M. Léon SAY, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de MM. Jules SANDEAU et Edmond ABOUT, y est venu prendre séance le jeudi 16 décembre 1886, et a prononcé le discours qui suit :
Messieurs,
Vous m’avez fait l’honneur de m’admettre dans votre Compagnie, sans autre bagage que des discours ; cet honneur m’impose une lourde tâche : il me faut parler encore, et parler devant vous.
L’habitude de la tribune ne m’est ici d’aucun secours ; je crains de balbutier comme si je parlais pour la première fois.
Il y a, en effet, pour les orateurs du Parlement, comme une grâce d’état qui les rend, c’est ce qu’ils s’imaginent, compétents en politique, et surtout en finance, tandis qu’elle n’existe pas dans la république des lettres ; du moins, je ne m’en suis pas encore aperçu. On ne s’y fait pas d’illusions ; on n’y rencontre pas de réformateurs se disant capables de résoudre en quelques minutes tous les problèmes, moraux, sociaux ou politiques ; on n’y dit que ce qu’on pense ; on n’y parle que de ce qu’on sait. En changeant de république, je suis donc obligé de changer la plupart de mes habitudes, ce qui m’ôte toute confiance et m’oblige à ne compter que sur votre indulgence.
J’ai entendu, il y a bien des années, — c’était en 1849, — un ministre du commerce répondre à une députation : « Comptez sur mon impartialité, car je ne sais pas le premier mot de la question des sucres. » J’ai bien peur de n’avoir que ce genre d’impartialité pour parler du génie littéraire de mes deux éminents prédécesseurs. Ils ont passé devant moi dans la vie en me charmant, et m’ont fait éprouver des sensations, plus qu’ils n’ont sollicité mon jugement, car mon esprit était ailleurs. Je ne les connais que pour avoir souvent rencontré, salué, arrêté au passage cette foule d’êtres aimables, spirituels, originaux, enfants de leur cœur et de leur esprit, dont ils ont peuplé le monde depuis cinquante ans.
Aussi vous parlerai-je d’eux, simplement, comme on parle de ceux qu’on aime quand on les aime naturellement, pour ainsi dire d’instinct, et sans les avoir soumis à aucune analyse.
J’ai relu les œuvres de Jules Sandeau ; et, en les relisant, j’ai été frappé de me sentir comme enveloppé d’une atmosphère qui, sans m’être habituelle, ne m’était pas inconnue.
Il m’a semblé entendre ce qu’on disait autour de moi dans mon enfance, à une époque où les paroles frappaient mes oreilles sans qu’il me fût encore possible de les comprendre, ou plus tard dans ma jeunesse, quand, sur les bancs du collège et de l’école, je me laissais aller aux passions politiques et littéraires de mes jeunes amis et de mes maîtres. En un mot, je me sentais revivre sous le gouvernement de Juillet.
Jules Sandeau n’était pourtant pas un homme politique et son nom n’a jamais été prononcé dans les Chambres ; mais il était de son temps ; il en subissait autant et plus que personne l’influence. Ceux qui le lisent ou le relisent, et il y en a beaucoup, ne comprendraient donc pas son œuvre s’ils ignoraient l’état d’esprit de la génération dont il faisait partie et à laquelle il s’est adressé d’abord.
Jules Sandeau est né en 1811 : en 1830, il n’avait que dix-neuf ans. Quand il écrivit ce qu’on peut appeler son premier ouvrage, il dépassait de très peu sa vingtième année. C’était en 1834 et le roman qui parut alors, signé non pas d’une partie de son nom, mais de son nom tout entier, avait pour titre : Madame de Sommerville. Quatorze années plus tard, il publiait son chef-d’œuvre ; je veux parler de Mademoiselle de la Seiglière. Madame de Sommerville au commencement du règne, Mademoiselle de la Seiglière à la fin, c’est une période littéraire qui se confond, comme vous voyez, avec la période politique qui porte le nom de régime de Juillet.
Quand Jules Sandeau prit pour la première fois la plume, le Romantisme était dans tout son éclat et la révolution de Juillet donnait un tour socialiste aux aspirations littéraires, artistiques et politiques d’une jeunesse qui se croyait émancipée à la fois par le Romantisme et par la Révolution.
Sandeau n’a pas assisté, avec les chefs du Romantisme, à la première représentation d’Hernani ; il n’a pas signé, avec Thiers et Mignet, la protestation des journalistes au National, mais il vivait dans un monde qui ressentait vivement les révolutions de l’art et de la politique. Il n’a pas été un des héros de Juillet, mais il en voyait. La jeune France ne le traitait pas toujours comme un des siens, mais elle ne l’appelait pas philistin. Peut-être même faisait-il partie de la bande des Berrichons dont a parlé l’auteur d’Indiana, dans ses mémoires, bande mélangée de politiques et de romantiques qui, dans ses promenades nocturnes au quartier Latin, chantait à la porte des boutiquiers endormis des refrains sur les épiciers.
Le Romantisme, si je l’ai bien compris, c’est la liberté des hommes de génie, c’est-à-dire de ceux qui n’ont pas besoin de règles, parce qu’ils sont la règle des autres et qu’ils peuvent se tenir à leur gré, au-dessus ou au-dessous de ce que le public considère généralement comme le terrain solide des conceptions littéraires.
Ceux qui imitent la liberté des hommes de génie sans avoir leur génie, tombent dans la trivialité, ou se perdent dans des rêveries oiseuses. Aussi le Romantisme a-t-il été fatal à beaucoup de disciples et n’a-t-il réussi qu’à un petit nombre de maîtres.
Quelle émotion ne devait pas produire la révolution de Juillet sur une jeunesse préparée par le Romantisme ! Et quelle impulsion ne devaient pas donner à l’esprit des jeunes poètes, des jeunes artistes et des jeunes littérateurs de 1830, de grands événements politiques, se produisant à la suite d’événements littéraires qui leur avaient semblé plus grands encore.
Leur imagination ne pouvait que s’exalter au lieu de se contenir. Ils se croyaient appelés à jouer un rôle dans l’histoire de leur temps, et l’idée qu’ils se faisaient de ce rôle ne devait pas avoir pour conséquence de leur inspirer beaucoup de défiance de leurs propres forces. Ils étaient disposés à mépriser ce qui n’était pas né du choc même de la double révolution à laquelle ils avaient pris part, et se plaisaient dans la proclamation de leur foi littéraire, artistique ou politique. Confiants et sincères, ils se croyaient forts parce qu’ils étaient confiants, et vertueux parce qu’ils étaient sincères.
Sandeau avait autant d’enthousiasme et plus de finesse, de bonhomie, de scrupule que la plupart de ceux qui l’entouraient. Il détestait et méprisait l’hypocrisie. Le jour où tout le monde voulait que la Charte fût une vérité, ne lui était-il pas permis de demander que l’amour et l’amitié ne fussent pas un mensonge ?
Au moment où il écrivait Madame de Sommerville, Sandeau venait de laisser la moitié de son nom dans les liaisons heureuses, mais agitées, des premières années de sa jeunesse. Je ne connais pas bien ces premières années. Je sais qu’elles ont été troublées ; peut-être y trouverait-on la source de cette mélancolie qui étend comme un charme voilé sur toute son œuvre.
Il était très doux, très aimant, trop doux peut-être, disons le mot, trop faible pour n’avoir pas été opprimé dans toutes ses associations littéraires, amicales ou autres. On abusait de sa candeur, de son amitié, de son amour. L’histoire de son manteau mérite d’être connue ; elle le montre bien dans l’aimable naïveté de son dévouement. Le manteau est un vêtement qui marque son époque et qui avait en 1830 un prestige aujourd’hui disparu. Il y a encore de l’autre côté des Pyrénées ou des Alpes des gens heureux de se draper dans une cape bordée de velours rouge ou de satin vert. Nous ne connaissons plus ce bonheur-là.
Balzac, ayant besoin d’argent, s’adresse un jour à son ami qui, sans rien dire, met tout de suite en gage son manteau pour un louis. Quelques jours plus tard, Balzac, qui aimait à faire des effets de costume, dit à Sandeau : « Prête-moi ton manteau. — Non, je ne te prêterai pas mon manteau. » Balzac allait commencer une litanie de reproches quand il rencontra le regard attendri du bon Sandeau. Il se rappelle les vingt francs, se jette à son cou et lui dit les yeux pleins de larmes : « Ah ! mon pauvre enfant, je suis une brute, et je te demande pardon. »
Sandeau a toujours été dominé par ceux qui l’entouraient ; il se laissait faire, mais il en souffrait. On reconnaît d’ailleurs facilement les traces de cette souffrance dans Madame de Sommerville, dans Marianna et dans les autres ouvrages de sa jeunesse.
Madame de Sommerville est une femme encore jeune ; elle a passé les premières années de sa vie on ne sait où ; et, dans les pays ignorés où elle a vécu, elle a fait on ne sait quoi. Elle revient au bout d’un long temps dans une charmante campagne, et elle rentre, on ne sait comment, dans un vieux château qu’elle a quitté jadis, on ne sait pas pourquoi, s’appelant mademoiselle de Sommerville au départ et madame de Sommerville au retour. Elle a souffert par l’amour, et elle dit ses souffrances avec grâce.
Elle se laisse aimer par un jeune homme sans famille qui s’appelle Albert tout court ; elle en est sincèrement heureuse parce qu’elle aime qu’on l’aime ; elle en a sincèrement du chagrin parce qu’elle éprouve la plus vive affection pour la jeune fiancée qu’on lui sacrifie. Pour rendre Albert à la pauvre Nancy, elle fait croire à son jeune amoureux qu’elle est sa mère. Cet aveu était un mensonge, et ce mensonge lui a coûté un effort si douloureux qu’elle en meurt. La jeune fiancée, devenue l’épouse d’Albert, meurt, quelques jours après, des doutes dont son cœur n’a cessé d’être agité.
Il n’y a que le style, l’art et le charme des descriptions qui puissent faire accepter une combinaison aussi étrange d’événements aussi bizarres, car la sincérité qui est la seule vertu de l’héroïne ne peut intéresser le lecteur que pour bien peu de temps.
L’auteur de Madame de Sommerville avait déjà entrevu le personnage de Marianna pendant qu’il écrivait son premier ouvrage ; il fait dire à madame de Sommerville dans la confession qu’elle laisse pour Albert : « J’avais tant souffert ! et s’il est vrai que nous nous vengions sur ceux qui nous aiment de ceux que nous avons aimés, que de maux n’eussé-je pas amassés sur votre tête ! » L’histoire de Marianna n’est que le développement de cette idée. Le public a accueilli ce nouveau roman, quand il a paru, avec la plus grande faveur. Lorsqu’on parlait de Sandeau, à cette époque, on ne l’appelait jamais autrement que l’auteur de Marianna. Il est difficile de comprendre aujourd’hui un pareil succès ; le livre a vieilli.
Les deux premiers ouvrages de Sandeau sont, en réalité, loin d’avoir la même valeur que le reste de son œuvre. Ils sont écrits dans un style simple et vrai, mais le style même fait ressortir par le contraste ce qu’il y a de factice dans l’originalité des personnages et ce qu’il y a de fatigant dans la naïveté de leur orgueil ; comme on se plaît cependant à les lire, il faut bien qu’il y ait en eux quelque chose de supérieur ; ce qui est supérieur, c’est Sandeau.
Il ne lui manque, en effet, pour faire des ouvrages achevés, que de rencontrer une veine heureuse ; cette veine heureuse il l’a bientôt trouvée, et il l’a exploitée avec un si rare bonheur que ses derniers ouvrages marquent définitivement sa place auprès des écrivains qui ont le plus honoré notre époque littéraire. Cette voie ou cette veine, le régime de Juillet la lui ouvre ; c’est encore dans le mouvement des esprits en 1830 qu’il l’a découverte.
L’histoire de la Révolution de 1789 et des événements qui ont suivi est l’histoire des pères de la génération de 1830 et Sandeau a dû rencontrer, au moment où il commençait à penser et à écrire, les survivants des grandes luttes, des grandes choses et des grands crimes de la fin du XVIIIe siècle. Il a vécu nécessairement dans la familiarité d’une foule d’hommes qui avaient connu les libéraux de 1789, les girondins, les jacobins et les terroristes de la Convention, et qui, peut-être, avaient joué eux-mêmes un rôle sous le Directoire, le Consulat et l’Empire.
Il a donc pu se faire une théorie de la révolution de Juillet, en la comparant au passé. Je ne mets pas en doute qu’il n’y ait vu un renouveau des idées libérales de 1789, et que le roi des Français n’ait été pour lui le roi de la Révolution.
Ceux qui, depuis 1830, se sont repentis d’avoir renversé la monarchie légitime ont pu se former et produire des opinions différentes sur les origines, les causes et les effets de la révolution de Juillet ; mais les libéraux de 1830 n’avaient aucune hésitation. Ils voyaient entre la France d’autrefois et la France moderne ce que beaucoup de nos contemporains y voient encore aujourd’hui : un fossé que les politiques ont souvent cherché à dissimuler par des procédés plus ou moins habiles, mais qu’ils n’ont jamais réussi à combler.
Jules Sandeau a essayé de déterminer les conditions d’une réconciliation définitive ; et, quoique son essai ait été surtout et avant tout littéraire, peut-être même à cause de cette particularité, mérite-t-il d’être apprécié sérieusement.
La lutte personnelle, violente, sans merci, engagée pendant les années sanglantes de la Révolution, et poursuivie plus tard sans relâche entre ceux qui ont souffert et ceux qui ont fait souffrir, lui était apparue dans toute sa cruelle réalité.
Il avait étudié les passions et les caractères des uns et des autres, et il les avait trouvés si différents, si contradictoires, si opposés dans le fond comme à la surface, qu’un rapprochement lui avait paru impossible, soit alors, soit après, entre de si cruels ennemis. Les crimes de 93, les confiscations et le reste, rien ne lui avait semblé pouvoir être oublié par ceux qui en avaient été les auteurs ou les victimes. Mais il a espéré que la lutte qui s’était continuée avec une sorte de rage entre les combattants pouvait ne pas leur survivre. Il a pensé que la paix, impossible pour les pères, ne l’était pas pour les enfants. De ces réflexions sont nés Sacs et Parchemins, Mademoiselle de la Seiglière et les deux belles comédies qui sont sorties de ces deux romans.
Sandeau a peint l’émigré et le bourgeois sous les noms du marquis de la Seiglière et de M. Poirier. Le marquis de la Seiglière est le type des émigrés qui n’ont rien appris ni rien oublié ; c’est le XVIIIe siècle transplanté dans le XIXe, avec toute la légèreté qu’on lui a reprochée, et aussi avec toute la grâce et tout l’esprit qu’on se plaît à lui reconnaître. M. Poirier, de son côté, est le bourgeois du régime de Juillet, retiré des affaires et bien renté, qui veut s’élever et devenir homme d’État, et qui, plein de raison quand il s’agit de ses affaires, est emporté par la vanité au point de ne plus savoir ce qu’il fait quand il n’est plus à son comptoir.
Les deux mères, la baronne de Vaubert, dans Mademoiselle de la Seiglière, et la marquise de la Rochelandier dans Sacs et Parchemins, sont deux femmes d’intrigue qui cherchent à réparer, par toutes sortes de moyens, dont quelques-uns fort blâmables, les désastres de leur fortune.
En recevant Sandeau en votre nom dans cette même salle, et en l’invitant à prendre le fauteuil auquel vous veniez de l’appeler, M. Vitet lui a reproché d’avoir traité un peu légèrement les représentants de l’ancien régime, d’avoir fait rire de leurs travers, de n’avoir pas, en un mot, « laissé en paix ces cœurs fidèles ».
Peut-être aurait-il pu remarquer, en même temps, que la bourgeoisie de 1830 n’était pas beaucoup mieux traitée que la noblesse du XVIIIe siècle. M. Levrault est le plus souvent odieux ; et dans la pièce, après avoir pris le nom de M. Poirier, quoiqu’il soit moins grotesque que sous le nom de Levrault, il n’en reste pas moins un bourgeois extrêmement ridicule.
Il est vrai que le jeune Bernard, fils du fermier Stamply, a trouvé grâce devant Sandeau. L’amoureux plébéien de mademoiselle de la Seiglière est parfait. Mais il est de la nouvelle génération, de la même génération qu’Antoinette Poirier, que Laure Levrault et que cette adorable Hélène de la Seiglière dont il est éperdument épris.
Il fallait rendre les pères excessifs, ardents jusqu’à l’absurde, odieux même dans une certaine mesure, pour pouvoir conclure que la fusion des races était impossible dans l’ancienne génération. Il fallait montrer, au contraire, les enfants avec l’exquise fraîcheur d’une âme pure et sensible, pour en faire les ouvriers du grand œuvre que les parents ne pouvaient accomplir.
Mademoiselle de la Seiglière et mademoiselle Poirier sont de délicieuses jeunes filles. L’ancien et le nouveau régime peuvent être fiers d’être représentés par l’une et par l’autre. Mais ce charme même que Sandeau a su répandre sur elles, il n’a pu le trouver que dans l’ignorance où il les a laissés des deux grandes idées, des deux grandes époques qu’elles sont censées représenter. Ni l’une ni l’autre ne savent le premier mot de la politique. Elles ignorent qu’il existe un problème qu’elles sont cependant chargées de résoudre. Aussi Sandeau n’a-t-il pas réconcilié deux politiques, il n’a réconcilié que deux amoureux. Il a confondu les sentiments et les convictions, choses bien différentes.
Cette erreur est d’ailleurs très répandue. Que de gens s’imaginent qu’en établissant de bons rapports entre les hommes, on peut opérer un rapprochement entre leur politique.
S’il en était ainsi, une liste de ministres dressée dans le cabinet d’un homme d’État, ressemblerait à une liste de convives dressée dans la salle à manger d’un homme du monde. De même que des convives aimables peuvent s’asseoir à une même table, couverte de bonnes choses, pour parler agréablement en dînant, de même, des hommes politiques bien élevés pourraient s’asseoir à une même table, couverte de moins bonnes choses, c’est-à-dire de programmes et de projets de lois pour gouverner ensemble en causant. Les hommes d’État, dans cette hypothèse, n’auraient qu’un mot à dire à leurs comités électoraux : « Établissez entre nous de bonnes relations et nous vous ferons de bonne politique. » La réalité est malheureusement moins aimable. Il ne suffit pas d’être bien élevé pour attirer à soi ses adversaires politiques ; les bons sentiments et l’estime réciproque ne sont pas suffisants pour former un parti.
Mademoiselle de la Seiglière n’est donc point une œuvre qui puisse avoir d’action politique ; mais peut-on reprocher à Sandeau de n’avoir écrit qu’un chef-d’œuvre littéraire ?
Mademoiselle de la Seiglière, Sacs et Parchemins ont été mis au théâtre et les comédies me paraissent tout à fait supérieures aux romans. Dans les romans, dans Sacs et Parchemins surtout, les portraits tournent à la caricature. Dans les comédies, les caractères sont moins forcés et le langage est plus fin ; les ridicules sont présentés avec une naïveté voulue qui permet de ne pas aller au fond des choses, et on rit, sans leur en vouloir, d’originaux si amusants.
Il faut bien dire que le Gendre de M. Poirier a été fait en collaboration et que le collaborateur de Sandeau est un maître charmant, plein de tact et de mesure, un observateur sagace qui sait à merveille où cesse le ridicule, où commence l’odieux, un poète très fin qui dit les choses sans appuyer, laissant ainsi à l’auditoire le plaisir de croire qu’il collabore, en l’écoutant, avec l’homme d’esprit qui a écrit la pièce.
Si mon goût ne m’entraînait vers ce collaborateur que j’admire et avec lequel je suis si honoré d’avoir été uni par un lien de confraternité, je ne dirais rien de la collaboration. Je ne la comprends pas. J’en ai entendu parler souvent et longuement, quelquefois avec beaucoup d’autorité et de grâce, sans avoir pu jamais en pénétrer le mystère. Quand j’écoute une pièce écrite en collaboration, j’attribue tout ce qui me plaît à celui des auteurs que j’aime le plus et tout ce qui me paraît plus faible à celui des auteurs que j’aime le moins.
Ce procédé très empirique, je ne puis l’employer avec le Gendre de M. Poirier, parce que j’ai le cœur partagé ; et puis, si j’avais la tentation d’attribuer une pensée, une phrase, un mot, à cause de son charme ou de son esprit, au collaborateur de Sandeau, je m’arrêterais pour ne pas l’affliger. Je me reporterais alors à la comédie de Mademoiselle de la Seiglière, et je me dirais que j’y retrouve, après tout, les heureuses qualités qui m’enchantent quand j’écoute le Gendre de M. Poirier.
Mais ces réflexions m’entraînent, et je dois me rappeler que je suis ici, parce que vous croyez que j’ai appris à me borner. J’aurais cependant bien des choses à vous dire encore sur l’œuvre de Sandeau ; j’aimerais à vous parler de Fernand, de Catherine, de Madeleine, du Docteur Herbeau, de la Maison de Penarvan, de Jean de Thommeray, d’un grand nombre de jolies nouvelles, sans oublier le Concert pour les Pauvres. Je suis obligé de faire un grand effort sur moi-même pour m’arrêter.
Pendant les dernières années de sa vie, Sandeau a peu produit. La mélancolie native de son âme s’était, changée en tristesse ; la mort de son fils unique l’avait frappé au cœur. Ce fils était plein d’avenir. Il avait embrassé le noble métier de marin, et, un des premiers, il avait été envoyé en Cochinchine. Il en a fait une description pleine d’enseignements, que la Revue des Deux Mondes a publiée en 1872 et qui serait bonne à relire aujourd’hui.
Pendant la guerre de 1870, le jeune officier se préparait à combattre avec courage et simplicité, et un de vos confrères a lu, sur la tombe du père, une lettre admirable écrite la veille d’un jour de bataille.
Ce n’est pas devant l’ennemi qu’il a trouvé la mort ; le climat l’a terrassé. Il est venu s’éteindre dans le midi de la France. Son père l’a soigné et l’a vu mourir dans ses bras.
C’est un terrible combat que celui qui se livre dans l’âme et le cœur d’un père, quand il doit faire l’effort de travailler après avoir perdu ses enfants. Sandeau n’en a pas toujours eu la force ; personne ne le lui reprochera.
Son dernier ouvrage, Jean de Thommeray, est pourtant plein de vigueur et de vie. Il respire le plus pur patriotisme. En parlant de ceux qui sont morts pour la patrie devant l’ennemi, il pensait sans doute à ce fils que la maladie avait éloigné du champ de bataille.
L’auteur de tant d’œuvres délicates a survécu plusieurs années à son dernier ouvrage.
Il vous a souvent encore charmés par sa conversation aimable et fine, et vous a touchés par sa douce tristesse ; mais il se réservait pour vous, et ne se montrait plus à toute une génération qui l’aimait, ni à ce grand public qui l’avait adopté comme un de ses maîtres.
Vous lui avez donné un successeur qui aurait pu parler dignement de lui ; le malheur a voulu que le discours que vous attendiez n’ait pu être prononcé : Edmond About est mort avant de s’être assis sur ce fauteuil.
***
Je ne puis faire de parallèle entre lui et Sandeau ; ils ne se ressemblent par aucun côté. Sandeau était la mélancolie, About la verve. Sandeau a choisi avec soin des caractères comme sujet de ses études. About n’a pas choisi ; tout est à lui. Son regard se porte sur tout ; son esprit jaillit à tous propos ; son entrain est universel. Il est conteur, agronome, pamphlétaire, économiste, savant, journaliste, voyageur, artiste. Il sait tout, voit tout, entend tout ; mais il n’est pas solitaire, car il entraîne à sa suite tout un public dont la bouche est toujours béante et l’oreille toujours tendue. Ses moindres productions se répandent sur tous les points du globe où l’on parle, lit et traduit le français ; on compte par milliers les exemplaires de ses œuvres. On vendait, l’an passé, le trente-troisième mille du Roman d’un brave homme, le trente-neuvième de l’Homme à l’oreille cassée, le quarante et unième de Trente et Quarante, le cinquante-sixième de Germaine, le soixante-cinquième du Roi des Montagnes. C’est par un véritable plébiscite qu’il a été porté au premier rang de nos écrivains.
Je ne prétends pas vous énumérer tout ce qu’il a fait ; le temps, sinon votre patience, me manquerait. Je puis bien vous parler de son esprit en une demi-heure, mais il me faudrait des journées pour vous dire ce qu’il en a tiré.
Je pourrais vous faire son portrait ; j’aime mieux vous lire celui que je trouve dans son roman de Madelon, et qui reproduit inconsciemment quelques-uns des traits les plus frappants de son caractère. Il rappelle cette admirable petite toile où notre grand maître Baudry l’a peint avec un bonnet de fourrure, en nous faisant pénétrer par des yeux malicieux jusqu’au fond du cœur et de l’âme de son modèle.
Voici ce portrait : « Il causait agréablement, sans jamais écouter ce qu’il disait ; il avait dans l’esprit quelque chose de soudain et d’imprévu comme des fusées qui s’allumaient à tort et à travers sans que personne eût conscience d’y avoir mis le feu... On trouvait en lui plus de chaleur que de passion, plus de vivacité fébrile que d’aptitude à être ému, un scepticisme animé et bruyant, une indifférence un peu fanfaronne qui badinait, non sans grâce, avec le bien et le mal... Mais, avant tout, il était superlativement français. »
Ces fusées qui s’allumaient chez About sans que personne eût conscience d’y avoir mis le feu, et qui donnent par l’imprévu tant d’agrément à son style, on les lui avait toujours connues, même à Dieuze, au séminaire où il avait été élevé. Il avait, tout enfant, une mémoire prodigieuse, une malice d’où son esprit devait sortir, et un goût de critique incrédule et railleuse, qui en ont fait plus tard un des adversaires les plus redoutables de l’Église de Rome. « Tu ne seras jamais qu’un petit Voltaire, » lui dit un jour un de ses maîtres furieux ; que d’efforts n’a-t-il pas faits pour que son maître ne mentît pas !
Comme il avait les plus heureuses dispositions, un de ses professeurs proposa à sa mère de l’envoyer à Paris, au lycée Charlemagne, pour achever ses études.
En 1848, il entra, à l’âge de vingt ans, à l’École normale ; et, trois ans après, reçu le premier à l’agrégation des lettres, il partit pour l’École d’Athènes.
Il en rapporta un livre qui le rendit célèbre en quelques jours : la Grèce contemporaine ; bientôt après, parurent Tolla et le Roi des Montagnes. Ces trois ouvrages, dont le succès fut si prompt et si vif, et qui sont depuis trente ans dans la main de tous ceux qui lisent, contiennent pour ainsi dire About tout entier.
Il y a mis non seulement tout son talent, mais aussi le germe de la plupart de ses autres productions.
La Grèce contemporaine est un récit de voyage achevé, un conte humoristique pétillant de gaieté, et un redoutable pamphlet.
En trente pages, About fait d’abord, dans une sorte de préface, un tableau ravissant de la nature grecque. Les fleuves d’Arcadie sont pour lui les plus beaux fleuves du monde, et le Ladon est le plus beau des fleuves d’Arcadie. Il jouit de l’air délicieux qu’on y respire sous des platanes, des saules, des chênes verts, et toutes sortes d’autres arbres où grimpent les clématites, les vignes et les lianes, et on croit qu’il ne s’arrachera pas à un si doux endroit ; mais son cheval, le grand Épaminondas, — n’est-ce pas la fusée allumée on ne sait comment ? — lui fait prendre un bain dans l’Érymanthe. « Cet animal, dit-il, a la même passion que M. de Chateaubriand, il veut emporter de l’eau de tous les fleuves qu’il traverse. »
Il ne s’intéresse pas seulement à la nature ; l’état économique de la Grèce le passionne autant que ses fleuves et ses lianes. On dirait qu’il est agriculteur. Il sait quelles sont et où sont les ressources du pays ; il sait comment on pourrait les développer et combien de temps il faudrait pour les doubler. On pressent déjà ce que j’appellerai ses romans de culture, c’est-à-dire l’histoire de la transformation des landes par maître Pierre, et les grandes spéculations agricoles de Madelon à Frauenbourg.
Les romans d’affaires tiennent une très grande place dans l’œuvre d’About. Il croyait quelquefois sincèrement qu’il aurait dû renoncer aux lettres pour les affaires et se figurait qu’il aurait été un Richard Lenoir ou un Oberkampf.
Sa mémoire était si précise, et sa facilité à tout s’assimiler si extraordinaire, qu’après avoir visité une usine, il en connaissait à fond l’installation, les procédés, les débouchés, en un mot tous les avantages et toutes les imperfections.
Quand il voulait parler d’une invention, d’un procédé nouveau, il étudiait tout ce qui s’y rattachait ; il allait jusqu’au fond des théories les plus abstraites de la physique, de la chimie, de la mécanique, pour les expliquer, et il s’en rendait maître comme s’il n’avait jamais eu d’autre préoccupation que la science.
Les grandes affaires d’industrie, d’agriculture, de travaux publics ou de transport, qui paraissaient tant le séduire, sont en effet pour ceux qui les conçoivent et qui les dirigent une occasion de développer, quand ils en sont capables, les qualités les plus rares et les plus élevées.
On y apprend à connaître les hommes et les choses, à savoir le prix de l’initiative et de la temporisation, à tracer une limite entre la chimère et la réalité, tâche fort difficile dans un siècle où la science s’évertue à rendre cette limite indécise en la reculant toujours plus loin.
Les affaires sont comme des êtres vivants et organisés, mais les ressorts qui les font agir ne sont pas les passions. Aussi ne se prêtent-elles pas aux romans. On peut bien mettre dans un roman les passions d’un homme d’affaires, on ne peut pas y mettre ses affaires. About lui-même, qui pourtant y a réussi plus que personne, n’a pu avoir complètement raison de cette difficulté. Peut-être aurait-il dû s’en tenir à cet adage : que les affaires sont les affaires et les romans sont les plaisirs. Il en avait d’ailleurs jusqu’à un certain point conscience, car il a traité la question sociale sans le secours de la fiction, en savant, en philosophe et en économiste, d’abord dans son livre du Progrès, ensuite dans son A, B, C du travailleur.
Un des hommes qui ont été la gloire de cette Académie, un grand citoyen dont j’ai eu l’insigne honneur d’être l’élève, et sous l’autorité duquel j’ai traité les plus graves questions de finances publiques, a dit un jour que l’économie politique était l’autre nom de la littérature ennuyeuse. C’était une boutade bien injuste, d’autant plus impardonnable, que celui auquel elle est échappée a fait aussi à sa manière de l’économie politique, et qu’il n’a jamais ennuyé personne.
Il prétendait que, pour répondre à cette critique, on lui citait toujours le même nom celui de Frédéric Bastiat.
Les économistes ne sont pourtant pas si pauvres... d’esprit qu’il affectait de le croire. Ils auraient eu, s’il leur avait fallu composer une liste d’écrivains de verve et de style, bien d’autres noms à y porter, tout en mettant celui de Bastiat en tête, sans compter About, qui n’est certainement pas à classer parmi les ennuyeux.
Un de vos doyens, que son grand âge et la faiblesse de sa vue tiennent malheureusement trop souvent éloigné de vous, un des maîtres de la critique moderne, un littérateur qui ne dédaigne pas l’économie politique et qui en parle admirablement, parce qu’il la sait bien, a dit de l’auteur du Progrès : « M. Edmond About a la prétention de vous apprendre quelque chose parce qu’il sait beaucoup, mais il a surtout celle de vous amuser. Eh ! ma foi, si vous ne lui en savez pas quelque gré, vous êtes bien difficiles ; n’y réussit pas qui veut. »
Au surplus, j’admets que l’économie politique n’est pas faite pour amuser. Ce n’est pas là son objet ; elle est une des sciences de la vie, et la vie n’est pas toujours amusante ; je suis tout prêt à reconnaître qu’About est moins drôle quand il discute l’étalon monétaire que quand il écrit ses romans de haute fantaisie : Trente et Quarante, le Nez du Notaire ou l’Homme à l’oreille cassée. Bitterlin, dans Trente et Quarante, a d’ailleurs une façon à lui de parler de l’étalon d’or. Ce magnifique grognon est à Bade ; il tonne contre les joueurs ; il regarde avec mépris l’or flétri par le jeu : « Quelle différence, dit-il, entre les jetons d’immoralité que voici et ces respectables médailles que ma mère avait sanctifiées par le travail et l’épargne ! » Mais, pendant qu’il raisonne sur les tristes effets de la passion du jeu, l’or flétri, les jetons d’immoralité s’entassent devant lui ; il gagne, il fait sauter la banque, et il promène dans les salons sa grotesque colère contre la fatalité qui l’a rendu joueur en dépit de sa haine du jeu.
La momie du colonel Fougas dans l’Homme à l’oreille cassée est certainement plus divertissante que tout un traité sur la production des richesses, quand on la voit s’animer petit à petit sous l’influence de l’humidité qui pénètre ses organes et que, se réveillant tout à fait, on l’entend adresser ce mémorable appel à ceux qui lui rendent la vie : « Où suis-je ? Garçon, l’Annuaire ? »
Quelle merveilleuse agilité que celle d’un esprit qui peut ainsi passer de la question des salaires et des grèves à l’oreille cassée d’un colonel ou au nez perdu par un notaire !
Le jeune auteur de la Grèce contemporaine n’a pas seulement, dans son premier livre, fait deviner le savant du Progrès ou de l’A, B, C, et l’auteur de Maître Pierre ou de Madelon, il a montré à chaque page sa qualité maîtresse. Il est polémiste, il a le génie du pamphlet. On lui a reproché de s’être exercé sur les Grecs, sur leur administration et leur gouvernement, sans souci de l’hospitalité qu’il avait trouvée à Athènes. Ce reproche est bien effacé par les années ; après trente-cinq ans, il touche fort peu le grand public. Et d’ailleurs, quelle injustice About avait-il donc commise, quand il disait des Grecs que la vivacité de leur intelligence et leur aptitude à tout apprendre n’empêchaient pas qu’ils fussent un peuple dans l’enfance, très peu préparé, par conséquent, à marcher tout seul, très peu expérimenté en politique et très inhabile à trouver les conditions d’un bon gouvernement. L’Europe a ramené la Grèce du fond de la barbarie à la surface d’une civilisation dont elle n’avait aucune idée, et on lui a donné, à titre d’instituteurs, des Bavarois fort capables d’organiser savamment une Pinacothèque ou une Glyptothèque à Munich, mais tout à fait étrangers au génie hellénique.
Tout le crime d’About est d’avoir prévu, dès 1855, la révolution qui devait éclater sept ans plus tard.
Vous m’avez fait asseoir auprès d’un de vos confrères dont on peut dire, sans offenser la mémoire d’About, qu’il est un bien plus grand journaliste que lui, et vous avez ajouté un lien de confraternité au lien de tendre amitié qui m’unit à lui depuis un grand nombre d’années.
Vous vous rappelez sans doute comment ce confrère appréciait, au moment même où elle se produisait, la révolution grecque de 1862, quand la cour bavaroise, au retour d’une promenade en mer, s’aperçut qu’elle n’avait que le temps de passer de son yacht grec sur un navire anglais.
« Le roi, nous dit-il, avait l’ait régner dans son petit État une corruption administrative digne des plus grands royaumes. Cela dura près de vingt ans et vient de finir par une révolution qui est une des plus naturelles, une des plus sincères et une des plus irrémédiables qu’on ait jamais vues dans l’histoire. »
C’est encore ce même confrère qui disait, en parlant de l’établissement des Bavarois en Grèce : « Les Allemands envahirent toutes les fonctions, toute l’administration, et étendirent comme une couche de choucroute sur la terre de Périclès. »
About savait bien qu’il écrivait un pamphlet, et il s’en repentait si peu qu’il a recommencé. Le Roi des Montagnes est aussi un pamphlet, et comme la suite et le couronnement du premier.
Rien n’est plus original, ni plus amusant que le Roi des Montagnes. Les personnages qu’About a mis en présence sont devenus immortels : d’un côté, une vieille Anglaise imperturbable, qui croit que l’Angleterre et la maison Barley veillent toujours sur elle jusqu’au fond des ravins et des montagnes de l’Attique, et, de l’autre côté, un bandit qui lutte contre la civilisation moderne, dont il apprécie pourtant les banques de dépôts, et qui ne sait pas ou ne veut pas distinguer entre la guerre et le brigandage.
Pourquoi la Grèce se serait-elle offensée qu’About ait parlé d’une de ses maladies ? S’il a exagéré l’importance du mal, il n’a pas conté une méchante et chimérique histoire ; il n’a pas calomnié ; il n’a pas inventé le brigandage. Il a cru qu’il était bon de mettre à nu ces sortes de plaies, parce que c’était le seul moyen d’obtenir qu’on les pansât. Le brigandage n’a-t-il pas d’ailleurs, sous des noms et des formes diverses, sa place partout en Europe ? Il n’est pas mauvais d’en parler quelquefois. On a dit d’une grande nation qu’en grattant un peu, on trouverait le sauvage. Je voudrais bien savoir s’il y a dans le monde occidental une seule nation qui soit à l’abri d’un retour à la sauvagerie et dans laquelle la barbarie ne soit pas à fleur de peau.
Dans le courant de cette année, une bande de scélérats, prenant, dans les plus beaux quartiers de Londres, la tête d’une manifestation, lui ouvrait un chemin, comme des sapeurs, brisant et pillant tout sur son passage.
Les bourgeois de Londres et leur police ont été surpris ; ils se sont réveillés un peu tard et ils ont crié absolument comme Mme Simons du Roi des Montagnes : « Voilà qui est trop fort, sans avoir déjeuné ! » Ils ont ajouté gravement que les boutiques anglaises étaient inviolables, ce qui n’a pas empêché qu’on les violât. Les boutiquiers ont bien failli être forcés de signer un chèque sur une maison Barley quelconque, tout comme l’Anglaise du Roi des Montagnes. Et nous-mêmes, sous prétexte qu’il s’est écoulé cinquante-six ans depuis qu’un de vos confrères a dit que nous dansions sur un volcan, ne croyons-nous pas trop aisément que les feux souterrains sont éteints ? Quand nous avons joui pendant dix ans d’une certaine tranquillité, nous méprisons les coins du globe où le brigandage vit côte à côte avec la civilisation, comme si les périodes de dix ans, en se suivant, se ressemblaient toujours, même chez nous. About a eu raison de dire à la Grèce les choses toutes crues. Il a montré de jolis messieurs, filleuls de brigands, dansant à la cour, dans un pays où la désorganisation politique ne laissait d’autre moyen aux honnêtes gens, pour se défendre, que d’être leurs propres gendarmes. Qu’ont fait les Grecs ? Ils se sont dégoûtés de ce qui excitait la verve indignée d’About, et ils ont répondu par la révolution de 1862 au pamphlet de 1855.
Si de semblables misères morales et sociales se produisaient chez un autre peuple de l’Occident, il faudrait souhaiter à ce peuple un autre About, qui pût les étaler au grand jour avec assez de talent, de vigueur et d’esprit pour attirer les regards de la société tout entière.
Après la Grèce, c’est l’Italie qui a inspiré le second ouvrage d’About.
Le roman de Tolla est un livre aimable et des plus touchants ; c’est l’histoire d’une jeune fille qui meurt de chagrin. Victoria Feraldi est une jeune Romaine qu’on appelle familièrement Tolla. Sa famille est noble, honorée et riche. Elle s’éprend d’un jeune homme, Manuel Coromila, fils du prince Coromila, que tout le monde appelle Lello. Lello aime Tolla, mais c’est un prince, beau, nul, insouciant, dont le caractère est si faible et si indécis qu’il n’ose prendre aucun parti. Il est, finalement, emmené à Paris, distrait et détourné de son amour, et Tolla, qui l’attend en vain, meurt dans un couvent de Rome. C’est un récit très simple ; mais About a mis tant de charme dans toute la personne de cette jeune fille, il a mis tant de grâce dans tout ce qu’il lui fait dire, que la lecture de ce petit récit est extrêmement attachante.
Le fond de l’histoire est vrai. About l’a apprise à Rome, il a même eu dans les mains un livre imprimé qui contenait les lettres des deux jeunes gens, lettres que la famille de la jeune fille avait publiées pour se venger du jeune prince.
On a dit, quand Tolla parut, que c’était un plagiat. Aujourd’hui, l’accusation paraît ridicule. La marque d’About est à toutes les pages.
Tolla, avec toutes les grâces du style et tout le charme de la jeune héroïne, n’est pourtant, sous la forme d’un simple conte, que le premier chapitre d’un pamphlet qui se poursuivra plus tard dans la Question romaine et dans la Rome contemporaine.
Lello est pour About la personnification de la noblesse papale. « Ce n’est pas, dit-il dans la Question romaine, en parlant des princes romains, qu’ils manquent tous d’esprit ou d’intelligence, mais quelle mauvaise éducation le gouvernement leur a donnée ! on s’est appliqué surtout à ne leur rien apprendre. »
Aussi s’est-il attaché à mettre en relief les défauts du jeune prince romain Lello. C’est le vide absolu du cœur, de l’esprit et de l’âme. Il lui fait écrire très simplement et très naturellement les plus pauvres lettres du monde, lettres envoyées à sa fiancée en temps de choléra, pendant qu’il est à Rome et elle à Laricia, avec des recettes en cas d’accidents prémonitoires, comme disent les médecins, lui conseillant la pulpe de tamarin et l’eau de riz. C’est qu’About a la dent dure, comme il le dit lui-même dans la préface de Gaétana, et il a voulu que le portrait de la noblesse restée fidèle au pape, fût un pamphlet.
Entre le pamphlet et le journal, il y a peu de distance, et on pouvait croire que cette distance About la franchirait aisément.
Il l’a franchie d’abord pour répondre à la critique par la critique, et pour régler ses comptes, comme il le disait lui-même, avec ceux qui l’avaient attaqué.
Les lettres au Figaro, signées Valentin de Quévilly, ont eu beaucoup de retentissement ; d’autres lettres, des causeries, des chroniques, ont paru successivement dans le Moniteur, dans l’Opinion nationale et dans le Constitutionnel ; mais si c’était le journal, ce n’était pas encore le journal politique, cette œuvre quotidienne à laquelle il faut se donner tout entier, où on s’acharne, on s’use, on triomphe ou on périt. About était d’ailleurs retenu par une sorte de scepticisme politique, qui le rapprochait de beaucoup de partis et l’éloignait de tous.
Ce n’est qu’après 1870 qu’il est entré dans la politique. C’est son patriotisme blessé, meurtri par la perte de l’Alsace et de la Lorraine, qui l’y a jeté. Quelle plus noble raison pouvait le décider ? Les lettres ont pu s’en affliger, elles n’ont pas le droit de s’en plaindre. Ce n’est certainement pas de propos délibéré qu’il l’a fait, c’est bien un entraînement qu’il a subi. On lui avait demandé très souvent de mettre au service d’un parti sa verve inépuisable et son amour de la lutte ; il s’y était toujours refusé. Dans une lettre écrite à un de ses amis quelques années avant la guerre, je rencontre le passage suivant : « Je ne laisserai pas chômer ma plume pour le stérile et médiocre plaisir de criailler dans une Chambre entre MM. Glais-Bizoin et Gravier de Cassagnac. Non, non, je n’irai pas me fourvoyer dans cette galère. Mes années ne seraient plus que de cinq à six mois, et douze sont sitôt passés ! Et la vieillesse vient si vite ! Et il y a si peu de temps ici-bas pour tout le bien qui est à faire ! »
About, né en Lorraine, s’était fait de l’Alsace une seconde patrie.
Avec le produit de ses premiers ouvrages, il avait acheté, près de Saverne, une habitation charmante, la Schlittembach, où il se réfugiait pour écrire loin du bruit. C’est à la Schlittembach qu’il avait élevé sa nombreuse famille, c’est là qu’il avait écrit ses ravissantes nouvelles, Germaine, les Mariages de province et tant d’autres dont le succès a été si grand.
C’est à la Schlittembach qu’About vivait heureux en écrivant, quand la guerre de 1870 éclata ; c’est de là qu’il partit pour suivre nos armées et parler de leur courage, en s’exposant à tous les dangers. On se rappelle qu’il faillit deux fois être fusillé. Quelle douleur ne dut-il pas éprouver quand il vit sa Lorraine et son Alsace passer aux mains de l’étranger ! Il lui fallut quitter cette campagne chérie, où il avait passé de longues années heureuses, où il avait vu ses enfants grandir. La Schlittembach et les enfants étaient unis dans son cœur. Il était, personne ne l’a ignoré, le plus tendre des pères. Quand il parle de ses enfants dans ses ouvrages, ce qui lui est arrivé quelquefois, il y met toute son âme. Un jour, après la guerre, il voulut les amuser avec des œufs de Pâques, comme il avait coutume de le faire à Saverne. Il raconte que les petits cœurs battirent alors au souvenir de leur ancienne demeure. « Quand retournerons-nous là-bas ? disait le petit Pierre. Nous y sommes nés ; c’est chez nous. » Mais le petit Pierre n’y est pas retourné et n’y retournera plus. Il n’atteignit l’âge d’homme, le pauvre enfant, que pour mourir, dix-neuf mois après son père. Si on avait pu sauver About de la maladie à laquelle il a succombé, il aurait éprouvé, en perdant son fils aîné, le plus grand des chagrins. La mort, bienfaisante en cela, lui a épargné cette douleur, dont Sandeau a tant souffert.
About revint donc à Paris pour se servir de sa plume et se laisser aller aux inspirations de sa passion patriotique. À partir de ce moment, il appartint tout entier à la politique.
A-t-il désiré jouer un rôle actif dans la grande administration de son pays, étudier l’Europe en diplomate après l’avoir racontée en voyageur ? Je ne sais. Il plaisantait quelquefois lui-même sur les offres qu’on avait eu bien des fois envie de lui faire. Peut-être est-il vrai qu’on lui eût tout offert ? Je ne jurerais pas qu’il n’eût pas tout accepté. Toujours est-il qu’il n’a rien obtenu.
Ce n’est ni dans la diplomatie, ni dans les Chambres, c’est dans la presse seulement qu’il a fait de la politique. Il devint rédacteur en chef du journal le XIXe siècle, et soutint avec une grande vigueur la politique républicaine.
Il était libre penseur, et sa politique était fort agressive. Il ne voulut pas distinguer la politique catholique de la religion catholique. Le XIXe siècle ouvrit une campagne personnelle et d’une extrême violence contre les ministres de la religion.
C’était méconnaître une distinction essentielle et se refuser à comprendre les rapports nécessaires du gouvernement et de la religion, car s’il est vrai de dire qu’on ne peut plus aujourd’hui gouverner avec la foi, il faut bien reconnaître qu’on ne peut pas davantage gouverner contre elle. Les gouvernements modernes ne peuvent pas plus s’accommoder de l’irréligion d’État que de la religion d’État. La politique libérale, celle de 1789, qui protège la société civile et cherche à la rendre maîtresse de ses destinées, est et veut être indépendante du pouvoir religieux. Elle peut y réussir sans s’attaquer aux croyances ni aux ministres du culte.
J’aime mieux About, dans d’autres campagnes, où sa plume a jeté plus utilement un si vif éclat, comme par exemple en 1877, quand il s’est engagé avec tous les républicains dans la lutte électorale. Il y a joué un grand rôle et a pu revendiquer avec raison sa part du succès. Malheureusement, l’armée dans laquelle il était enrôlé se composait de corps très différents. Il a dû faire un jour son choix, et il s’est décidé pour les libéraux. Le programme de ceux dont il s’est séparé ne donnait satisfaction ni à ses idées politiques, ni à ses idées économiques.
Il a entrepris, dès lors, une nouvelle campagne, non moins brillante et non moins fougueuse que celle de 1877, en faveur du régime parlementaire et de la république libérale. La mort l’a surpris au plus fort de la mêlée.
« La République, disait-il le 20 novembre 1884, moins de deux mois avant sa mort, peut être bonne ou mauvaise, généreuse comme la nuit du 4 Août 1789 ou implacable comme la matinée du 21 Janvier 1793 ; elle peut être oligarchique, monarchique, aristocratique, cléricale et même effrontément despotique, sans quitter ce beau nom de République cher aux petits, aux pauvres et aux opprimés de toute la terre.
« Mais, sous quelques espèces qu’elle se présente devant nous, la République est assurée d’une certaine estime et peut compter sur quelque sympathie chaque fois qu’elle sera loyalement parlementaire, c’est-à-dire lorsqu’elle respectera les libertés nécessaires du pays. »
Et il ajoutait : « Nous ne nous consolerions point de voir fouler dans cette bagarre aux pieds des chevaux, des ânes ou des messieurs, les principes et les traditions parlementaires qui ont toujours été la force et l’honneur du pays. »
La santé d’About s’était altérée dans les agitations de la vie parisienne et dans l’ardeur des luttes politiques. Le calme de la Schlittembach lui avait manqué au moment même où il lui aurait été le plus salutaire. Sa fiévreuse activité l’empêcha de s’arrêter à temps. Un voyage qu’il fit en Algérie hâta les progrès de son mal et il mourut le 17 janvier 1885, au moment où il commençait à écrire le discours qu’il devait prononcer en prenant séance au milieu de vous.
Le 10 janvier, sept jours auparavant, il faisait paraître, dans le XIXe siècle, les dernières lignes qu’il ait écrites et par lesquelles je termine : « Appelez-moi, disait-il, chauvin, si bon vous semble, mais parmi les refrains qui m’ont bercé, il y en a un qui hante ma mémoire : Je suis Français, mon pays avant tout. »