M. Louis Pasteur ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Émile Littré, y est venu prendre séance le jeudi 27 avril 1882, et a prononcé le discours qui suit :
Messieurs,
Au moment où je me présente devant cette illustre assemblée, je sens renaître l’émotion qui s’est emparée de moi le jour où j’ai sollicité vos suffrages. Le sentiment de ce qui me manque me saisit de nouveau, et je serais confus de me trouver à cette place si je n’avais le devoir de reporter à la science elle-même l’honneur pour ainsi dire impersonnel dont vous m’avez comblé.
La science enfante chaque jour des prodiges. Vous avez voulu témoigner une fois de plus de l’impression profonde que le monde, les habitudes de la vie, les lettres à leur tour reçoivent de tant de découvertes accumulées. Si vous avez daigné jeter les yeux sur moi, la nature de mes travaux a sans doute parlé en ma faveur. Par quelques points ils intéressent les manifestations de la vie.
En prouvant que, jusqu’à ce jour, la vie ne s’est jamais montrée à l’homme comme un produit des forces qui régissent la matière, j’ai pu servir la doctrine spiritualiste fort délaissée ailleurs, mais assurée du moins de trouver dans vos rangs un glorieux refuge.
Peut-être aussi m’avez-vous su gré d’avoir apporté, dans cette question ardue de l’origine des infiniment petits, une rigueur expérimentale qui a fini par lasser la contradiction. Reportons-en toutefois le mérite à l’application sévère des règles de la méthode que nous ont léguée les grands expérimentateurs : Galilée, Pascal, Newton et leurs émules depuis deux siècles. Admirable et souveraine méthode, qui a pour guide et pour contrôle incessant l’observation et l’expérience, dégagées, comme la raison qui les met en œuvre, de tout préjugé métaphysique ; méthode si féconde que des intelligences supérieures, éblouies par les conquêtes que lui doit l’esprit humain, ont cru qu’elle pouvait résoudre tous les problèmes. L’homme vénéré dont j’ai à vous entretenir partagea cette illusion.
J’ai tant à louer, et de tant de côtés, dans cette belle vie de M. Littré, que vous excuserez ma sincérité si je commence son éloge en marquant mon dissentiment avec ses opinions philosophiques.
Émile Littré avait onze ans, quand son père, employé des droits réunis, obtint un avancement modeste qui le fixa à Paris. Il fit aussitôt suivre à son fils les cours du lycée Louis-le-Grand, où M. Littré fut promptement le premier de sa classe, quoiqu’il eût des rivaux dont plusieurs sont devenus célèbres.
M. Littré se plaisait à reporter à son père la meilleure part de ses succès. C’était un de ces fonctionnaires comme nos grandes administrations en offrent plus d’un exemple, qui, bien au-dessus de la situation qu’ils occupent, n’ont pu, par la faute des circonstances, « remplir tout leur mérite ». Souvent, par une compensation de la destinée ces hommes inconnus préparent à leurs fils une vie glorieuse.
À peine libre de son travail de bureau, le père de M. Littré se faisait le répétiteur assidu de son fils. Pour lui venir en aide, il avait appris le grec et plus tard même il étudia le sanscrit ; il avait laissé à tous ceux qui l’approchaient un si vivant souvenir que M. Barthélémy Saint-Hilaire, ami de ses enfants, lui dédia la Politique d’Aristote. Les termes de cette dédicace donnent, du père de M. Littré, de son caractère, de son patriotisme, de ses aptitudes philologiques, une idée telle qu’on serait tenté de croire que l’âme du père avait seule façonné celle du fils.
On se tromperait. M. Littré tenait peut-être plus encore de sa mère. Femme sans culture, elle avait une grande énergie morale, un profond sentiment de la justice, une ardeur extraordinaire pour les principes et les idées généreuses nées de la Révolution. C’était une Romaine», dit Sainte-Beuve. Fière de son fils, ambitieuse pour lui, elle l’entretenait avec orgueil dans des sentiments de respect et de fidélité aux institutions républicaines.
Tel est le milieu où fut élevé M. Littré et qui eut sur son caractère, naturellement docile, bon et reconnaissant, la plus grande influence.
En quittant le lycée, M. Littré, sur la recommandation du proviseur, entra comme secrétaire chez le comte Daru, qui terminait alors sa grande Histoire de la république de Venise. Le jeune secrétaire devint peu à peu l’ami et l’habitué d’une maison où l’on appréciait sa douceur obligeante, son goût pour le travail et ses connaissances, déjà si grandes, qu’outre le latin et le grec, il savait l’anglais, l’allemand et l’italien. Il se donnait même la fantaisie de composer des vers dans ces diverses langues.
« Votre fils, écrivit un jour le comte Daru au père de M. Littré, vaut mieux que ce que je lui fais faire. Donnez-lui une carrière. Quelle qu’elle soit, il y réussira. Comptez du reste sur moi en toute occasion. »
M. Littré se décida pour la médecine. À vingt-six ans, il terminait les études de l’internat des hôpitaux et il était prêt à passer l’examen de docteur quand son père mourut. Ce fut un coup désastreux pour la famille devenue pauvre. Comment subvenir aux frais qu’allaient exiger les examens et aux premières dépenses d’une installation de médecin ?
Le docteur Rayer avait remarqué depuis longtemps cet étudiant silencieux parmi les élèves les plus assidus à sa clinique de la Charité ; il devina la situation embarrassée du jeune interne et lui fit des offres de services que renouvela le libraire Hachette, ami de collège de M. Littré.
« Je n’eus pas, dit M. Littré, la hardiesse de grever mon présent en essayant de m’établir médecin. » Quelque insistance qu’on fît auprès de lui, il s’obstina dans son refus et se mit courageusement, à gagner sa vie et celle de sa mère en donnant des leçons de langues étrangères, de mathématiques même, car, avant d’entrer chez le comte Daru, il avait eu un instant l’idée de se préparer aux examens de l’École polytechnique.
« Au commencement de l’année 1831, la bise était venue, c’est M. Littré lui-même qui parle, je me trouvais fort dépourvu et je cherchais des occupations. Le docteur Campaignac, un de mes camarades d’études médicales qui était médecin d’Armand Carrel, me recommanda à lui. Carrel me fit entrer dans la rédaction du National. » Chargé du rôle modeste de traducteur des journaux allemands et anglais, M. Littré resta dans cette situation pendant plus de trois années, sans rien faire pour en sortir. « J’étais heureux, dit-il, j’avais libres les matinées que j’employais à suivre l’hôpital et je passais mes soirées dans d’autres études diverses. »
Le hasard porte quelquefois en avant ceux que la modestie retient en arrière. Le beau discours sur la philosophie naturelle de William Herschell, fils de l’illustre astronome de ce nom, venait de paraître. M. Littré, dans le National du 14 février 1835, en fit une analyse témoignant d’une science et d’une pénétration si profondes qu’Armand Carrel, enfermé alors à Sainte-Pélagie pour délit politique, écrivit à la mère de M. Littré une lettre remplie d’affection et d’éloges pour son fils. « C’est à vous, madame, disait-il, que je veux faire compliment de l’admirable morceau qu’Émile nous a donné ce matin, dans le National... Dites-lui que je ne sais personne à Paris capable d’écrire son article sur Herschell, et que je rougis de m’être donné pendant trois ans comme le rédacteur en chef d’un journal dans lequel il se contentait d’une tâche si au-dessous de son savoir et de son talent. »
Carrel voulut dès lors faire de M. Littré un rédacteur politique. Mais, trop modeste pour accepter cette situation, M. Littré était en même temps trop timide pour l’occuper.
Sainte-Beuve, dans ses Causeries du lundi, a finement retracé le caractère de l’homme qui ne sait ni se produire ni prendre une initiative. « Un homme sincèrement modeste et humble, dit-il, peut être très habile sur certains points, très courageux de résistance sur certains autres, mais il y a fort à penser qu’il est incapable d’une certaine initiative, d’un esprit d’entreprise et de poursuite, d’un essor complet et libre de ses facultés, et c’est parce qu’il se sent instinctivement inférieur à un tel rôle et à une telle responsabilité qu’il est si craintif et si rougissant de se produire, si en peine lorsqu’il s’est trop avancé. » M. Littré se reconnaissait dans ce portrait et il s’en faisait la très sincère application. « Si je ne voyais, disait-il avec charme, que cette description de Sainte-Beuve est toute générale, et embrasse une classe d’esprits, je la croirais particulière et tracée pour moi. »
Toutefois un mérite tel que le sien n’est pas si commun que toute la modestie du monde puisse l’empêcher de se faire jour et d’attirer l’attention. Dès l’année 1831, le libraire Jean-Baptiste Baillière, lié avec tous les médecins de cette époque, avait proposé à M. Littré de s’associer au docteur Andral pour entreprendre une traduction et une édition nouvelles d’Hippocrate. M. Andral, occupé d’autres études, ne put prendre part à ce grand travail, et, en 1834, M. Littré en resta seul chargé.
Ce qu’il fallait de connaissances spéciales et d’aptitudes variées concourant dans un labeur assidu, pour mener à fin cette grande œuvre, rien qu’une telle idée, a dit un de ses biographes, avait de quoi effrayer et détourner tout autre que M. Littré.
Le premier volume parut en 1839. À peine était-il publié que M. Littré fut élu membre de l’Académie des Inscriptions. Notre confrère aimait à rappeler ce premier et grand succès. À dater de cette époque, et tout en satisfaisant aux exigences de sa traduction d’Hippocrate, sa réputation grandit par l’accumulation incessante des productions les plus diverses. Préparé par un travail solitaire, il put se donner carrière dans toutes les directions de la pensée.
En 1844, il remplace M. Fauriel dans la Commission de l’histoire littéraire de la France, où il donne successivement des notices importantes sur les médecins du moyen âge, des glossaires, des romans ou poèmes d’aventures et autres branches de poésie des trouvères. — Rédacteur du National, — rédacteur du Dictionnaire de médecine,— collaborateur de la Revue des Deux-Mondes, du journal des Débats, du Journal des Savants, de la Revue germanique, il mène tout de front et remplit ces recueils variés des trésors de son érudition sur des sujets de toutes sortes, médicaux, historiques, philologiques, langue et littérature du moyen-âge. II y ajouta même des essais poétiques.
Le plus curieux fut une traduction d’un chant de l’Iliade en vers français du XIIIe siècle. C’était pour lui un exercice d’application de ses vastes recherches sur la langue française et ses origines. Comme on l’a dit, il se faisait trouvère pour mieux juger les trouvères. Il publiait, en outre, chemin faisant, une traduction fort estimée de Pline l’Ancien dans la collection Nisard.
Si je n’ai pas l’autorité nécessaire pour parler de la plupart des travaux que je viens d’énumérer, je me console à la pensée du jugement que va porter sur eux l’homme éminent par qui j’ai l’honneur d’être reçu dans votre illustre compagnie. Confrère de M. Littré à l’Académie des Belles-Lettres, il a été le témoin et il est le juge le plus compétent des travaux qui ont honoré la vie de l’infatigable travailleur.
« Que n’ai-je pas roulé en mon esprit ? Disait M. Littré avant de mourir. Si ma vieillesse avait été forte, que la maladie ne l’eût pas accablée, j’aurais mis la main, avec quelques collaborateurs, à une histoire universelle dont j’avais tout le plan. »
Dans l’ardeur qui le portait à rechercher « des clartés de tout », il conserva cependant toute sa vie un champ d’études de prédilection. Ce fut la médecine. On lui doit de savantes dissertations sur le cœur, sur le choléra, sur la fièvre jaune, sur la peste, sur les grandes épidémies...
Que de pages élevées ne pourrait-on pas extraire de ces articles ! Il ne se préoccupait ni de la recherche, ni de l’éclat du style. Mais, tout en ne visant qu’à la clarté, il rencontre souvent l’éloquence. Parlant de l’apparition des foudroyantes épidémies, il dit : « Ce sont de grands et singuliers phénomènes. On voit parfois, lorsque les cités sont calmes et joyeuses, le sol s’ébranler tout à coup et les édifices s’écrouler sur la tête des habitants ; de même il arrive qu’une influence mortelle sorte soudainement de profondeurs inconnues et couche d’un souffle infatigable les populations humaines comme les épis dans leurs sillons. Les causes sont ignorées, les effets terribles, le développement immense. Rien n’épouvante plus les hommes, rien ne jette de si vives alarmes dans le cœur des nations ; rien n’excite dans le vulgaire de plus noirs soupçons. Il semble, quand la mortalité a pris ce courant, que les ravages n’auront plus de terme et que l’incendie une fois allumé ne s’éteindra désormais que faute d’aliments... »
Cette citation nous montre également M. Littré attiré par les hautes questions de l’étiologie médicale.
« J’eus toujours, dit-il, une place réservée pour la pathologie et ce qui s’y rattache. Je ne permis jamais à mes autres travaux ou à mes autres goûts, de créer une prescription à cet égard. Quoique j’aie étudié la médecine sans en avoir jamais rien fait ni comme titre ni comme pratique, je ne troquerais pas contre quoi que ce soit cette art de savoir que j’ai jadis conquise par un labeur persistant. »
La citation mérite d’être poursuivie : « Je viens de dire, ajoute-t-il, que je n’ai point pratiqué la médecine. En ceci une rectification est à faire. J’ai, depuis trente ans, réalisé l’Hoc erat in votis d’Horace... Un petit jardin dans un petit village. Là, quand j’y vins, comment sut-on que je m’étais occupé de médecine ? Je l’ignore. Toujours est-il que les paysans, mes voisins, quand ils tombèrent malades, réclamèrent mon secours. Faisant la médecine gratis, j’aurais eu une clientèle fort étendue ; mais je circonscrivis sévèrement ma sphère d’action, et, prudent, dévoué, visitant plusieurs fois par jour mes malades qui étaient à ma porte, je rendis d’incontestables services ; plus tard, M. le docteur Daremberg, qui vint se fixer dans le même lieu, et qui, comme moi, aima Hippocrate et son antique génie, s’associa à mon office, et plus d’une fois, sur la fin, nous avons exprimé le regret de n’avoir pas songé à rédiger la clinique de notre petit village. Maintenant la vieillesse m’a déchargé de ce service bénévole, mais j’y ai acquis l’amitié et la gratitude de mes voisins, et, pour parler comme le vieillard de La Fontaine : cela même est un fruit que je goûte aujourd’hui. »
Horace aurait-il écrit son Hoc erat in votis si sa maison de campagne eût ressemblé à celle que M. Littré possédait au Mesnil ? On ne trouve là ni ruisseau d’eau vive, ni bouquet de bois, ni rien de l’aisance qu’Horace avait rêvée. Le plus simple presbytère du plus pauvre des villages peut seul donner une idée de cette maison où tout reflète une vie de solitude, de labeur et de désintéressement. M. Littré avait le culte de l’austérité. Un pieux respect a laissé toute chose à sa place, comme s’il devait revenir d’un moment à l’autre et retrouver sur son bureau des livres ouverts, des notes éparses. Voici la petite table où sa femme et sa fille travaillaient auprès de lui, et au-dessus de cette table apparaît, — visible témoignage de la profonde tolérance de M. Littré, — une image du Christ.
Ce fut dans cette retraite que M. Littré composa la plus grande partie de son Dictionnaire. Avec quelle patience et quel courage, pour ainsi dire, surhumains, il rassembla les matériaux d’une œuvre que l’on a signalée à juste titre comme un monument national !
« Je fus le premier, dit M. Littré, à vouloir soumettre de tout point le dictionnaire à l’histoire. » Rompant avec l’habitude de donner comme exemples des phrases arbitraires, il s’imposa l’obligation de citer, pour chaque mot, des phrases tirées des meilleurs écrivains, non seulement de la langue classique, mais encore des textes de l’ancienne langue, depuis le XIe siècle jusqu’à la fin du XVIe, s’attachant à tous les sens par lesquels le mot a passé, n’omettant ni les archaïsmes ni les néologismes, ni les contraventions à la grammaire, attentif aux acceptions détournées ou singulières, et recherchant toujours de préférence les exemples qui se recommandent par l’élégance de la forme, la valeur de la pensée, ou qui intéressent par l’histoire des idées et des mœurs. — Comme on l’imagine aisément, M. Littré, après avoir employé des années à réunir toutes ces citations, en passa plusieurs autres encore à les remanier, classant, ajoutant, rectifiant sans cesse. Avec cette candeur qu’il avait en toutes choses, il disait : « Que de fausses routes j’ai suivies ! Que de tentatives avortées ! Je revenais sur les pas déjà faits, je m’égarais dans un labyrinthe de pensées, toujours sur le point de perdre courage. » Un jour qu’il s’adressait à M. Beaujean, à celui qui fut son savant et dévoué collaborateur : « Ô mon ami, s’écria-t-il, ne faites jamais de dictionnaire. »
On a peine, en effet, à se figurer une telle somme de travail. Lui-même a eu la coquetterie de compter que si le Dictionnaire, sans le supplément, était composé sur une seule colonne, cette colonne aurait 37 kilomètres 525 mètres 28 centimètres, à peu près la distance de Paris à Meaux.
La Fontaine, qu’il aimait à citer, lui avait donné pour devise : Patience et longueur de temps... Dans une vie tout absorbée par la pratique de cette maxime, sa solitude était cependant toujours ouverte. S’il risquait d’être troublé par quelque visite, il ne voulait pas, pour échapper à un importun, s’exposer à perdre l’occasion d’un service à rendre.
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C’est au moment où il était dans la pleine activité de son travail que la veuve d’Auguste Comte vint le prier d’écrire la vie de son mari. M. Littré résiste, objecte son Dictionnaire qui absorbe tout son temps, promet de se consacrer sans réserve, dès qu’il l’aura achevé, à la tâche que Mme Comte lui demande de s’imposer. Celle-ci insiste avec opiniâtreté, faisant appel à la reconnaissance qu’il doit au fondateur de la philosophie positive. M. Littré accepte enfin. Avec une résignation surprenante, il modifie l’ordre de son travail du Dictionnaire, prend sur ses heures de repos et trouve le temps de composer une biographie d’Auguste Comte intitulée : Auguste Comte et la Philosophie positive, qui n’a pas moins de six cents pages.
II était au Mesnil le médecin consultant de tout le village. Prolongeant ses veilles jusqu’à trois heures du matin, la clarté de sa lampe brillait au loin pendant la nuit comme un fanal qui rassurait les malades. On savait qu’au premier appel, M. Littré quitterait son travail pour aller porter ses soins partout où ils seraient réclamés.
Se peut-il que l’homme dont je viens de vous retracer l’étonnante et charitable vie ait été méconnu jusqu’à être calomnié ! Il le fut pourtant. Ses opinions philosophiques en ayant été l’occasion, c’est le moment pour moi de les examiner. Je n’y apporterai d’autre souci que celui de garder ma propre liberté de penser.
Vers l’âge de quarante ans, une crise se produisit dans les croyances de M. Littré. Il venait de lire un ouvrage d’Auguste Comte intitulé : Système de philosophie positive. L’impression qu’il en reçut fut extraordinaire : « Ce livre, dit-il, me subjugua. Une lutte s’établit dans mon esprit entre mes anciennes opinions et les nouvelles. Celles-ci triomphèrent... Je devins, dès lors, disciple de la philosophie positive et je le suis resté... Aujourd’hui, il y a plus de vingt ans que je suis sectateur de cette philosophie ; la confiance qu’elle m’inspire n’a jamais reçu de démenti... Occupé de sujets très divers, histoire, langue, physiologie, médecine, érudition, je m’en suis constamment servi comme d’une sorte d’outil qui me trace les linéaments, l’origine et l’aboutissement de chaque question... Elle suffit à tout, ne me trompe jamais et m’éclaire toujours... »
Le principe fondamental d’Auguste Comte est d’écarter toute recherche métaphysique sur les causes premières et finales, de ramener toutes les idées et toutes les théories à des faits et de n’attribuer le caractère de certitude qu’aux démonstrations de l’expérience. Ce système comprend une classification des sciences et une prétendue loi de l’histoire qui se résume dans cette affirmation : que les conceptions de l’esprit humain passent successivement par trois états : l’état théologique, l’état métaphysique, l’état scientifique ou positif.
M. Littré ne tarissait pas en éloges au sujet de celte doctrine et do son auteur. Pour lui, Auguste Comte était un des hommes qui devaient tenir une grande place dans la postérité, et la « philosophie positive une de ces œuvres à peine séculaires qui changent le niveau ». Interrogé sur ce qu’il estimait le plus dans l’emploi de sa laborieuse vie, nul doute que sa pensée ne se fût portée avec complaisance sur son rôle d’apôtre sincère et persévérant du positivisme.
Il n’est pas rare de voir les plus savants hommes perdre parfois le discernement de leur vrai mérite. C’est ce qui me fait un devoir d’un jugement personnel sur la valeur de l’ouvrage d’Auguste Comte. Je confesse que je suis arrivé à une opinion bien différente de celle de M. Littré. Les causes de cette divergence me paraissent résulter de la nature même des travaux qui ont occupé sa vie et de ceux qui sont l’objet unique de la mienne.
Les travaux de M. Littré ont porté sur des recherches d’histoire, de linguistique, d’érudition scientifique et littéraire. La matière de telles études est tout entière dans des faits appartenant au passé, auxquels on ne peut rien ajouter ni retrancher. Il y suffit de la méthode d’observation qui, le plus souvent, ne saurait donner des démonstrations rigoureuses. Le propre, au contraire, de l’expérimentation, c’est ne pas en admettre d’autres.
L’expérimentateur, homme de conquêtes sur la nature, se trouve sans cesse aux prises avec des faits qui ne se sont point encore manifestés et n’existent, pour la plupart, qu’en puissance de devenir dans les lois naturelles. L’inconnu dans le possible et non dans ce qui a été, voilà son domaine, et, pour l’explorer, il a le secours de cette merveilleuse méthode expérimentale, dont on peut dire avec vérité, non qu’elle suffit à tout, mais qu’elle trompe rarement, et ceux-là seulement qui s’en servent mal. Elle élimine certains faits, en provoque d’autres, interroge la nature, la force à répondre et ne s’arrête que quand l’esprit est pleinement satisfait. Le charme de nos études, l’enchantement de la science, si l’on peut ainsi parler, consiste en ce que, partout et toujours, nous pouvons donner la justification de nos principes et là preuve de nos découvertes.
L’erreur d’Auguste Comte et de M. Littré est de confondre cette méthode avec la méthode restreinte de l’observation. Étrangers tous deux à l’expérimentation, ils donnent au mot expérience l’acception qui lui est attribuée dans la conversation du monde, où il n’a point du tout le même sens que dans le langage scientifique. Dans le premier cas, l’expérience n’est que la simple observation des choses et l’induction qui conclut, plus ou moins légitimement, de ce qui a été à ce qui pourrait être. La vraie méthode expérimentale va jusqu’à la preuve sans réplique.
Les conditions et le résultat quotidien du travail de l’homme de science façonnent, en outre, son esprit à n’attribuer une idée de progrès qu’à une idée d’invention. Pour juger de la valeur du positivisme, ma première pensée a donc été d’y chercher l’invention. Je ne l’y ai pas trouvée. On ne peut vraiment attribuer l’idée d’invention à la loi dite des trois états de l’esprit humain, pas plus qu’à la classification hiérarchique des sciences qui ne sont l’une et l’autre que des à peu près, sans grande portée. Le positivisme, ne m’offrant aucune idée neuve, me laisse réservé et défiant.
La foi de M. Littré dans le positivisme lui vint également des apaisements qu’il trouvait sur les grandes questions métaphysiques. La négation comme le doute l’obsédaient. Auguste Comte l’a tiré de l’un et de l’autre par un dogmatisme qui supprimait toute métaphysique.
En face de cette doctrine, M. Littré se disait : Tu n’as à te préoccuper ni de l’origine ni de la fin des choses, ni de Dieu, ni de l’âme, ni de théologie, ni de métaphysique ; suis ton penchant de chercheur « inquiet ou charmé » ; fuis l’absolu ; n’aime que le relatif. Quelle quiétude pour cette tête ardente, ambitieuse de parcourir tous les champs du savoir !
On s’est pourtant trompé sur cette quiétude et l’on s’est payé de fausses apparences en prétendant faire de M. Littré un athée résolu et tranquille. Les croyances religieuses des autres ne lui étaient pas indifférentes. « Je me suis trop rendu compte, dit-il, des souffrances et des difficultés de la vie humaine pour vouloir ôter à qui que ce soit des convictions qui le soutiennent dans les diverses épreuves. » Il ne nie pas plus l’existence de Dieu que celle de l’immortalité de l’âme ; il en écarte a priori jusqu’à la pensée, parce qu’il proclame l’impossibilité d’en constater scientifiquement l’existence.
Quant à moi, qui juge que les mots progrès et invention sont synonymes, je me demande au nom de quelle découverte nouvelle, philosophique ou scientifique, on peut arracher de l’âme humaine ces hautes préoccupations. Elles me paraissent d’essence éternelle, parce que le mystère qui enveloppe l’univers et dont elles sont une émanation est lui-même éternel de sa nature.
On raconte que l’illustre physicien anglais Faraday, dans les leçons qu’il faisait à l’Institution royale de Londres, ne prononçait jamais le nom de Dieu, quoiqu’il fût profondément religieux. Un jour, par exception, ce nom lui échappa et tout à coup se manifesta un mouvement d’approbation sympathique. Faraday s’en apercevant interrompit sa leçon par ces paroles : « Je viens de vous surprendre en prononçant ici le nom de Dieu. Si cela ne m’est pas encore arrivé, c’est que je suis, dans ses leçons, un représentant de la science expérimentale. Mais la notion et le respect de Dieu arrivent à mon esprit par des voies aussi sûres que celles qui nous conduisent à des vérités de l’ordre physique. »
La science expérimentale est essentiellement positiviste en ce sens que, dans ses conceptions, jamais elle ne fait intervenir la considération de l’essence des choses, de l’origine du monde et de ses destinées. Elle n’en a nul besoin. Elle sait qu’elle n’aurait rien à apprendre d’aucune spéculation métaphysique. Pourtant elle ne se prive pas de l’hypothèse. Nul, au contraire, plus que l’expérimentateur, n’en fait usage ; mais c’est seulement à titre de guide et d’aiguillon pour la recherche et sous la réserve d’un sévère contrôle. Il dédaigne et rejette ses idées préconçues, dès que l’expérimentation lui démontre qu’elles ne correspondent pas à des réalités objectives.
M. Littré et Auguste Comte croyaient et firent croire, aux esprits superficiels que leur système reposait sur les mêmes principes que la méthode scientifique dont Archimède, Galilée, Pascal, Newton, Lavoisier sont les vrais fondateurs. De là est venue l’illusion des esprits, favorisée encore par tout ce que présentaient de garantie la science et la bonne foi de M. Littré.
À quelles erreurs ne peut pas conduire cette identité prétendue des deux méthodes !
Arago avait dit de Comte : « Il n’a de titres mathématiques, ni grands ni petits. » « C’est vrai, répond Littré, M. Comte n’a pas de découvertes géométriques, mais il a des découvertes sociologiques. » Hélas ! voici un exemple de découverte sociologique ! Le 10 novembre 1850, M. Littré écrivit dans le National un article intitulé : Paix occidentale, article destiné à prouver que la sociologie était une science. « Il y a deux manières, dit-il, de prouver la vérité d’une doctrine : tantôt l’initiation directe, le travail, l’étude, tantôt les prévisions déduites de la doctrine qui persuadent et qui frappent tous les esprits : savoir, c’est prévoir. »
Or il arriva que, comme nous jouissions, en 1850, des bienfaits de la paix depuis 1815, M. Littré s’écrie : « Mais la paix est prévue depuis vingt-cinq ans par la sociologie. » Malheureusement l’article continue en ces termes : « Aujourd’hui encore, la sociologie prévoit la paix pour tout l’avenir de notre transition, au bout de laquelle une confédération républicaine aura uni l’Occident et mis un terme aux conflits armés... » M. Littré fut bientôt désabusé. Quand il réimprima, en 1878, cet article de 1850, il le fit suivre de remarques, où, avec sa sincérité habituelle, il exhale la douleur qu’il éprouve de sa naïve confiance d’autrefois. « Ces malheureuses pages, dit-il, me font mal ; je voudrais pouvoir les effacer. Elles sont en contresens perpétuel avec les événements qui se sont déroulés... À peine avais-je prononcé, dans mon puéril enthousiasme, qu’en Europe il n’y aurait plus de défaites militaires, que celles-ci désormais seraient remplacées par les défaites politiques, que vinrent la défaite militaire de la Russie en Crimée, celle de l’Autriche en Italie ; celle de l’Autriche en Allemagne, celle de la France à Sedan et à Metz, et tout récemment celle de la Turquie dans les Balkans. »
L’ouvrage que M. Littré a publié en 1879 sous ce titre : Conservation, révolution et positivisme, est rempli des méprises que la doctrine positiviste lui a fait commettre en politique et en sociologie. Pourquoi en serait-on surpris ? La politique et la sociologie sont des sciences où la preuve est trop difficile à donner. Trop considérable est le nombre des facteurs concourant à la solution des questions qu’elles agitent. Là où les passions humaines interviennent, le champ de l’imprévu est immense.
Le positivisme ne pèche pas seulement par une erreur de méthode. Dans la trame, en apparence très serrée, de ses propres raisonnements, se révèle une considérable lacune, et je suis surpris que la sagacité de M. Littré ne l’ait pas mise en lumière.
À maintes reprises, il définit ainsi le positivisme envisagé au point de vue pratique : « Je nomme positivisme tout ce qui se fait dans la société pour l’organiser suivant la conception positive, c’est-à-dire scientifique du monde. »
Je suis prêt à accepter cette définition, à la condition qu’il en soit fait une application rigoureuse ; mais la grande et visible lacune du système consiste en ce que, dans la conception positive du monde, il ne tient pas compte de la plus importante des notions positives, celle de l’infini.
Au-delà de cette voûte étoilée, qu’y a-t-il ? De nouveaux cieux étoilés. Soit ! Et au-delà ? L’esprit humain, poussé par une force invincible ne cessera jamais de se demander : Qu’y a-t-il au delà ? Veut-il s’arrêter soit dans le temps, soit dans l’espace ? Comme le point où il s’arrête n’est qu’une grandeur finie, plus grande seulement que toutes celles qui l’ont précédée, à peine commence-t-il à l’envisager, que revient l’implacable question et toujours, sans qu’il puisse faire taire le cri de sa curiosité. Il ne sert de rien de répondre : au delà sont des espaces, des temps ou des grandeurs sans limites. Nul ne comprend ces paroles. Celui qui proclame l’existence de l’infini, et personne ne peut y échapper, accumule dans cette affirmation plus de surnaturel qu’il n’y en a dans tous les miracles de toutes les religions ; car la notion de l’infini a ce double caractère de s’imposer et d’être incompréhensible. Quand cette notion s’empare de l’entendement, il n’y a qu’à se prosterner. Encore, à ce moment de poignantes angoisses, il faut demander grâce à sa raison : tous les ressorts de la vie intellectuelle menacent de se détendre ; on se sent près d’être saisi par la sublime folie de Pascal. Cette notion positive et primordiale, le positivisme l’écarte gratuitement, elle et toutes ses conséquences dans la vie des sociétés.
La notion de l’infini dans le monde, j’en vois partout l’inévitable expression. Par elle, le surnaturel est au fond de tous les cœurs. L’idée de Dieu est une forme de l’idée de l’infini. Tant que le mystère de l’infini pèsera sur la pensée humaine, des temples seront élevés au culte de l’infini, que le Dieu s’appelle Brahma, Allah, Jehova ou Jésus. Et sur la dalle de ces temples vous verrez des hommes agenouillés, prosternés, abîmés dans la pensée de l’infini. La métaphysique ne fait que traduire au dedans de nous la notion dominatrice de l’infini. La conception de l’idéal n’est-elle pas encore la faculté, reflet de l’infini, qui, en présence de la beauté, nous porte à imaginer une beauté supérieure ? La science et la passion de comprendre sont-elles autre chose que l’effet de l’aiguillon du savoir qui met en notre âme le mystère de l’Univers ? Où sont les vraies sources de la dignité humaine, de la liberté et de la démocratie moderne, sinon dans la notion de l’infini devant laquelle tous les hommes sont égaux ?
« II faut un lien spirituel à l’humanité, dit M. Littré, faute de quoi il n’y aurait dans la société que des familles isolées, des hordes et point de société véritable. » Ce lien spirituel qu’il plaçait dans une religion inférieure de l’humanité ne saurait être ailleurs que dans la notion supérieure de l’infini parce que ce lien spirituel doit être associé au mystère du monde. La religion de l’humanité est une de ces idées d’une évidence superficielle et suspecte qui ont fait dire à un psychologue d’un esprit éminent : « Il y a longtemps que je pense que celui qui n’aurait que des idées claires serait assurément un sot. Les notions les plus précieuses, ajoute-t-il, que recèle l’intelligence humaine, sont tout au fond de la scène et dans un demi-jour, et c’est autour de ces idées confuses, dont la liaison nous échappe, que tournent les idées claires pour s’étendre, et se développer, et s’élever. Si nous étions coupés de cette arrière scène, les sciences exactes, elles-mêmes y perdraient cette grandeur qu’elles tirent de leurs rapports secrets avec d’autres vérités infinies que nous soupçonnons. »
Les Grecs avaient compris la mystérieuse puissance de ce dessous de choses. Ce sont eux qui nous ont légué un des plus beaux mots de notre langue, le mot enthousiasme. —Εν Θεος. — Un Dieu intérieur.
La grandeur des actions humaines se mesure à l’inspiration qui les fait naître. Heureux celui qui porte en soi un dieu, un idéal de la beauté et qui lui obéit : idéal de l’art, idéal de la science, idéal de la patrie, idéal des vertus de l’Évangile ! Ce sont là les sources vives des grandes pensées et des grandes actions. Toutes s’éclairent des reflets de l’infini.
M. Littré avait son dieu intérieur. L’idéal qui remplissait son âme, c’était la passion du travail et l’amour de l’humanité.
Souvent il m’est arrivé de me le représenter, assis auprès de sa femme, comme un tableau des premiers temps du christianisme ; lui, regardant la terre, plein de compassion pour ceux qui souffrent ; elle, fervente catholique, les yeux levés vers le ciel ; lui, inspiré par toutes les vertus terrestres ; elle, par toutes les grandeurs divines ; réunissant dans un même élan comme dans un même cœur les deux saintetés qui forment l’auréole de l’Homme-Dieu, celle qui procède du dévouement à ce qui est humain, celle qui émane de l’ardent amour du divin ; — elle, une sainte dans l’acception canonique ; lui, un saint laïque.
Ce dernier mot ne m’appartient pas. Je l’ai recueilli sur les lèvres de tous ceux qui l’ont connu.