Discours de réception de Jules Cambon

Le 20 novembre 1919

Jules CAMBON

Réception de Jules Cambon

 

M. Jules CAMBON, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Francis CHARMES, y est venu prendre séance le 20 novembre 1919 et a prononcé le discours suivant :

 

Messieurs,

L’honneur que vous m’avez fait en m’accueillant parmi vous, m’est d’autant plus précieux que je ne saurais oublier dans quelles circonstances votre choix s’est porté sur moi. Vous m’avez élu au mois de mai 1918, quand l’armée ennemie s’avançait sur Paris. Nos cœurs, confiants dans la valeur de nos armées et dans les talents de leurs chefs, n’en étaient pas moins dans l’angoisse. La guerre semblait devoir être sans fin.

Pendant de bien longues années, nous avions tout fait pour l’éviter. Au prix de négociations pénibles et quelquefois mal comprises par le sentiment national exaspéré, nous avions écarté des provocations répétées, l’Europe rendait hommage à la loyauté de notre attitude et à notre volonté de paix. Cependant, il s’était formé, dans certains milieux politiques et mondains, je ne sais quelle habitude de la défaite et nos ennemis, abusés, méconnaissant la virilité de notre race, osaient espérer que nous serions, à l’heure du péril, infidèles à nous-mêmes et à nos alliés. Aurions-nous des Alliés ? Ils se flattaient de les détacher de nous et prenaient à tâche de leur dénoncer nos institutions et jusqu’au relâchement de nos mœurs. Ils subissaient eux-mêmes le prestige de leur propre force et comme tous ceux qui font de la terreur un instrument de politique, ils méprisaient la nature humaine. Leur erreur fut profonde. Quand ils donnèrent à leurs troupes l’ordre d’envahir la Belgique, ils furent surpris, scandalisés — ils en ont fait l’aveu — que la voix de la conscience se fit entendre dans le cabinet des hommes d’État. C’est elle qui a sauvé le monde, mais rien ne s’improvise ici-bas, et pour qu’il en fût ainsi, il nous avait fallu patiemment susciter autour de nous les sympathies des peuples, les rassembler en un faisceau d’amitiés solides et les rattacher par le lien des alliances qui se sont resserrées quand nos ennemis croyaient les rompre. Ce fut l’œuvre de la diplomatie française. Je ne sais rien de plus remarquable dans l’histoire de la Diplomatie. Il y a cinquante ans, la France était vaincue, isolée, abandonnée au vainqueur par l’aveugle indifférence des cabinets européens : peu à peu, jour par jour, heure par heure, elle s’est relevée ; un travail persévérant a tissé autour d’elle ce réseau d’amitiés qui s’est trouvé un solide rempart. Voilà ce qui sera la gloire des hommes, qui se sont succédé à la direction de nos affaires extérieures et dont plusieurs, et des plus illustres, siègent parmi vous. Pendant un demi-siècle, ils ont poursuivi le grand dessein d’assurer à notre pays les garanties nécessaires à sa sécurité et à la liberté de l’Europe. Leur succès est la plus chère récompense des agents qui ont été leurs collaborateurs. J’ai été un modeste ouvrier de ce grand ouvrage et à l’heure où vos suffrages distinguaient les soldats dont l’épée a sauvé le pays, vous avez voulu que la diplomatie française, dont l’action prévoyante lui avait procuré le concours de ses alliés, ne fut pas oubliée. Permettez-moi donc de reporter à cette maison du quai d’Orsay où vous m’avez trouvé, et à ceux qui furent mes chefs, mes collègues et mes collaborateurs, quelque chose de la reconnaissance que je vous dois.

Vous avez ajouté, s’il se peut, à l’honneur de vous appartenir en me désignant pour remplacer parmi vous un homme qui fut mon intime ami. Témoin et compagnon des travaux de Francis Charmes, ce n’est pas sans une profonde émotion que je me vois appelé à vous parler de lui et à vous conter une vie qui, cinquante ans durant, a été étroitement mêlée à l’histoire de notre nation.

M. Francis Charmes venait du pays d’Auvergne dont la race est naturellement forte et rude et s’affine parfois jusqu’à l’extrême délicatesse, sans rien perdre de ses qualités de vigueur. Après avoir fait largement son devoir pendant la guerre contre l’Allemagne, comme officier des mobiles du Cantal, il vint à Paris avec ses deux frères, Xavier et Gabriel, dont je veux rappeler ici le souvenir. C’est, je le sais mieux que personne, une grande force qu’une amitié fraternelle. Jamais on ne vit, entre frères, une union plus étroite que celle des trois Charmes. Ils vivaient tous les trois dans une sorte de communauté, sous le même toit, au milieu de leurs livres, serrés autour de leur mère, partageant tout, ayant les mêmes goûts, défendant les mêmes idées, animés des mêmes passions, car sous la froideur des apparences, ils étaient tous trois des passionnés. Le cadet était Xavier, si homme de bien, ami si sûr, et, aux jours de sa jeunesse, si séduisant que ses camarades l’avaient surnommé le Prince Charmant — et le plus jeune était Gabriel, enthousiaste, emporté, redoutable polémiste, écrivain brillant, qui semblait dévoré par le mal qui nous l’enleva ; nous l’appelions entre nous le Charme des Charmes.

Nous n’avions pas donné de surnom à Francis Charmes. Il n’avait ni l’aspect fragile, ni la parole ardente de ses frères. De petite taille et d’apparence solide comme un chêne de ses montagnes, il exerçait dans sa famille, l’autorité de l’aîné. Bien qu’il fût d’origine janséniste, son humeur était enjouée : il se plaisait dans le monde et dans la société des femmes ; il était sensible à tout ce qu’elles apportent de grâce et de délicatesse dans la vie.

C’était un ami incomparable, discret, sûr et de bon conseil. Il possédait cette qualité rare qu’on appelle le sens commun. Avisé et subtil, il aimait à railler, mais il enveloppait sa raillerie d’un vêtement qui en dissimulait la pointe aux yeux des gens non avertis ; il apportait en tout, dans ses opinions et dans la forme qu’il leur donnait, un calme et une volonté de mesure qui étaient l’expression même de la nature de son esprit.

Comme il était sans fortune, il entra, à son arrivée à Paris, dans l’administration de l’Assistance publique. Mais son goût le disposait à écrire et il aimait la politique ; le journalisme le tentait ; tout l’y entraînait, et il débuta dans le XIXe siècle que dirigeait alors M. Edmond About. C’était un journal plus modéré dans ses idées que dans ses allures et qui parfois faisait vivement le coup de feu à l’avant-garde. Un jour, Francis Charmes fut surpris de trouver dans un de ses articles un paragraphe qu’il n’avait pas écrit et qui plaidait en faveur de l’amnistie pour les condamnés de la Commune. Il se rendit aussitôt chez son rédacteur en chef et lui déclara tout net qu’il n’acceptait pas de prêter sa signature à des idées qui n’étaient pas les siennes et qu’il quittait le journal. M. Edmond About, piqué au vif, lui répliqua qu’il s’en félicitait car il ne lui trouvait pas de talent. Cette querelle eut un épilogue qui fit honneur à M. About. Quelques années après, sous le régime du 16 mai, les principaux journalistes républicains étaient réunis chez M. Jules Simon et chacun y rendait grâces au Journal des Débats, dont la vive et brillante campagne servait de caution à celle des journaux d’opinions plus accentuées. Soudain, M. Edmond About qui se trouvait là, traversa le salon et, s’approchant de Francis Charmes, lui prit la main « M. Charmes, lui dit-il, vous souvient-il qu’un jour je vous ai dit que vous n’aviez pas de talent ? Je me suis, ce jour-là, bien trompé. Vous en avez et beaucoup, et je tiens aujourd’hui à vous faire amende honorable. »

Francis Charmes n’avait point hésité à rompre avec le XIXe siècle et à reprendre son emploi à l’Assistance publique, tout excédé qu’il fût des besognes auxquelles il y était astreint, parce qu’il se faisait une idée très haute de la profession de journaliste. Il n’en connaissait pas qui engageât davantage la conscience d’un honnête homme.

Quelque temps après, un homme qui a laissé à tous ceux qui l’ont approché, le souvenir d’une âme chrétienne associée à un esprit tout parfumé de la grâce des lettres antiques, M. de Sacy prouva à M. Francis Charmes l’estime qu’il faisait de son talent. Il aimait le Journal des Débats, dont il était l’ornement et d’accord avec Mme Louise Bertin, il en ouvrit les portes à Francis. Celui-ci devint bientôt un collaborateur régulier du journal et commença ainsi d’acquérir dans le public une réputation d’écrivain politique.

Cette vieille maison de la rue des Prêtres-Saint-Germain-l’Auxerrois, d’aspect si pittoresque, est vraiment représentative de tout un ensemble de traditions dont s’accommodait bien l’esprit de Francis Charmes. Tous ceux qui ont touché aux lettres, à l’art ou à la politique connaissent ce cabinet de rédaction qu’ont illustré, avec tant d’autres, Chateaubriand et Taine, Weiss et Prévost-Paradol. On était sûr d’y trouver tous les jours, vers 5 heures, la compagnie la plus gaie et la plus libre. Les jeunes gens de notre génération y prenaient l’air de la maison : c’étaient avec les Charmes, Georges Patinot, Jules Dietz, Heurteau, Georges Michel. On parlait là à langue débridée, car on s’y trouvait entre honnêtes gens, très sûrs les uns des autres : on y jouissait d’une indépendance inimaginable. Il n’y avait là rien qui sentit la clique ni la petite chapelle, ni l’antichambre. On s’y égayait volontiers des autres et un peu aussi de soi-même.

L’esprit du Journal des Débats était celui de la vieille famille de Bertin ; c’était l’esprit de la moyenne de la société française depuis la fin du XVIIIe siècle. La maison était surtout et avant tout, libérale ; libérale en politique, libérale dans ses doctrines économiques, libérale dans ses doctrines philosophiques. M. Renan et M. de Sacy s’y rencontraient avec M. Léon Say et M. John Lemoine et tous y étaient chez eux. Les Débats ont l’horreur de la religiosité, mais ils ont le respect des droits de la conscience : ils ne sont point révolutionnaires mais ils aiment critiquer le pouvoir en toute indépendance ; ils ne sont point réactionnaires, mais leur goût de l’ordre leur donne le sentiment de l’autorité. Enfin, ils sont en tout du parti de Montesquieu et de Voltaire, contre celui de Rousseau. M. Bertin aîné était un bourgeois de Paris, éclairé, honnête homme et qui se défiait des aventures.

Cet esprit-là, c’était précisément l’esprit de Francis Charmes, et l’heure à laquelle il entrait aux Débats, 1872, était un de ces moments de l’histoire, où notre pays fait appel à ces énergies latentes qui étonnent toujours ceux qui ne le connaissent pas. À une guerre dans laquelle nous n’avions éprouvé que des déboires, à une paix qui nous avait enlevé deux provinces et imposé une indemnité de guerre qui paraissait énorme à cette époque, la guerre civile était venu ajouter son horreur.

L’Assemblée de Versailles était profondément divisée. Jamais plus grande assemblée, plus noble, ni plus patriote, ne s’était réunie, mais les passions des partis et leurs regrets inutiles stérilisaient ses efforts. La nation avait d’autres soucis, d’autres espoirs que les siens. Un immense besoin de repos et de réparation entraînait le pays à chercher l’abri d’institutions définitives. Or ses tendances, ses idées, ses besoins, tout se résumait dans l’homme qui avait ramassé dans ses mains toutes les rênes. M. Thiers était fort d’une autorité morale qu’à l’origine nul ne contestait ; il se montrait égal à son immense tâche et, dans ces heures de reconstitution nationale, la France avait pour lui quelque chose des sentiments qu’elle a toujours eus pour les grands réparateurs du pays, pour un Henri IV ou pour un Premier Consul, et il en avait conscience. Le Journal des Débats le soutenait énergiquement. À Bordeaux, la force des choses avait imposé la trêve des partis. Aussi M. Thiers avait-il pu réunir dans le même cabinet M. Jules Favre et M. de Larcy ; mais cette trêve ne pouvait subsister que dans un gouvernement anonyme. La République, qui s’était montrée contre l’émeute un instrument puissant, se constituait donc d’elle-même, et l’erreur était égale, des aveugles qui la combattaient avant même qu’elle fût née aux yeux de l’Europe, et des impatients qui avaient plus de hâte de lui donner son nom que de la laisser grandir dans la paix des partis.

Le Journal des Débats faisait campagne contre les uns et les autres : fidèle à ses traditions il luttait contre toutes les mysticités politiques. Lui-même poursuivait ce qu’on appelait alors l’union des centres et cela aussi était peut-être une chimère ; son échec devait coûter à ce pays bien des heures de troubles.

Que ces jours sont lointains ! Des hommes animés d’un patriotisme égal, et qui, depuis, se sont retrouvés sous les mêmes drapeaux, se combattaient furieusement. — Lors de la tentative née d’une illusion désespérée, que fut le 16 mai, le Journal des Débats était à l’avant-garde pour lutter contre les politiques convaincus mais imprévoyants, qui la risquaient ; Francis et Gabriel Charmes y faisaient campagne au nom des idées véritablement conservatrices ; si l’ardeur de leur patriotisme donnait à leur polémique une éloquence de colère, c’est qu’ils sentaient ce qu’il y avait de profondément dangereux dans cette entreprise et que, comme l’a écrit Étienne Lamy, bien loin de sauver l’ordre, elle le compromettait irrémédiablement. Qui pourrait en effet mesurer les revanches et les réactions qui en ont été la suite ?

Dans le feu de cette bataille si vive, la plupart des Français ne se montrèrent attentifs qu’à la crise intérieure ; mais quelques hommes d’un esprit plus réfléchi étaient préoccupés des répercussions que cette crise pourrait avoir sur la situation de la France au dehors.

Il en est des nations comme des individus ; elles ont besoin d’inspirer autour d’elles estime et confiance, et ce pays-ci plus qu’un autre, car c’est le propre de la France, par la nature de son génie et par l’effet même de sa situation entre l’Allemagne, l’Angleterre et l’Italie, que tout ce qui la touche intéresse l’univers. Quoi qu’elle lasse elle ne cesse pas d’être, pour ainsi parler, sur le devant de la scène du monde. — Francis Charmes commença à ce moment d’écrire sur la politique extérieure. Il y était préparé et, du premier coup, il y montra de telles qualités, que M. Thiers, frappé des articles que publiaient les Débats, désira en connaître l’auteur. Il fut surpris de voir arriver devant lui ce jeune homme dont la pensée était déjà si mûre.

M. Thiers accueillit, encouragea, conseilla Francis Charmes et dans les derniers jours de sa vie, il lui confia ses pensées les plus intimes. Lorsqu’il mourut, il se croyait à la veille de ressaisir le pouvoir et il lui avait fait part de ses projets. Il voulait prendre dans son gouvernement comme collaborateurs principaux Gambetta et Jules Ferry, pour qui il professait une estime particulière, et à Francis Charmes lui-même, il réservait un grand emploi. Il rappelait volontiers ce que, dans sa jeunesse, il avait dû au prince de Talleyrand et au baron Louis qui lui avaient ouvert les portes des salons politiques d’autrefois et il se flattait d’en agir de même avec quelques jeunes gens qu’il aimait à voir autour de lui.

Les hommes de ce temps avaient encore le sentiment de la continuité dans le gouvernement du pays et ils souhaitaient de faire profiter de leur expérience ceux qu’ils jugeaient devoir être, après eux, mêlés aux affaires publiques.

Ils cherchaient à s’associer même les plus jeunes parmi ceux qui les entouraient. Leur autorité, toute grande qu’elle fût, les enveloppait de bonne grâce, comme s’ils voulaient les retenir auprès d’eux les rattachaient ainsi à leur propre passé et forgeaient un maillon dans la chaîne de la tradition française. C’est grand’pitié de voir comme les générations qui se succèdent sont souvent étrangères l’une à l’autre, et combien nous nous préoccupons peu de ceux qui viendront après nous. La jeunesse a sur la vie, sur l’art, sur la politique des idées ou plutôt des sentiments, que nous ne comprenons pas : ses goûts et ses dégoûts, ses enthousiasmes et ses haines, tout chez elle nous parait excessif. Et la jeunesse elle-même, le plus souvent, que connaît-elle de nous ? Elle sait le gros des événements auxquels nous avons été mêlés, et voilà tout. Il semble, en vérité, que nous habitions des mondes différents.

Quelques-uns peut-être parmi les jeunes gens accusent notre indifférence : qu’ils se trompent ! Ils sont ce que nous étions à leur âge. Enivrés de tout l’inconnu de la vie qu’ils découvrent, ils croient que personne avant eux n’a vu l’univers comme ils le voient, que personne n’a conçu les idées qui les exaltent, n’a éprouvé les sensations qui les émeuvent. Leur imagination crée le monde où ils vivront et ils mettent une sorte de pudeur à en garder le secret. N’est-ce pas à nous de faire tomber le mur qui nous sépare, et de les approcher, et de nous faire connaître d’eux, puisque rien ne survivra de nous, que ce que nous leur aurons confié.

C’est ainsi que M. Thiers, sous couleur de consulter Francis Charmes, lui donnait quelque chose de lui-même. Il s’abandonnait souvent aux hasards de la conversation la plus étincelante et la plus pleine d’imprévu qui fût jamais ; rien n’était pareil à la vivacité non plus qu’à la fantaisie de son esprit. Il interprétait volontiers l’histoire, et il la faisait vivre à sa façon : il évoquait ses propres souvenirs, laissant ses jeunes auditeurs se saisir du rapport des choses et se pénétrer de l’atmosphère qui les enveloppe. Il aimait à éveiller en eux ce qu’il appelait l’intelligence des affaires. L’inexpérience, qui les aborde avec une sorte de timidité, a tendance à croire que chacune d’elles est isolée, sans précédents et sans entours. M. Thiers en jugeait tout autrement : il estimait qu’il ne convient ni de dédaigner les affaires ni de s’en laisser imposer par elles, qu’il importe de prendre du recul, d’en voir l’ensemble, de les mettre, pour employer une expression de peintre à l’échelle, et qu’afin de les traiter comme il faut, il n’est pas mauvais de les manier avec bonne humeur et en toute liberté d’esprit.

Ce qui avait frappé M. Thiers dans les articles de Francis Charmes sur la politique étrangère, c’était la convenance et la propriété de son style. « Un gouvernement, disait-il, se manifeste de deux manières : par le langage de ceux qui le représentent devant les Chambres et par le style de ceux qui le représentent aux yeux de l’étranger. » D’après lui, c’était une partie essentielle dans un gouvernement que la figure qu’il fait au dehors par ses notes et ses dépêches et il soutenait que chaque gouvernement, depuis le commencement du siècle, avait mis sur la littérature diplomatique l’empreinte de son caractère. Il y trouvait, sous le second Empire, du décousu, de l’hésitation, de l’imprécision ; — sous le gouvernement de Juillet des longueurs et un je ne sais quoi de diffus, qui manquait d’énergie et de couleur ; — sous la Restauration, de la pompe, de la grandeur, mais de la bouffissure qui allait bien à M. de Chateaubriand. « Il faut, disait M. Thiers, dans cette littérature-là, n’être pas trop littéraire, mais avoir le sens des faits, de la netteté, de la précision, de la force. Voilà, ajoutait-il, comme on écrivait sous le premier empire : dans le style du dernier des commis d’alors, on sentait le souffle du génie du Maître. »

Trois ans après, M. Barthélemy Saint-Hilaire prit le portefeuille des Affaires étrangères. Il appela près de lui Francis Charmes, qui put ainsi connaître la plupart des hommes d’État de l’Europe et nouer avec quelques-uns d’entre eux, de véritables relations d’amitié.

C’était pour lui une bonne fortune. Pour négocier avec l’Europe, ce n’est pas assez de savoir son histoire, les intérêts des divers États et les détails de leur politique intérieure ; il est tout aussi nécessaire, il est même indispensable d’être en contact personnel avec ceux qui la conduisent ; grâce au ciel, l’action des individus n’est pas encore entièrement bannie de ce monde.

S’imaginer que les rapports des nations peuvent se passer des relations particulières de ceux qui les représentent et se réduire à de simples échanges de notes, c’est faire de la société des hommes un mécanisme et en supprimer la vie et les passions. Un agent au dehors doit être animé de l’esprit de son pays, en être comme pénétré. Mais il importe, à un degré presque égal, qu’il soit intelligent de l’esprit des autres, de leurs susceptibilités, de leurs préjugés et qu’il ait le respect de leur honneur. Sa fonction essentielle est de faire comprendre, mais aussi de comprendre, et de trouver, entre des intérêts d’apparence opposés, les accommodements qui évitent ces blessures d’où finissent parfois par sortir les conflits graves. La diplomatie est par dessus tout l’art des transactions. C’est par là qu’elle est absolument inintelligible pour les esprits absolus qui ne voient jamais qu’un côté des choses et qui traitent de faiblesse, la recherche de l’accord entre le possible et le désirable.

Il est devenu de mode de médire de la diplomatie. On l’accuse volontiers de ne rien prévoir et de ne rien préparer. Le secret dont elle s’entoure paraît suranné dans le temps de publicité où nous rivons et, à tout propos, on la soupçonne d’intrigues.

Je ne connais pas d’idée plus fausse. L’intrigue est justement le contraire de la diplomatie. Celle-ci a besoin, il est vrai, de discrétion et de secret, de finesse et de patience, de prévoyance et de contrôle de soi ; mais la loyauté lui est plus nécessaire encore car il n’y a pas de force plus grande pour un diplomate que d’inspirer confiance au gouvernement auprès duquel il est accrédité. Ce qu’on appelle la diplomatie occulte est toujours le fait de ces agents officieux qui font de la diplomatie à côté et qui sont nécessairement les adversaires souterrains des agents officiels de leur pays.

Il faut se méfier des assembleurs de nuées, des intrigants de cabinet et de tous les hommes d’État marrons qui bourdonnent dans les couloirs des chancelleries et qui y professent, pour l’ébahissement des écouteurs aux portes. On ne se doute pas du trouble qu’ont jeté dans les esprits au XVIIIe siècle les hommes à système, comme un Duclos, un Favier, un Dumouriez, ces admirateurs de la politique frédéricienne, non plus que des traces que leurs sophismes ont laissées jusque dans les idées de notre temps, comme nous l’avons vu en 1866. Non, il n’y a point de mystère dans l’œuvre des chancelleries. Les destinées des États sont régies par des lois que les hommes ne peuvent pas modifier ; c’est la géographie qui les leur impose. L’art des diplomates est de savoir les dégager, y conformer leurs vues et les appliquer dans la mesure où les mœurs et les circonstances le permettent. La forme des gouvernements ne change rien aux nécessités de l’histoire. J’imagine que si Louvois, revenant sur la terre, fût entré au Comité de Salut Public, il s’y fût trouvé chez lui, et Merlin de Douai écrivait en 1795 à son collègue de la Convention, Merlin de Thionville : « J’appréhende toujours qu’il y ait parmi nous des gens plus attachés au genre humain qu’à leur patrie. » Voilà des appréhensions que nous-mêmes avons éprouvées, par où l’on voit bien que les hommes ne changent pas non plus que le fond des choses.

M. Francis Charmes avait passé près d’un an au Ministère des Affaires étrangères, quand ses compatriotes l’envoyèrent pour la première fois à la Chambre en 1881. Il y resta jusqu’en 1885. Il y rentra de 1889 à 1898 et enfin il siégea au Sénat de 1900 à 1912. Il prit une part active aux travaux du Parlement. Secrétaire de la Commission de l’Armée dont M. Gambetta était le Président, il subit la séduction de cet homme éloquent et généreux dont l’âme était ardente et qui portait en lui un sentiment si vif de la grandeur de la France.

M. Francis Charmes combattit vivement la réduction de la durée du service militaire ; mais ses études et ses goûts le ramenaient toujours à la politique internationale. Sa préoccupation constante était le maintien et le développement de notre influence au dehors et particulièrement en Orient, où il semblait que nous ne pouvions nous effacer sans renier notre histoire. Au Parlement, il défendit passionnément nos intérêts en Égypte : il y était incité par son frère Gabriel qui passait tous ses hivers au Caire. C’était l’époque où l’opinion française, qui savait parfaitement bien ce qu’elle désirait, n’osait pas toujours aller jusqu’au bout de ses tendances, et poussait et retenait en même temps le Gouvernement. Nous ne cessions pas de négocier avec le Cabinet de Londres, mais par crainte d’abandonner quelque chose de nos droits, nous n’allions jamais jusqu’à conclure ; nous nous exposions ainsi à tout perdre. Ces hésitations n’avaient pour effet que d’affermir de plus en plus la situation de fait de l’Angleterre sur les bords du Nil. M. Francis Charmes sentait tous les périls de ces atermoiements ; il appuyait énergiquement M. Gambetta Cependant il se refusait à poursuivre une politique de « tout ou rien », et lorsque M. de Freycinet demanda au Parlement de sauvegarder l’avenir et de faire l’effort réduit qui aurait maintenu notre pavillon en Égypte, il trouva Francis Charmes à ses côtés.

Un peu plus tard, en 1885, M. de Freycinet reprenait le portefeuille des Affaires étrangères et il confiait à M. Francis Charmes la direction politique. Celui-ci put ainsi participer à l’évolution de notre politique étrangère, qui sous la direction de cet homme d’État, changea alors de caractère et d’objet.

En effet, pendant les premières années qui suivirent 1871, la France s’était reconstituée au milieu d’une Europe encore étourdie des succès de l’Allemagne, et la République, sortie des difficultés de ses commencements, avait montré d’abord qu’elle était véritablement un gouvernement. Elle sentit bientôt la nécessité, non seulement de développer notre influence au dehors et d’ouvrir à notre commerce et à notre industrie de nouveaux débouchés, mais encore, mais surtout, de rendre au pays le sentiment de sa valeur. Il y a longtemps qu’on l’a dit, le monde appartient aux optimistes. Un peuple qui cesse d’avoir confiance en lui-même, est bien près de s’abandonner et d’abdiquer. Il doit vouloir grandir, s’il ne veut pas déchoir, et cela est plus vrai pour le peuple français que pour aucun autre. L’imagination a toujours joué un grand rôle dans notre histoire ; notre souci de porter partout avec nous la liberté et la justice a quelque chose d’apostolique, et il y a, à n’en pas douter, moins de différence qu’il ne semble entre les croisés qui suivaient Pierre l’Hermite et les grenadiers de l’An III, qui promenaient en Europe, au bout de leurs baïonnettes, la déclaration des droits de l’homme. Refaire cet empire colonial que nous avions perdu au XVIIIe siècle, c’était montrer à l’Univers que la France avait en elle d’inépuisables ressources d’énergie et qu’elle était toujours prête à jeter sur le monde la semence féconde de ses idées ; c’était réparer en partie les pertes de territoire qui nous avaient été imposées en 1871 ; c’était nous rendre l’orgueil de nous-mêmes ; c’était nous consoler.

Les temps étaient propices : Un mouvement dont le pareil ne s’était pas vu depuis le XVIe siècle ouvrait à l’activité humaine un continent jusque-là inexploré. La France devait avoir sa part dans cette œuvre de civilisation : elle ne voulait pas en être absente.

Un homme se trouva pour incarner cette politique. M. Jules Ferry. C’était un lorrain : il avait une fermeté d’âme peu commune et le cœur haut, placé ; d’accès peu facile, il ne se souciait pas des sympathies banales, mais dans le cercle étroit de ses amitiés, il se donnait tout entier et il était presque tendre. Quoi qu’il fit, il le faisait sans y mêler aucun calcul personnel et il a toujours voulu servir les intérêts supérieurs du pays. Peu d’hommes ont été plus impopulaires et plus calomniés. Il supportait les injustices de l’opinion avec une dignité silencieuse : au fond du cœur, il en souffrait, mais jamais je ne l’ai entendu laisser échapper ni une plainte ni une récrimination. Par un de ces accidents, qui sont fréquents dans les guerres coloniales, nos troupes subirent un échec au Tonkin, à Lang-Son. On en fit un désastre. M. Jules Ferry, fidèle à sa parole donnée à la Chine, dédaigna de dire qu’il avait en poche l’arrangement qui mettait fin à notre conflit avec elle. Il fut renversé. L’opinion l’abandonna avec la même violence qu’elle avait mise à le soutenir. Le Peuple souverain ressemble à beaucoup de souverains : il se croit irresponsable et est volontiers ingrat. M. Jules Ferry, se retirant, laissait à la France le Tonkin et la Tunisie. C’est assez pour lui assurer la reconnaissance du pays. J’en eus plus tard une preuve singulière.

Pendant que j’étais Gouverneur général de l’Algérie, M. Jules Ferry vint à Alger. Je l’accompagnai chez le Cardinal Lavigerie auquel il rendit visite. Ces deux hommes ne s’étaient jamais rencontrés mais ils avaient collaboré à l’œuvre de l’expansion française dans la Méditerranée. Quand le vieux Cardinal aperçut M. Ferry, il lui ouvrit les bras : « Permettez-moi, lui dit-il, de vous embrasser, en bon Français. »

La chute de M. Ferry marque une date et comme un tournant dans l’histoire de notre action au dehors. Nous ne renoncions pas à la politique coloniale, mais nous n’en devions plus faire, comme l’écrivait Francis Charmes, l’objet principal et presque exclusif de notre politique extérieure. Cette politique, remarquait-il, a provoqué contre nous des susceptibilités de plus en plus vives. Il importait de les apaiser : il importait davantage de nous assurer au dehors des sympathies et des concours ; nous en avions senti le besoin. C’est aux nations aussi bien qu’aux individus que s’applique le mot de l’Ecclésiaste : Vœ soli. Il n’est pas bon d’être seul. Ainsi par la force des choses, la politique des alliances succéda à la politique coloniale.

Sans y paraître, la France revenait ainsi à la conception classique de sa diplomatie, car la politique des alliances, qu’est-ce, sinon la politique d’équilibre ? Beaucoup de beaux esprits se plaisent à railler « l’équilibre européen ». J’ai entendu, dans les cabinets de l’Étranger, les hommes qui poursuivaient l’hégémonie de l’Europe condamner cette conception qu’ils traitaient de vieillerie démodée, parce qu’elle était la sauvegarde des faibles : ils soutenaient que les petits États devaient disparaître : ainsi le voulait la loi du progrès telle qu’ils l’enseignaient pour leur grand avantage.

Et d’autres à l’opposé, rêvent d’une société nouvelle qui, plaçant toutes les nations sur le pied de l’égalité, rendrait inutiles les unions politiques destinées à fortifier les plus faibles d’entre elles et à les protéger contre les appétits des plus fortes. Assurément, c’est une noble tentative que celle qui cherche à maintenir la paix dans le monde en créant une sorte de lien social entre les peuples. Tous ceux qui ont le sentiment de la pitié humaine, doivent, de toutes leurs forces, aider à la réalisation de ce dessein généreux, mais les noms nouveaux qu’on donne aux institutions ne les transforment pas autant qu’on pense. Les républiques de la Grèce antique formaient entre elles une société ; et dans les Amphictyonies comme dans toutes les assemblées, il se constituait des groupes, des partis et des ligues. Pour être plus vaste, une société qui s’étendra aux républiques de plusieurs continents, obéira aux mêmes lois qui s’imposaient aux républiques de l’Hellade et qui sont la condition même de la société des hommes. Dans la société des nations, chacun entrera avec ses traditions, ses préjugés, ses intérêts et surtout avec le poids de sa force, et il se formera entre ses membres les groupements que nous voyons se dessiner dès à présent, et qui auront pour effet d’en équilibrer les parties.

La politique d’une nation est nécessairement une des expressions de son génie et comme l’esprit français est fait de mesure, les vraies traditions de sa diplomatie sont celles d’une politique de pondération, c’est-à-dire d’équilibre. Depuis François Ier jusqu’à M. de Talleyrand au congrès de Vienne, tous les hommes qui ont eu l’honneur de représenter la France, ont été animés d’un même esprit : « Le roi de France, écrivait Vergennes, est le tuteur des princes faibles et cette politique, depuis plusieurs siècles, a fait la grandeur, la sûreté et la gloire de la couronne. » À certaines heures, la nation exaspérée par une lutte sans merci contre des coalitions successives, s’est laissée emporter par le génie d’un Napoléon, mais allez au fond des choses : il n’est pas jusqu’à cette Confédération du Rhin dont l’Allemagne fait encore grief à l’Empereur, qui ne soit un retour à la ligue du Rhin de Mazarin, dans laquelle les petits princes de l’Allemagne cherchaient pour la sauvegarde de leur liberté, l’abri des fleurs de lys.

On avait accoutumé, dans les chancelleries allemandes, de représenter la France comme une perturbatrice de l’ordre européen. C’était tout le contraire de la vérité Rivarol remarquait, à la fin du XVIIIe siècle, que nul en Europe n’était intéressé plus que la France au maintien des rapports existant entre les nations, et que, par suite, la politique française était, par essence, conservatrice, c’est-à-dire pacifique. Ce qui était vrai, il y a cent cinquante ans, l’est encore aujourd’hui. En réalité, l’Europe était dans l’inquiétude parce que M. de Bismarck avait bouleversé l’ordre européen.

Au reste, l’Allemagne a beau s’en défendre, c’est elle qui a forcé l’Europe à revenir au système des alliances. M. de Bismarck avait pour principe de maintenir une union étroite entre la Russie et l’Autriche, mais il n’était pas fâché que l’une et l’autre eussent besoin, pour être d’accord, de passer par son cabinet. C’est pourtant lui qui, au Congrès de Berlin, porta les premiers coups à son système. Voilà ce qui fait de ce Congrès le moment décisif de l’histoire des cinquante dernières années. Il a été le carrefour où l’Europe rassemblée, comme dans une nouvelle Babel s’est reconnue, s’est divisée et d’où chacun a pris son chemin.

Au Congrès de Berlin, M. de Bismarck subissait la conséquence de sa politique proprement allemande. Il devait payer à l’Autriche-Hongrie l’abandon de son rôle historique en Allemagne. Il la paya d’espérances en Orient, dans cet Orient dont la Russie s’était toujours montrée passionnément jalouse. Ainsi, et peut-être à son corps défendant, il dirigeait l’une contre l’autre les deux puissances qu’il prétendait associer. Tant qu’il fut au pouvoir, il pratiqua ce qu’il appelait la politique des contre-assurances, et il put cacher, de sa forte main, la fissure qui allait tous les jours s’élargissant dans l’édifice qu’il avait construit ; mais le jour où il fut chassé par un prince infatué, on put prévoir l’issue vers laquelle la politique orientale de la triple alliance conduisait le monde.

M. de Bismarck avait substitué à la Russie dans son système d’alliances, une puissance qui nous était voisine, car ce réaliste trouvait que l’Autriche n’était d’aucune utilité contre nous. La triple alliance au milieu de l’Europe, M. de Bismarck l’appelait une position stratégique. Cette expression militaire suffisait à la caractériser. Il était donc conforme au simple bon sens que les puissances menacées par cette stratégie diplomatique, s’en inquiétassent.

Or, par une sorte de chassé-croisé, dans les années où la politique des alliances tendait chez nous à se substituer à la politique purement coloniale, à Berlin il se faisait une évolution contraire. Assurément, pendant les dernières années du gouvernement de M. de Bismarck, l’Allemagne avait commencé de montrer quelques ambitions coloniales, mais le chancelier, qui trouvait que toutes les richesses de l’Orient ne valaient pas les os d’un grenadier poméranien, maintenait à la politique de l’Empire un caractère éminemment continental. Une autre politique lui paraissait une politique de vanité ; et d’après lui, l’Allemagne devait rester indifférente aux séductions de la vanité. Tout le monde n’était pas de taille à dédaigner, comme lui, les séductions de la vanité, si tant est souverain qu’il les dédaignât. M. le prince de Butor a glorifié d’avoir abandonné les chemins tracés par M. de Bismarck. Il lui a paru que l’Allemagne, parvenue au but qu’elle avait donné à sa politique européenne, pouvait se lancer dans un monde plus vaste avec des forces accrues et sans cesse grandissantes. « À mesure, a-t-il écrit, que notre vie nationale se transformait en vie mondiale, la politique de l’empire allemand devenait dans les mêmes proportions une politique mondiale », — et il ajoutait : « L’amitié comme l’hostilité de l’empire allemand, appuyées par une flotte puissante, ont maintenant pour l’Angleterre, cela va de soi, une importance autre que l’amitié ou l’hostilité de l’Allemagne dépourvue de moyens d’action sur mer comme elle l’était précédemment. »

On le voit, dans la pensée de la chancellerie allemande, la direction nouvelle imprimée à la politique de l’empire, soulevait par elle-même la question des rapports de l’Allemagne et de l’Angleterre. Le gouvernement impérial était donc conscient du trouble qu’il apportait dans le monde et des défiances qu’il devait éveiller. Il eût été surprenant que ces défiances ne se traduisissent pas à Londres et partout, par des mesures de prudence. Les publicistes de Berlin ont parlé d’une politique d’encerclement qu’ils prétendaient dirigée contre l’Allemagne, comme si, au moment où les successeurs de M. de Bismarck sortaient de cette position stratégique que l’Allemagne occupait au centre de l’Europe et menaçaient l’ordre du monde, il n’était pas naturel que ses voisins se sentissent tous solidaires les uns des autres. Le sentiment commun du danger inspirait seul leur politique qui n’avait aucun caractère agressif.

C’est ainsi que la France et la Russie se rencontrèrent dans une même pensée, que M. Ribot réalisa.

La paix était précaire : des incidents comme l’affaire Schneebelé survenaient à tout moment. Il en était de l’Europe comme de ces volcans qui, même aux jours où ils ne font pas éruption, font entendre leurs tonnerres souterrains. Le sol était brûlant et tremblait sous les pieds.

La diplomatie française ne se crut pas quitte envers l’Europe par l’alliance russe. Elle liquida ses vieilles querelles coloniales avec le Gouvernement britannique, par des accords où la dignité et les intérêts de chacun étaient respectés. Et l’on vit reparaître l’entente cordiale qui assurait définitivement l’équilibre des forces en Europe. On en connut aussitôt l’efficacité : il vous souvient de l’incident de Hull, quand la flotte russe canonna des bateaux pêcheurs anglais. Une heureuse et rapide intervention de la France écarta le conflit qui allait naître entre la Grande-Bretagne et la Russie et prépara ainsi les voies à leur rapprochement. C’était l’objet que notre diplomatie poursuivait et le couronnement de son œuvre.

Ainsi se préparait l’évolution définitive de la politique anglaise. M. Francis Charmes la jugeait inévitable et nécessaire. « Qu’on ne s’y trompe pas, écrivait-il en 1909, la diplomatie n’est efficace que lorsqu’elle agit dans le sens où les choses tendent naturellement et où la destinée les pousse ; elle supprime alors les obstacles ou les tourne : elle facilite et accélère l’accomplissement de ce qui doit arriver, en un mot, elle régularise un courant qu’elle a reconnu mais qu’elle n’a pas créé. »

Il faut noter cette observation de M. Francis Charmes : à ses yeux, la part de l’action individuelle était considérable en politique, mais elle était loin d’être tout : les hommes aiment à s’attribuer l’honneur des résultats obtenus : ils devraient aussi tenir compte de la force des choses et du sentiment public. Ce n’est pas diminuer la gloire d’un Richelieu ou d’un Cavour, c’est au contraire comprendre leur génie, que de dire qu’ils ont réalisé exactement la pensée de leur temps et de leur pays. Tel était l’esprit qui inspirait les chroniques politiques que, de 1894 à 1916, Francis Charmes donna à la Revue des Deux Mondes, avec une autorité universellement reconnue. Dans tous les pays, et quelle que fût leur constitution, les courants de l’opinion lui semblaient dominer et entraîner les Gouvernements ; et cela, d’autant plus que le triomphe universel de la démocratie lui paraissait de nature à diminuer le sens de la responsabilité personnelle chez les hommes d’État.

Sa prévoyance s’en inquiétait : Dès 1909, il jetait un cri d’alarme, et pendant la crise de 1911, il faisait effort pour gagner du temps et retarder l’heure du risque suprême. Si jamais la guerre s’imposait à nous, il souhaitait que notre prudence eût mis le plus de chances possibles de notre côté. Il savait que de tout temps, la politique prussienne s’était appliquée à jouer l’innocence dans les conflits qu’elle suscitait, et, conscient de la nécessité de nous concilier l’opinion des peuples, il tenait pour nécessaire d’éviter tout ce qui pouvait faire peser sur nous l’apparence d’une responsabilité. Certaines impatiences irréfléchies le préoccupaient. Hélas ! il y a des tentateurs partout, mais l’événement devait prouver que ce n’était pas chez nous que les imaginations se laisseraient emporter par l’esprit d’aventure.

À la mort de Ferdinand Brunetière, Francis Charmes lui succéda à la direction de la Revue des Deux Mondes. Il se trouvait là à sa vraie place. S’intéressant à tout, instruit de tout, impartial et accueillant, il ouvrait la porte de la Revue à tous ceux qui avaient quelque chose à dire, et l’impartialité de son libéralisme ne s’est jamais démentie. Ainsi il gardait à ce grand organe de la pensée française le caractère d’universalité que son fondateur lui avait donné, que ses successeurs lui ont tous conservé et, qui est la tradition même de la Revue. Il y maintenait aussi cet esprit de clarté qui est la marque de l’esprit français. Tout le monde connaît l’anecdote de M. Buloz, refusant d’insérer un article de M. Cousin sur Kant parce qu’il ne le comprenait pas, et que le public, dont il était, ferait certainement comme lui. À la réalité, M. Buloz laissait aux revues spéciales le soin de donner l’hospitalité aux études techniques ; il jugeait que les savants sont des ignorants par bien des endroits et que pour s’adresser à la masse des honnêtes gens, il était à propos de lui parler la langue de tout le monde.

Entre les mains de M. Francis Charmes, la Revue resta ce recueil où les plus grands dans le monde des lettres ou de la science, comme Sainte-Beuve ou Claude Bernard, ont écrit et qui donne à un public cultivé des lumières sur toutes choses. On trouverait difficilement à l’étranger quelque chose d’analogue. Elle est l’expression d’une société qui est proprement la société polie et où, comme au temps de du Deffand, les femmes tiennent la place qui leur est due, d’une société qui aime la conversation et qui cherche à tout comprendre sans avoir la vanité de tout savoir.

Il était difficile d’imaginer entre deux hommes un contraste plus marqué qu’entre M. Brunetière et M. Francis Charmes. Le premier décisif et systématique, si éloquent et si entraînant qu’il semblait que près de lui on respirât un air de tempête, exerçait une sorte d’apostolat. La vigueur de ses idées, la profondeur de son érudition, le tranchant de ses jugements s’exprimaient dans un style tout imprégné du XVIIe siècle, mais d’une éloquence où l’on sentait l’effort de la pensée.

Au contraire, Francis Charmes écrivait tout uniment, comme de source. Il dissimulait la personnalité de ses idées sous une forme qu’il rendait aussi peu personnelle que possible, pratiquant ainsi la règle de M. Thiers qui voulait que le style fût comme une glace transparente, laissant voir les objets dans tous leurs contours et dont la perfection est de n’être pas elle-même aperçue.

La façon d’écrire de Francis Charmes reflétait exactement la conception qu’il se faisait de son rôle : il ne recherchait que l’exactitude et la propriété de l’expression, parce qu’il était plus préoccupé de la justesse que de l’éclat des idées. Il désirait convaincre : il dédaignait de séduire.

Vous voulûtes récompenser une vie toute entière consacrée aux lettres et au service du pays, en appelant M. Francis Charmes à remplacer parmi vous M. Berthelot. Ce lui fut une grande joie, et, de succéder à un pareil homme, un honneur dont il sentit le prix. Le discours qu’il prononça en prenant possession de son fauteuil fut remarqué tant il mit de clarté et de compréhension dans l’exposé qu’il fit de l’œuvre de son prédécesseur. L’étendue de son esprit faisait de lui un des citoyens de la République des esprits cultivés dont aimait à parler Voltaire.

Cependant, l’Allemagne continuait d’inquiéter le monde. Est-il besoin de rappeler les incidents successifs que sa politique semblait accumuler à dessein ? Ils sont en vérité trop nombreux.

L’Autriche annexait la Bosnie et l’Herzégovine et l’Allemagne refusait de soumettre à l’Europe assemblée les changements apportés par l’initiative de son alliée, à un état de choses constitué par l’Europe elle-même. L’Europe y consentait et l’Allemagne triomphait de la résignation des Puissances : « Le savant encerclement, a écrit à ce propos M. de Bulow, épouvantail passager des esprits pusillanimes, se dévoila comme une fantasmagorie diplomatique, établie sur des conceptions politiques dénuées de réalité. La tentative de donner à l’antagonisme anglo-allemand l’ampleur d’un système général de politique internationale ne se produira plus. »

Telle était la façon dont la chancellerie de Berlin interprétait les sacrifices que l’Europe faisait au maintien de la Paix. Elle méprisait l’apparente confusion de ceux qui n’étaient que patients, et dans son aveuglement, elle ignorait la seule réalité contre laquelle la force ne peut rien, le sentiment de la justice dans la conscience des hommes.

En Afrique, aussi, l’Allemagne semblait poursuivre des succès de prestige. Elle continuait contre nous une politique de chicanes. Il m’est arrivé plus d’une fois lorsque j’étais gouverneur de l’Algérie de suivre notre frontière marocaine et de recueillir les malheureux qui venaient chercher à l’ombre de nos trois couleurs un peu de sécurité et la paix française. Ce voisinage nous créait des obligations et des droits. À Algésiras, tout le monde l’avait reconnu : cependant l’Allemagne nous montra qu’elle ne considérait pas la question marocaine comme réglée. Elle envoya une canonnière devant Agadir. Nous dûmes dégager notre situation au Maroc de toutes les entraves qui l’embarrassaient encore, au prix de pénibles sacrifices.

Nous les faisions — c’est notre honneur — pour le maintien de la paix, mais ce n’était à qu’un dernier celai : de plus en plus, on sentait la guerre venir, inévitable. Soudain, elle apparut aux yeux du monde effrayé. L’attentat de Sarajevo fut le prétexte qui mit le feu à l’Europe. Tout le monde, hormis à Berlin, s’efforça pour étouffer l’incendie. Rien n’y fit.

Bossuet parle quelque part des heures où Dieu juge qu’il est nécessaire de réveiller par quelque coup surprenant, le genre humain endormi. Cette fois le réveil était tragique. Francis Charmes, quant à lui n’avait pas été une sentinelle endormie. Il s’était toujours montré vigilant : malheureusement la vigilance est trop souvent importune à ceux qu’elle veut avertir. « Notre embarras, disait-il en 1905, en présence de la politique allemande c’est que malgré toutes les gloses qu’on nous a prodiguées, nous ne comprenons pas encore très bien. Nous demande-t-on seulement de ne pas songer à isoler l’Allemagne et de parler avec elle de toutes les affaires où nous avons un intérêt commun ? Alors, rien de plus simple. Mais s’il s’agit de nous rattacher étroitement, intimement, forcément à sa politique, c’est ce qu’aucune suggestion, aucune pression, ni même aucun exemple, d’où qu’il vienne, ne saurait nous déterminer à faire. »

En parlant ainsi, Francis Charmes résumait en quelques mots le problème que l’orgueil allemand posait sans cesse à toutes les chancelleries de l’Europe.

C’était en effet un singulier état d’esprit que celui qui dominait à Berlin. L’Allemagne était surprise qu’on ne l’aimât pas : elle ne faisait pas de distinction entre les relations auxquelles le voisinage oblige et celles qui proviennent de la communauté des idées et des sentiments ; elle ne savait pas qu’il n’est pas de puissance ici-bas qui puisse imposer à l’homme, l’oubli, et cet abandon de toute espérance dont Dante a fait la devise de l’Enfer : enfin, elle ignorait qu’il y eût une dignité humaine et qu’il est un point où les plus pacifiques, les plus faibles et les plus petits, disent : non.

En 1914, M. Francis Charmes ne se faisait aucune illusion ; il savait les terribles épreuves que notre pays allait traverser, mais il se montrait résolu et confiant : il n’a jamais désespéré, et à toutes les heures, même aux plus critiques, il donnait à tous autour de lui, avec simplicité et force d’âme, l’exemple et l’encouragement d’une volonté qui avait foi dans la fortune de la France.

La mort surprit Francis Charmes avant que la guerre fût finie. Ainsi il a été privé de la grande joie qui eût été sa récompense. C’est à ses amis qu’il appartient de se souvenir et de dire la part qu’il a prise pendant tant d’années à la formation morale de cette France qui, aux heures du péril, ne s’est montrée inférieure à aucun devoir.

La génération à laquelle il appartenait avait connu d’amères tristesses. Elle était entrée dans la vie publique au milieu des désastres ; elle avait vu l’armée prussienne descendre les Champs-Élysées ; elle avait senti dans sa chair la blessure de l’arrachement de nos deux provinces et, pendant près d’un demi-siècle, elle avait vécu dans l’inquiétude. Aujourd’hui, la France a retrouvé un empire colonial. Les pas de nos soldats ont effacé, sur le sol de notre voie triomphale, les traces de nos ennemis, et nos provinces nous sont revenues.

La gratitude du pays ira à tous ceux qui, soit à la tête de l’État, soit au Gouvernement, soit aux Armées, ont soutenu cette grande lutte. Pendant plus de quatre années, tous les cœurs ont battu d’accord, et comme pour mieux marquer la Communion française, la gloire a été réservée à celui qui fut l’adversaire de Gambetta et de Ferry, de réaliser leur pensée la plus chère. Ainsi l’union sacrée s’est faite jusque par delà les tombeaux. Que notre piété patriotique unisse tous les grands serviteurs du pays, et ceux qui ne sont plus, et ceux d’aujourd’hui dans un même sentiment de reconnaissance.

Il semble que notre génération ait achevé sa tâche.

Ceux qui viendront après nous se souviendront de nos épreuves, de nos efforts, de notre fidélité à nos alliances, de l’enthousiasme de notre jeunesse courant à la frontière, du sacrifice de tant de nobles vies.

Que seront les jours prochains ? Nous entendons parler d’une humanité nouvelle qui ignorerait nos passions. Hélas, ni l’orgueil, ni la rancune, ni l’envie ne disparaîtront du cœur des hommes. Les Français qui nous succèderont, auront à veiller sur l’héritage que nous leur laissons et que nous leur rendons, cette fois, tout entier. Qu’ils le gardent ! Nous avons passionnément aimé une France vaincue, envions nos fils qui auront la joie de l’aimer victorieuse.