Discours de réception de Jules Favre

Le 23 avril 1868

Jules FAVRE

M. Jules Favre, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Victor Cousin, y est venu prendre séance le jeudi 23 avril 1868, et a prononcé le discours qui suit :

    

Messieurs,

Il y a juste quarante années, non loin de ce palais, dans une enceinte consacrée au plus noble enseignement, se relevait une chaire autour de laquelle accourait en foule une jeunesse enthousiaste, avide d’applaudir celui qui allait y monter. Une grande et légitime popularité l’y avait précédé, bien qu’il touchât à peine à l’âge mûr. Sur son beau front, avec la flamme de la pensée, brillait l’auréole, toujours irrésistible, de la persécution. Sa voix, à la fois harmonieuse et puissante, semblait être la vibration d’un instrument pénétré d’un feu intérieur. Ce feu animait aussi son regard profond et ferme, d’où son âme s’échappait en éclairs, quand le souffle de l’éloquence l’agitait. Son geste sobre et contenu, l’onction et la solennité de son débit, la richesse de son langage, l’art merveilleux avec lequel il savait tirer des abstractions les plus hautes d’éblouissantes images, faisaient de lui la personnification vivante de l’initiateur. À ce moment il était plus encore : il était le champion et le vengeur de la vérité, il en ressaisissait d’une main libre le flambeau divin qu’une administration pusillanime avait essayé d’étouffer, et son auditoire enivré le saluait avec une foi respectueuse et naïve comme le défenseur de la dignité humaine, comme le précurseur de la liberté.

Au milieu de cette nombreuse assemblée où les cœurs débordaient de cette joie virile que donne le triomphe d’une cause juste, le moins palpitant d’émotion n’était pas un jeune étudiant fort obscur, très-effrayé de la tâche que la vie allait lui imposer et qui se livrait avec transport à l’entraînement d’une admiration passionnée. Quelles n’eussent pas été son épouvante et son incrédulité, si quelqu’un lui eût prédit qu’un jour il serait appelé à l’honneur insigne de remplacer au sein de votre illustre compagnie celui qui lui apparaissait environné d’un si prodigieux prestige ! Depuis, les temps ont marché, les années accumulées ont poussé l’adolescent vers le déclin de l’âge, et, tandis que, les fécondant par un travail incessant, l’orateur inspiré, le philosophe ingénieux, l’inimitable écrivain ajoutait sans relâche de nouveaux monuments à sa gloire, son futur et trop insuffisant successeur, absorbé par le tumulte des affaires, s’éloignait de plus en plus des sentiers lumineux, où son regard fasciné avait un instant suivi le maître s’avançant d’un pas assuré vers les régions souveraines de la science pure.

Cependant, quand je m’examine moi-même, j’y trouve avec certitude la trace profonde et permanente de ses leçons. Elles ont communiqué à mon esprit un besoin impérieux de remonter à la raison de tout ce qui le frappe, et d’étudier la nature des choses, sans tenir compte de ce qui est admis. Elles ont fortifié une de ses tendances natives, en lui faisant mieux comprendre, par un éclatant exemple, la puissance décisive qu’une forme incomparable prête aux manifestations de la pensée. Au reste, je devais cette intuition au bienfait de l’éducation classique, si propre à faire naître le goût et le respect du beau. Aux premières lueurs de mon intelligence, j’avais subi l’empire de cette séduction, et, depuis, je n’ai cessé de demeurer sous son charme, Aussi, lorsque, dans mon dénûment absolu des titres académiques, je cherche, à défaut de services rendus, par quelles bonnes dispositions j’ai pu provoquer la faveur inespérée dont j’ai été l’objet, je ne découvre en moi d’autre mérite, et il est bien faible, que celui d’avoir toujours ardemment aimé les lettres et poussé aussi loin qu’il m’était possible le sentiment de leur grandeur. C’est leur attrait qui agitait le matin de ma vie lorsque, dans l’illusion de mes rêves, j’appelais, comme le poëte, le souffle mystérieux qui me soulèverait de terre et répandrait mon nom dans la mémoire des hommes ( ). Je sentais qu’elles pouvaient me prêter ces ailes divines. L’idéal est leur empire. Tantôt elles ravissent avec les accents harmonieux de la poésie, tantôt elles subjuguent par la mâle autorité de la dialectique ; ici, cachant la vérité sous le voile ingénieux de la fiction, là, l’imposant aux intelligences, dégagée de toute entrave, elles sont vraiment les souveraines du monde. Elles le gouvernent par le plus légitime des pouvoirs, celui qui ne relève que de la libre raison, celui devant lequel ont toujours tremblé et trembleront toujours les politiques qui ont l’insolente prétention de confisquer la sagesse à leur profit et de substituer leur personnalité à l’opinion de leurs contemporains.

Mais, pour appartenir dignement aux lettres, que de qualités sont nécessaires ! Et qui peut se flatter de posséder les dons naturels que leur commerce exige ? Ces dons eux-mêmes ne suffisent point encore. Il faut les développer par un travail opiniâtre, par une ténacité supérieure à toutes les épreuves. La réussite n’est qu’à ce prix. Vous le savez mieux que moi, et vous pouvez, par votre exemple et vos succès, l’enseigner à ceux qui vous suivent dans cette difficile et glorieuse carrière, vous qui par votre bienveillance m’avez donné le droit précieux de vous nommer aujourd’hui mes confrères, et que je tiendrai toujours pour mes maîtres. S’il m’était permis de raconter vos efforts, vos veilles, votre dévouement de toutes les heures aux intérêts sacrés dont vous êtes dépositaires, j’étonnerais certainement les esprits superficiels qui considèrent le noble métier des lettres comme une distraction élégante ; mais en même temps j’enflammerais d’une sainte ardeur tous les jeunes courages impatients de la lutte, dédaigneux de la fortune sans la gloire, chastes amants des beautés idéales, serviteurs désintéressés du vrai ! Je vois avec orgueil grossir leur vaillante phalange. Ils sont notre espoir et notre force. Ils répondent par leurs aspirations viriles aux détracteurs des temps présents. Qu’ils soient prêts au sacrifice ! qu’ils ne s’effrayent ni de l’injustice ni de l’ingratitude ; qu’ils gardent au milieu de tant de tristes défaillances un cœur ferme et pur, une foi inébranlable à la science, et j’ose leur prédire la seule victoire digne d’eux, celle du droit et de la vérité, dont les triomphes passagers de la force ne détruiront jamais l’immortelle puissance.

Pour moi, je le confesse humblement, en mesurant la grandeur de cette œuvre, je compris que l’entreprendre serait de ma part une inexcusable témérité. Je m’en écartai par respect pour elle et par conscience de mon insuffisance, mais avec un sentiment de regret que le temps n’a pas diminué. Il me semblait, d’ailleurs, qu’en entrant au barreau, je n’abandonnais pas tout à fait le domaine des lettres. Leur culte y a toujours rencontré des disciples fervents. Je n’en puis invoquer de preuve plus éclatante que le témoignage même de votre compagnie, dont la tradition constante a été d’appeler dans son sein quelques membres de notre ordre. Et, en voyant parmi vous les deux illustres et bien-aimés confrères qui le représentent si glorieusement, je sens, qu’en les choisissant, c’est aux lettres que vous avez entendu rendre hommage. Qui les a mieux servies que le maître vénéré dont la longue existence n’a été qu’une succession de triomphes oratoires ? À lui seul, peut-être, était réservé le secret d’une langue simple et grande comme son cœur. Son ampleur dérobe aux yeux peu exercés l’art consommé qui la gouverne. Mais, pour celui qui veut se rendre compte de sa puissance, il est certain que les facultés privilégiées dont l’orateur est doué n’en sont pas l’unique explication. La noblesse du caractère, la fidélité des convictions, le dévouement au malheur, sont le foyer de la généreuse chaleur qu’il répand autour de lui. Mais à qui doit-il cette méthode savante, cet ordre lumineux, ce goût délicat qui font de ses harangues de précieux modèles, si ce n’est au commerce des anciens, à l’étude approfondie de nos grands écrivains, à son amour religieux des lettres qui lui assuraient au milieu de vous une place que l’admiration de la France lui avait décernée, même avant votre suffrage ?

Aussi, en venant siéger près de lui, en y trouvant l’homme éminent dont la parole austère semble un écho de Port-Royal, donnant à la logique son éloquence grave et saisissante, je ne puis m’empêcher de faire remonter l’honneur que je reçois à sa source véritable, à ce barreau qui m’est si cher, au sein duquel s’est écoulée ma vie, au milieu de rudes labeurs et de douces affections. Il a été l’école de ma jeunesse, le soutien de mon âge mûr, il sera la dignité des jours qui me restent encore. L’indépendance, le désintéressement, le courage civil, sont ses règles élémentaires. J’ai essayé de n’y être pas tout à fait infidèle, et, sur un autre théâtre, je n’ai eu qu’à m’en souvenir pour faire mon devoir. Je lui ai donné mon cœur. Il m’a rendu d’inestimables amitiés, mes guides indulgents et sûrs. Je serais bien aveugle si je ne les voyais pas me devançant ici et me préparant ce poste que, sans elles, je n’aurais jamais osé espérer ; je serais bien ingrat si je ne leur renvoyais pas l’expression publique de ma reconnaissance et de mon inaltérable attachement.

Mais, quelles que soient mes naturelles prédilections, je ne puis contester la distance qui sépare les régions où vit le barreau de celles où, pendant près de soixante années, a plané le génie de mon illustre prédécesseur. Les aptitudes exceptionnelles de M. Victor Cousin, la vigueur et l’éclat de son esprit, son infatigable ardeur au travail, l’avaient marqué de bonne heure comme l’un des élus de la science. Les trésors de sa riche imagination et la pureté de son goût devaient en faire un orateur et un écrivain de premier ordre. Né à Paris, le 28 novembre 1792, d’un joaillier peu aisé, mais qui, intelligent et républicain zélé, tint à donner à son fils une forte éducation, il fit ses études au lycée Charlemagne et remporta le prix d’honneur au grand concours de 1810. Ce premier succès appela sur lui l’attention de M. de Montalivet, ministre de l’intérieur, qui lui fit proposer un siège d’auditeur au Conseil d’État. L’offre était brillante et promettait une rapide fortune. Mais le jeune lauréat avait peu de penchant pour l’Empire. Or il n’était pas de ceux qui cachent leur ambition sous le voile du bien public et professent cette commode maxime qu’une fonction est toujours bonne à prendre, parce qu’en l’acceptant on ne sert que le pays. Il estimait, au contraire, que se lier à un pouvoir, en gardant de secrètes réserves, est une transaction indigne d’une âme loyale. En cela, il ne faisait que son devoir. Combien peu en ont la force ! et que d’obstacles salutaires arrêteraient les mauvais gouvernements, s’ils ne rencontraient pas les tristes facilités de conscience auxquelles il m’est si précieux d’opposer le noble désintéressement de M. Cousin !

Ce qui donnait, en effet, à sa résolution un mérite particulier, c’est qu’il était pauvre et sans appui. Néanmoins il n’hésita pas à préférer son indépendance à des avantages certains. La science devait largement le récompenser de son abnégation. Quant à lui, inébranlable dans sa foi, il ne cessa jusqu’à son dernier jour de lui consacrer tous ses efforts, et la mort qui le surprit au terme d’une longue carrière, interrompit seule ce labeur dévoué qui consumait, sans jamais l’épuiser, la dévorante activité de son esprit.

Formé par les leçons de cette École normale dont la France a le droit d’être fière, et qui a toujours été la pépinière d’hommes éminents, la gardienne des libres traditions, il débuta par le rôle modeste de répétiteur dans les lycées de Paris. En 1812, il rentrait à l’École normale comme élève répétiteur. Il y était maître de conférences lorsque M. Royer-Collard le désigna comme son suppléant dans la chaire d’histoire de la philosophie à la Faculté des lettres de Paris. Il débuta à la Sorbonne au mois de décembre 1815.

C’était une lourde tâche pour un jeune homme de vingt-trois ans à peine. Dès sa première leçon, il prouva qu’elle n’était pas au-dessus de ses forces. Je ne veux pas dire qu’il fit oublier l’homme considérable qu’il remplaçait. Cependant je puis affirmer qu’en voulant s’inspirer de lui, il ne tarda pas à se jeter avec éclat dans une route nouvelle. M. Royer-Collard subissait involontairement l’ascendant d’un siècle auquel il appartenait plus que M. Cousin. L’élévation de son caractère et les instincts de son austère probité l’avaient éloigné à la fois des excès de la philosophie sensualiste et du despotisme de l’Empire. Libéral par raison, spiritualiste par sentiment, politique d’une sagacité profonde et d’une mâle éloquence, il semblait, comme à dessein, s’arrêter au terme qu’il s’était à lui-même assigné dans la voie philosophique. La doctrine écossaise, qu’il expliquait, quand il céda sa chaire à M. Cousin, me paraît être la mesure exacte de ses conceptions métaphysiques. Il part d’une psychologie bien étudiée, emprunte beaucoup à l’école sensualiste, puis s’en sépare quand il arrive à la conclusion, laissant à l’écart Plusieurs graves problèmes, devant lesquels l’intelligence humaine ne peut, sans preuves certaines, se résigner à une abdication.

Sans aller beaucoup plus loin comme philosophe, M., Cousin, comme historien de la philosophie et comme critique, a singulièrement dépassé ces limites. Il a fourni aux générations qui le suivent les matériaux d’un édifice resté inachevé entre ses mains, et l’on peut dire de lui qu’il a inondé de clartés souveraines le but qu’il n’a pas touché. Nul, si ce n’est Descartes, dont il est le disciple respectueux, n’a posé d’une main plus ferme les bases d’une rigoureuse méthode ; nul n’a mis plus de grandeur et de pompe à lui être infidèle. Dès les premiers pas de son enseignement il est à l’étroit dans les liens du froid expérimentalisme d’Édimbourg. Il l’abandonne pour le père de la philosophie française ; affirmant avec lui la certitude de la pensée individuelle, il établit le point de départ indestructible de toute ontologie, allant sans effort de l’être qui a conscience de lui-même au monde extérieur, à la nature ; puis, ces faits constatés, remontant à leurs causes, de ces causes à la cause des causes, à l’infini, d’où il redescend avec autant de sûreté jusqu’à l’homme ainsi transformé, agrandi, et retrouvant par l’autorité de la science la démonstration évidente de sa céleste origine.

C’est M. Cousin lui-même qui nous apprend, dans la préface de ses Premiers Essais de philosophie, comment il s’écarta de son programme pour concentrer son enseignement sur le principe du moi spirituel ; il y rapporte la critique des différents systèmes que successivement il passe en revue, et, les mesurant tous à son inflexible critérium, il montre, avec une merveilleuse lucidité, les erreurs, dans lesquelles sont tombés les plus grands génies, quand ils se sont écartés de ce phare lumineux dont la conscience humaine est le foyer.

Je regrette que les bornes de ce discours ne me permettent pas d’entrer plus avant dans l’analyse scientifique de ces premières leçons. Ce qui me serait impossible, ce serait de les louer à l’égal de leur mérite. Elles n’ont pas été textuellement recueillies. Nous ne pouvons dès lors sentir le souffle oratoire qui les anima. Telles qu’elles sont, elles nous permettent de juger les qualités éminentes par lesquelles le jeune professeur se révéla comme une de ces rares intelligences qui dominent leur époque et laissent après elles un lumineux sillon.

Grâce à Dieu, nous sommes plus heureux pour les années suivantes qui conduisirent l’enseignement de M. Cousin jusqu’en 1820. Il publie cette partie de son cours sous le titre : du Vrai, du Beau et du Bien. Ce livre, qui a obtenu un immense et légitime succès, est celui auquel il a donné le plus de soins et qui reproduit le mieux son système. Il le dit lui-même dans son avant-propos : « Les dix-huit leçons qui composent le présent volume ont ce trait particulier que, si l’histoire de la philosophie en forme le cadre, la philosophie elle-même y occupe la première place, et qu’au lieu d’érudition et de critique, elles présentent une exposition régulière de la doctrine dès lors arrêtée dans notre esprit, qui depuis n’a cessé de présider à nos travaux. »

La division qui fait partir l’auteur de la recherche de la vérité, pour le conduire à la morale à travers l’esthétique, est irréprochable. Simple et complète, elle saisit toutes les intelligences et embrasse l’ensemble des connaissances humaines. Après avoir, dans son précédent enseignement, solidement établi comme base fondamentale la certitude du moi réfléchi par la conscience, l’illustre professeur prouve par l’étude et le jeu des facultés de l’âme l’existence de principes généraux et universels. Ces principes n’étant pas en nous-mêmes, il en faut trouver la source hors de nous. Or, en examinant leur nature et la nôtre, on est invinciblement conduit à les rattacher à l’infini, non plus par le sublime intermédiaire des idées de Platon, mais par l’effort propre, par l’essence de notre raison, si bien que cette raison serait inexplicable sans la vérité absolue, et cette vérité absolue elle-même inexplicable sans Dieu dont elle est l’éternel attribut.

Arrivé à ces hauteurs, l’esprit de M. Cousin s’arrête, et, planant à la fois sur l’homme, sur l’univers, sur les essences invisibles, sur tout ce que l’infini pénètre incessamment comme cause créatrice, il croit avoir épuisé son sujet et il n’aborde l’esthétique que pour lui demander la confirmation éclatante de ses démonstrations. Elle ne pouvait lui manquer, car la notion du beau nous est révélée par les besoins impérieux de notre âme. Il n’est ni l’utile, ni l’agréable, ni le convenable ; il nous attire, nous subjugue, nous fascine sans le secours d’aucun intérêt, quelquefois contrairement à notre intérêt même. Sa perception peut nous être transmise par les sens, comme elle peut être purement idéale. Notre raison seule est donc son miroir, non son foyer. Sa notion est en nous comme celle de la vérité. Son principe nous est supérieur, et, comme notre conscience nous atteste son universalité, il est absolu dans son essence et ne peut venir que de l’être absolu contenant dans son sein tout ce qui est nécessaire et immuable comme lui.

De cet enchaînement de déductions, pour ainsi dire mathématiques, naît tout un ordre de conséquences au développement desquelles M. Cousin sait prêter une incomparable grandeur. L’analyse la plus parfaite, et je ne sens que trop les défectuosités de la mienne, ne pourrait donner une idée, même affaiblie, de la lumineuse ordonnance de son argumentation, de la hauteur de ses vues, de la richesse de ses images. Le beau, n’étant à ses yeux qu’un rayon divin de l’idéal, se confond avec le vrai, et cette double conception nous ravit en Dieu. L’art, représentation finie du beau, ne peut donc jamais, sans être infidèle à sa mission, se séparer de la vérité ni altérer le lien mystérieux qui le rattache à l’infini. Plus élevé, que la réalité dont il s’inspire, il poursuit sans relâche, en désespérant toujours de l’atteindre, le type incréé de toute perfection. Il le devine sous le voile de formes changeantes qui le trahissent et le dérobent tour à tour, il en évoque le fantôme dans ses fiévreuses méditations, jusqu’à ce que, se repliant sur l’âme humaine, il trouve dans ses profondeurs le secret de la beauté morale qui engendre, domine et gouverne ici-bas toutes les autres.

C’est ainsi que, par un circuit inévitable, l’observation philosophique nous ramène au point de départ, à nous-mêmes, à notre propre conscience. Le besoin de la justice est en elle aussi net, aussi impérieux que celui du vrai et du beau. De la notion de la justice découle celle du bien et de la morale. M. Cousin réfute avec une extrême vigueur la doctrine de l’intérêt, et prouve la faiblesse et l’insuffisance de la théorie du sentiment. Et, revenant avec le flambeau de sa méthode sur la route éclairée par lui d’une si vive lumière, il place le principe de la morale en Dieu et dans le rapport nécessaire qui nous unit à lui.

Il faut lire les pages éloquentes que le grand écrivain a consacrées à l’établissement de ces hautes vérités. Je ne crois pas que jamais elles aient rencontré un plus magnifique interprète, et nulle part cependant les beautés de la forme ne diminuent la rigueur du raisonnement. Il contrôle le témoignage de la conscience par celui de l’humanité, et leur conformité lui permet légitimement de donner aux faits particuliers leur caractère général, aux faits généraux leur principe universel. Clef sublime de la voûte éternelle qu’on ne peut supprimer sans ruiner l’édifice tout entier ! Pourquoi en effet l’homme aurait-il reçu le bienfait dangereux de la liberté, s’il n’avait en même temps l’intuition du bien ? et comment, sans cette intuition souveraine, expliquer le désintéressement, le dévouement, l’estime et le mépris, l’admiration et l’indignation ? Pourquoi le jugement universel décerne-t-il le nom de héros à ces êtres privilégiés qui, s’oubliant constamment eux-mêmes, se sont sacrifiés à l’exécution d’un juste dessein, supérieurs à l’exil, aux souffrances, à la mort, et conservant, même après l’abandon de leurs amis, suprême épreuve des grandes âmes, une ineffable et calme sérénité ? Pourquoi, au contraire, au sein de fastueuses délices, enivrés d’encens, courbant sous la loi de leur caprice le front des peuples et le diadème des rois, les tyrans dont le pouvoir est né de la fourberie et de la violence sont-ils impuissants à dominer leur trouble intérieur ? et, maîtres du monde, pourquoi sont-ils les esclaves humiliés d’imaginaires et invincibles terreurs ? L’immortel annaliste de Rome nous le dit : « Ce spectacle donne à la sagesse sa plus éclatante confirmation. Sa cause triomphe par ce contraste ( ), » et les déchirements qu’entraînent après elles les faussetés, les passions brutales, les méchantes entreprises, n’auraient pas plus de raison d’être que la noble et confiante quiétude du martyr, sans le principe absolu de la justice qui, de Dieu descendant sur l’humanité, pénètre sa substance immatérielle et lui arrache d’involontaires hommages, dans ses misères comme dans sa grandeur !

De la morale ainsi restituée à sa haute origine et à son rôle salutaire, naît logiquement la doctrine du devoir, du mérite et du démérite, et, par voie d’irrécusable conséquence, celle de l’immortalité de l’âme. Elle protége par une règle identique le droit privé et le droit public, car le respect que l’individu commande pour l’exercice de ses facultés primordiales est la seule base légitime du gouvernement des nations. Ainsi disparaissent les usurpations de la force, qui n’ont d’autre point d’appui que l’ignorance et la corruption. Les sociétés modernes ne peuvent prendre leur essor qu’en s’en affranchissant pour jamais, quel que soit le consentement qu’elles aient semblé prêter. M. Cousin l’enseigne en termes exprès : « L’humanité, dit-il, oublierait sa dignité, elle consentirait à sa dégradation, elle tendrait les mains à l’esclavage, que la tyrannie n’en serait pas plus légitime. La justice éternelle protesterait contre un contrat qui, fût-il appuyé sur les désirs réciproques les plus authentiquement exprimés et convertis en lois solennelles, n’en est pas moins nul et de nul effet. Comme l’a très-bien dit Bossuet, il n’y a pas de droit contre le droit, point de contrats, de conventions, de lois humaines contre la loi des lois, contre la loi naturelle. »

J’en conclus qu’en saine morale, le seul gouvernement acceptable est celui qui sort de la liberté et en favorise l’épanouissement. M. Cousin nous l’enseigne encore dans un passage, que je transcris d’autant plus volontiers qu’il est presque textuellement conforme à l’opinion que j’ai développée sur le même sujet, quand il nous était permis de penser en matière de constitution : « C’est, dit-il, une triste et fausse politique que celle qui met aux prises la société et le gouvernement, l’autorité et la liberté, en les faisant venir de deux sources différentes, en les présentant comme des principes contraires. J’entends souvent parler du principe de l’autorité comme .d’un principe à part, indépendant, tirant de soi-même sa force et sa légitimité, et par conséquent fait pour dominer. Il n’y a pas d’erreur plus profonde et plus dangereuse. On croit par là affermir le principe de l’autorité. Loin de là, on lui ôte son plus solide fondement. L’autorité, c’est-à-dire l’autorité légitime et morale, n’est autre chose que la justice, et la justice n’est autre chose que le respect de la liberté. En sorte qu’il n’y a pas deux principes différents et contraires, mais un seul principe d’une certitude égale et d’une égale grandeur dans toutes ses formes et dans toutes ses applications. »

« L’autorité, dit-on, vient de Dieu. Sans doute, mais d’où vient la liberté ? C’est à Dieu qu’il faut rapporter tout ce qu’il y a de plus excellent sur la terre, et rien n’est plus excellent que la liberté. La raison, qui dans l’homme commande à la liberté, lui commande selon sa nature, et la première loi qu’elle lui impose est de se respecter elle-même. »

Ces maximes élémentaires sont de tous les temps. Elles sont toujours utiles à rappeler, surtout lorsqu’elles sont ouvertement méconnues ; et c’était, de la part du jeune professeur, un courageux patriotisme, de les faire entendre à la Restauration qui aurait pu y trouver son ancre de salut. Mais les pouvoirs qui ont la folie de se mettre au-dessus de l’opinion s’infatuent d’eux-mêmes, et le silence leur va mieux que la contradiction. Le ministère ordonna la suspension d’un enseignement auquel il n’y avait rien à répondre. M. Cousin descendit dignement de sa chaire en compagnie d’un historien illustre, atteint par la même disgrâce, vengé par la même popularité ; et c’est encore à Tacite que j’emprunte, pour la leur appliquer, cette maxime dont les événements n’ont pas tardé à montrer la justesse : « Rien ne tourne mieux à la dérision que la démence de ceux qui croient étouffer le siècle qui les suit sous le poids de leur passagère puissance. Le châtiment qu’ils infligent au génie fait son autorité, et la rigueur dont ils ont usé en le frappant n’a d’autre effet que d’assurer leur propre honte et sa légitime gloire ( ). »

Violemment arraché à ses succès, M. Cousin n’éprouva pas une heure de défaillance. Il se donna avec ardeur à l’étude, cette amie fidèle des délaissés. C’est alors que commença à se développer chez lui le goût passionné des livres et de la philologie. La science ne lui suffisait pas. Il y ajoutait la patiente et curieuse investigation des textes, la comparaison des éditions, et il n’épargnait ni dépenses.ni fatigues pour conquérir, dans sa pureté originale, la forme de l’auteur qu’il interrogeait.

Dans un de ses voyages en Allemagne, le 14 octobre 1824, il fut inopinément arrêté à Dresde sur une dénonciation de la police prussienne. Mis au secret, malade, il invoqua vainement l’intervention du chargé d’affaires français, qui probablement reçut l’ordre de demeurer sourd à ses plaintes. Il put alors réfléchir à la petitesse des gouvernements qu’une vaine frayeur pousse à de si criminels excès, et, plus libre dans ses fers que ses tristes persécuteurs dans leurs palais, il se consola par le commerce du divin Platon, dont il traduisit le Banquet. Interrogé seulement en décembre, il n’obtint qu’en février une mise en liberté provisoire, avec Berlin pour résidence forcée. Il y étudia sérieusement la langue allemande, et se lia avec tous les philosophes éminents aux travaux desquels il a eu le mérite de nous initier. Les portes de sa patrie ne lui furent rouvertes que le 25 avril 1825, sans qu’il eût été admis à repousser légalement l’absurde accusation d’affiliation à une société secrète qui avait troublé l’imagination des ministres de Frédéric-Guillaume.

Cette ère de pénibles épreuves si vaillamment traversée devait bientôt finir. En dépit de la compression qui s’appesantissait sur elle, la France s’agitait dans un vague malaise ; elle appelait de tous ses vœux un régime qui rendit un libre essor à son génie. Quand l’administration de M. de Villèle s’affaissa sous le poids d’une légitime réprobation, les deux illustres professeurs furent rappelés à la Sorbonne d’où les avait bannis une politique inintelligente. Leur retour fut un triomphe. Je ne crois pas que M. Cousin ait pu compter dans sa vie, brillante de si nombreux succès, beaucoup d’heures pareilles à celle où il se trouva en face d’un auditoire amoncelé dans la vaste mais trop étroite salle d’un amphithéâtre fermé depuis huit années, s’ouvrant enfin pour donner passage au flot d’admirateurs enivrés, qui saluaient avec de frénétiques applaudissements le maître aimé, reconquis par la victoire du droit et l’approche de la liberté.

Il était difficile au professeur d’échapper à la contagion de ces impétueuses émotions. Elles expliquent le caractère particulier des treize leçons qui inaugurèrent la reprise de son cours. Son talent oratoire s’y produit dans son merveilleux éclat ; sa langue est souple, abondante, mélodieuse ; sa période savamment agencée se développe avec une majesté simple sans trahir l’art de sa composition. La beauté de l’expression est constamment au niveau de l’élévation de la pensée, et, quand on lit ces magnifiques discours, surtout quand on a eu, comme moi, le bonheur de les entendre, on comprend facilement l’impression immense qu’ils ont causée. Cependant nulle œuvre de M. Cousin n’a provoqué et ne mérite de critiques plus sérieuses. Il le dit lui-même dans l’avant-propos de la publication qu’il en a faite : « Je n’ai pas besoin d’une grande modestie, pour reconnaître que, dans ce cours tout à fait improvisé, il y a plus d’une proposition hasardée et des excès de langage que j’aurais bien volontiers fait disparaître, si la calomnie, en les envenimant, ne les avait rendus irrévocables. » Je ne saurais pour ma part, sans une flatterie indigne d’une si grande mémoire, ne pas souscrire à ce jugement. Nous ne rencontrons ici ni la méthode ni l’exactitude qui donnent aux précédentes leçons une valeur inestimable et qui vont bientôt se retrouver avec toute leur puissance dans une savante et lumineuse critique du système de Locke. L’auteur y trace le cadre de l’histoire de la philosophie et y cherche un moyen de vérifier la légitimité de son système. Il le résume par sa division du vrai, du juste et du beau venant de Dieu et y reliant l’homme, se produisant d’abord spontanément dans notre âme, s’en dégageant ensuite par la réflexion. Poursuivant son analyse psychologique, il arrive à sa formule célèbre du fini, de l’infini, du rapport du fini et de l’infini. Il la justifie par le témoignage de la conscience, la contrôle par l’histoire, et en fait sortir sa fameuse doctrine des trois époques nécessaires, fatalement successives, s’engendrant et se détruisant les unes les autres. Dans ce développement historique il place quatre systèmes philosophiques également nécessaires, découlant du même principe et reparaissant dans un ordre invariable. Il les reconnaît tous contenant une part d’erreur et une part de vérité. Le rôle de la philosophie moderne est d’écarter l’une pour rétablir l’autre. Elle prend le nom d’éclectisme, et se manifeste en métaphysique par le spiritualisme, en politique par la monarchie constitutionnelle.

Ces distinctions artificielles se sont depuis longtemps évanouies devant la précision de la critique, et, j’ose le dire, devant l’autorité des événements. Je ne puis néanmoins méconnaître la grandeur et le charme qu’elles prêtaient à l’éloquence de M. Cousin. Peut-être les avait-il imaginées pour éblouir et captiver les jeunes intelligences qui venaient à lui avec une foi naïve. Si tel a été son désir, je puis attester, au moins pour mon humble part, qu’il a été accompli. La commotion que j’ai ressentie au pied de sa chaire s’est prolongée bien au delà ; et quand, aujourd’hui, à quarante ans de distance, je relis ces leçons que je n’avais pas revues depuis, j’y retrouve dans leur fraîcheur virginale, comme les fidèles compagnes de ma vie intellectuelle, les saintes aspirations de ma jeunesse vers la vérité éternelle, l’indépendance de la pensée, la passion de la liberté dont mon cœur reconnaissant renvoie au maître vénéré le mérite et l’honneur.

Cette action salutaire sur les générations qu’il a formées sera la vraie gloire de M. Cousin. Il les a ramenées à la philosophie par des sentiers semés des plus nobles séductions. Peut-être a-t-il trop facilement présenté des classifications comme des systèmes, peut-être s’est-il arrêté trop vite dans la voie où il n’y a d’autre terme que celui de notre faculté de connaître. Mais ce qu’on ne peut lui contester, ce sont ses ardentes et sincères croyances spiritualistes, son amour immense de la patrie, son respect religieux pour les droits de la raison humaine. Son enseignement, comme un fleuve majestueux et fécond, s’échappe sans effort de ces sources vives. Il est une philosophie incomplète et une morale achevée. Il a fait surgir des penseurs éminents qui lui ont rendu un juste hommage en portant plus loin que lui le drapeau philosophique. Il n’a fait pénétrer dans les cœurs que de généreuses inspirations, et si ses élèves sont restés fidèles à ses leçons, il n’en est pas un qui n’ait été un bon citoyen, un homme de bien, prêt à tous les sacrifices pour l’accomplissement de son devoir et la défense de ce qui est juste.

La Révolution de 1830 lui ouvrit l’accès du pouvoir et l’enleva à sa chaire, au notable détriment de la science. Membre du conseil de l’Université et de la chambre des Pairs, ministre de l’instruction publique dans le cabinet du 1er mars, il ne négligea aucune occasion de servir la cause de la philosophie et de l’enseignement. Il fut l’un des auteurs de la belle loi sur l’instruction primaire, rédigea le rapport à la chambre des Pairs, laissant ainsi un monument qui devait préparer de vifs regrets à ceux qui n’ont pu empêcher la mutilation de son œuvre. Rendu à la vie privée par la chute de la monarchie, M. Cousin se consola facilement de sa retraite en se vouant avec plus d’ardeur que jamais à ses chères études. Ce fut alors que, tout en remaniant avec une patience et un goût admirables ses œuvres précédentes, en les éclairant par des préfaces achevées, il commença à mettre à exécution une entreprise qui avait été l’objet constant de ses méditations et de ses rêves. Le XVIIe siècle l’avait toujours captivé par un attrait que l’âge et la réflexion n’avaient fait que fortifier, et, s’abandonnant sans résistance à cette prédilection, il avait complaisamment tourné toutes les forces de son âme vers les raisons qui pouvaient la justifier. Aussi était-il arrivé à créer à son siècle préféré une prééminence absolue, qui l’entraînait à une indulgence un peu relâchée pour ses côtés faibles. Mais qui de nous serait tenté de s’en plaindre, quand ce sentiment, presque passionné, lui a inspiré les charmantes biographies où il a prodigué toutes les richesses de l’art le plus exquis ? Art enchanteur jusque dans ses raffinements, naturel en ses affectations, et témoignant par sa recherche même la dévotion tendre et sincère dont il est le poétique reflet. Sans doute le philosophe et l’historien s’effacent devant le panégyriste. Nous en sommes bien vite consolés par les grâces inimitables d’un esprit subjugué et par les généreux élans d’un cœur vraiment épris.

D’ailleurs une pensée élevée se dégage de ces créations séduisantes. C’est l’hommage rendu à la dignité, à la souveraineté de l’intelligence humaine. En traçant d’une main à la fois si caressante et si émue les portraits des femmes célèbres qu’il dérobe à l’histoire pour les couronner de l’immortalité littéraire, M. Cousin est resté fidèle à Descartes. C’est leur âme épurée et fortifiée par de nobles études qu’il admire en elles. Il montre la grandeur de ce ressort divin jusque dans leurs erreurs, et c’est légitimement qu’il les propose à la reconnaissance de la postérité, à raison de l’exemple et de l’impulsion qu’elles ont donnés.

En cela, il n’est que juste ; et ses fines louanges renferment une profitable leçon. Si les femmes du XVIIe siècle ont joué un rôle brillant ; si leurs vertus, leur courage, leurs passions ont imprimé à leur époque un caractère singulier d’animation chevaleresque, c’est que, malgré leur apparente frivolité, elles avaient profondément pénétré dans le sérieux de la vie ; c’est qu’avant tout elles avaient demandé au savoir la force qu’il ne refuse jamais à quiconque l’aborde avec résolution. On est étonné et presque humilié aujourd’hui quand on songe à la variété des connaissances familières à ces grandes dames, que le rang et la beauté n’éblouissaient pas, au point de leur faire envisager la distinction et la parure comme le but suprême de l’existence.

Aussi les hommes les plus considérables subissaient leur empire. Disciplinées par leurs scrupules délicats, les lettres dépouillaient leur rudesse primitive ; la langue se fixait ; l’élégance et l’urbanité s’imposaient ; la galanterie s’ennoblissait, et dans ce doux commerce, dont nul attrait décent n’était banni, la science et le cœur, la bravoure et les grâces se partageaient, sans se le disputer, l’influence souveraine qui préparait et dominait l’opinion publique.

Les femmes n’ont point été infidèles à cette mission pendant le cours du siècle suivant, envers lequel M. Cousin ne s’est pas montré suffisamment impartial. Adversaire infatigable du matérialisme qu’il a courageusement combattu, et, je le crois, scientifiquement vaincu, il l’a trop identifié au XVIIIe siècle, qui, malgré d’injustes attaques, restera grand par sa foi à la raison et sa haine du despotisme. Vous avez tous présents à la mémoire les noms des femmes illustres, qui, à côté de généreux écrivains, contribuèrent au merveilleux épanouissement philosophique, d’où sortit le triomphe de la nation régénérée par la liberté. Les convulsions sanglantes qui accompagnèrent cette commotion terrible, et qui par un inexplicable mystère semblent être la condition fatale de toutes les grandes initiations, auraient-elles ajouté à tous nos malheurs, à tous nos malentendus, à toutes nos faiblesses, la perte des traditions que le souvenir de nos glorieuses aïeules nous rappellerait en vain ? Commettrions-nous la faute impardonnable de séparer ce que Dieu a indissolublement uni, de sevrer les femmes de la forte nourriture de l’esprit, et de nous priver du secours précieux de leur sagesse, si vigilante, si tendre, si perspicace ? Agir ainsi serait inaugurer le règne de la corruption et de la force. Celui de la liberté doit naître des mœurs, et les mœurs ne seront relevées que lorsque, associée à l’homme par les travaux de l’esprit, l’affranchissement de la pensée et l’amour de la patrie, la femme reprendra dans la société française l’influence légitime que ses nobles qualités lui assurent.

C’est en relisant les pages attachantes que M. Cousin a consacrées à ses illustres héroïnes que se fortifiera en nous ce sentiment salutaire. Nous y trouverons aussi des modèles achevés de style. L’auteur seul était sévère pour elles et y retouchait sans cesse. Il se livrait avec amour à ce travail, ce qui ne l’empêchait pas de revoir minutieusement chacune des éditions de ses différents livres et d’y ajouter des commentaires et des préfaces. Nul n’a poussé plus loin que lui le scrupule d’un écrivain désireux d’atteindre la plus haute perfection. Il y consacrait ses veilles, et quand ses forces diminuaient, son âme soutenait encore son infatigable persévérance : Ce fut au milieu de ces nobles labeurs qu’une mort douce et calme le surprit à Cannes, dans sa soixante quinzième année. Il n’en vit pas les approches. Mais il y était préparé ; s’il n’eut pas la consolation des adieux suprêmes, il témoigna par ses dernières dispositions sa fidélité touchante aux amitiés qui avaient été le soutien et le charme de sa vie. Il n’oublia pas davantage les intérêts de la science et confirma la fondation d’un prix de 20,000 francs à donner tous les trois ans, par l’Académie des Sciences morales et politiques, à la meilleure composition sur la philosophie ancienne. Enfin il laissait une bibliothèque inestimable, véritable monument élevé par lui à l’histoire de la philosophie et à la littérature du XVIIe siècle. Voulant en faire un secours utile à l’étude, il la légua à l’État avec une rente annuelle de 10,000 francs pour son entretien, et le choix par lequel il désigna celui auquel, pour la première fois, devait être confiée la garde de son cher trésor fut encore le tribut payé à une sainte affection, et en même temps l’hommage bien mérité rendu au savoir, à la modestie, à la dignité du caractère.

Tel fut celui que la France a perdu et dont la place à l’Académie restera vide. Il n’y brillait pas seulement par les qualités connues du public, il vous réservait les grâces familières d’une conversation dont la richesse était inépuisable. Son zèle pour tout ce qui vous touchait ne se lassait jamais, et les travaux par lui entrepris à votre intention prouvaient toute l’étendue des respects qu’il avait voués à la philosophie et à la langue française, dont, avec raison, il ne séparait pas la cause.

J’en atteste son rapport sur la Nécessité d’une nouvelle édition des Pensées de Pascal, dont la lecture n’occupa pas moins de cinq de vos séances. Attachant à la pureté des textes une importance capitale, il aurait voulu qu’on n’épargnât aucun effort pour rétablir ceux des auteurs classiques. Il n’avait pas du reste attendu cette occasion pour joindre la pratique au précepte ; il avait consacré ses veilles à éditer Proclus, Abélard et Descartes, et ces publications, fruit d’un immense labeur, ne lui avaient pas coûté moins de 35,000 francs. Quand la science était en jeu, il oubliait tout, hors ses amis, auxquels, malgré quelques rudesses extérieures, il gardait les intimes délicatesses de son cœur. À ceux qui, malgré les révélations de son inimitable talent, mettraient en doute sa profonde sensibilité, il a fait à l’avance une réponse victorieuse dans un écrit plein d’émotion sur le marquis de Santa Rosa. Il y raconte la vie et la fin sublimes de ce martyr de l’indépendance italienne et les circonstances qui amenèrent entre eux une étroite liaison. À ce récit est mêlée une correspondance qui, montrant ces deux âmes sans voiles, permet de découvrir dans celle de M. Cousin les sentiments les plus tendres et l’affection la plus fidèle.

Parvenu au terme de cette étude qui, je ne le sens que trop, dépassait mes forces, et dans laquelle la pensée de votre bienveillance seule m’a soutenu, quand je me recueille en moi-même pour rechercher quel est le titre le plus solide de gloire de mon illustre prédécesseur, ramené malgré moi aux premières impressions de ma lointaine jeunesse, je vois son beau génie rayonner comme celui du plus puissant des initiateurs philosophiques du XIXe siècle. Il restera aussi l’un de nos plus grands écrivains. Mais, malgré l’éclat d’une telle couronne, je pose plus haut sur son front celle que lui décerne la liberté de penser. Il a mis au service de cette sainte cause toutes les ressources de sa nature privilégiée. Il a dominé les intelligences ; le mouvement fécond qu’il leur a communiqué ne fera que s’étendre. Il s’étendra, que dis-je ? il s’est déjà étendu bien au-delà des limites auxquelles lui-même a touché.

Mais il faut reconnaître que, placé au premier rang comme historien de la philosophie, comme philosophe il a peut-être exagéré les ménagements. Je fatiguerais votre attention si je vous citais les nombreux passages dans lesquels il a lui-même déclaré qu’il n’allait point jusqu’aux conséquences de ses principes, et que, sur plusieurs points capitaux, il se refusait à conclure. À ses yeux, la philosophie est surtout une science morale, et sa mission est de vivre en paix avec les puissances que les hommes ont coutume de respecter.

Partant de ces maximes, il s’efforce de tout concilier. En histoire, il aboutit à une sorte d’optimisme fataliste qui semble le rendre partisan du succès et de la force. Il ne tient pour grands que les hommes qui ont réussi. Il proclame la nécessité de la guerre et la légitimité de la victoire. En politique, il n’accepte que les gouvernements consentis, et néanmoins il défend l’hérédité du pouvoir qui supprime le consentement. Il néglige complètement le redoutable mais nécessaire examen de la question du mal, et, s’il y touche, c’est pour y échapper par une amnistie indirecte. Enfin, dans tous ses écrits, il enseigne cette idée, pour lui fondamentale, que la philosophie et la religion habitent des domaines essentiellement distincts, qu’elles doivent s’éclairer et se soutenir sans jamais se heurter ; celle-ci démontrant ce que la raison conçoit, celle-là découvrant les vérités qui lui échappent. La philosophie se fortifie par son respect pour la religion, la religion s’épure par sa tolérance pour la philosophie, et toutes deux, ainsi unies, quoique indépendantes, concourent à l’amélioration des sociétés humaines.

En parlant de religion, M. Cousin n’entend que le christianisme et même le catholicisme, de même qu’il ne connaît d’autres peuples que ceux dont la racine est dans le monde indo-grec. Se dégageant ainsi d’une difficulté considérable, et supposant que le philosophe ne doit compter qu’avec le christianisme, il revient sans cesse sur la convenance d’un rapprochement de celui-ci avec la philosophie par un système d’égards mutuels.

Je rends hommage au sentiment élevé qui lui a inspiré cette doctrine ; mais, quoique ce grand esprit n’ait jamais songé à abdiquer un seul des droits de la philosophie qui sont ceux de la raison, je crains qu’il ne se soit flatté d’un chimérique espoir en proposant un compromis aujourd’hui repoussé avec tant de hauteur. La conciliation qui doit être poursuivie et réalisée n’est possible que par la liberté. Et ici l’illusion contraire m’apparaît avec un caractère d’autant plus dangereux qu’elle séduit plus facilement les nobles cœurs, et je n’exagère rien en affirmant qu’elle est la cause du malaise profond auquel notre société est en proie. Je vous demande la permission de justifier cette opinion en terminant ce trop long discours. Peu de mots y suffiront. Je sens toute leur difficulté. J’ai cru cependant qu’il était de mon devoir de ne rien taire de ce qui, pour moi, est la vérité. La gravité du sujet et la fermeté de ma conviction me feront, je l’espère, pardonner mon entière franchise.

À mes yeux la philosophie n’est point un expédient moral ou politique. Elle est une science. Elle est la connaissance de ce qui est. Quels que soient son nom et son drapeau, elle part forcément de la raison humaine et se meut dans ses limites. Si la raison était infinie, la philosophie expliquerait tout ; comme elle est finie, la philosophie s’arrête aux bords des abîmes où la raison se perd. Mais, en s’y arrêtant, elle se rend compte de l’obstacle. Si elle le franchit sur les ailes de la foi, c’est encore par le secours de la raison seule. M. Cousin le dit fort justement : « Croire, c’est connaître et comprendre en quelque degré ; ôtez la possibilité de connaître, et la racine de la foi est enlevée ( ). »

La science philosophique est soumise à des lois qui viennent de sa nature propre et dont elle ne peut s’affranchir sans cesser d’être. La première est de n’admettre que ce que la raison admet. La seconde est d’affirmer résolûment les jugements certains de cette raison, et de n’y souffrir aucune altération.

Malheureusement, depuis que le monde existe, l’accomplissement de ce double précepte, en apparence si naturel et si simple, a été constamment impossible. Par un de ces mystères, devant lesquels notre faible intelligence se confond, les hommes ont jusqu’à présent considéré comme ennemis publics ceux qui ont entrepris de le mettre en pratique. Dominés par l’ignorance et la peur, ils ont versé des flots de sang généreux pour étouffer le flambeau de la raison. Elle a résisté aux échafauds et aux bûchers, et les nobles martyrs qui se sont sacrifiés pour elle trouvent aujourd’hui des apologistes et des vengeurs. C’est au XVIIe siècle que ses imprescriptibles droits ont été scientifiquement proclamés par l’illustre penseur dont notre patrie est justement fière. Ils l’ont été politiquement par les glorieux représentants de la Révolution de 1789, qui n’ont fait que conclure après avoir emprunté leurs prémisses aux beaux génies dont Descartes a été le sublime initiateur.

Depuis cette heure solennelle et féconde, le mouvement philosophique s’est emparé de la société française. Il y a passé des idées dans les faits. Mais il a provoqué des résistances violentes, surtout de la part de l’Europe féodale. Ces résistances ont amené des réactions et des malheurs dont on a cruellement abusé contre lui. Alors a commencé un antagonisme qui dure encore, entre l’esprit du passé, qui veut reconquérir le terrain qu’il a perdu, et l’esprit nouveau, qui le lui dispute pour se jeter en avant.

Les incidents de cette lutte ont rempli les soixante-sept années que le XIXe siècle a déjà données au temps. Nul ne peut savoir s’il achèvera sa carrière en consacrant la victoire décisive de l’un ou de l’autre rival ; mais ce qu’on peut affirmer sans être téméraire, c’est que, malgré de fréquentes mauvaises fortunes, l’esprit nouveau a grandi dans des proportions considérables, et que son succès est désormais infaillible. Dans les rudes combats qu’il lui a fallu livrer, trois puissants auxiliaires lui sont venus en aide. D’abord les sciences naturelles, dont l’essor a été favorisé dans une certaine mesure, et dont les conquêtes ont changé la face du monde ; puis les sciences historiques, quelquefois encouragées, le plus souvent tolérées, quand elles n’ont pas été mises à la gêne, mais qui n’en ont pas moins jeté sur les problèmes sociaux une lumière inattendue. Enfin, par un retour étrange des destinées humaines, plusieurs des nations qui avaient tiré l’épée contre notre révolution et croyaient l’avoir terrassée sont devenues ses champions, vaincues elles-mêmes par les principes qu’elles voulaient anéantir.

Au milieu de ce concours de forces diverses, tendant à un même but, la science philosophique ne pouvait s’abstenir, et ses représentants ont prouvé par leurs travaux obstinés, par leur dévouement courageux et désintéressé, qu’ils comprenaient la grandeur de sa mission. Mais c’est contre leurs généreux efforts que se sont associés d’implacables adversaires, d’autant plus dangereux qu’ils disposaient quelquefois des pouvoirs publics, gouvernaient les mœurs et faisaient les lois. Certaines idées ont été dénoncées et punies comme des crimes. On a persuadé à la société française que, si la discussion est excellente, c’est à la condition de se renfermer dans le programme que lui impose l’autorité, à l’infaillibilité de laquelle il appartient de déterminer les cas réservés. On a cru, par cette tutelle sévère, maintenir à jamais l’esprit philosophique dans les liens salutaires d’un savoir orthodoxe. Or c’est précisément le contraire qui est arrivé, et la nature des choses le commandait. Tacite explique, en termes admirables, comment le silence du despotisme enfante les bruits calomnieux qui trouvent leur excuse, comme leur attrait, dans le danger auquel ils exposent. Quand le souffle du libre examen s’est levé, défendre aux hommes d’y enfler leurs voiles, c’est les pousser à naviguer au hasard et à se briser contre les écueils. Aussi, avec ce beau système, qui prétend tout prévoir, tout ordonner, qui fait sa part à la philosophie et la contraint à baisser les yeux devant ce qu’il lui interdit de regarder, nous avons vu le matérialisme reparaître avec éclat, séduire une partie de nos jeunes générations, et les entraîner vers l’athéisme, qui en est la fatale consécration.

Ceux-là seuls peuvent s’en étonner qui ont foi en la vertu de la compression morale. Ceux-là seuls s’en effrayent qui doutent de Dieu. Pour ceux qui croient fermement en lui, ce résultat est un enseignement, non un sujet de trouble. Ces funestes erreurs ne sont, à vrai dire, que des protestations contre l’imprudente prétention d’enchaîner la discussion. Elles n’ont d’autre remède que la discussion libre : avec elle elles ne sont plus à craindre. Quelles alarmes puis-je concevoir en face de la négation de l’âme et de Dieu, s’il m’est permis de dire hautement : « Je suis ma propre lumière. Quand je m’interroge, je sens en moi la faculté de me connaître, et en dehors de moi le monde extérieur qui n’est pas moi, et au-dessus encore l’infini dont tout émane et dont ma conscience me fournit l’irrécusable notion.

« Il est vrai que cette notion ne me vient pas de mes sens, pas plus que toutes celles qui constituent ma vie morale, c’est-à-dire la meilleure partie de mon être, et, comme je ne doute pas de celle-ci, je ne puis pas davantage douter de celle qui me conduit à Dieu ; et, quand je concède que mes sens y sont étrangers, qu’elle est toute intérieure, j’ai tort : j’oublie que ces sens m’en apportent la démonstration éclatante toujours reproduite, toujours nouvelle, et jamais réfutée. Quoi ! nous sommes à chaque heure les témoins de l’admirable ordonnance de l’univers, la science nous montre des prodiges dans la structure du plus humble vermisseau, comme aussi, élevant nos intelligences jusqu’à des régions inconnues avant ses découvertes, elle nous promène dans les champs de l’espace où, gouvernés par des lois régulières, gravitent, en s’attirant et se contenant les uns les autres, des millions de mondes étincelants de lumière, et, parce que nous n’en comprenons pas l’essence, nous contesterions l’existence d’une volonté supérieure sans laquelle toutes ces merveilles seraient elles-mêmes incompréhensibles ! Elles existent, cependant. Nos sens nous les montrent, notre raison confirme leur témoignage, et par elles il faut nous laisser entraîner par la force de l’évidence jusqu’à Dieu qu’elles proclament, ou nier résolûment cette évidence, et avec elle notre raison, c’est-à-dire nous dégrader de nos propres mains. »

« Mais ce Dieu dont mon âme immortelle garde l’ineffaçable image, ce Dieu qui se révèle à ma conscience par ma raison, c’est un Dieu d’esprit et de vérité. Il m’a fait intelligent et libre, et la première loi qu’il m’impose, c’est le respect de mon intelligence et de ma liberté ; je lui suis fidèle en suivant la raison qu’il m’a donnée pour guide, je le méconnais en humiliant cette raison devant des erreurs qu’elle n’accepte point. Mon droit est donc de juger et de choisir. Mon devoir est de repousser ce que ma raison rejette. De là le principe de l’indépendance absolue de la pensée correspondant au principe de l’indépendance absolue de la conscience déjà consacré par la loi civile. La raison humaine en est arrivée au même point que la nation française ; instruite par l’expérience et le malheur, elle rompt solennellement avec ses tuteurs officieux ; elle a conquis le droit de faire elle-même ses propres affaires. »

Si la philosophie avait la faculté d’appeler sur un terrain ainsi dégagé les matérialistes et les athées, j’ai la conviction profonde qu’elle ne laisserait debout aucune de leurs propositions, et qu’aux applaudissements de l’humanité reconnaissante elle les forcerait à rétablir le spiritualisme et le déisme sur leurs bases éternelles. Mais c’est cette faculté qui lui est précisément refusée. On souffre qu’elle combatte, pourvu qu’elle prenne ses armes dans les arsenaux officiels. En produit-elle qui lui soient propres, on les brise comme révolutionnaires et impies. D’un autre côté, pouvons-nous fermer les yeux sur les condamnations solennelles prononcées contre les libertés humaines, et principalement contre la liberté de penser ? Et quand un inflexible dogmatisme foudroie ainsi la philosophie, n’est-il pas dérisoire de demander à celle-ci de la conciliation et des égards ?

Je le dis sans détour : les contempteurs de la raison, quelles que soient la hauteur de leur rang, la droiture de leurs intentions, me paraissent plus dangereux que les théoriciens matérialistes, et ce qui ne m’effraye pas à un moindre degré, c’est l’indifférence des âmes en présence de leurs entreprises. Si la société était entraînée à leur suite par une adhésion instinctive ou réfléchie, je m’en inquiéterais moins. Mais elle n’a pas d’autre mobile que son propre scepticisme. Elle obéit sans se soumettre et laisse passer ce qui la perd, faute de courage suffisant pour aller droit à ce qui la sauverait.

De là ces contradictions malheureusement trop certaines entre les apparences et les réalités, ces lâches complicités de fautes qu’on pourrait empêcher, ce trouble de tant de consciences honnêtes, qui se demandent avec anxiété, quel sera le remède d’une si pénible situation.

Descendons tous au fond de nous-mêmes, et nous le trouverons sans difficulté. Ayons le bon sens de secouer les mortelles langueurs de cette mollesse morale qui nous rend indifférents à l’erreur. Sortons enfin du convenu pour aborder résolûment tout ce qui est du domaine de notre raison. Et, après avoir retrempé nos croyances à cette source pure, ayons la sagesse virile de les défendre et de les faire prévaloir. La science philosophique peut être ici notre guide. Elle ne désire pas répondre à des rigueurs par des rigueurs, à des anathèmes par des anathèmes ; elle ne demande que le droit de vivre, c’est-à-dire de penser librement et tout haut. Respectueuse envers les religions, elle ne saurait cependant abdiquer en face de leurs dogmes. La vérité n’a rien à redouter du contrôle de la raison. Du reste, qui ne devine les signes d’une inévitable et salutaire transformation ? Le génie de Chateaubriand la pressentait quand il écrivait dans la préface de ses Études historiques : « L’âge politique du christianisme finit, son âge philosophique commence. » En dépit de toutes les résistances, cette révolution bienfaisante s’accomplira. La religion et la philosophie ont leurs sources en Dieu ; elles s’uniront en remontant à lui par la même route, celle de la science et de la liberté.

Souhaitons pour notre chère patrie que cette voie s’ouvre bientôt devant elle. Dans le monde moderne, les nations ne peuvent être puissantes qu’à la condition d’être libres et croyantes. Elles ne peuvent être croyantes qu’à la condition d’éclairer leur foi par la raison dégagée de toute entrave. Cette conviction a été l’âme de ma vie. Je me fais cette illusion, que ma fidélité à combattre pour elle n’a pas été tout à fait étrangère aux motifs qui ont déterminé votre bienveillance. Sachant bien que personnellement je ne puis la mériter, j’en reporte l’insigne honneur au noble drapeau que je suis fier de tenir ici d’une main ferme, et sur les plis glorieux duquel le génie de la France a depuis longtemps confondu ces deux devises :

Liberté philosophique et liberté politique.

Notes:

… Tentanda via est, qua me poque possim
Tollere humo, victorque virum volitare per ora. GEORG., lib. III, V. 8.

Neque frustra præstantissimus sapientiæ firmare solitus est, si recludantur tyrannorum mentes, posse adspici laniatus et ictus. Quando, ut corpora verberibus, ita sævitia, libidine, malis consultis, animus dilaceretur. Lib. VI, 6.

Quo magis socordiam eorum irridere libet, qui præsenti potentia credunt exstingui posse etiam sequentis ævi memoriam. Nam contra, punitis ingeniis, gliscit auctoritas. Neque aliud externi reges, aut qui eadem sævitia usi sunt, nisi dedecus sibi, atque illis gloriam peperere. Ann., lib. IV, 35.

Introduction à l’Histoire de la philosophie, p. 98.