langue Italienne, à cette époque, est déjà l’émule de celle dont elle étoit le reste dégénéré. Que ces trois Hommes eussent manqué à l’Italie, ou qu’ils eussent paru un siècle plus tard, j’en appelle à vous-mêmes, Messieurs, quel jugement porteroit-on aujourd’hui de la Langue des Italiens au treizième & au quatorzième Siècles ? on la nommeroit un Idiome barbare qui défendoit au génie de rien produire. Eh bien ! c’est cet Idiome, c’est cet Idiome tel que Pétrarque l’employa, qui a produit les Chef-d’œuvres de l’Arioste et du Tasse.

Citons un exemple plus frappant, parce qu’il nous est propre. Voltaire, lorsqu’il prit place ici pour la première fois, accusa dans son Discours la stérile délicatesse de notre Langue. Comment, dit-il (je cite ses propres paroles), comment pourrions-nous imiter aujourd’hui l’Auteur des Géorgiques ? Vous prévenez ma réponse, Messieurs ; je vois vos regards attachés sur le Poëte qui a si bien démenti Voltaire.

Terminons de vaines discussions ; elles nous détournent de l’objet qui doit aujourd’hui nous intéresser principalement, de M. de Foncemagne. Ce n’est plus de son esprit, Messieurs, de son savoir, de ses Ouvrages que je veux vous entretenir : c’est du mérite attaché à sa personne ; c’est son ame que je veux essayer de vous peindre. Oh ! quel pinceau sera digne de retracer une si belle image ! Déjà je crois voir dans l’ame de ceux qui m’écoutent, se répandre un calme heureux, une joie douce & tranquille. En nommant M. de Foncemagne, j’ai réveillé le sentiment de toutes les vertus ; que ne puis-je, pour honorer toutes les siennes, développer le cours entier de sa vie ! Arrêtons-nous à l’époque qui l’a terminée, à sa vieillesse ; la vertu, à cet âge, se montre dans tout son lustre, elle s’y montre éprouvée.

Le Public, difficile sur le don de son estime, attend pour faire une réputation d’Homme de bien, qu’on l’ait long-temps méritée. Les plus rudes épreuves de la vertu ne font pas celles où la jeunesse expose : à cet âge, si tous les goûts sont des passions, l’amour du bien en est une aussi ; & quel avantage n’a point sur les passions criminelles, celle qui ne conçoit que des désirs légitimes ! Ce qu’on doit craindre pour l’Homme vertueux, c’est l’épreuve répétée de l’injustice, de la dureté, de la perversité des hommes : voilà le poison lent qui agit quelquefois sur l’ame la mieux née, qui la dessèche & l’endurcit, qui en fait un sol aride où la vertu ne peut plus germer. Alors le stérile Égoïsme croît à sa place, semblable à ces plantes nuisibles qui sortent du sein des rochers, & ne produisent que des sucs empoisonnés.

Lorsqu’un Homme a parcouru de longues années sans avoir chancelé dans la pratique des vertus, le Public élève sa voix pour lui décerner la réputation d’Homme de bien. Il rappelle du lointain d’une vie écoulée mille actions honnêtes tombées dans l’oubli ; il les fait revivre ; il les place autour de l’Homme vertueux pour servir d’escorte à sa vieillesse : c’est ce cortége auguste qui par-tout lui concilie le respect. Que dis-je ? la vertu doit inspirer un sentiment plus doux, & vous savez si celle de M. de Foncemagne étoit propre à l’obtenir. La bonté, la douceur en formoient le caractère aimable. Ce n’est pas lui dont l’orgueilleuse perfection exerça sur les défauts d’autrui une censure injurieuse ; ce n’est pas lui qui, même dans les matières le plus graves, voulut asservir les autres à son opinion. Étrange témérité, de prétendre assujettir ce que l’Homme a de plus libre, la pensée ! témérité coupable, de regarder comme ennemis, ceux qui diffèrent entr’eux par une assertion ; comme si, lorsque les Hommes sont le plus divisés d’opinions, il ne leur restoit pas, pour se rapprocher & s’unir, les besoins mutuels, la conformité des destinées, &, si j’ose ainsi parler, une communauté de peines & d’infortunes !

Le savoir de M. de Foncemagne, son goût pour l’étude, en semant de plaisirs utiles sa longue carrière, favorisoient l’exercice de ses vertus ; ils offroient à sa bienfaisance des trésors littéraires qu’il aimoit à communiquer. Nous l’avons vu, même dans ses dernières années, où les souffrances le rendoient inhabile au travail, revenir sur ses travaux passés, & environné de ceux qui venoient le consulter, leur léguer en quelque sorte les fruits de ses constantes études. Dénoncerai-je au Public les Ouvrages estimés de l’Europe entière, auxquels M. de Foncemagne eut la part la plus grande & la plus ignorée ? non ; que ce secret demeure enveloppé des voiles dont sa modestie se plut à le couvrir. Ami vertueux, cet éloge importuneroit ton ombre, s’il rabaissoit ceux que tu voulus élever, & s’il retranchoit de leur gloire pour ajouter à la tienne.

Dans un Corps de société nombreux, chez une Nation polie, où tant de riches désœuvrés appellent le plaisir, qui fuit l’opulence presqu’autant que l’oisiveté, l’Homme d’esprit peut prétendre à une force de succès d’autant plus désirable, que chaque jour le renouvelle ; ce succès est celui de la conversation. La Société devient un Théâtre où l’on se produit avec avantage ; heureux, lorsqu’on n’y apporte pas la prétention d’un rôle étudié ! L’esprit de Société, plus qu’aucun autre, exige les grâces du naturel ; il requiert cet art délicat de faire penser aux autres qu’ils sont avec nous sur la scène, tandis que notre supériorité les met un rang plus bas pour nous écouter. L’esprit de conversation qui réussit le plus souvent, n’est pas celui qui éblouit par des éclairs : mais plutôt celui qui fait parler la raison avec une négligence aimable ; qui, enrichi de connoissances, effleure tour-à-tour vingt sujets différents ; qui enfin, fondu avec l’ame de celui qui parle, en est l’image vivante, & par cette raison, produit encore plus d’intérêt que d’amusement.

M. de Foncemagne, à qui son âge & ses lectures avoient tant appris, ornoit ses entretiens de la multitude de ses connoissances. Doux, prévenant, affable, il se peignoit dans ses discours. Ce bon ton des François, dont le modèle chez eux-mêmes est si rare, & dont la connoissance délicate importe à tous les succès d’agrément, il l’avoit acquis par la fréquentation des personnes les plus distinguées. Les Grands le recherchoient ; les Femmes trouvoient auprès de lui l’agrément & l’instruction. Il étoit doué de cette sensibilité, sans laquelle on n’apprécie qu’imparfaitement ce qu’elles ont d’aimable. En effet, leur ton, leurs manières, leur esprit même a je ne sais quel charme que l’esprit seul ne peut juger ; c’est à l’ame à l’indiquer, à le sentir ; & celui qui est privé de ce sens intérieur, juge infidelle de leur mérite, est condamné au malheur d’être injuste envers elles.

La réputation est le prix des talents, la considération est le fruit du mérite personnel. Quel Homme pourra se flatter d’en obtenir une égale à celle dont a joui M. de Foncemagne ? Dans un monde léger, où chacun ne s’occupe que de soi, il avoit mérité que la Société s’occupât de lui. Ce qui lui étoit personnel, n’étoit point étranger aux autres ; on l’aimoit sans l’avoir jamais vu. Dans les événements heureux ou malheureux qu’il éprouva, le Public sembloit prendre soin de l’avertir de l’intérêt qu’il inspiroit à ses Concitoyens. Ah ! Messieurs, que sont les triomphes de l’orgueil, au prix d’un triomphe si doux ? Les Rois sont plus grands par l’affection qu’on leur porte, que par les prérogatives de leur puissance : mais, je ne craindrai point de le dire, l’affection publique honore plus encore le Citoyen que le Monarque : celui-ci doit en partie à son rang, à son pouvoir ; l’autre la doit toute à lui-même.

Le Prince dont M. de Foncemagne dirigea l’éducation, n’a point cessé de lui prodiguer ses bontés & sa reconnoissance ; l’auguste Princesse son épouse lui amena quelquefois ses enfans : tableau touchant, digne des mœurs d’un autre âge ! Des Princes de Sang Royal que l’on conduit auprès d’un Vieillard respectable, comme pour leur enseigner que le rang le plus haut ne dispense pas de rendre hommage à la Vertu ! M. de Foncemagne méritoit qu’on lui présentât ainsi les jeunes Élèves de la Littérature, ou plutôt, qu’on le leur présentât comme un modèle. « L’Homme de Lettres accompli, auroit-on pu leur dire, le voici : en attachant sur lui nos regards, connoissez ce que la Science a d’utile ; & la Vertu d’aimable ; voyez combien en s’unissant elles s’embellissent ; jugez enfin à quel bonheur paisible, à quelle prospérité touchante a droit de parvenir, celui qui concilie ces avantages inestimables. »

Permettez, Messieurs, que j’ajoute encore un mot. La perte que l’Académie & la Nation ont faite depuis vingt ans de plusieurs Hommes célèbres, la perte des Fontenelle, des Montesquieu, des Crébillon, des Voltaire, celle de quelques Écrivains moins distingués, mais connus dans les Lettres, & qui avoient conservé avec les Despréaux & les Racine ; toutes ces pertes multipliées effacent à nos yeux les derniers vestiges du Siècle de Louis XIV. Ce Siècle dont la mémoire ne s’éteindra jamais, n’a plus que quelques témoins vivants qui puissent nous entretenir de sa gloire ; toutes les fois que la mort frappe une de ces têtes, elle achève de séparer l’âge où nous vivons, du plus bel âge qui ait illustré notre Monarchie. Le Voyageur parcourt les ruines de la Grèce, & contemple avec respect les Monuments qui lui parlent des Vainqueurs de Marathon & de Salamine, s’il voyoit s’écrouler, s’anéantir & disparoître ces ruines augustes, saisi de douleur, s’écrieroit : « C’en est donc fait ! des merveilles que la Grèce a produites, il ne reste plus rien sur la terre ! elles ne vivent plus que dans le souvenir des Hommes ! » N’est-ce pas avec ce sentiment douloureux que nous devons voir périr ceux de qui la jeunesse ou l’enfance a vu le Siècle de Louis XIV, & s’est formée à cette brillante école ? Vous travaillez, Messieurs, à produire un nouveau Siècle Littéraire, digne de celui qui l’a précédé, & qui, marqué par un caractère différent, ne fixera pas moins les regards de la Postérité. Pour prévenir la corruption de la Langue, vous vous armez contre celle de l’esprit & du goût. Admis dans vos Séances, je m’instruirai par vos principes & vos exemples : j’apprendrai ce que peut l’association des talents, non seulement pour conduire à la perfection ceux qui sont dignes d’y atteindre, mais pour soutenir & encourager dans leur foiblesse les talents qui ambitionnent de moindres succès, & des destinées moins brillantes.

1 Aristote.

2 Platon retourna de vingt façons cette phrase simple, Je descendis hier au Pyrée, avant d’en avoir trouvé une qui pût le satisfaire.