M. Joseph d'Haussonville ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Viennet, y est venu prendre séance le jeudi 31 mars 1870, et a prononcé le discours qui suit :
Messieurs,
Si je n’avais, suivant vos sages traditions, sollicité par écrit l’honneur de m’asseoir dans cette enceinte, je serais presque tenté d’affirmer que mon plus grand étonnement, c’est de m’y voir. Combien de fois n’ai-je pas, en effet, reculé devant la pensée de m’offrir à vos suffrages ! Aujourd’hui même, après les avoir si heureusement obtenus, j’éprouve encore, veuillez m’en croire, presque autant de crainte que de joie. En comblant des vœux qu’à peine j’osais former, vous m’avez imposé, du même coup, une redoutable obligation, celle de me féliciter publiquement de votre choix, et de le justifier en vous remerciant. Comment y réussir ? Je n’ai point reçu, hélas ! le don charmant de bien dire, et le secours des fortes études a manqué à ma première jeunesse. Mais qui peut échapper tout à fait aux influences de son temps ? Ma bonne étoile m’a fait débuter dans la vie à l’heure brillante où, rentrée en possession d’elle-même, la France saluait avec enthousiasme, sous le ministère de M. de Martignac, l’alliance féconde de la politique et de la littérature. Inaugurée avec la liberté, cette alliance a duré autant qu’elle ; et ce n’est pas à vous, Messieurs, qu’il est besoin de rappeler quelles voix éloquentes l’ont, pendant de longues années, représentée, soit dans les chaires de nos facultés, soit dans les colonnes de nos journaux, soit à la tribune de nos assemblées publiques. Je ne saurais, quant à moi, oublier ce que je dois aux maîtres qui ont instruit et charmé mon heureuse génération. Ils ne nous ont pas seulement appris, par l’excellence de leurs œuvres, à ne goûter que le vrai, à n’admirer que le beau. Grâces leur soient aussi rendues pour nous avoir montré, par leur exemple, à ne respecter que le droit, à n’aimer que la justice, à préférer à tout l’indépendance !
C’est l’éternel honneur des lettres françaises de s’être constamment inspirées des sentiments généreux qui forment le patrimoine commun de toutes les classes de notre société. Avant d’avoir figuré dans les cahiers des trois ordres, les, principes de 89 ont été proclamés par les grands écrivains du XVIIIe siècle. Montesquieu, Voltaire et Rousseau ont, les premiers, servi de leur plume les idées que Mirabeau a défendues plus tard par sa parole, et pour lesquelles Barnave a péri sur l’échafaud. Chez nous, la liberté naissante a compté autant de précurseurs littéraires que de martyrs politiques. Les noms se pressent sur mes lèvres quand je songe à la phalange de ces nobles esprits qui, sous tous les régimes, se sont intrépidement obstinés à revendiquer pour notre pays le droit de disposer de lui-même. Leur race ne s’est pas, Dieu soit loué, éteinte de nos jours. Elle a survécu au premier empire ; et le monde entier a été frappé de l’éclat jeté sur la Restauration et sur le gouvernement de Juillet par les hommes éminents qui n’ont jamais cessé de mettre les plus belles facultés au service de la meilleure des causes.
Peut-être l’âge m’a-t-il, à mon insu, rendu partial pour le passé ; mais je ne puis, je l’avoue, me rappeler sans émotion avec quelle joie patriotique les jeunes intelligences de mon temps ont vu l’inauguration de la liberté servir chez nous de signal à la renaissance des lettres, et le développement de nos franchises nationales marcher de pair avec l’expansion de toutes les facultés de l’esprit humain. Quel temps, en effet, Messieurs, celui où, sept fois élu par ses concitoyens, M. Royer-Collard employait l’autorité de sa parole grave et pénétrante à réconcilier le chef d’une dynastie antique avec les nécessités de notre société moderne, tandis que le jeune héritier de sa chaire, M. Cousin, inconnu la veille, célèbre dès le lendemain, protestait au nom des principes élevés du spiritualisme contre les doctrines du dernier siècle ! La philosophie n’était point seule à rencontrer de pareilles bonnes fortunes. La littérature et l’histoire n’avaient rien à lui envier. Pour les esprits délicats, quelle source de jouissances dans les étincelantes improvisations que prodiguait à la Sorbonne l’ingénieux inventeur de la critique moderne, le maître des élégances, l’arbitre de toutes les réputations littéraires, qui n’a pas cessé de prêter à vos concours académiques l’attrait toujours nouveau de sa parole séduisante, et dont le public ne se lasse point de ratifier, chaque année, les équitables et fins jugements ! Du haut d’une chaire voisine, un rival de succès et de gloire ouvrait, à la même époque, l’ère des grands travaux historiques, en racontant l’origine, la formation, les progrès de notre unité territoriale, et retraçait, avec la curiosité de l’érudit et les inquiétudes déjà visibles du politique, les traditions et les instincts de la nation qu’il devait plus tard gouverner comme ministre.
Cette éloquence de l’enseignement, portée si haut à ses débuts, n’a pas été le seul fruit de la liberté. Elle a du même coup créé un genre nouveau de littérature, dont l’éclat ne s’est plus éteint. Je veux parler du journalisme. N’a-t-on pas vu se former alors un groupe de brillants publicistes, prompts à dépenser chaque matin avec prodigalité les fécondes ressources de leur plume alerte et vigoureuse ? À toutes les époques vous vous êtes plu, Messieurs, à ouvrir largement vos rangs aux honnêtes gens, habiles dans l’art de bien écrire, qui ont été, pour ainsi dire, les porte-drapeau des partis les plus opposés. Il y en a eu de bien illustres ; et je les aperçois, en ce moment, presque tous devant moi. Oublieux des dissidences passées, ils sont surtout sensibles au plaisir de se retrouver fraternellement confondus dans votre paisible enceinte ; et ce n’est pas un faible honneur pour moi de pouvoir, grâce à votre choix, m’aller tout à l’heure asseoir à côté d’eux. On dirait même que le hasard a deviné mes plus secrets désirs, lorsqu’il a désigné, pour me recevoir, un compagnon des anciens jours, avec lequel j’ai eu le bonheur de marcher continuellement d’accord, et qui m’a, de longue date, habitué à son indulgente bienveillance.
Les gouvernements absolus se complaisent seuls, dans leurs plus mauvais jours, à dédaigner le concours des écrivains jaloux de maintenir l’indépendance de leur pensée. Dès qu’ils reviennent à de meilleurs errements, le gage le plus sûr qu’ils donnent à l’opinion, n’est-ce pas l’empressement qu’ils mettent à rechercher aussitôt l’appui des hommes de lettres, ces dispensateurs naturels de toutes les renommées ? Nos deux premières monarchies parlementaires ont obéi sans effort à cet instinct généreux. Elles n’ont, ni l’une ni l’autre, hésité à faire appel aux grandes illustrations littéraires de leur époque. Elles n’ont pas eu seulement le bon goût de leur donner part à nos affaires intérieures ; elles ont eu la fierté de vouloir s’en parer au dehors, comme du plus glorieux ornement pour la patrie, et ces choix rencontraient l’assentiment public. C’est ainsi que, dans ma courte carrière diplomatique, il m’a été donné de débuter, à Rome, sous les auspices de l’immortel auteur du Génie du christianisme, de servir, à Turin, sous les ordres de l’aimable historien des Ducs de Bourgogne, et de vivre, à Londres, dans l’intimité du spirituel écrivain auquel nous devons la vive peinture des troubles de la Fronde. C’est ainsi que, plus d’une fois, je me suis trouvé à l’étranger l’agent accrédité de deux grands ministres, que j’ai souvent entendu accuser d’insatiable ambition, et qui, au lendemain du jour où la tribune leur était fermée, se sont, pour toute réponse, contentés de reprendre la suite à peine interrompue de leurs beaux travaux historiques.
Ne me défendez pas, Messieurs, le plaisir d’évoquer de tels souvenirs, et ne me refusez pas l’avantage d’appeler au secours de ma propre insuffisance les hommes éminents qui ont encouragé mes premiers efforts. Ma véritable vocation eût été de les toujours servir, en simple soldat, dans les obscures mêlées de la politique. Triomphants ou vaincus, dans la bonne comme dans la mauvaise fortune, ils pouvaient compter sur moi, car leur drapeau était le mien. Quand ce drapeau a été abattu, lorsqu’il n’a plus été possible de le relever, ni même de le défendre, après un premier moment de stupeur passé hors de France, j’ai eu, je ne sais comment, la hardiesse de vouloir imiter, moi aussi, et de bien loin, l’exemple qui m’était donné de si haut. J’ai senti le besoin d’alléger, par quelque occupation suivie, le poids de ma douleur publique. Quoique insuffisamment préparé, l’histoire m’a tenté. L’histoire, n’est-ce pas encore la politique, mais la politique apaisée et vue, pour ainsi dire, à distance ? Aborder les vastes tableaux eût été au-dessus de ma faiblesse. J’ai cherché de plus modestes sujets vers lesquels je me sentais sollicité par de naturelles prédilections. Peut-être les exigences de la science historique moderne s’accommodent-elles des vues de détail jetées sur un horizon volontairement restreint ; et le public ne me paraît pas en vouloir beaucoup aux auteurs qui se laissent guider, dans le choix de leur sujet, par de lointaines affinités d’origine, de souvenir et de goût. N’avons-nous pas, en effet, vu, de nos jours, le chef même de l’État retracer, avec un développement nouveau, fruit de patientes et amoureuses recherches, la vie du premier des Césars ; tandis que l’un des descendants de la plus noble famille souveraine de l’Europe nous racontait, en véritable héritier de leurs héroïques qualités, les hauts faits des princes de la maison de Condé ? Tant il est vrai que le culte des lettres convient à toutes les situations, et que, suivant les fortunes diverses, l’étude possède le don incomparable d’ajouter un surcroît d’agrément à la prospérité ou de servir de consolation dans l’exil.
Personne, Messieurs, n’a plus que mon prédécesseur profité des heureuses distractions que l’amour assidu des lettres peut apporter aux amertumes de la politique. M. Viennet a été, vous le savez, député et pair de France. On l’aurait toutefois choqué de son vivant, on risquerait, peut-être, d’offenser sa mémoire, si l’on ne se pressait d’ajouter que le titre auquel il tenait le plus était celui de poëte et d’auteur dramatique. Ambitieux de gloire, M. Viennet attachait moins de prix aux dignités qu’aux honneurs. Si la révolution de février eut la male chance d’encourir tout d’abord sa mauvaise humeur, ce fut principalement, ainsi qu’il le disait lui-même, parce qu’elle l’avait indûment privé de l’éloge posthume qu’il avait droit d’attendre de ses collègues de la chambre des pairs. Cependant il songeait surtout à ce que dirait de lui un jour, dans cette enceinte, son successeur inconnu, et, s’adressant d’avance à lui, il s’écriait dans une épître familière :
Parlez fort peu de moi, mais beaucoup de mes vers.
Vos suffrages m’ont confié, Messieurs, le soin de remplir le vœu formé par l’aimable vieillard dont vous regrettez la perte ; et nulle tâche ne saurait m’être plus douce. Permettez-moi seulement de compter sur votre bienveillance, lorsqu’au risque de désobéir à M. Viennet, je me prépare à vous parler beaucoup de lui, en me gardant toutefois d’oublier ses vers.
M. Viennet est né à Béziers, le 18 novembre 1777 ; mais sa famille n’était pas originaire du Languedoc. Volontiers il racontait avoir trouvé, dans les papiers de son père, un extrait des archives latines du sénat de Chambéry, qui rattachait directement à la noble maison des Benenati, de Milan, la branche des Biennet, établie, dès le neuvième siècle, en Savoie. Transportés, avec une légère altération de la première lettre de leur nom, dans le comté de Bourgogne, les Benenati, de Milan, seraient, plus tard, devenus les Viennet, de Champagnole. Quoi qu’il en soit de cette origine, il est certain que quatre officiers, du nom de Viennet, servaient avec honneur, avant la Révolution, dans l’armée royale de France, et tous ensemble ils se trouvèrent à la journée de Rosbach. Le plus jeune d’entre eux, licencié à la paix de 1763 et marié à Béziers, a donné le jour à votre ancien confrère. L’exploitation d’un petit domaine rural composait toute la fortune du père de M. Viennet, qui ne tarda point, d’ailleurs, à se voir à la tête d’une nombreuse postérité. C’était alors l’usage d’élever de bonne heure ses enfants pour occuper, dans l’avenir, certaines places déjà dévolues à quelques proches parents ; et qui, dans ces modestes intérieurs, étaient ordinairement considérées comme une sorte de patrimoine inaliénable. Or le père de M. Viennet avait, à Paris, un frère devenu curé de l’une des plus riches paroisses de la capitale. Tel était, suivant toute probabilité, le paisible héritage que, sous l’ancien régime, le jeune Viennet aurait été appelé à recueillir. La perspective d’une position qui le tirerait hors de sa province était loin de lui déplaire. Peu s’en est donc fallu que le futur grand maître du rite écossais ne devînt curé de Saint-Méry. De terribles événements, qui ont bouleversé d’autres existences que la sienne, en décidèrent autrement. Ce n’était point la soutane, mais l’uniforme, que devait endosser M. Viennet.
Pareil changement de vocation était presque de tradition dans la famille, et le père de M. Viennet aurait eu mauvaise grâce à s’en étonner, car lui-même avait donné cet exemple à son fils. Chartreux à dix-huit ans, chanoine à vingt ans, lieutenant de dragons à vingt-deux ans, la Révolution l’avait fait se jeter avec ardeur dans la politique. Il ne semble pas, d’ailleurs, que cette carrière agitée ait rien ôté à la droiture ni à la fermeté de caractère de l’ancien combattant de Rosbach. Devenu membre de la Convention et du comité de la guerre, il ne voulut jamais reconnaître à ses collègues ni s’attribuer à lui-même le droit de condamner Louis XVI. Plus d’une fois j’ai entendu M. Viennet raconter avec orgueil une anecdote dont son père était le héros, et qui démontre à quel point la formidable assemblée, qui inspirait tant d’effroi, était elle-même courbée sous le joug de la terreur. La veille du jugement, les députés de l’Hérault s’étaient, au nombre de neuf, réunis chez M. Viennet. Tous ensemble, ils s’engagèrent par serment à voter contre la mort. Cependant des billets menaçants avaient été remis, durant la nuit, à chacun des membres de la réunion ; ils étaient ainsi conçus : « Si tu ne fais pas mourir le tyran, tu périras toi-même. » À la séance du lendemain, quatre des collègues de M. Viennet, appelés à voter avant lui, avaient déjà violé leur serment. « Pareilles menaces n’arrêtent que les âmes pusillanimes, » dit M. Viennet en leur montrant son billet tout ouvert, en montant à la tribune, il vota résolûment contre la mort. Chose remarquable ! son exemple entraîna les quatre autres députés de l’Hérault, car le courage aussi peut être contagieux.
Pendant que M. Viennet père suivait à Paris les séances du comité de la guerre, son fils continuait ses études dans un collége de Béziers, autrefois dirigé par les jésuites, et qui avait gardé quelques-uns de ses anciens professeurs. À Béziers comme dans le reste de la France, les écoliers étaient fort épris des idées régnantes. Ils jouaient volontiers à la république, comme ils auraient joué aux barres. Dans la ferveur de son zèle, le jeune élève des jésuites institua même, parmi ses condisciples, un club dont il était président et une compagnie de garde nationale qui le reconnut pour capitaine. Ses devoirs de président de club et de capitaine de la garde nationale ne suffisaient pas toutefois à l’activité du jeune Viennet. Il ne se fut pas plutôt rendu maître des règles de la prosodie latine, qu’il se mit à composer des vers français. Les vers ont été sa première et sa dernière passion. À dix-huit ans, l’ambition de la gloire le possédait déjà tout entier. Il voulait, suivant ses propres expressions, la conquérir à la fois et par la plume et par l’épée. C’est pourquoi, bien ou mal inspiré, il prit alors deux graves déterminations. Il résolut de se faire poëte et d’entrer dans l’artillerie de marine.
La première campagne maritime de M. Viennet ne devait pas être heureuse. Envoyé à Brest, puis à Lorient, il était en train d’étudier les principes de la pyrotechnie et de tourner quelques vers galants aux dames de la ville, lorsqu’il fut, le 21 avril 1797, embarqué sur le vaisseau l’Hercule. Ce bâtiment n’eut pas plutôt gagné le large, qu’il se vit donner la chasse par deux croiseurs anglais. Grâce à l’obscurité de la nuit, le plus fort des deux vaisseaux ennemis parvenait à décharger à bout portant, contre les flancs de l’Hercule tous les canons de ses trois formidables batteries. Avant d’avoir pu tirer un seul coup, les pièces françaises étaient déjà hors de service. Mais, à défaut d’expérience, l’héroïsme n’a jamais manqué aux marins de la République, et l’on continua de se battre corps à corps, à coups de sabre et de pique. Le feu était à bord. « ais-tu nager, citoyen ? » demanda le second de l’Hercule à M. Viennet. — « Non. — Eh bien ! tant mieux pour toi, tu seras plus vite noyé ! » Il s’agissait, en effet, d’être noyé, de sauter en l’air ou de se rendre. À minuit, l’équipage de l’Hercule, réduit de plus de moitié, devenait prisonnier des Anglais. M. Viennet, seul survivant de tous les officiers d’artillerie, se ressouvint alors que, dansant la veille avec une jeune dame de Lorient, à laquelle il débitait je ne sais quelle folie, sa gracieuse compagne lui avait répondu également en riant : « Qui sait ? demain, à pareille heure, peut-être ne serez-vous pas aussi gai. »
M. Viennet n’a pas gardé un agréable souvenir des sept mois qu’il a passés sur les pontons de Plymouth. Plus que jamais il lui fallut s’adonner au culte secourable des Muses. Pour passer le temps, il devint même acteur. Sur le théâtre qu’il réussit à monter à bord de sa prison maritime, les pièces composées par le jeune lieutenant d’artillerie alternaient avec les tragédies et les vaudevilles du temps. Les rôles féminins étaient remplis par les aspirants ou par les mousses. Cette belle gaieté française ne laissait pas que de surprendre un peu la gravité britannique ; mais elle était assez du goût des dames de Plymouth, qui plus d’une fois sollicitèrent la faveur d’assister à ces représentations d’un répertoire à coup sûr fort nouveau pour elles. Ces jours-là, au dire de ses camarades, M. Viennet, toujours chargé, par préférence, des rôles de héros et d’amoureux, soignait particulièrement son jeu, et les applaudissements ne lui faisaient pas défaut.
Si grand que fût son succès, M. Viennet n’en éprouva pas moins une vive joie lorsqu’il fut, au mois de novembre suivant, relâché sur parole. Complimenté, à Paris, sur sa belle conduite pendant le combat de l’Hercule, il ne fit que traverser la capitale pour aller, à Béziers, retrouver sa famille. À Béziers, la vie, moins monotone qu’à bord des pontons anglais, était pourtant fort calme. S’il s’était engagé d’honneur à ne point porter les armes contre la Grande-Bretagne, M. Viennet, grâce à Dieu, n’avait promis ni aux Anglais ni à personne de renoncer à la poésie. Il se mit alors à composer la tragédie des Incas, devenue plus tard la tragédie des Péruviens, et qui, reçue au Théâtre-Français le 31 décembre 1839, n’y a cependant jamais été jouée. À la même époque, car sa muse allait vite, il acheva aussi une autre pièce, en cinq actes, intitulée Hippodamie. Dans Hippodamie, M. Viennet, qui a toujours aimé la mythologie, prenait les Pélopides à leur origine. Le public n’était pas alors fatigué de cette race. Vingt ans après, les temps étaient plus durs. Il eût été trop périlleux de vouloir intéresser un parterre français aux aventures de la fille d’OEnomaüs, et l’auteur, non sans quelque regret, je le pense, se décida à livrer aux flammes la malheureuse Hippodamie.
Cependant, les officiers de l’Hercule ayant tous été définitivement échangés contre des prisonniers anglais, un ordre venu de Paris interrompit les travaux dramatiques de M. Viennet et l’envoya derechef à Lorient. Il avait déjà rejoint son ancienne garnison lorsqu’on y mit aux voix le consulat à vie. Un registre à double colonne était destiné à recevoir, par oui ou par non, les votes des militaires. Jamais, à aucune époque de sa vie, lorsque ses convictions étaient fermement arrêtées, M. Viennet n’a redouté l’isolement. Son vote négatif devait, cette fois, frapper d’autant plus l’attention de ses chefs, qu’il s’étalait fièrement au sommet d’une page demeurée toute blanche. « Je m’en doutais, » s’écria M. Decrès, alors ministre de la marine, et qui déjà, comme préfet maritime à Lorient, s’était plaint de l’insubordination politique du jeune lieutenant d’artillerie. Un moment même il songea à l’envoyer commander un fort à Cayenne. Le second consul Cambacérès sauva heureusement de cette disgrâce le fils de son ancien collègue. Mais l’éveil était donné. Lorsqu’il fut question de voter pour ou contre l’établissement de l’Empire, M. Viennet reçut, le jour où s’ouvrait le scrutin, la mission d’aller s’enquérir sur les côtes de la Bretagne de ce qu’était devenu un certain vaisseau français, le Vétéran, sur le sort duquel le ministre de la marine avait tout à coup été pris des plus vives inquiétudes. Ce bâtiment s’était, depuis un mois, mis à l’abri des croisières anglaises en se réfugiant dans un petit port de la Bretagne, où n’étaient jamais entrés que des caboteurs. Interrogées par l’envoyé de M. Decrès, les autorités locales lui firent aisément comprendre par leur surprise qu’on n’avait, en réalité, songé qu’à paralyser son vote. À son retour, les registres étaient, en effet, repartis pour la capitale ; et ce fut ainsi, qu’à son très-grand regret, M. Viennet fut empêché de voter contre le premier empire. Suivant sa coutume, il s’en consola en fondant à Lorient une sorte d’académie littéraire, et en écrivant presque immédiatement une comédie, le Désœuvré.
Les changements de garnison étaient peu fréquents dans l’artillerie de marine, les expéditions rares et le service pas trop exigeant. Successivement envoyé à la Spezzia et à Toulon, M. Viennet, fidèle à ses goûts de jeunesse, trouva toujours moyen d’occuper poétiquement ses loisirs. Cependant, en Italie comme dans le Var, il avait, en versifiant, les yeux incessamment tournés vers la capitale. Lorsqu’il obtint enfin, au commencement de 1812, la faveur de s’y rendre, il apportait avec lui dans sa valise de voyage une quinzaine d’épîtres, deux tragédies, Alexandre et Clovis, et les quatre premiers chants d’un poëme, héroïque intitulé Francus.
Plusieurs de ces épîtres avaient déjà été imprimées. Quelques-unes avaient même remporté des prix aux Jeux floraux. Dans ce nombre il y en avait deux directement adressées à Napoléon sur la bataille d’Austerlitz et sur les embellissements de Paris, car M. Viennet n’avait pas tenu rigueur au chef de l’Empire. Il arrivait dans la capitale l’imagination toute remplie des projets les plus ambitieux. Ce n’était pas un avancement en grade qu’il souhaitait. Il savait M. Decrès trop mal disposé pour lui. Trois choses autrement importantes lui tenaient à cœur. Il voulait faire lire ses épîtres par l’Empereur, faire recevoir Clovis au Théâtre-Français et présenter les quatre chants de Francus au concours des prix décennaux. Une circonstance particulière donnait toutefois un peu d’inquiétude à M. Viennet : outre les deux épîtres adressées à Napoléon, il y en avait encore une troisième, jadis imprimée à Lorient, mais sans nom d’auteur. Cette épître se moquait de certains courtisans qui avaient imaginé d’aller chercher en Norwége une origine royale au sang des Bonaparte. Le poëte, apostrophant le nouvel Empereur, avait été jusqu’à oser lui dire :
J’estime tes aïeux, mais j’aime mieux te voir
Être grand par toi-même, et ne leur rien devoir.
La rance, en t’élevant au trône de ses maures,
A compté tes hauts faits, et non pas tes ancêtres.
Comment l’épître avait-elle été prise par l’Empereur ? En connaissait-il l’auteur ? Si elle avait déplu, adieu tous les beaux plans d’avenir ! Sur ce point M. Viennet devait être assez vite rassuré. Apercevant un jour la terrible épître sur le bureau de l’un de ses compatriotes, M. de Beausset, secrétaire du cabinet de Napoléon, il en pâlit d’abord d’effroi. Quel ne fut pas son étonnement d’apprendre par M. de Beausset que l’Empereur avait été si satisfait de cette pièce de vers qu’il l’avait fait imprimer et distribuer afin de couper court au ridicule dont il avait craint d’être un instant couvert par la sotte invention de quelques maladroits flatteurs ! Aussi content maintenant qu’il était inquiet tout à l’heure, M. Viennet demanda à son ami s’il savait quel était l’auteur de cette épître. « Non, pas plus que l’Empereur. — C’est moi. —Vous ? vraiment ? eh bien, j’en suis fâché, mais vous avez manqué votre fortune. — Pourquoi ? est-ce que je ne suis pas encore là ? — Il n’est plus temps, mon cher ; l’épître a fait son effet, et l’Empereur n’a plus besoin de vous. »
L’Empereur allait bientôt avoir besoin de tout le monde, des militaires surtout, poëtes ou non. Il s’agissait de réparer les désastres de la retraite de Moscou, et les régiments d’artillerie de marine venaient d’être distraits de leurs garnisons ordinaires pour prendre part à la prochaine campagne d’Allemagne. Notre lieutenant avait même gagné à ce changement son épaulette de capitaine. Mais cela ne lui importait qu’assez médiocrement. Qu’allait-il advenir de la tragédie de Clovis sur laquelle il avait reporté toutes ses espérances ? Comment s’y prendre pour lui ménager la faveur des sociétaires du Théâtre-Français ? Un décret récemment dicté à Moscou par l’Empereur venait d’attribuer exclusivement aux acteurs de cette troupe justement célèbre le droit de prononcer sur le sort des pièces qui leur étaient soumises. Vers la fin de mars 1812, Clovis comparut devant le redoutable aréopage. Le premier acte est assez goûté, le deuxième plaît mieux encore. Au troisième, ses juges annoncent à M. Viennet qu’il sera reçu par acclamation. Mais voici qu’au quatrième acte, les fronts se rembrunissent. À la fin du cinquième, le silence est général ; et, quand on passe au vote par bulletins, il se trouve que Clovis est simplement reçu à correction.
M. Viennet, comme tout auteur aurait fait en pareille circonstance, passa une fort mauvaise nuit. Cependant une idée nouvelle le frappe à son réveil. Deux actes nouveaux s’arrangent dans sa tête. Il en écrit d’un jet les cinquante premiers vers. Il se précipite chez Talma, chez Lafon ; il leur explique son plan, il leur récite ses vers. Ces messieurs s’en disent très-satisfaits. Cependant le mois d’avril est arrivé, et avec lui l’ordre de partir immédiatement. Que faire ? M. Viennet court au ministère de la guerre. Le duc de Feltre ne recevait pas souvent des officiers sollicitant des prolongations de congé uniquement pour achever les derniers actes d’une tragédie. En homme du monde, il accueillit de bonne grâce la demande de M. Viennet. Il l’autorisa même à rester à Paris jusqu’au jour du départ de l’Empereur. De la part d’un ministre, alors si occupé, le procédé était obligeant. M. Viennet n’en abusa point : en cinq jours il avait terminé ses deux actes, et Clovis était reçu à l’unanimité.
J’ai insisté, Messieurs, sur cet épisode littéraire de la vie de M. Viennet, parce qu’il a tenu une grande place dans ses souvenirs, et qu’il en a toujours parlé comme de son premier triomphe. Je n’en ai point toutefois fini, vous allez le voir, avec la tragédie de Clovis, soigneusement transcrite sur un petit calepin que, pour plus de sûreté, M. Viennet eut soin d’emporter cousu dans la doublure de son uniforme. Le poëte ainsi lesté, il restait au capitaine d’artillerie à se dépêcher beaucoup, afin de retrouver son régiment, déjà en pleine marche vers les champs de bataille de l’Allemagne. La joie, dit-on, redouble le courage, et M. Viennet avait hâte, comme il l’avait promis au duc de Feltre, d’arriver avant les premiers coups de feu. Il ne m’appartient pas de suivre votre ancien confrère ni à Lutzen, où il combattit vaillamment, ni à Bautzen, où il fut décoré de la main de l’Empereur. Mais je rentrerai dans mon sujet en racontant ici, à la satisfaction des amateurs de pièces de théâtre, comment il est parfois utile, même à la guerre, d’avoir fait une tragédie en cinq actes. Dans la désastreuse journée de Leipzig, où nos malheureux corps d’armée se cherchèrent inutilement sans pouvoir se rallier, M. Viennet reçut une balle en pleine poitrine. Elle l’aurait infailliblement tué, si, par bonheur, elle n’eût frappé juste au milieu du calepin qu’il portait sous son uniforme. J’ai tenu entre mes mains le précieux manuscrit. L’empreinte de la balle est fortement marquée sur sa couverture un peu épaisse ; elle y a produit une sorte de bosselure qu’on peut suivre aisément de feuille en feuille. Représenté plus tard au Théâtre-Français, Clovis y obtint un succès véritable ; et c’est ainsi qu’à tous ses mérites classiques cette pièce a joint celui d’avoir sauvé la vie à son auteur.
Ou j’ai mal esquissé les traits principaux du caractère de M. Viennet, ou vous avez déjà deviné, Messieurs, avec quels sentiments il accueillit la Restauration. L’Empire n’avait obtenu de lui qu’une adhésion tardive. Jamais il n’avait cru à l’établissement durable en France d’un régime purement militaire et despotique. Son choix ne fut pas, un instant douteux, et lui-même nous en a donné les motifs. « La gloire était sortie avec Napoléon par une porte, et, la liberté rentrant par l’autre avec les Bourbons, je me ralliai franchement à l’auteur d’une charte qui consacrait les grands principes de la Révolution ( ). »
On sait qu’à leur premier retour les princes de la famille royale prirent soin d’admettre dans leur maison militaire quelques-uns des officiers qui avaient servi sous la République et sous l’Empire. Attaché à l’état-major du général Montelegier, qui remplissait lui-même les fonctions d’aide auprès du duc de Berry M Viennet profita de sa résidence à Paris pour reprendre ses travaux dramatiques. Une telle situation lui convenait parfaitement ; l’agrément en était relevé par les attachantes qualités du prince dont il n’a jamais cessé de vanter le caractère, quoiqu’il ait eu plus tard le chagrin d’encourir sa disgrâce. Jamais, en effet, les instances de son général ne purent, au mois de mars 1815, décider l’ancien décoré de Bautzen à quitter la France. Demeuré à Paris, il ne se contenta pas de voter contre les actes additionnels, il voulut, comme à son ordinaire, appuyer son vote d’une brochure. Dans sa brochure, tirée à plusieurs éditions, M. Viennet n’hésita pas à proclamer que la charte de Louis XVIII valait cent fois les constitutions de l’Empire et que le retour de l’exilé de l’île d’Elbe était un malheur public, Le croirait-on ? quand Louis XVIII rentra pour la seconde fois en France, ses ministres oublièrent absolument la courageuse brochure. L’aide de camp de M. de Montelegier n’avait pas suivi son général à Gand : voilà ce dont ils se souvenaient, et M. Viennet fut, en conséquence, réduit à la demi-solde. Une ordonnance royale le replaçait, pour comble de disgrâce, dans son ancien corps de l’artillerie de marine, et son traitement ne devait plus lui être désormais payé qu’à Toulon. « Au nom du ciel, ne m’envoyez pas à Toulon, » dit tout bas M. Viennet à quelques amis qu’il avait gardés dans les bureaux du ministère de la marine. « Si je pars, ma carrière littéraire est brisée et Clovis est perdu ; oubliez-moi, ne me payez point ma demi-solde, afin que je puisse au moins demeurer à Paris. » Et, non sans peine, il obtint cette faveur singulière.
Vivre dans la capitale sans ressources d’aucune sorte, sans rien changer à ses relations de société, en préservant de toute atteinte la dignité de sa vie, l’épreuve était difficile. M. Viennet s’en tira à force de volonté énergique et de simplicité méritoire. Toujours secourables, les lettres lui vinrent encore en aide, non plus seulement pour le distraire, mais aussi pour lui procurer d’honorables et modestes moyens d’existence. Il se mit à écrire dans les journaux ; il ouvrit des conférences littéraires à l’Athénée. Les épîtres qu’à cette époque il adressa à l’empereur Alexandre, pour protester contre l’occupation du territoire français, et au roi Louis XVIII, pour le féliciter de l’ordonnance du 5 septembre, ne tardèrent pas à créer à M. Viennet une réputation de bon aloi dans les rangs du parti libéral. Comme il arrive trop souvent, ce fut, d’ailleurs, ses adversaires politiques qui, en le persécutant assez puérilement, se chargèrent de lui donner la popularité.
M. Viennet avait l’habitude d’écrire régulièrement à ses amis du département de l’Hérault. Or, à Béziers, quelques sombres esprits qui rêvaient volontiers de complots anarchiques avaient imaginé de dénoncer cette inoffensive correspondance comme servant de noyau à la plus noire conspiration. Un beau jour, ou plutôt une belle nuit, M. Viennet vit donc fondre chez lui, précédés par le maire du petit village d’Issy qu’il habitait alors, une escouade de gendarmes chargés de fouiller toute sa maison et d’inspecter tous ses papiers. Permettez, Messieurs, que, pour votre plus grand agrément, je cède ici la parole à M. Viennet. C’est lui-même qui vous racontera, en vers, bien entendu, sa plaisante aventure et la harangue qu’à demi réveillé il s’empressa d’adresser à ses visiteurs inattendus :
« Pour moi, si mon esprit a jamais conspiré,
C’est contre le public et bien contre mon gré,
Car le diable est en moi ; quand sa verve s’allume,
Mon seul tort, j’en conviens, est de tenir la plume ;
Et ces cartons qu’ici vous allez inspecter
Sont encombrés de vers qu’il m’a voulu dicter. »
À ces mots, déroulant mes œuvres poétiques,
J’expose à leurs regards deux poëmes épiques,
Vingt plans de tragédie, et quinze actes complets,
Épîtres, opéras, dithyrambes, couplets,
D’innombrables fragments, caprices de ma veine,
Enfin tous les trésors d’un enfant d’Hippocrène,
Et neuf ou dix écus restant du mois dernier,
Qui roulaient au hasard sur un tas de papier.
À ce terrible aspect, le maire et son escorte
Reculent d’épouvante et regagnent la porte.
Je m’oppose à leur fuite, et veux, bon gré mal gré,
Que ce fatras de vers soit par eux déchiffré.
« Votre devoir, Messieurs, vous oblige à les lire.
C’est une occasion qu’un poëte désire ;
Je l’ai fort rarement, je la tiens aux cheveux,
Il me faut des lecteurs et j’en prends où je peux. »
En somme, l’accusation n’était pas fort sérieuse, M. Viennet n’était pas trop fâché, le préfet de police, M. Anglès, n’était pas un fonctionnaire bien vindicatif, et M. Decazes était assurément un ministre très-libéral. On fit donc quelques excuses au poëte si injustement troublé dans son sommeil, et tout finit par les jolis vers que je viens de vous lire, pleins, si je ne me trompe, d’une saveur véritablement gauloise.
Depuis ce jour, votre ancien confrère ne laissa plus désormais échapper une seule occasion d’offrir au public des morceaux de poésie épique ou familière. Qui ne se souvient de son épître aux mules de don Miguel et de son poème sur la prise de Parga qu’il eut la satisfaction de voir traduire dans la langue même de Pindare ? Mais les affaires de son pays avaient principalement le don d’inspirer sa muse. Sous le ministère de M. de Villèle, son opposition, prit une allure beaucoup plus vive. Cependant il s’interdit toujours avec soin d’attaquer la dynastie. « Si l’on a conspiré sous la Restauration, » disait-il plus tard assez fièrement, « je n’en ai jamais rien su et l’on m’a fait l’honneur de ne m’en point parler. » Mis à la retraite pour avoir, dans son épître aux chiffonniers, attaqué le projet de loi de 1827 sur la presse, M. Viennet n’en témoigna pas grande surprise. « C’est fort bien, » dit-il au ministre de la guerre, M. de Clermont-Tonnerre ; « vous êtes dans votre droit ; mais sachez que dans un an je vous demanderai compte de cette destitution du haut de la tribune ! » L’année suivante, en effet, M. Viennet était nommé député de l’Hérault.
Vous n’attendez pas de moi, Messieurs, que je suive M. Viennet à la Chambre des députés, où sa place se trouvait naturellement marquée au centre gauche. Aussi bien, s’il attaqua souvent le ministère de M. de Polignac, ce fut moins par ses discours que par ses vers. Son épître à Charles X devança de quelques jours seulement l’adresse des 221. Il n’avait pas d’ailleurs souhaité la révolution de Juillet. Elle lui inspira d’abord plus de craintes que d’espérances. La liberté ne lui paraissait plus en péril. Ce fut l’ordre qui lui sembla compromis, et avec lui la forme monarchique qui en était, à ses yeux, la plus heureuse personnification. Devenu conservateur, M. Viennet garda en toute occasion ses façons d’agir vives et primesautières. S’il soutenait les ministres, c’était sans prendre leur mot d’ordre ; et plus d’une fois il lui arriva de les effrayer par les services qu’il entendait leur rendre. « Il fallait que mon caractère fit des siennes, » a-t-il écrit quelque part, « et que je rompisse en visière à la République menaçante. Je voyais là l’erreur, le désordre, la licence, et je partis de la main. Qu’en advint-il ? Ce qu’il advient à tout homme qui se met en avant. Je fus roué de coups, et ceux pour qui je les avais reçus me dirent : « C’est bien fait, de quoi te mêlais-tu ( ) ? »
N’en déplaise à M. Viennet, la bataille en elle-même ne lui répugnait point. En politique comme en littérature, son goût le portait à rompre des lances. Si, dans les conflits où le jetait cette ardeur guerroyante, il a parfois eu le malheur de s’attirer quelques blessures, il ne s’est point refusé le plaisir de les rendre largement à ses adversaires de tous les temps, je veux dire les républicains et les romantiques. Les romantiques, quel mot m’est échappé ! Jamais, il vous en souvient, M. Viennet ne l’a prononcé sans colère dans cette enceinte toute retentissante encore du bruyant éclat de ses imprécations. Un peu de mémoire et quelque imagination sont toutefois nécessaires pour se représenter aujourd’hui les enthousiasmes étranges et les fureurs non moins extraordinaires des deux écoles qui agitaient, il y a maintenant quarante ans, le monde de la littérature. C’était le temps où de fougueux novateurs auraient rougi d’admirer les divins chefs-d’œuvre de notre théâtre national, tandis qu’avec une semblable injustice leurs contradicteurs obstinés se croyaient par honneur engagés à traiter de folies les hardiesses introduites sur la scène par les poëtes dramatiques de l’Angleterre et de l’Allemagne. Comment M. Viennet n’aurait-il pas tenu pour les pures traditions classiques, et contre les doctrines envahissantes des modernes barbares ? Toutes ses plus chères habitudes allaient être dérangées ; l’affaire était sienne, et votre ancien confrère combattit en faveur de l’Olympe et de ses habitants menacés, comme on combat pour ses dieux et pour ses propres foyers. Mais il ne suffisait pas de se défendre, il fallait attaquer à son tour. Le plus fort de la bataille se livrait alors sur la scène du Théâtre-Français : M. Viennet brûlait de s’y produire par quelque action d’éclat. Afin de balancer le succès de Marion Delorme et d’Hernani, il offrit successivement aux comédiens ordinaires du roi Alexandre, Achille, Sigismond de Bourgogne, Placidie et les Péruviens. Est-il besoin de constater que, dans ces pièces irréprochables, la règle des trois unités était scrupuleusement observée ? Ce n’est pas M. Viennet qui aurait fait la plus petite concession au goût dominant et aux modes régnantes. Il ne se gênait point pour blâmer tout haut son ami M. Soumet d’avoir, par faiblesse, introduit dans le drame biblique de Saül des hardiesses de composition et de style qu’il tenait pour grandement suspectes. S’il faut tout dire, nous doutons même qu’en son âme et conscience il ait sincèrement pardonné à l’aimable auteur de Marie Stuart et du Cid d’Andalousie, d’avoir habilement marié, avec autant de succès que de goût, les agréments des deux genres. Pour son compte, il ne transigerait jamais. En vain les triomphateurs du jour le sommaient-ils de mettre bas les armes. Accablé sous le nombre, mais fidèle à son drapeau, M. Viennet était également résolu à ne pas mourir et à ne point se rendre. Pour toute réponse il composa Arbogaste.
Lorsqu’Arbogaste fut joué sur la scène française, vers la fin de l’année 1841, M. Viennet avait quitté les bancs de la chambre des députés. Il faisait depuis deux ans partie de la chambre des pairs. Les hommes d’opinions avancées lui en voulaient encore beaucoup de sa récente élévation. Dans le camp littéraire, les frénétiques champions de l’école nouvelle n’avaient point, tant s’en faut, oublié les nombreuses épigrammes qu’il avait décochées contre les poëtes de leur choix. Pour triompher de tous ses adversaires réunis, M. Viennet ne pouvait compter qu’à demi sur le concours de ses alliés naturels, les sociétaires du Théâtre-Français, car il était justement en procès avec eux. C’était de guerre lasse et par suite d’une sentence judiciaire qu’ils allaient représenter Arbogaste. Au jour décisif, quelques heures avant le lever du rideau, une lettre anonyme invitait M. Viennet à retirer sa pièce ; et de complaisants donneurs d’avis lui annonçaient en même temps qu’une affreuse cabale était montée contre Arbogaste. Intrépide comme son héros, l’auteur préféra courir les chances du combat, et comme son héros il en sortit vaincu. « J’étais fou de douleur, » s’est écrié M. Viennet dans la spirituelle préface qu’il a, vingt ans plus tard, mise en tête de sa tragédie tombée... « Je n’osais me montrer. J’envoyai ma démission de président de la commission dramatique. Mes amis prétendent que je voulais me démettre aussi de la pairie et de l’Académie. Je ne m’en souviens plus, mais c’est possible ( ). »
« Renoncer à la pairie et, qui mieux est, à l’Institut pour accompagner dans sa retraite forcée l’ombre d’Arbogaste, ce serait trop dommage, » lui représenta, dès cette époque, un fin critique qui siège maintenant au milieu de vous. Tout blessé qu’il était de sa chute, M. Viennet, déférant à ce sage conseil, ne donna pas d’autre suite à sa boutade. Il se tint seulement pour quelque temps à l’écart de l’arène littéraire. Peu d’années après, c’était la Révolution de 1848 qui se chargeait de mettre brusquement fin à la carrière politique de mon prédécesseur. Pour lui fut-ce un malheur ? En vérité, je ne saurais le dire. Sur cette terre généreuse de France, il n’y a telle chose pour retrouver la faveur du public que d’encourir les disgrâces de la fortune. L’heure était arrivée où les républicains, devenus maîtres de nos destinées, allaient avoir à subir à leur tour les railleries de celui qu’autrefois ils avaient si peu épargné. La revanche de M. Viennet était légitime, elle ne fut point cruelle. Les armes qu’il employa contre les vainqueurs de février étaient acérées, mais légères. Coup sur coup il publia, en 1849, deux épîtres qu’il aurait pu tout aussi bien appeler des satires, et qu’il adressa l’une à tout le monde, l’autre aux mânes de Boissy d’Anglas. Bientôt suivit un recueil de fables nouvelles. Par le choix des sujets, par la vivacité du ton, par la moralité des récits, ces fables de M. Viennet tenaient aussi beaucoup de la satire. À les appeler de leur vrai nom, c’étaient des apologues épigrammatiques, dont les malices un peu cherchées étaient loin de rappeler la bonhomie de la Fontaine. Bonhomme, M. Viennet l’était, sans doute, dans la vie intime ; comme auteur, il n’aspirait pas du tout à mériter cet éloge. On l’avait abreuvé de moqueries ; eh bien, il prendrait sa revanche, et l’on verrait de quel côté se rangeraient les rieurs.
Vous avez assisté, Messieurs, à ces défis jetés par M. Viennet à d’anciens adversaires. Pour vous quel agrément, pour l’auditoire qui remplissait cette enceinte quelle fête, lorsque, de la place même que j’occupe en ce moment, et sur la fin d’une séance des cinq Académies, se dressait l’alerte vieillard ! quel redoublement d’attention, lorsque, tirant de sa poche, avec un air narquois, un tout petit morceau de papier, M. Viennet se mettait à vous réciter, de sa voix vibrante et d’un geste rapide, quelques-unes de ces pièces de vers dont il se plaisait à vous offrir la primeur ! Vos applaudissements précédaient de bien peu ceux de la salle entière. Il les recevait avec une joie visible, et c’est ainsi qu’en retour du plaisir qu’il vous causait à vous-mêmes, vous lui avez procuré, Messieurs, ses dernières et ses plus vives jouissances. Parmi tant de journées de triomphe, s’il en est une qui vous l’ait montré plus vert d’allures que jamais, plus radieux de visage, et comme environné de l’auréole d’un éternel printemps, ce fut celle où, plein de bonne grâce et d’enjouement, il vint ici vous lire l’épître à ses quatre-vingts ans. Vous savez si le succès fut complet ; mais la bienveillance n’en fit pas seule les frais. L’équité avait sa part dans les hommages flatteurs, quoique à son gré un peu tardifs, alors rendus, non pas seulement au poëte aimable, mais aussi et surtout au parfait galant homme.
À partir de cet instant, grâce au bénéfice de ses quatre-vingts années si allègrement portées et si gracieusement célébrées, M. Viennet a senti tomber doucement autour de lui le fracas des vaines querelles d’autrefois. Votre ancien confrère a été plus touché qu’il ne l’a peut-être laissé voir de cette disposition nouvelle du public à son égard. Il a même tenu à lui en témoigner sa reconnaissance, et voici comment : un jour (c’est lui-même qui nous le raconte), il était en train de relire les sept ou huit pièces jadis données au théâtre, un nombre égal de tragédies, dont il s’était gardé le secret, trois comédies inédites, une histoire de la papauté, et j’allais omettre les vingt-six chants de son poëme héroï-comique de Philippe-Auguste, lorsque tout à coup une idée le frappa : « La grande nation française réclamait encore son Énéide. »Ce serait à lui qu’elle la devrait, et le moyen était enfin trouvé de s’acquitter envers ses contemporains ! Par bonheur, M. Viennet avait déjà écrit les quatre premiers chants du poëme de Francus, qu’il avait, s’il vous en souvient, destiné à remporter sous l’Empire l’un des grands prix décennaux. Si fidèle qu’elle fût, sa mémoire n’avait pas retenu les vers qui lui avaient servi à célébrer, en 1812, les exploits du vaillant fils d’Hector et de la belle Andromaque, si heureusement échappé des rivages troyens pour venir fonder en Gaule la nationalité française et humilier dans son île la perfide Albion. M. Viennet court chercher le vieux manuscrit, relégué depuis quarante ans au fond de ses tiroirs, et, sans perdre de temps, il se met à se débiter à lui-même à haute voix l’œuvre oubliée de sa jeunesse. Plus il avance, plus son plaisir va croissant ; il monte bientôt jusqu’à l’enthousiasme, et la lecture ne s’achève pas sans que l’auteur ne se jure à lui-même de reprendre sa bonne plume et de ne plus la déposer qu’il n’ait mené jusqu’au bout la grande épopée nationale que son pays attend de lui. « Les six derniers chants ont coulé de source. J’ai oublié mon âge, et le 3 février de cette année 1863, » ajoute l’auteur de la Franciade « j’en ai écrit le dernier vers avec une joie d’enfant ( ). »
La joie de M. Viennet dut redoubler lorsque, à son grand étonnement, il vit ce poëme, de tout point conforme aux plus saines traditions classiques, gracieusement introduit auprès des lecteurs de notre temps par un brillant critique qui jusqu’alors avait de préférence patronné une littérature bien différente. On eût dit que la presse entière s’était donné le mot pour faire, cette fois, bon accueil à la dernière œuvre d’un poëte qu’elle avait naguère poursuivi de ses implacables railleries. Quel romantique endurci se serait, en effet, senti le courage de troubler dans ses pieuses dévotions le respectable vieillard dignement occupé à parer encore, sur la fin de ses jours, les autels des dieux qui avaient jadis reçu ses premiers vœux ? Ainsi tout souriait à M. Viennet. Au lieu des soucis que, d’ordinaire, l’âge apporte avec lui, votre ancien confrère a recueilli, sur le tard, une sorte de regain de popularité, dont il a joui avec délices. Ce fut alors qu’encourage par le succès, et tout près de sa quatre-vingt-dixième année, il se mit à préparer avec ardeur une édition complète de ses œuvres. Le travail était considérable ; mais rien ne lui coûtait quand il s’agissait d’amasser pour la postérité les matériaux de sa gloire. Il n’était pas, d’ailleurs, dans les habitudes de M. Viennet de remanier beaucoup ses vers ; il trouvait plus agréable et plus facile d’en composer de nouveaux ; et la mort le surprit, comme il l’avait prédit et souhaité lui-même, entre deux hémistiches.
À la considérer dans son ensemble, cette vie, que j’ai essayé de vous raconter, ne fut point, tant s’en faut, une vie malheureuse. Né à la veille des plus formidables catastrophes, M. Viennet a été incessamment mêlé, par nécessité, je le veux, mais aussi par goût, à toutes les agitations politiques de son siècle. Il n’a jamais hésité à prendre un peu plus peut-être que sa part dans les controverses littéraires de son temps. Les préfaces qu’il a mises en tête de ses œuvres sont remplies des plaintes qu’il n’a cessé d’exhaler contre la dureté du sort et contre l’injustice de ses contemporains. Mais admirez le bonheur ! De tous ces adversaires, par lui maintes fois provoqués, dont il a publiquement parlé, tantôt avec colère, tantôt avec tristesse, le plus souvent avec moquerie, mais toujours, ne l’oublions pas, avec une naturelle bonne grâce, il a été donné à M. Viennet de n’en plus rencontrer un seul devant lui aux jours de sa vieillesse ; et ce grand batailleur est mort, non-seulement entouré de l’estime publique, mais en pleine possession de la faveur universelle.
Quoi de plus naturel, d’ailleurs, et comment ses anciens adversaires de tous les camps lui auraient-ils refusé leur sympathie ? En littérature, qu’est devenue la belliqueuse ardeur dépensée, il y a quarante ans, dans des luttes aussi ardentes qu’opiniâtres ? Où sont aujourd’hui les deux armées qui, naguère rangées en bataille, se défiaient de la parole et du geste ? Elles n’ont pas seulement déposé leurs armes, elles ont confondu leurs rangs ; on pourrait presque dire qu’elles ont échangé leurs drapeaux. Devenue froide, à son tour, la foule des spectateurs a cessé de regarder beaucoup à la couleur des bannières arborées dans l’arène par les jouteurs qui se disputent la gloire de ses applaudissements. Elle ne leur demande plus qu’une chose, de savoir l’intéresser et lui plaire. Qu’ils y parviennent par l’observation des règles anciennes ou par l’emploi de procédés nouveaux, cela lui importe assez peu. Il m’en coûterait de penser, avec de chagrins esprits, que notre race un peu changeante a définitivement perdu l’amour du beau. Peut-être faudrait-il seulement convenir que, sortie des anciennes voies, elle est présentement en quête d’aventures, et va cherchant un peu partout cet idéal que chaque génération poursuit à sa manière sans jamais l’atteindre complétement. Après nous être épris de quelques nouveautés, dont l’éclat nous avait d’abord séduits, nous nous en sommes tout aussi promptement dégoûtés. Aux frivoles enthousiasmes, aux dénigrements de parti pris, a succédé l’habitude de mettre en littérature les questions de genre à leur véritable place, c’est-à-dire au second rang. Il était naturel que M. Viennet profitât de cette sage impartialité.
Le mouvement, d’origine à peu près semblable, qui s’opère dans les régions politiques, ne sera pas, si je ne m’abuse, moins favorable à la mémoire de votre ancien confrère. En politique aussi, la France s’est remise en quête de l’idéal, et son idéal, c’est encore, ce sera toujours la liberté ! Trop souvent nous nous sommes attachés, pour la poursuivre, aux apparences plus qu’aux réalités. Trop souvent nous avons eu le tort de nous enflammer pour des questions de forme alors que le fond seul importait. L’heure semble pourtant arrivée où nos fréquents déboires vont nous servir enfin à quelque chose. Instruits par une laborieuse expérience, nous avons appris à nos dépens que les mœurs valent plus pour un peuple que ses institutions, et qu’une nation redevient la véritable maîtresse de son sort quand elle a pris la ferme résolution de gérer elle-même ses propres affaires. Pour les honnêtes gens de tous les partis, naguère divisés par de tristes malentendus, quelle douceur de se sentir, sans sacrifice d’aucune sorte, réunis aujourd’hui dans une commune et patriotique pensée ! Cette joie, M. Viennet l’a connue. Il a entendu, de son vivant, ses vieux adversaires politiques rendre à son noble caractère la même justice que d’anciens dissidents littéraires avaient déjà rendue à son aimable esprit ; et ce fut justice, Messieurs, car personne plus que votre ancien confrère n’a religieusement gardé, pendant le cours d’une bien longue carrière, le culte de son pays, des belles-lettres et de la liberté.
Notes :
M. Viennet. Préface de ses Œuvres complètes. —Édition de 1865.
Préface d’Arbogaste. Édition de 1859.
Préface de Francus, édition de 1863.