M. Prévost-Paradol, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Ampère, y est venu prendre séance le jeudi 8 mars 1866, et a prononcé le discours qui suit :
Messieurs,
Après l’honneur inespéré que vous m’avez fait en m’appelant à siéger parmi vous, je pourrais être suspect de céder surtout à la reconnaissance si j’exprimais tous les sentiments que cette antique et illustre Compagnie m’inspire. Mais ces sentiments existaient dans mon âme bien avant le temps où l’on aurait pu les soupçonner d’être mêlés de gratitude ou même d’espérance. Dès mes premiers pas dans le monde, dès le premier regard que j’ai pu jeter sur les institutions si souvent renouvelées de mon pays, j’ai considéré avec étonnement et avec respect cette Académie, legs presque unique de l’ancienne société française, si heureusement recueilli et accepté par la société nouvelle. Il me semblait même que ce brillant héritage, loin de dépérir entre vos mains, avait reçu des circonstances un nouvel éclat et un nouveau prix. En effet, c’est à partir de notre grande Révolution et de ce long et pénible essai de la France pour fonder un gouvernement libre que le talent de parler où d’écrire a été jugé parmi nous utile à la direction des affaires et à la conduite des hommes. Dès lors, par cela seul que l’Académie, fidèle à son institution, devait s’ouvrir devant tous ceux que distinguait à un haut degré le talent de parler ou d’écrire, cette Compagnie a réuni nécessairement dans cette enceinte les représentants les plus illustres des divers régimes qui se sont succédé parmi nous. Elle a même contracté, au milieu de nos troubles civils, la noble habitude de recueillir, parmi les débris de chaque établissement qui s’écroule, ceux de ces hommes qui, emportés loin d’elle par les devoirs de la vie publique, avaient échappé à son choix, et dont les titres lui paraissent plutôt relevés que ternis par l’infortune. C’est ainsi, Messieurs, que la première république, le premier empire, la restauration, le gouvernement de juillet, ont donné ou légué à l’Académie un grand nombre de membres qui n’ont pas le moins contribué à sa splendeur ; et s’il est permis de juger chacun de ces régimes d’après la trace qu’il a ainsi laissée dans cette enceinte, il suffit de jeter les yeux sur cette assemblée pour reconnaître que notre dernier essai de monarchie constitutionnelle a glorieusement payé son tribut aux lettres, et n’a pas occupé dans l’ordre de l’esprit une place mains considérable que dans notre histoire.
Quel esprit élevé pourrait envier ou reprocher à l’Académie cette attribution nouvelle que nos soixante années d’agitation lui ont conférée, cet agrandissement de son rôle qui ne pouvait être prévu de ses fondateurs ? La société française, entraînée par un mouvement si rapide, est naturellement conduite à oublier ceux des siens qui lui ont rendu les plus grands services ou qui ont le plus fait pour sa gloire ; trop souvent même, elle les délaisse et les écarte avant l’heure comme des instruments inutiles. Mais il suffit, qu’ils aient cultivé les lettres et perpétué pour leur part les saines traditions de l’esprit français pour trouver dans cette enceinte un siége inviolable et respecté, qui les maintient à la fois sous les regards du public et à l’abri du flot des révolutions ; et tel est le prix justement attaché à vos suffrages que, par ce libre choix, l’Académie acquitte à leur égard la dette nationale et absout notre pays du reproche d’ingratitude. Ai-je tort de croire que l’Académie est loin d’être diminuée par cette association inévitable autant que légitime avec les événements de notre vie publique et par cette fonction généreuse que le cours du temps, aussi bien que l’esprit de son institution, lui ont assignée au milieu de nos vicissitudes ? Elle ne cesse pas d’être avant tout le temple des lettres, un lieu de concorde et de paix où se perpétue le culte du beau ; mais elle rappelle en même temps ce Prytanée que la légère Athènes avait élevé contre sa propre inconstance et dans lequel elle s’engageait irrévocablement à garder avec honneur quelques-uns des meilleurs citoyens.
Il ne m’échappe pas, Messieurs, qu’en rendant cet hommage à l’Académie, je fais mieux voir encore l’intervalle qui me sépare de tant de devanciers illustres, et que je mets dans une lumière plus vive l’indulgence qui a fait tomber sur moi vos suffrages. Mais je sais que cette indulgence ne m’est point personnelle, et la considération qui vous l’a inspirée me la rend plus précieuse encore. Gardienne attentive des sources auxquelles s’alimente l’inspiration véritable, toujours jalouse de la dignité des lettres, l’Académie a montré dès son origine qu’elle ne pouvait rester indifférente à la liberté d’écrire. J’en recueillerais au besoin dans tout le cours de son histoire de nombreux et glorieux témoignages. Vous n’avez point voulu, sans doute, laisser prescrire sur ce point la tradition de cette Compagnie, et vous n’avez pas cru hors de propos de donner à cette liberté raisonnable une marque de votre sollicitude. Je ne veux être ici qu’une preuve vivante de votre sympathie pour elle. Permettez-moi du moins de le croire, afin que, confus de l’honneur que vous m’avez fait, en me souvenant du peu que je suis, je puisse me sentir relevé et soutenu en songeant à ce que je représente.
Une autre pensée me vient en aide et m’encourage : c’est le souvenir de l’amitié dont l’homme excellent auquel je succède aujourd’hui a bien voulu honorer ma jeunesse. J’aime à me figurer que sa sympathie m’accompagne encore ; je cherche presque M. Ampère à mes côtés, et son image, si familière et si bienveillante, est présente à mes yeux comme aux vôtres ; mais son nom, illustre avant qu’il l’eût porté, ne peut être prononcé dans cette enceinte sans évoquer aussitôt une autre mémoire que M. Ampère ne me pardonnerait point d’oublier, lui qui aimait tant à s’incliner devant elle. Arrêté un instant près du tombeau de la famille du Dante, pendant un de ces voyages qui ont rempli et charmé sa vie, M. Ampère écrivait : « On éprouve pour la lignée des grands hommes un intérêt qui n’est pas sans mélange d’une sorte de dédain ; on leur en veut presque de garder un nom que personne ne devrait porter après celui qui en a fait la gloire. L’héritage semble une usurpation, réputation la réputation même est mesquine après la gloire. Il n’y a qu’un moyen de se tirer de cette difficulté : c’est de s’humilier avec bonheur devant la renommée paternelle, c’est de s’écrier comme Hippolyte et Louis Racine :
Et moi, fils inconnu d’un si glorieux père ! »
Cette noblesse du génie, cette gloire paternelle que M. Ampère trouvait à la fois si douce à reconnaître et si lourde à soutenir, n’ont point péri entre ses mains ; il a donné à ce grand nom, sous lequel il se sentait modestement fléchir, l’aimable et doux éclat des lettres après l’immortel honneur des sciences ; il l’a rendu, par sa vie comme par ses écrits, plus populaire et plus cher encore aux gens de bien. Mais, en remontant d’un degré de plus parmi ses ancêtres, M. Ampère trouvait encore un autre titre de noblesse qui ne mérite pas moins nos respects, et que, dans la mesure où le voulaient le temps et les circonstances, il n’a pas moins dignement porté. Au plus affreux moment de nos guerres civiles, lorsque les ruines fumantes de Lyon, reprise par la république, étaient inondées du sang des vaincus, un obscur citoyen, condamné à périr, rendait compte à sa compagne, restée libre, de l’emploi de sa modeste fortune en lui faisant ses adieux. « Ma plus grande dépense, écrivait-il, a été l’achat des livres et des instruments de géométrie dont notre fils ne pouvait se passer pour son instruction ; mais cette dépense était une sage économie, puisqu’il n’a jamais eu d’autre maître que lui-même. Je doute qu’avec d’aussi minces facultés il y ait un seul citoyen qui ait autant rendu que moi à la patrie. Je ne regrette rien que le malheur d’être méconnu d’elle. Je n’ai jamais eu que le goût et la passion de mes devoirs ; je n’ai ni repentir ni remords, et je suis toujours digne de toi. » Ce proscrit, dont l’âme élevée par le péril et remplie de l’enthousiasme du temps, allait au-devant de la mort avec cette simplicité courageuse, était l’aïeul de M. Ampère, et vous reconnaissez, dans ce jeune homme qui n’avait d’autre maître que lui-même, l’illustre savant dont votre confrère portait le nom avec un si touchant embarras et un si légitime orgueil. M. Ampère n’a pas plus dégénéré de l’un que de l’autre de ces deux hommes ; car, suivant sur ce point plus d’un noble exemple, il a pardonné à la grande cause de la liberté française l’injuste tribut de sang levé sur sa famille, et l’a toujours aimée malgré ses fautes, comme il lui est toujours resté fidèle malgré ses malheurs.
Ce fils si respectueux, si humble même devant la renommée paternelle, a débuté dans la vie par un acte de révolte ; mais jamais révolte ne fut plus digne d’indulgence. Tout semblait appeler le jeune Ampère vers l’étude des sciences, tout semblait seconder l’illusion de son père qui voyait déjà dans ce fils chéri le compagnon et le continuateur de tant de travaux admirables ; tout, excepté cette impulsion secrète qui déjoue les calculs comme elle franchit les obstacles. M. Ampère se sentait né pour les lettres, et, déjà accoutumé à placer haut son espérance, il croyait voir de ce côté un chemin plus facile et plus doux vers la gloire. Il ne manquait d’ailleurs, pour avancer dans ce chemin, ni d’encouragements ni de conseils. Si tout lui parlait le langage austère des sciences dans la maison paternelle, les lettres régnaient sans partage dans une autre maison qui, à peine ouverte à sa curiosité respectueuse, lui était devenue presque aussi chère. C’était le foyer de cette douce influence qu’avait alors acquise sur une partie de la société polie une personne comblée de toutes les faveurs de la nature, douée surtout du don de plaire et du don plus rare de garder sur les âmes qu’elle avait une fois touchées un empire qui ne pouvait être ébranlé ni par les hasards de la vie, ni par la longueur du temps. Telle était, cependant, la distinction d’esprit de celle qui avait reçu du sort ce redoutable pouvoir, et telle est aussi la glorieuse inclination de notre race à faire tourner toute chose au profit de l’esprit, que cette influence, s’exerçant surtout à l’avantage des lettres, suscitait une émulation généreuse, et que l’histoire si souvent écrite du salon de madame Récamier n’est pas un des chapitres les moins intéressants de notre histoire littéraire. M. Ampère avait à peine vingt ans lorsqu’il entra, pour n’en plus sortir, dans le cercle de cette attraction puissante. Quoi d’étonnant s’il se sentit poëte ? Quoi d’étonnant surtout s’il voulut arriver d’un coup d’aile, par quelque grand succès poétique, au sommet de la renommée ?
On peut dire, en effet, de la poésie ce que la Bruyère disait de l’éloquence : le risque y est plus grand qu’ailleurs, mais la fortune y est plus rapide. Le poëte heureux, Messieurs, c’est le parvenu de la république des lettres ; mais, là comme ailleurs, cette fortune rapide s’explique et se justifie par quelque raison profonde. Ce qui enchaîne la foule au char du poëte aussitôt qu’il a paru, ce qui fait tendre vers lui toutes les mains, ce qui fait jeter vers lui sans hésiter toutes les couronnes, c’est le sentiment que nous avons tous de l’extrême rareté des dons qui font le vrai poëte. Poëtes, nous le serions tous, s’il suffisait, pour mériter ce nom, d’être remués jusqu’au fond de l’âme par les grands ou les touchants spectacles de la nature ou de la vie ; oui, cette émotion profonde qui s’éveille alors en nous, qui envahit tout notre être, qui monte jusqu’à nos lèvres tremblantes et jusqu’à nos yeux humides, n’est autre chose que le flot sacré de la poésie qui se soulève par intervalles et à divers degrés dans presque toute âme humaine. Mais, tandis que nous laissons passer cette émotion divine, craignant de ne pouvoir l’exprimer que par des mots indignes d’elle, le poëte, plus hardi parce qu’il sent sa force, recueille comme son bien ce souffle d’en haut, le concentre, le modère, le mesure, l’épanche enfin à son gré en des flots d’harmonie, et, aussitôt que sa voix inspirée a frappé notre oreille, nous courons l’entourer de notre admiration reconnaissante, car ce que nous avons senti comme lui, lui seul pouvait le chanter.
Sans être destiné à prendre place parmi ces rares élus de la poésie, M. Ampère devait être compté parmi ses adorateurs les plus fervents et les plus fidèles. Des tragédies, abandonnées avant d’avoir vu la scène, furent le premier espoir de sa jeunesse ; des drames historiques devinrent plus tard le sérieux délassement de ses travaux ; enfin il semait sans cesse sur son chemin des pièces détachées qui abondent en vers heureux et qui témoignent, par la noblesse des pensées et par la délicatesse des sentiments, de l’élévation de son âme ; mais il lui manquait cette inspiration puissante, cette élégance soutenue et ces fortes images qui peuvent seules répandre l’œuvre d’un poëte à travers l’espace et la faire vivre à travers le temps. Nul cependant n’approche inutilement de la muse, et le penchant qui entraînait M. Ampère vers la poésie trouva sa récompense. Son imagination resta poétique au milieu des études les plus arides ; elle mêlait aux sujets les plus sévères les rapprochements imprévus, les vives peintures, les émotions soudaines, et l’on a justement comparé ce courant de poésie qui ne pouvait ni s’épancher avec largeur ni se tarir à ces ruisseaux souterrains qui se font deviner, sans se faire jour, par la fraîcheur qu’ils répandent et par l’éclat plus vif de la verdure partout où ils ont passé.
Quelle était cependant la vocation de M. Ampère ? Dans quelle province des lettres devait-il s’établir et acquérir des titres assez considérables pour prendre place parmi vous ? Il l’ignorait lui-même lorsque tout jeune encore il visita l’Italie qu’il devait si souvent revoir ; mais il cessa de l’ignorer aussitôt qu’il eut vu l’Allemagne et parcouru le nord de l’Europe. C’est pendant ce voyage que sa curiosité, déjà insatiable, mais un peu vague et dispersée sur tant de sujets d’étude, se tourna vers un but déterminé, et dès lors l’histoire littéraire, éclairée par la vue des lieux, des monuments et des hommes, devint la grande affaire ou, pour mieux dire, la grande passion de sa vie. L’étude des littératures, conçue de la sorte, embrassait assez d’objets divers, était assez large et assez libre, exigeait ou permettait assez de mouvement pour suffire à l’activité de ce curieux infatigable qui semblait ne pouvoir longtemps respirer à l’aise sous le même ciel, et dont la postérité se fera une image fidèle si elle se le représente errant à travers le monde un livre à la main. M. Ampère avait tous les dons qui permettent de voyager avec fruit pour soi-même et pour les autres : le désir ardent de voir des choses nouvelles, une émotion vive et sincère devant les grands spectacles de la nature et les grands souvenirs de l’histoire, enfin la faculté précieuse de fixer exactement par la plume ou de communiquer avec feu par la parole l’impression qu’il avait ressentie. Il ne lui manquait même pas cette passion soudaine du retour qui fait aussi partie de l’instinct voyageur et qui le complète. « La fièvre de revenir m’a pris, écrit-il un jour, comme elle me prend toujours à un certain moment, et je pars alors sans retourner la tête. » Revenir pour partir encore, telle a été la vie de M. Ampère.
Mais il n’est jamais revenu les mains vides, et c’est le butin recueilli pendant tant de voyages dans l’ancien et dans le nouveau monde qui fait la meilleure partie de ses œuvres comme son titre le plus sûr à la renommée. Jamais, en effet, on n’a mis au service de l’érudition des moyens d’investigation plus variés, plus ingénieux, plus intéressants en eux-mêmes ; et lorsque par malheur ils ne nous conduisent pas jusqu’à la vérité, si celle-ci nous échappe, le plaisir qu’on a eu de la poursuivre par un chemin si charmant nous console du regret de ne l’avoir point conquise. Cependant le but de tant d’efforts ne se dérobait pas si aisément à M. Ampère, et s’il est devenu, à bon droit, l’un des membres de cette Compagnie par sa manière de chercher la vérité, il a mérité en même t temps de prendre place dans une autre Académie de cet Institut pour avoir su fréquemment l’atteindre. C’est que l’inspiration le guidait parfois aussi loin et aussi bien que l’eussent fait de plus froides et de plus sévères méthodes ; c’est que, déjà riche de tous les témoignages que les lettres peuvent porter sur les événements humains, il savait, en outre, en déchiffrer la trace dans l’aspect du sol qui ne change guère, dans le caractère des hommes qui ne change pas davantage, dans le génie des langues, reconnaissable sous leurs formes mobiles ; c’est enfin qu’il cherchait toujours et que son esprit, avide de comprendre et de savoir, ne connaissait pas le repos. S’il est beau, Messieurs, de ne point passer en hôte indifférent sur cette terre, de ne point s’y enfermer dans les joies et dans les peines de l’heure présente ; s’il est digne de nous de vouloir connaître ceux qui nous ont précédés ici-bas et d’éveiller leur souvenir en agitant leur poussière, comment se défendre d’une sympathie respectueuse pour ceux d’entre nous qui ont ressenti plus vivement que le commun des hommes cette haute curiosité, glorieux privilège de notre nature, pour ceux qu’elle a sans relâche poursuivis de son aiguillon et ainsi détournés de tous les soucis vulgaires ? Pour moi, je l’avoue, lorsqu’on me montre M. Ampère tantôt égaré au milieu des ruines et possédé par la vision du passé au point de perdre le souvenir et même la perception du présent, tantôt poursuivant ses lectures à travers nos rues populeuses et conduit loin de son but par le mouvement pressé de la foule, tantôt le crayon à la main et quelque grammaire orientale sous les yeux dans nos voitures publiques, je suis moins tenté de sourire que je ne me sens attendri par la vue de cet esprit oublieux de son corps, et uniquement appliqué à rester en communication constante, malgré l’espace et le temps, avec d’autres esprits.
Ce plaisir si élevé n’avait chez M. Ampère rien d’égoïste. Il aimait surtout à le répandre, et le goûtait d’autant plus vivement qu’il le faisait mieux éprouver aux autres. L’enseignement n’avait pas à ses yeux d’autre sens ni d’autre but. Avant d’occuper cette chaire du Collège de France, à laquelle son souvenir est si étroitement attaché, M. Ampère suppléa quelque temps à la Faculté des lettres, avec un embarras bien naturel, le professeur incomparable qui dirige aujourd’hui, avec un charme et un éclat que les ans n’ont fait qu’accroître, les travaux de cette Académie ; mais, avant même de traverser cette redoutable épreuve, M. Ampère avait déjà connu les difficultés et l’attrait de la parole publique. Au commencement de cette année 1830, qui vit si malheureusement échouer notre premier essai sérieux de gouvernement constitutionnel, au milieu de ce mouvement général des esprits qui, imprudemment comprimé, devait aboutir à une révolution, notre capitale du Midi, la riche et intelligente cité de Marseille eut la pensée libérale de fonder un établissement d’enseignement supérieur, et, pour en assurer le succès, elle se mit en quête du talent. M. Ampère fut alors désigné pour occuper une chaire de littérature, par ce jeune historien de la révolution française qui devait être un jour votre confrère et qui, dans la république des lettres où il a volontairement enfermé sa vie, allait acquérir, par des travaux historiques aussi exacts qu’éloquents, une si juste et si considérable autorité. « J’ai trouvé le seul homme, écrivait M. Mignet à ses amis de Marseille, qui, après M. Villemain, puisse se charger d’une tâche si difficile. C’est M. Ampère ; il est jeune, plein de connaissances, d’idées, de talent ; il sait toutes les langues anciennes et les principales langues modernes y compris le chinois, et il a surtout dirigé ses travaux vers l’histoire et la théorie des arts de l’esprit. S’il consentait à faire ce cours, ce serait une bonne fortune pour l’Athénée. » Ce fut aussi une bonne fortune pour M. Ampère. Il réussit au-delà de son attente, et il a gardé de ce beau moment de sa vie cette impression délicieuse autant qu’ineffaçable que laissent toujours en nous les premiers succès de la jeunesse. Les femmes et les jeunes gens se pressaient autour de sa chaire, mêlés aux restes de cette génération patriotique et vigoureuse à laquelle les épreuves les plus cruelles n’avaient pu enlever ni la force de vouloir ni la faculté d’espérer. M. Ampère se sentait à l’aise au milieu de cette foule intelligente, si accessible à toutes les émotions généreuses. « Je ne donnerais pas cet auditoire, écrivait-il, pour tous les étudiants de l’Allemagne, du Danemark et de la Norvège. » Il avait raison, je puis le dire, après avoir retrouvé son souvenir vivant sous ce beau ciel, après y avoir contracté comme lui ma dette d’affection et de gratitude.
Cet agréable apprentissage fut loin d’être inutile à M. Ampère, lorsque, appelé tour à tour à la Faculté des lettres, à l’École normale, au Collège de France, il ne put éviter de donner à l’enseignement public une large part de sa vie. M. Ampère ne prétendait pas, dans cet enseignement, aux qualités si élevées et si brillantes qui en ont fait à une certaine époque une de nos gloires nationales. Il n’offrait à son auditoire, si attentif et si fidèle, ni l’éloquence ingénieuse et soutenue du plus accompli de nos historiens littéraires, ni l’ardeur entraînante et originale du rénovateur de notre enseignement philosophique, encore moins peut-être la grave éloquence de l’orateur illustre que vous êtes impatients d’entendre, et dont je me reproche d’arrêter trop longtemps la parole. Mais il apportait dans sa chaire, outre le sérieux agrément d’une science solide, attestée par d’excellents travaux sur les origines de notre langue et de notre littérature, ce don d’éveiller la sympathie que rien ne remplace, et qui peut tenir lieu de tant d’autres ; on goûtait sa parole familière, on s’habituait doucement au laisser-aller de cette conversation piquante ; l’auditeur devenait bien vite un ami et se voyait toujours avec un vif regret délaissé par son maître, car on ne saurait trop dire si c’étaient les voyages de M. Ampère qui suspendaient ses cours, ou si ce n’étaient pas plutôt ses cours qui suspendaient ses voyages.
Mais ses voyages même devenaient un second enseignement, plus attachant encore et plus populaire que le premier. Les neiges de la Laponie, les horizons si purs et l’élégant dessin des montagnes de la Grèce, l’ardent soleil de la Nubie, tout inspirait heureusement M. Ampère, et la vivacité de ses souvenirs passait tout entière dans ses écrits. Quelle intéressante description de l’Égypte est sortie de sa plume ! Quel heureux mélange de souvenirs antiques et de tableaux modernes, soit qu’il reste étourdi d’admiration devant les ruines imposantes de Thèbes, soit qu’il nous communique cette mélancolie et cet oubli complet du temps que le Nil semble exhaler de ses flots et qu’on croit respirer sur ses bords ! Et combien le récit de ce voyage paraît plus précieux encore lorsqu’on se souvient que celui qui nous l’a laissé, toujours oublieux de lui-même et trop ardent au travail sous ce ciel de feu, a failli ne point revoir la France, et rester enseveli parmi tous ces tombeaux dont il voulait à tout prix dévoiler le mystère ! Enfin lorsque, embrassant dans ses courses lointaines les deux extrémités si différentes de l’histoire du genre humain, M. Ampère parcourt et décrit les États-Unis d’Amérique, où il retrouvait la trace si glorieuse et si chère de son ami M. de Tocqueville, comme il saisit, comme il nous fait vivement sentir cet étonnant contraste ! Avec quelle curiosité ingénue et bienveillante il observe et dépeint l’activité de ce peuple qui donnait déjà tant de signes de sa prochaine grandeur, et avec quelle émotion nous retrouvons nous-mêmes, dans cette énumération de tant de cités naissantes, des noms alors obscurs, mais gravés aujourd’hui en caractères d’airain à la suite de tous ces autres noms qui, accumulés par les siècles dans la mémoire des hommes, n’en peuvent plus sortir parce qu’ils rappellent un sang généreux versé pour une grande cause !
Si la curiosité renaissante de M. Ampère trouvait partout son aliment, il est cependant une ville qui avait entre toutes le privilège de l’attirer et de le retenir, et qui était devenue pour lui, avec le temps, une seconde patrie, ou, pour mieux dire, la patrie de son esprit. C’est cette ville, vraiment unique par sa destinée entre toutes les demeures choisies par les hommes, qui, méprisée d’abord et bientôt redoutée de ses voisins, les a courbés un par un sous sa vigueur naissante, et avec leur aide a conquis le reste du monde, qui, portant son épée aussi loin que sa vue pouvait atteindre, a imposé à tous les peuples connus par elle une même langue, une même loi, une obéissance qu’on pouvait croire éternelle ; qui, à peine déchue de cette prodigieuse domination sur les corps, a commencé à prendre sur les âmes un empire plus vaste et plus absolu que le premier ; qui, menacée enfin avec le temps dans la conservation de ce second empire, attaquée avec fureur par les uns, défendue avec foi par les autres, fixe encore aujourd’hui sur elle les regards et l’attente de tout l’univers.
Cette ville de Rome, que M. Ampère a tant aimée, l’a récompensé d’un attachement si fidèle en lui inspirant son meilleur ouvrage. Un jour qu’il contemplait le pont du Gard, frappé de cette grandeur qui triomphe du temps et saisi d’un noble désir d’immortalité, M. Ampère avait écrit, en terminant les plus beaux vers qui soient peut-être sortis de sa plume :
Moi-même aussi sur cette terre
Je laisserai mon monument.
L’Histoire romaine à Rome est ce monument qu’avait entrevu la jeune ambition de M. Ampère et qui doit garder son nom contre l’oubli. Si ce beau livre est déjà dans toutes les mains, s’il est destiné à se répandre tous les jours davantage et à devenir le plus accrédité des guides pour tous ceux qui veulent méditer avec intelligence sur ces admirables débris et en comprendre le majestueux langage, ce n’est pas seulement parce que l’érudition y est allégée par l’esprit et, selon l’usage de l’auteur, incessamment récréée par la compagnie des lettres, c’est encore et surtout parce que M. Ampère a laissé passer dans ce livre toutes ses pensées, tous ses rêves, toute son âme, parce qu’il en a fait le compagnon et le confident des dernières années de sa vie, parce que cet ouvrage est M. Ampère lui-même, trouvant plaisir après sa mort à nous faire pénétrer et goûter la grandeur de Rome comme il le faisait naguère avec tant de charme, lorsqu’il semblait aux nouveaux venus, ravis de le suivre et de l’entendre, le gardien volontaire et le génie hospitalier de ces ruines immortelles. Enfin c’est l’œuvre d’un honnête homme, avec lequel on traverse en sécurité tous les événements de l’histoire, parce qu’il les contemple tous à la saine lumière de la raison, et parce qu’il suit, pour les juger, le sûr instinct de la conscience. M. Ampère est, en effet, resté inaccessible aux systèmes ‘aujourd’hui à la mode sur une partie importante de l’histoire de Rome ; systèmes moins nouveaux qu’on ne pense, puisque notre judicieux Montaigne écrivait lui-même, en parlant de l’historien Dion Cassius : « Il a le sentiment si malade aux affaires romaines, qu’il ose soutenir la cause de Jules César contre Pompée et celle d’Antoine contre Cicéron (Essais. Liv. II, chap. XXXII). » M. Ampère, Messieurs, avait l’âme trop haute et l’esprit trop droit pour avoir jamais le sentiment malade aux affaires romaines.
Ce n’est pas qu’il pût se dissimuler combien il est difficile et délicat de trancher avec certitude les questions qui se présentent dans cette partie si controversée de l’histoire du monde. Le philosophe peut, en effet, se demander, d’une manière générale, si les événements humains ne s’enchaînent point d’une façon nécessaire, et si leur développement dans un certain ordre n’est point inévitable malgré les efforts de la volonté de l’homme ; l’historien et le politique peuvent aussi se demander si, à une certaine heure, la liberté d’un grand peuple n’est point condamnée à disparaître et à entraîner sa dignité dans cette chute, malgré la douleur et la résistance des gens de bien. M. Ampère n’était pas plus aveugle que tout esprit éclairé sur les difficultés que soulèvent ces questions redoutables ; mais ce qu’il se refusait à comprendre et ce qu’il ne pouvait souffrir, c’est qu’on prétendît tirer de cette source obscure et troublée une règle de conduite capable d’être mise à côté, bien plus, d’être mise en face ou au-dessus de la pure et sublime notion du devoir. Quoi ! lorsque, après tant de siècles écoulés, les plus savants et les plus sages discutent encore pour savoir si tel événement était inévitable et nécessaire, on voudrait me contraindre à discerner, au milieu du tumulte dans lequel le sort nous fait naître, de quel côté va l’irrésistible courant de la Fortune, lequel de mes semblables elle a choisi pour instrument, et ce que l’immuable Destin a résolu, afin que je lui obéisse et que je lui sacrifie sans hésiter les plus nobles instincts de mon cœur ! Je ne le puis ; comment veut-on, d’ailleurs, que je m’y reconnaisse ? Qui me dira si ce mouvement intime de mon âme, qui me pousse de l’autre côté, n’est pas aussi un signe de l’ordre du Destin, et si, en faisant obstacle à sa volonté apparente, je ne servirai pas sa volonté véritable ? Certes, si mon devoir n’avait d’autre fondement qu’un problème, s’il devait résulter de ce douteux calcul, il resterait voilé à mes yeux d’une étrange incertitude, et l’homme serait une créature bien digne de pitié si, pour se diriger ici-bas, il était réduit à une telle lumière ! Il en possède heureusement une autre, plus brillante et plus pure ; il a des devoirs simples, des notions claires, un signe intérieur qui l’avertit du bien et du mal ; il ne se piquera donc pas de savoir, lorsqu’il veut bien agir, ce que le Destin a décidé sur la conduite des affaires humaines, il se contentera de décider souverainement de sa propre conduite et de la garder de toute souillure. Il restera toujours attaché à la justice et ne se laissera point séduire par une prétendue opposition entre les lois de l’histoire et les lois de la conscience. Les premières sont, en effet, livrées aux disputes des sages ; les secondes se manifestent avec une impérieuse clarté aux cœurs les plus humbles aussi bien qu’aux esprits les plus superbes, et nul homme ne les a encore violées sans se condamner lui-même. Ne mettons donc jamais en balance des lois si inégalement sûres, et si parfois elles paraissent se combattre ici-bas, suivons avec confiance la seule des deux qui ait des droits sur notre âme, et laissons le soin de les accorder plus tard ensemble à Celui qui les a faites.
Telle était, Messieurs, sur ces grands sujets, la conviction de M. Ampère. Cette façon élevée de considérer les affaires humaines n’a pas seulement inspiré ses meilleurs écrits ; elle s’est fait sentir et estimer dans la constante droiture et dans la simplicité désintéressée de sa vie. Je dirais volontiers qu’il a cherché toutes ses jouissances dans la saine activité de la pensée et dans l’application soutenue des dons si variés que sa riche intelligence avait reçus de la nature ; mais ce serait oublier l’ardeur fidèle de ses attachements, la douceur infinie qu’il trouvait dans l’amitié, et le charme incessant qu’il y savait répandre. Un de ses amis, qui était en même temps son confrère, et qui, comme lui, porte dignement un nom respecté dans le monde et cher à la France (Le prince Albert de Broglie), a fidèlement dépeint le plaisir qu’on éprouvait à posséder quelques jours M. Ampère à la campagne entre deux voyages, l’aimable profusion avec laquelle il livrait alors ses idées à peine ébauchées, ses œuvres inédites, ses souvenirs anciens et nouveaux, tout le miel qu’il avait butiné sur les plages lointaines. Mais il n’était pas besoin de fixer M. Ampère et de le tenir quelque temps captif pour l’amener à prodiguer ainsi ses trésors. Cette causerie presque intarissable, qui instruisait toujours et ne lassait jamais, ces connaissances infinies, ces anecdotes sans nombre, cette façon vive et légère d’expliquer et de raconter, cette physionomie spirituelle, dont la bienveillance aimable était presque toujours éclairée par un fin sourire, tant de qualités charmantes cultivées par l’étude appartenaient sans réserve à tout interlocuteur capable de le comprendre et digne de l’écouter. Sa conversation était une sorte de domaine public livré aux honnêtes gens. Il suffisait d’un seul de ces noms sacrés, les lettres, les arts, la patrie, la liberté, pour émouvoir ce noble esprit et pour le faire courir au-devant du vôtre. Toute idée élevée, tout sentiment généreux était comme un passage ouvert jusqu’à son cœur.
La société et l’amitié avaient remplacé pour lui le foyer domestique que la mort de son illustre père avait détruit et que le mariage n’était point venu relever. On se disputait un tel hôte, on l’enviait à la famille qui était devenue la sienne, et dont l’attachement, resserré par de cruels chagrins, adoucit ses derniers jours. Car l’agrément qu’on trouvait dans l’amitié de M. Ampère n’en faisait pas tout le prix ; on en jouissait aussi comme d’un bien solide qui, une fois acquis, ne se pouvait plus perdre. Sa constance et sa délicatesse dans l’affection multipliaient les liens que le charme de son commerce avait formés, et quand la mort vint tous les rompre, ceux qu’il avait particulièrement aimés ont senti que ces nœuds de l’amitié étaient aussi forts et ne se déchiraient pas avec moins de douleur que les nœuds du sang.
Cette séparation eût toujours paru prématurée aux amis de M. Ampère, mais on ne peut douter que les fatigues de tant de voyages, le dédain trop habituel des droits du corps, et l’activité trop soutenue de cette flamme intérieure qui n’éclaire qu’en brûlant, n’aient consumé avant l’heure cette belle et innocente vie. Elle fut mêlée de biens et de maux, comme toutes les existences humaines. L’honneur d’être votre confrère fut une des grandes joies de M. Ampère et la récompense préférée de ses travaux ; il trouvait aussi beaucoup de douceur dans l’estime universelle et dans l’affection dont il était entouré ; enfin, il était loin d’être insensible au succès de ses écrits et au progrès un peu lent, mais sûr, de sa renommée. D’un autre côté, les déceptions ne lui ont pas manqué : élu par vous sous la monarchie, reçu sous la république, destiné à être remplacé sous l’empire, il n’échappait pas au contre-coup de tant de vicissitudes, et aucune blessure ne pouvait être faite à la justice ou à la liberté sans l’atteindre. Enfin, né dans un pays et sorti d’une famille que distinguent peut-être une sensibilité particulière et une certaine aptitude à souffrir, M. Ampère ne sentait rien à demi, et ces épreuves intimes, auxquelles nul n’échappe, faisaient une impression plus qu’ordinaire sur cette âme profonde et tendre. Mais la douleur ne laissait en lui aucune amertume, et il sortait meilleur encore de ces secousses inévitables qui endurcissent tant de cœurs et qui en exilent trop souvent la bonté. C’est qu’il s’était aperçu, dès ses premiers pas dans ce monde, des conditions sévères qui nous y sont faites, et qu’il les avait sincèrement et noblement acceptées. Embrassant, dès lors, comme une consolation, le travail et l’espoir légitime de la renommée, il écrivait à vingt-six ans : « Il y a, heureusement, autre chose en ce monde que le bonheur. » C’était trouver, bien jeune encore, le véritable secret de la vie. Arrêtons-nous sur cette belle parole et gardons, de M. Ampère, avec un souvenir qui ne passera point, cette dernière et touchante leçon.