Réception de Jean Rostand
M. Jean Rostand, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Edouard Herriot, y est venu prendre séance le jeudi 12 novembre 1959,, et a prononcé le discours qui suit :
Messieurs,
Parmi ceux qui connaissent l’insigne honneur d’être admis en votre Compagnie, il en est qui, plus que d’autres, ont sujet d’éprouver tout de bon le sentiment d’humilité que la règle veut qu’on vous témoigne au moment que, pour la première fois, l’on paraît devant vous.
Pour moi, qui me suis essayé à la fois dans les sciences et dans les lettres, je ne saurais, sous quelque aspect que je m’envisage, échapper à la conviction de mon insuffisance. Puis-je oublier — moraliste aride et occasionnel — la distance qui me sépare de tant de véritables écrivains, maîtres incontestés du vers ou de la prose, auxquels je me trouve soudainement agrégé par la faveur de votre choix ? Et si, tâchant à me rassurer, je tourne le regard vers les représentants des disciplines positives, ce n’est que pour me décontenancer davantage, car j’aperçois d’inégalables savants, souverains de l’exact, créateurs de méthodes ou bâtisseurs d’hypothèses, des hommes de génie enfin qui accèdent à ces hautes sphères où la physique dialogue avec la philosophie, et où l’esprit, arrivé au bout des choses, ne sait plus qu’y mirer son propre secret.
S’il m’est permis de m’interroger sur les motifs de votre indulgence, j’en veux trouver le principal dans l’intérêt qu’il vous plut de témoigner, par delà ma chétive personne, à la science non pareille dont j’ai fait mon étude. Opérant avec un pouvoir sans cesse élargi sur les phénomènes de la vie — dont elle sait si peu —, la biologie s’entend à jouer, pour ainsi parler, avec le feu de l’inconnu. Son prestige est fait de la précision de ses réussites et du fond de mystère sur quoi elles se détachent. En tous les lieux qui lui sont consacrés, flotte l’ombre du vieux docteur Faust, et son renom d’honnête sorcellerie est de force à transfigurer le moindre de ses desservants.
Puis-je ne point évoquer, au seuil de mon remerciement, mes premiers souvenirs académiques ? Il y a plus de cinquante-six ans, le 4 juin 1903 précisément, un petit garçon à longues boucles, voyait son jeune père occuper la même place où je me trouve à cette heure. L’étrangeté du spectacle ne laissait pas de le déconcerter : ce vêtement singulier, et la voix familière qui s’élevait avec force en prenant des inflexions insolites, et le silence recueilli de l’auditoire, que coupait, par intervalles, — très souvent, je dois le dire — un fracas de mains que jamais encore l’enfant n’avait entendu... Tout cela s’est imprimé en moi, et la mémoire m’en est d’autant plus fidèle que je n’assistai, depuis lors, à aucune cérémonie de ce genre. C’est donc tout directement, sans interposition d’image parasite, que je renoue aujourd’hui avec ce jour lointain : peut-être en ai-je dit suffisamment, Messieurs, pour vous faire deviner ce que, la magie de l’enfance aidant, la piété filiale peut ajouter à l’émotion d’être reçu à l’Académie française.
Mais il est temps d’en venir à l’homme irremplaçable à qui, grâce à vous, je succède.
Un grand artisan de l’acte, du verbe et de l’écrit ; un grand homme d’État qui fut aussi un grand administrateur ; un grand démocrate qui fut un prince de l’esprit ; un grand humaniste qui sut maintenir la liaison entre les délicatesses de l’élite et les exigences du nombre ; un grand parlementaire dont le seul nom, signe de droiture et de culture, suffisait à dissiper les bouffées d’anti-parlementarisme qui naguère montaient à la tête des plus sûrs républicains ; un grand idéaliste, mais qui en usait virilement avec la réalité ; un homme qui jeta du lustre sur la politique, mais à qui ses talents eussent permis de s’illustrer hors d’elle ; un homme qui voulut construire sans jamais détruire, unir sans jamais diviser ; un homme qui fut un chef de parti sans être un partisan ; un homme qui servit tout à la fois une ville, son pays, la liberté ; un homme dont la parole, habile et puissante, a parfois donné forme aux souhaits de la Patrie ; un homme dont il n’est pas excessif de dire que, s’il n’eût pas existé, la République française n’eût pas eu tout à fait le même visage : tel fut, Messieurs, le personnage considérable qu’il m’échoit de célébrer devant vous.
Edouard Herriot naquit à Troyes, le 5 juillet 1872, d’une famille modeste. Un père, tendrement aimé, fut son premier éducateur, et, dans la formation de son esprit, une large part revient à cet officier de zouaves un peu poète qui, au cours de ses campagnes italiennes, recherchait les ruines de la villa où Catulle écrivait des vers pour Lesbie.
Le petit Edouard apprit le latin en même temps que le français, et c’est à quoi, sans doute, il dut, lycéen de quinze ans, la chance d’expliquer si aisément un texte de Cicéron devant Monsieur l’Inspecteur général qu’une bourse lui fut offerte, séance tenante, pour le Collège Sainte-Barbe, afin qu’il y préparât le concours de l’École normale supérieure. Chez les Herriot, on ignorait jusqu’à l’existence de cette grande maison, mais l’on se renseigna dans le dictionnaire Larousse, au Cercle des Officiers, et décision fut bientôt prise d’envoyer l’adolescent à Paris.
Admis à Normale dans la section des Lettres, Edouard Herriot y reçoit la leçon de maîtres éminents, et aussi il y rencontre un immense souvenir, celui qu’avait laissé Pasteur.
Durant ces années d’apprentissage, il se distingue par l’agilité d’une intelligence qui, tout en se plaisant à son propre jeu, ne s’en veut point satisfaire et ambitionne les solides apports de l’application et de la méthode.
Au sortir de l’École, il semble promis à la sûre et calme ascension universitaire ; ses débuts de professeur sont heureux, de sa carrière future ils présagent l’éclat. Mais voici qu’en février 1898, dans une France toute enfiévrée par l’une des plus rudes querelles qui aient troublé son histoire, retentit la grande voix qui va mettre les consciences en demeure. Zola « accuse », et si péremptoire est son accent qu’on ne pourra plus, désormais, rester neutre dans l’Affaire : il faut se joindre à l’accusateur, ou à ceux qui veulent étouffer son cri.
Hésitant jusque-là, Herriot — qui enseigne dans un lycée de Lyon — prend parti pour Dreyfus ; il s’inscrit à la Ligue des Droits de l’Homme. Devant des auditoires populaires, il défendra la noble cause de l’innocence aux prises avec la Raison d’État ; il connaîtra la chaude sensation d’émouvoir, de persuader, de communier avec une foule. Ainsi éprouve-t-il sa puissance oratoire, et en lui, peu à peu, s’affirme la pensée qu’il pourrait, un jour, échangeant la chaire contre la tribune, se donner le pays entier pour amphithéâtre.
En 1904, il se présente aux élections municipales de Lyon, sous l’égide du parti radical socialiste ; en 1905, il est élu maire ; la même année, il prend son doctorat ès lettres. Dès lors — âgé de trente-trois ans —, Herriot a donné les prémices de la triple activité politique, municipale, littéraire, qu’il exercera toute sa vie durant.
Vous n’attendez pas de moi, Messieurs, — du moins je l’espère, — que j’expose par le détail l’aventure politique d’Edouard Herriot. J’y serais malhabile, et craindrais de m’embarrasser dans les cartels, les memorandums, les protocoles, le tripartisme et le bicamérisme... En revanche, je tiendrais à indiquer les lignes majeures d’une action qui s’est accomplie sur le plan de l’éthique sociale plus encore que sur celui de la politique proprement dite.
Que si, d’un peu plus haut, on la considère, cette action, en négligeant les sinuosités qu’imposent à l’homme d’État les besoins de la tactique, on la voit commandée par quelques grandes idées-forces qui mériteraient de ne porter le nom d’aucune secte tant elles répondent à des impératifs fondamentaux de la raison et de la sensibilité humaines. Et c’est bien pourquoi, au rebours de ce qu’on répète volontiers, l’œuvre d’Herriot n’appartient pas et ne peut pas appartenir au passé.
Grosse d’avenir, riche d’espérance — car elle n’a pu que marquer les premières étapes et donner le signal des bons commencements —, elle défie l’injustice des révisions légères et prématurées. Elle ignore les renversements de pouvoir, nargue le numérotage des Républiques. Accordée à la permanence de nos vœux, soutenue par des rêves raisonnés que nul régime n’abdiquerait à peine de déchoir, elle ne saurait être reniée sans déloyauté ou sans péril.
Est-il, pour une nation, affaire plus grave que l’instruction de ses enfants ?
Edouard Herriot a lui-même bénéficié d’une aide scolaire ; il sait, d’expérience, à combien peu il a tenu qu’il ne devint pas celui qu’il est. Sa chance personnelle ne lui cache pas l’insuffisance d’un système d’éducation qui mesure si avarement l’espérance de culture et permet à la naissance de peser trop lourdement sur le destin.
Dès1906, présidant une distribution des prix au lycée Ampère, il envisage les réformes grâce auxquelles l’élèvement social de chacun pourrait n’avoir d’autre limite que celle de ses propres efforts. En 1924, il suscite les premières décisions qui ouvrent aux élèves des écoles primaires l’accès gratuit des classes élémentaires dans les lycées et les collèges. En 1927 — alors qu’il occupe ce ministère de l’Instruction publique dont Renan a pu dire que c’est le plus sérieux, voire « le seul sérieux » des ministères, — il étend à des classes plus hautes la gratuité de l’enseignement.
Peu de chose, en somme, mais qui, sous mince apparence, portait en germe tous les développements futurs. L’impulsion nécessaire était donnée. Désormais, car la justice appelle la justice, le mouvement d’abondance culturelle allait, invinciblement, s’amplifier ; il est loin d’avoir gagné son terme.
Ah ! permettez, Messieurs, qu’en un lieu où l’on a coutume d’honorer l’esprit, on s’arrête, pour en approfondir le sens, sur un moment si décisif de l’histoire morale de notre pays.
C’était là, vraiment, de la « révolution faite à l’amiable », comme dit Victor Hugo. Une sincère démocratie commençait de s’ébaucher, la République devenait plus conforme à son nom, la patrie s’agrandissait pacifiquement par l’intérieur.
Que d’objections, cependant, s’élevèrent contre les initiatives d’Herriot ! Pour en prévenir les suites, tout fut mis en œuvre, depuis les avertissements des économistes jusqu’aux sophismes des philosophes. Nous vîmes des intellectuels faire l’éloge de l’ignorance, des raffinés préconiser les grâces de l’inculture ; nous vîmes de compatissants docteurs chicaner le droit au savoir sous prétexte que le savoir peut rendre triste. Nous vîmes l’esprit refusant d’éveiller l’esprit, la lumière bouder au partage de la lumière...
Du rôle tenu par Edouard Herriot en ces heures incertaines, l’opinion française est-elle suffisamment informée ? J’ai parfois entendu reprocher à sa mémoire certaines mesures financières par où il eût porté atteinte à la monnaie de notre pays. Quelle étroitesse de grief envers un homme qui a sûrement contribué à accroître notre capital spirituel en donnant le départ à l’exploitation de ces gisements d’âme qui sont plus précieux à une nation que tous les trésors du sous-sol !
S’il est, pour une société, un devoir sans équivoque, c’est bien celui qu’affirmait Edouard Herriot. Je sais, donc tu dois savoir...
Je pense, donc tu dois penser : voilà le grand cogito social. Quel esprit bien fait n’aspirerait à multiplier ses émules ! Honorable avidité, généreux narcissisme de la pensée que de se rêver toujours plus en nombre ! Et cette pure « joie de connaître », jadis splendidement chantée sous cette coupole, comment la goûterions-nous sans remords tant qu’elle n’est pas proposée à tous ?
La diffusion de la culture, disait Renan, est de l’ordre du divin. Oserons-nous ajouter qu’elle va dans le sens du progrès biologique ? Quels que soient les ressorts intimes de l’évolution des êtres, il est constant que la genèse de l’homme impliqua l’accroissement du cerveau et la montée de la conscience. Instruire les humains — et donc les rendre plus sachants, plus conscients, plus étants —, c’est hausser le quotient intellectuel de l’Homo sapiens, c’est mieux utiliser les neurones de l’espèce, c’est relayer le vital par le social en prenant la suite de la mystérieuse poussée qui nous a portés où nous sommes. J’ignore, Messieurs, ce que c’est que l’homme, et quelle peut être, s’il en est une, la signification de son histoire. J’ignore quel emploi il sera amené à faire des ressources de son esprit, mais je sais que nous ne pouvons pas nous tromper et sommes assurés de travailler à ce qui doit être en voulant que l’esprit aille au plus haut dans le plus grand nombre d’hommes possible.
Mettre à un juste rang l’activité manuelle, jusqu’alors négligée, organiser des enseignements professionnels qui préparent le futur travailleur à l’exercice intelligent de son métier, et ainsi relever, en valeur humaine comme en efficacité, les labeurs de l’atelier ou de l’usine : ce fut encore une des entreprises d’Edouard Herriot, et par quoi il témoigna tout ensemble sa ferveur de solidarité sociale et une rare prescience du rôle que tiendrait, en notre époque, l’affinement de la technique. De surcroît, il eut le mérite de batailler pour le renforcement des études scientifiques dans les lycées. Attitude courageuse, s’il en fut, pour un maître de l’humanisme littéraire ! Elle lui valut force réprimandes. Ce clerc faisait le jeu des barbares, ce « mandarin désabusé » n’était qu’un « enfant ingrat qui mord le sein où s’est nourrie sa pensée ». Lorsque Herriot, cependant, revendiquait pour la science une meilleure place dans l’enseignement, il ne songeait pas seulement à l’avantage matériel qui s’attache à la possession d’un savoir concret ; plus hautement, il considérait la portée éducative d’une méthode qui, en inculquant l’estime du fait, le sens du réel, la défiance des idées préconçues, l’honnêteté envers soi, tend à former des esprits nets, justes et modestes, toutes qualités qu’il se plaisait à opposer à l’assurance verbeuse de certains jeunes rhéteurs qui, entendus à manier le vague des idées générales, se croient bons à tout parce qu’ils savent disserter de ce qu’ils ignorent.
Au demeurant, Herriot faisait pertinemment ressortir qu’il appartenait à la science, en apportant des pensers nouveaux et donc des sources d’émotions nouvelles, de régénérer notre culture en voie d’épuisement. Il avait donc clairement pressenti la venue de cet humanisme scientifique dont on commence aujourd’hui à reconnaître la dignité et qui, par le sens qu’il donne aux richesses de son contenu, n’est pas moins éloigné d’une rhétorique vide que d’un utilitarisme sans envol.
Il faut bien, quand on parle d’Edouard Herriot, prononcer fortement le terme de laïcité, mais en veillant à le dépouiller des intentions agressives qui trop souvent le dénaturent. Herriot voit dans l’idéal laïc le seul qui soit à la dimension du pays, et, partant, le seul capable d’en préserver l’unité spirituelle.
Dans l’enseignement qu’on distribuera aux jeunes citoyens, s’interdire toute pesée confessionnelle ou philosophique, former les esprits sans les conformer, les enrichir sans les endoctriner, les armer sans les enrôler, leur communiquer une force dont ils puissent faire leur force, les séduire au vrai pour les amener à leur propre vérité, leur donner le meilleur de soi sans attendre ce salaire qu’est la ressemblance : qui ne voit la difficulté de suivre à la rigueur un tel programme, mais en est-il un autre pour satisfaire une conscience ombrageuse quant au respect des âmes ?
Quoi qu’on ait dit, Herriot ne mène point la guerre à l’idée religieuse. N’admettant pas — selon la noble formule de Gréard — que « la liberté de croire ne fit point partie de la liberté de pensée », il n’a garde de mésestimer les opinions dont il se voit obligé parfois de contenir les effets. Dans la lutte où on l’entraîne, il s’interdit les mesquineries qui en fausseraient le sens. Ce grand libéral n’a pu être taxé de sectarisme que par des gens qui, cédant à un sectarisme inverse, s’obstinaient à combattre en lui un ennemi qu’il répugnait à être.
Vertu capitale que la tolérance, proclamait Herriot ; et je m’as sure qu’il donnait à ce mot un tout autre sens que celui qu’indiquent les dictionnaires. « Condescendance, indulgence pour ce qu’on ne peut empêcher » ? Non, c’est respect et seulement respect qu’il faut entendre. Respect de l’opinion d’autrui, tant éloignée qu’elle soit de la nôtre. Respect qui a pour base le sentiment de ce qu’il entre de sacré en toute sincérité intime et aussi la vive notion de notre incompréhension essentielle. Si nous avons pris mesure, comme il sied, des effrayants problèmes qui nous assiègent, si nous avons, une fois seulement, respiré le souffle interdisant de l’inconnu, comment le prendrions-nous de haut avec quelqu’un, et douterions-nous que nos divers parlers philosophiques ne soient les dialectes d’une commune ignorance !
Ce respect de la pensée adverse, ce constant souci de faire droit à l’existence morale du prochain, Herriot en faisait preuve dans sa façon d’envisager les rapports avec les nations étrangères. Patriote, certes, il l’était, jusqu’en ses fibres les plus intimes. Il aimait la France en animiste, si l’on ose dire, et comme on fait une personne vivante, ayant une silhouette, une figure, un esprit. Il l’aimait dans la plénitude, physique et morale, de ce qui la compose : dans le squelette de ses roches, dans les courbes de ses fleuves, dans les manteaux de ses forêts, dans le langage de ses habitants, et aussi dans la somme de son histoire, car, faisant religion de la continuité nationale, il ne consentait point qu’une partialité politique mal entendue lui dérobât la moindre parcelle de la grandeur française. Mais le patriotisme d’Herriot est à l’opposé de cette passion étroite et jalouse qui nous aliène du reste des hommes : il laisse le champ libre à des fraternités plus vastes. Héritier de la tradition romantique, Herriot ne conçoit pas un destin de la France où n’entre la mission d’universalité. En toute sa démarche diplomatique, il se montre bon ouvrier d’apaisement et de concorde. Il combat les préjugés traditionnels, fauteurs de réciproque méfiance ; il s’emploie à alléger les atmosphères internationales, à dissiper la part de malentendu qui se glisse en toute mésentente.
Les liens de la France sont-ils rompus avec un pays, il sera le premier à les vouloir renouer, et sa hâte conciliatrice a d’autant plus de prix qu’elle ignore la prévention idéologique : c’est l’amitié avec un peuple qu’il recherche, non l’alliance avec un régime.
Fût-ce à l’ennemi d’hier, il déclare son vœu de rapprochement. Augurant les inévitables conversions de demain, il tâche à écourter les stériles rancunes, et à gagner du temps sur la haine. C’est lui qui, en 1924 et 1925, mettra fin à l’occupation de la Ruhr, et, avant qu’intervienne Briand, entamera le pacifique dialogue qui devait colorer d’une fugitive espérance le nom de Locarno.
Mais, pour déterminée que fût sa volonté d’entente, elle n’eût pu l’entraîner à des faiblesses qui eussent préjudicié à son pays. Exempt de périlleuse ingénuité, Herriot n’a garde d’oublier que l’esprit de guerre prend tous les dehors, et que de certains sourires sont plus inquiétants que les franches grimaces de la haine. Aussi ne se départ-il point de ce qu’il faut de prudence pour se garer contre la ruse sans risquer de décourager la bonne foi.
Sa visée, laborieuse mais parfois bien remplie, était d’agir à la fois humainement et françaisement. Lui arrivait-il d’échouer, du moins il nous donnait cette belle victoire morale de pouvoir penser que, si la juste cause n’avait pas prévalu, ce n’était pas la faute de la France.
Contempteur de la haine, « qui n’a jamais rien su créer », Herriot se refusait à croire qu’un fatalisme historique, voire biologique, enchaînât l’humanité au passé de violence et de sang. Son aversion de la guerre restait assez lucide pour l’instruire des dangers que peut faire courir à la paix le pacifisme des pacifiques. Non moins que les empiétements de l’injustice, il réprouvait les effacements qui s’en rendent complices. Trop avisé pour compter sur l’amour entre les peuples, trop respectueux de leurs droits pour souscrire à la volonté du plus fort, il ne mettait son espoir qu’en la création d’un organisme supranational qui, investi d’une autorité régulatrice et doté du pouvoir d’en imposer les décisions, ferait — comme pour démentir Pascal — que le droit fût aussi la force.
Arbitrage, sécurité, désarmement : maîtres-mots que proposait Herriot, et qui, selon lui, ne devaient un sens qu’à leur indissoluble jonction. Ce sont, à peu près, les mêmes qu’on répète aujourd’hui avec une confiance exténuée. Car les problèmes de la guerre et de la paix, s’ils ont formidablement accru leurs dimensions, n’en sont pas pour cela renouvelés dans leurs données premières. Certes, les rêves wilsoniens d’Herriot furent un peu malmenés par la réalité. Mais qui oserait affirmer qu’ils furent stériles ? N’est-ce pas d’eux, ou en tout cas de l’esprit qui les animait, que sortirent des communautés internationales qui, pour décevante qu’en fût la conduite, ont peut-être, quand même, en certaines conjonctures, gêné la violence et fait hésiter la guerre ?
Si jamais alliance fut étroite entre un homme d’État et un parti, ce fut entre Edouard Herriot et le parti radical. Homme d’équilibre et de synthèse, décidé à ne sacrifier aucun élément de l’immortelle triade républicaine, Herriot voyait dans le radicalisme la seule formation senestre dont la liberté n’eût rien à craindre, encore que l’égalité et la fraternité eussent beaucoup à en espérer. « Le radicalisme — déclarait-il volontiers —, c’est le rationalisme appliqué à la vie politique » ; et, en inféodant à la raison claire l’attitude qu’il s’était choisie, il sacrifiait à ce cartésianisme passionné qui était l’une des constantes de son esprit ; mais, d’autre part, il concédait parfois, et fort loyalement, que, n’eût-il pas été sentimental, il n’eût pas été démocrate...
De vrai, ses convictions ne sont rien moins que déduites de prémisses doctrinales ; elles traduisent sa sensibilité profonde ; elles doivent aux élans du cœur plus qu’aux démarches de l’intellect ; elles procèdent d’attachement à l’humain plus que de soumission aux principes.
À la différence de La Bruyère, Herriot, pour « être peuple », n’a même pas besoin de vouloir l’être. Spontanément, comme d’instinct, il rejoint la foule des humbles. Celle-ci n’est pas, pour lui, une collection abstraite d’entités anonymes : il y discerne des visages familiers, et dont quelques-uns lui furent chers... Dans ses souvenirs privés, il puise de quoi nourrir ses croyances publiques. Le milieu modeste où se déroula son enfance, ses années difficiles de « collégien pauvre », sa tante paternelle qui, à Paris, tenait le ménage du jeune Maurice Barrès : rester fidèle à tout ce passé sera l’un des articles de sa foi.
Au désir de bien servir la cause populaire, Herriot joignait le souci de ne point décevoir le personnage idéal et statistique qu’il avait lui-même baptisé « le Français moyen ».
Le Français moyen, c’est le plus ordinaire des Français, le Français type, le Francogallus vulgaris, le Français le moins déformé par le rang, la profession ou l’idéologie, le Français qui n’est ni écrivain, ni biologiste, ni politicien, ni académicien, le Français qui n’est qu’un Français comme tant d’autres, et qui justement, par sa banalité, par sa simplicité, par sa médiocrité, représente peut-être le mieux le fond du pays. Ce n’est pas diminuer, je crois, Edouard Herriot que de dire qu’en mainte circonstance il se conduisit en grand, en très grand Français moyen. Sa haute culture, sa rare intelligence, ne le tenaient point à l’écart. Il savait, à l’occasion, faire taire en lui les cautèles partisanes, les sophismes ingénieux qui trop souvent égarent le jugement moral. Ainsi, délibérément simplifié, « moyennisé », le Président Herriot, ancien normalien, docteur ès lettres, n’était plus qu’un citoyen quelconque de France en face d’un problème de France, et ce n’était pas alors qu’il prenait ses moins saines décisions.
Edouard Herriot, au cours de toute sa vie politique, n’eut la direction du gouvernement que durant dix-huit mois ; on inclinerait à penser que plus longuement il se fût maintenu au pouvoir s’il eût eu la conscience plus flexible.
Mais il était de ceux qui n’hésitent pas à dire non quand cela se doit. Une suite de fiers refus jalonnent sa carrière d’homme public, et où l’on voit autant de gestes positifs, qui dessinent comme le profil de son intransigeance.
Chaque fois que l’arbitraire, l’injustice, l’improbité ont cru pouvoir compter sur lui, il les a noblement déçus.
C’est ainsi qu’en décembre 1932, comme se pose, devant la Chambre, le problème du remboursement des dettes de guerre qu’avait contractées la France envers les États-Unis, Herriot se séparera d’une majorité qui prétend servir le pays en voulant lui faire renier sa signature.
Cette signature, Herriot ne l’a pas lui-même donnée, mais il ne consent pas qu’une nation se déclare sans mémoire et conformité à soi ; il tient le respect des engagements pour le seul fondement sûr de la vie internationale ; aussi bien, la France n’est pas redevable à une trésorerie, mais à un peuple : la dette n’en est que plus sacrée, surtout quand à ce peuple, hier encore défenseur de notre sol, nous unit la fraternité des tombeaux...
Herriot assumera donc la tâche ingrate de plaider pour le créancier contre le débiteur. Au long d’un débat qui s’étend sur trois journées consécutives, et où lui-même devait voir, plus tard, le plus haut moment de sa vie publique, il adjure que soient maintenues « certaines vérités simples que nous avons apprises dans nos familles et sur les bancs de l’école ». Magnifique langage, où Herriot se montre bien tel que nous le connaissons et l’aimons, en grand Français moyen, fidèle à ces évidences primaires de la conscience qu’il ne voulait pas moins contraignantes pour le premier des gouvernants que pour le dernier des gouvernés.
Son bel entêtement devait lui coûter l’existence ministérielle Herriot, cette fois, ne tombait ni à droite ni à gauche, mais simplement du côté de l’honneur.
Assidu à protéger le frêle idéal de solidarité internationale, Herriot ne souscrira point à l’abandon de l’Éthiopie, au démembrement de l’État tchécoslovaque, aux accords de Munich. Enfin, après les résistances, la Résistance...
Pendant les quatre années d’occupation allemande, il ne quittera pas l’attitude protestataire. Tout soucieux qu’il est de ne point ajouter aux malheurs de la patrie par la discorde intérieure, il ne pourra taire son émoi, sa réprobation devant certains gestes du pouvoir qu’en sa qualité de Président de la Chambre il juge incompatibles avec la dignité nationale ou l’éthique républicaine.
Tenu pour suspect, désigné comme otage, destitué de sa mairie, — cette mairie que, pour lui ravir, il n’avait rien fallu de moins que la ruine du pays ! —, il dédaigne tant d’avertissements. Impavide, il marque les erreurs, dénonce les fautes, se désolidarise des crimes. L’auteur de Philon le Juif refuse de s’associer aux persécutions raciales. Quand on lui demande de violer son serment en livrant les procès-verbaux des Comités secrets de la Chambre, il tient tête à ministres et procureurs, car il n’entend pas — toujours le grand Français moyen ! — se conduire plus mal qu’un curé de campagne. Il réclame contre l’effacement du mot de République au fronton des bâtiments nationaux ; et, dans une Lettre qu’il signe avec le Président Jeanneney, et où passe un ressouvenir de J’accuse, il lance la fameuse phrase qui en appelle au passé pour répondre de l’avenir « Il est impossible que la liberté meure dans le pays où elle est née et d’où elle s’est répandue sur le monde. »
Puisque cette voix, trop écoutée et trop forte, n’acceptait pas de se taire, puisque cette conscience ne voulait pas transiger, puisqu’on ne pouvait s’arranger avec ces scrupules, il fallait bien neutraliser le dissident. Autour d’Herriot, une sournoise persécution va s’organiser, dont le premier acte sera de le mettre en résidence surveillée. Calme, et fumant sa pipe, il relit Prométhée enchaîné... Un peu plus tard, il est incarcéré dans une maison de la Creuse, puis, après avoir été remis aux autorités allemandes, il sera transféré en Lorraine, ramené à Paris, et finalement conduit en Allemagne, d’où il ne reviendra qu’en France délivrée.
En dehors même des risques encourus (ne crut-il pas, un jour, qu’il serait fusillé dans un chemin creux ?), qu’on se représente ce que pareilles tribulations entraînaient de fatigue, de privation, de misère physique et morale, pour un homme de son âge, déjà touché par la maladie. Toutes ces épreuves, que partage son admirable compagne, il les endure avec une équanimité où entrait même, je crois, une sorte de satisfaction à souffrir pour sa patrie et pour ses idées : d’avance, il goûtait en l’âpreté de ses maux tout ce par quoi il savait qu’ils le grandiraient aux yeux de ses concitoyens. Ah ! si quelques-uns, naguère, s’étaient permis le sourire devant la manière un peu emphatique dont Herriot, quelquefois, parlait de la France, en mettant la main sur son cœur, une telle ironie, désormais, cessait d’être de mise : ses paroles recevaient le sceau de vérité qu’appose le sacrifice ; nous connaissions maintenant qu’elles étaient de la rare sorte qui n’attendent, pour s’élever aux actes, qu’un signe du destin.
Si, dans son œuvre d’homme d’État, fragmentaire et souvent contrecarrée par autrui, Edouard Herriot ne fut pas admis à donner son entière mesure, en revanche, durant le demi-siècle quasi continu de sa magistrature lyonnaise, que d’innovations, d’améliorations, de réformes, par où il se montra grand créateur et précurseur en urbanisme, en architecture, en agriculture, en assistance sociale, en technique sanitaire, compensant les insuffisances de la législation d’ensemble, faisant de sa ville une cité modèle, dont l’exemple, bientôt suivi en d’autres lieux, instiguerait le progrès dans tout le territoire !
Sa vigilance municipale embrassait les domaines les plus variés, depuis le souci d’assurer la salubrité des égouts jusqu’à celui de faire entendre de plus nobles concerts et de favoriser les travaux d’une Société de naturalistes ; mais il savait donner la juste priorité aux graves problèmes de la santé et de la peine des hommes.
Au début de notre siècle, le ministère de la Santé publique n’existant pas encore, la responsabilité des mesures d’hygiène incombait principalement aux maires, dont la coutumière incurie excitait le sarcasme de l’éminent pastorien Emile Duclaux. Qui donc —ironisait le savant — oserait réclamer l’abattage des chiens mordus par une bête enragée, quand « derrière chaque chien il y a un électeur » ? Herriot n’appartient point à cette catégorie de maires pusillanimes. Quand l’intérêt public est en jeu, il ne balance pas à engager son autorité pour faire respecter les prescriptions de la science. Mieux encore, il s’entend à choisir, pour les associer à son vaste plan d’hygiène sociale, les meilleurs d’entre ceux qui savent. En médecine comme en littérature, il a le goût très bon. Lorsqu’il tâche à limiter la propagation des maladies contagieuses, il consulte le professeur Grasset ; lorsqu’il mène la lutte contre l’alcoolisme et le taudis, il prend les avis de Landouzy ; lorsqu’il réorganise les hôpitaux, il requiert l’appui du professeur Courmont. Lui-même il se tient au courant des progrès de la médecine, si bien que, frappé des déclarations faites par Grancher sur la prophylaxie de la tuberculose, il sera l’un des premiers à procurer aux jeunes enfants le bénéfice du grand air, du soleil et de la forêt.
Dévoué à sa ville, comme à une personne aimée — encore son animisme ! —, ayant à la fois l’ampleur d’imagination et le sens de la mesure, doué d’un optimisme de principe que corroborait l’expérience quotidienne du succès, il nous a livré un de ses secrets d’homme d’action quand il a dit que, ce qu’il voulait faire, il le commençait tout de suite, et avant même d’en avoir dressé un plan rationnel. Ainsi, tenant compte des lois de la vie et de la croissance — plus bergsonien, ici, que cartésien —, il s’en remettait à cet élan vital des choses naissantes qui devenait son meilleur auxiliaire.
Un autre de ses secrets, il le devait à l’accueillante disposition de son esprit, qui se plaisait à découvrir, par delà les frontières, l’heureuse nouveauté. Grand voyageur et butineur d’idées, il rapportait, de chacune de ses courses, une leçon profitable à sa ville. L’Angleterre l’instruit sur les logements ouvriers ; l’Allemagne l’incite à perfectionner la technique hospitalière, et aussi à mieux tirer parti des cours d’eau ; la Belgique le fait réfléchir sur l’assistance aux vieillards et la protection de la femme ; Budapest lui enseigne la rue fleurie ; aux États-Unis, il emprunte une manière d’organiser les bibliothèques ; en Suisse, il note l’excellence des techniques d’élevage, et il y admire tellement les bovidés de race Simmental qu’un jour on le verra, en personne, ramener de la foire de Berne un superbe taureau marbré de rouge !
Après avoir signalé tant de réussites, me sera-t-il permis de rappeler un des rares projets d’Edouard Herriot qui ne fut pas mis à exécution ?
La pensée lui était venue, en 1916, de consacrer à la mémoire des soldats disparus, non pas un pesant monument de granit, mais un simple jardin, sorte de bois sacré.
« Dédier sur une colline de nobles ombrages aux mânes de ceux qui n’ont pas laissé de dépouille, telle est sa pensée d’un spiritualisme si latin, et dont la bonté religieuse fait monter aux yeux des larmes. » Ce n’est pas moi, Messieurs, c’est Edmond Rostand qui vient de définir ainsi le beau rêve d’Edouard Herriot. Rêve qu’il devait mêler à sa propre inspiration : ayant précisément commencé d’écrire un poème sur « Les Disparus », il n’y mit les dernières strophes qu’après avoir eu connaissance, par Herriot lui-même, de l’émouvant projet.
Le parc des « disparus » ne se trouve pas à Lyon, il n’existe qu’en ce pur poème, aux accents d’élégie, resté pour moi inséparable du nom d’Herriot, puisque non seulement Herriot en provoqua l’achèvement, mais encore demanda à mon père de venir le réciter devant un auditoire lyonnais, au cours d’une conférence où furent pieusement recherchés les moyens de faire vivre le souvenir de nos morts.
Plus encore que par son œuvre d’homme d’État et d’administrateur, Edouard Herriot s’était désigné à vos suffrages par l’importance d’une œuvre littéraire où figurent plus de quarante volumes dont certains sont presque des monographies, d’autres presque des actes. En tous, si divers par le thème, l’intention, le tour, éclate la vertu d’un style expressif, libre d’allure mais discipliné, également propre aux lenteurs du rythme oratoire et aux vivacités de la concision, usant des artifices de la rhétorique mais avec tant d’art qu’il n’y gagne qu’un renforcement de son naturel.
Deux ouvrages au titre impératif, Agir et Créer, nous livrent le Credo politique d’Edouard Herriot.
Au lendemain d’une victoire qu’il jugeait trop chèrement acquise pour ne pas appeler de graves repentirs, Herriot va procéder — tout comme Renan au lendemain de la défaite — à un soigneux examen de la conscience nationale. Il a connu le régime à la fois comme maire, comme sénateur et comme ministre. C’est en expert qu’il se prononce. Pointant avec une impitoyable sagacité les motifs de notre faiblesse, il énumère : la défaillance de l’autorité, les abus de l’individualisme, la mollesse de l’exécutif, l’aveuglement fanatique et l’hystérie doctrinale, le fonctionnarisme sclérosé, la torpeur des ministères et les congratulations des Académies, la sinistre camaraderie qui fausse tous les choix, la dictature du hasard, « ce ministère sans portefeuille qui survit à toutes les crises », enfin, « ce manège incertain de ruse, d’intrigue et de fourberie que nous décorons du nom de politique », et cette misérable lutte pour le pouvoir qui nous ferait douter parfois si les qualités qui aident à le conquérir ne sont pas celles-là mêmes qui disqualifient pour en assurer décemment l’exercice.
Ainsi qu’on voit, rien ne manque à ce réquisitoire, qui aurait de quoi émouvoir un Comité de vigilance antifasciste s’il ne venait d’une source républicaine dont la pureté fût au delà de tout soupçon...
Herriot, de surcroît, dénonce les méfaits de la verbosité politicienne ; il s’en prend aux joutes oratoires, aux parades vocales qui donnent au Parlement un air de théâtre ou de foire, et n’est-ce pas un beau paradoxe que ce soit un seigneur de la tribune, un magnifique orateur ayant fait tant de fois la preuve de son pouvoir sur les assemblées, qui veuille ainsi congédier les discoureurs et tordre le cou à l’éloquence ?
Doit-on rappeler que les remontrances faites par Edouard Herriot à notre démocratie sont d’un qui s’irrite de voir abaisser ce qu’il respecte et dégrader ce qu’il aime ? Nul lien, pense-t-il, entre les principes qui la régissent et les abus qui la décréditent. Le fâcheux spectacle qu’elle nous offre relève de sa tératologie, non de sa morphologie constitutionnelle. À telles enseignes que, sans mentir à son nom, et même en ne le méritant que davantage, elle pourrait devenir bien autre qu’elle n’est, quitte à se faire désavouer par ces mauvais zélateurs qui, bénéficiaires de ses vices, la souhaiteraient toujours fidèle à sa caricature.
Herriot appelle donc la venue d’une République neuve, corrigée, assainie, rajeunie. Et quel sera le guide de cette renaissance ? Qui devra présider à l’effort résurrectif ?
La science.
Qu’on ne croie pas surtout, Messieurs, que je cherche à infléchir la pensée de mon prédécesseur, afin de faire excuser que ce soit un homme de science qui prononce aujourd’hui son éloge.
Sans cesse le mot de science lui vient à la plume. Avec une ferveur prophétique, il annonce l’heureux moment où la politique, enfin, troquera ses procédés irrationnels contre les méthodes sûres qui triomphent dans les laboratoires. Hors de la science, il ne voit qu’idéologie spécieuse, décevante rêverie. C’est elle qu’en tout problème on doit interroger première, car elle circonscrit le champ du possible afin d’y contenir l’audace novatrice. Inopérants, voire pernicieux, sont les meilleurs vouloirs, s’ils ne défèrent pas à ses enseignements. Seule la science peut mener au succès les vœux de la conscience, et obtenir, de l’insensible vérité, qu’elle exauce les justes prières du sentiment. Elle seule, nette de passion et de préjugé, honnête par vocation, pure par nécessité, possède l’autorité requise pour faire le ralliement des esprits en substituant l’entente féconde sur les choses à la vaine querelle sur les mots. N’a-t-elle pas, de sa puissance, fourni assez de gages ? Partout dispensatrice de mieux-être et de plus-être, elle invente ou exploite les sources de nourriture et d’énergie, elle prolonge l’existence, adoucit les servitudes du travail, accroît nos pouvoirs et nos richesses, élève le niveau de civilisation. Secourable jusque dans l’avenir, elle veille sur la santé des générations à naître ; demain, on lui demandera de prémunir le patrimoine héréditaire de notre espèce contre les périls qui le menacent.
« Les biologistes — écrit Herriot — parviendront-ils à créer cette Génétique dont ils ont déjà posé les principes ? Il serait prématuré de le dire. On peut tout au moins espérer que l’homme, sensible aux dommages que la civilisation lui cause, osera pour lui-même ce qu’il a su faire ou pour les animaux ou pour les fleurs. »
Je m’en serais voulu, Messieurs, de ne point citer ce passage, daté de 1919, et où, par son espoir d’un judicieux eugénisme, Herriot se montrait plus perspicace que ne l’étaient alors nombre de biologistes français.
Oui, dans la politique scientifique et même scientiste dont il rêve, il assigne un rang privilégié — et vous me pardonnerez d’y insister avec un peu de complaisance — aux sciences de la vie. Bien informé, ayant pratiqué les auteurs graves, citant Charles Richet, Albert Dastre, Alfred Giard, et mon maître Maurice Caullery, et Fabre et Le Dantec si chers à mon enfance, il va jusqu’à écrire que la physiologie lui apparaît « comme un élément essentiel de la politique ». Davantage, il fait sienne une définition d’Edmond Perrier que ne désavouerait pas un Darlington : « La politique n’est pas autre chose que le chapitre de la biologie qui concerne spécialement l’homme » ; et quand il augure la naissance d’une éthique nouvelle, dont l’impératif majeur serait la protection de la vie, n’annonce-t-il pas déjà la morale biologique de Carrel et du docteur Chauchard !
Herriot n’est certes pas le premier qui ait voulu faire de la science une régente de l’économie sociale. Il a derrière lui les philosophes du XVIIIe Saint-Simon, Edgar Quinet, Auguste Comte, Renan. Berthelot, et Constantin Pecqueur, ce grand méconnu ; mais il a clairement précisé le statut d’une société de style scientifique. D’une part, créer les conditions le plus favorables à la recherche ; d’autre part, utiliser chaque découverte au profit de la collectivité. Servir la science, et la faire servir à l’homme. Hâter le progrès, et en presser l’application. Guetter la vérité à sa source, pour la recueillir et l’employer sans délai.
Tout ce que la science peut fournir aux humains, la politique le leur doit. Un véritable homme d’État, un gouvernant idéal, se regardera comme le gérant scrupuleux du savoir. Il se sentira coupable par omission chaque fois qu’il aura laissé le bien public en retard sur la vérité. Qu’un tel programme, déjà, abonde en espérance ! Près de quarante ans ont passé depuis qu’Herriot le présentait à notre pays. Mieux reçu, il eût épargné à la France d’humiliantes torpeurs, et aussi les gauches empressements qui suivent certains réveils tardifs.
Au rayon purement littéraire des écrits d’Herriot appartiennent ses deux thèses de doctorat : Un inédit de Madame de Staël, Madame Récamier et ses amis. Ce dernier travail est devenu un classique de l’histoire des lettres, et certes il méritait ce destin par l’intérêt des documents révélés ou mis en œuvre, par l’intelligence de l’évocation, par le fin tracé des portraits, par la délicatesse avec quoi l’auteur — qu’on soupçonne d’être ému à distance par les charmes de son héroïne — effleure un problème qui relève de la psychanalyse sinon de la physiologie hormonale ; mais avouerai-je que, pour ma part, je tiens nettement abusive la place que prend Madame Récamier dans la renommée d’Edouard Herriot : il est tellement autre chose que le biographe attendri de la « divine Juliette » !
Plus mémorable me paraît sa Vie de Beethoven, qui n’est pas seulement la vie d’un homme de génie mais aussi une déclaration d’amour adressée à la musique.
Citoyen de l’univers sonore, profondément sensible au mystérieux langage que si peu savent parler, encore que la plupart l’entendent, voyant dans l’expression musicale une sorte de libre prière, et mieux faite que la poésie même pour l’approche de l’essentiel, Herriot nous propose une exégèse affective de l’œuvre de Beethoven ; au créateur il rattache la création, et nous montre comme une âme se transcrit en notes immortelles quand cette âme, avec ses transports et ses retombées, ses grondements et ses silences, ses jubilations et ses désespoirs, ses brusqueries et ses douceurs, est déjà la plus pathétique des symphonies.
Resterait à parler de tant de beaux livres — portraits de cités, de provinces, de pays ou de continents — où s’atteste l’harmonieuse pluralité d’Edouard Herriot, sa noble curiosité qui n’excepte rien de l’humain, son ampleur « térencienne », si vous me passez l’épithète. Géographe, historien, archéologue, économiste, philosophe, artiste, orné de tout ce qui fait l’agrément de l’esprit et muni de tout ce qui en fait l’efficace, il passe, sans efforts, du lyrisme à la précision technique, des grâces descriptives aux sécheresses de l’analyse, de la méditation désintéressée au soin de l’utile.
Un pèlerinage, avec lui, se prolonge en enquête. Après s’être recueilli dans la Cathédrale, il s’informe de l’organisation des Écoles ; après avoir rêvé dans le Musée, il s’inquiète du labeur dans l’Usine. Faisant alterner l’essor et le terre à terre, il mêle les pages qui démontrent aux pages qui font songer. Telle de ses études tient du compte rendu et de l’oraison. Les chiffres y voisinent avec les métaphores, la statistique avec la prosopopée...
Nonobstant la définition qu’on veut qu’il ait donné de la culture, Herriot, lui, n’a rien oublié. Il porte en son cerveau un extraordinaire magasin de faits, de dates, de citations, d’images : tout cela, bien ordonné, prêt à répondre au moindre appel. Il regarde une rose, et les litanies de Rémy de Gourmont chantent dans sa mémoire ; un tableau, et le voilà spectateur d’une antique bataille ; un marbre, et c’est une philosophie qui se propose à son esprit.
Mais, pour envahi qu’il soit par le souvenir livresque, il n’en est point encombré. Le trop d’érudition ne lui dérobe pas la vue de l’objet réel. Il reste capable de goûter l’inimitable saveur de la minute présente. Aux fugacités de la vie, il montre la spontanéité qui convient. Nul mieux que lui ne saura ressentir la légèreté d’un ciel, le silence d’un soir, l’exotisme d’un regard.
Où se connaît tout spécialement sa fraîcheur de sensibilité, c’est dans l’attention qu’il porte aux choses de nature. En lui, nous retrouvons un peu du Michelet de l’Insecte. Il se penche sur le frémissement industrieux de la ruche et si vive est son amitié pour les arbres normands qu’il se plaît à personnaliser chaque essence en lui prêtant une âme.
Herriot ne traverse pas une contrée sans y relever les particularités de la flore. Ses récits de voyage sont tous semés de corolles, et embaumés de senteurs agrestes. Il s’attarde à contempler le saignement d’une vigne vierge, les taches nacrées d’un phlox, le vert profond d’un mûrier ; il note le velouté d’une feuille, le lissé d’un stipule ; il distingue l’odeur d’un églantier sauvage.
Dans son œuvre copieuse d’écrivain, une place de choix revient à ses volumes autobiographiques — Jadis, Épisode —, qui vont de l’évocation d’une enfance rustique et studieuse jusqu’aux heures poignantes de l’occupation. Livres non moins précieux par la gravité du témoignage que par la qualité de l’aveu. À chaque page, l’individuel se tisse au national ; ce chapitre de l’histoire de France est en même temps l’histoire d’une conscience.
Pour ceux qui, comme moi, n’ont pas eu le privilège d’approcher Edouard Herriot, ses Mémoires aident à le mieux comprendre, car ils nous restituent, dans une prose qui prend souvent le son d’une voix, sa complexion à la fois plantureuse et raffinée, sa franche bonhomie, sa carrure d’esprit, sa continuelle présence de cœur, sa sensibilité impétueuse encore que virilement maîtrisée.
Au rebours de tant de grands hommes qui ne rédigent leurs Mémoires qu’en vue de refaire le passé à leur gloire, Herriot rapporte honnêtement les grands événements où il participa. Le souci de justification, l’apologétique personnelle, est chez lui réduit au moindre. Sans fausse humilité, il revendique les réussites ; sans embarras, il confesse les échecs.
Comme tout homme d’action, il déplorait de n’avoir pu agir davantage et gardait le vif sentiment de l’imperfection de son œuvre : « J’ai sculpté l’idéal — écrit-il —, mais un jour l’idéal s’est heurté au réel. » Dans cette opposition qui trop souvent barra ses efforts, grande fut, hélas, la part de la malignité et de la mauvaise foi. Cet homme qui n’eût dû avoir contre lui que des adversaires, ne laissait pas d’avoir aussi des ennemis. « Lacéré par l’imbécile injure », selon la formule qu’il appliquait à Jules Ferry, calomnié par les fanatiques de tous bords, il fut accusé, ce grand scrupuleux, de servir les intérêts des spéculateurs ; ce grand patriote, de trahir son pays.
De ces dédaignables offenses, Herriot gardait plus d’amertume qu’il ne consentait à en laisser voir. Il avait peine à imaginer qu’on feignît de se méprendre sur l’éclatante pureté de ses intentions. Mais, peu doué pour l’égoïste rancune, préservé de la haine par une générosité native et comme organique, il en voulait moins à ses détracteurs de l’avoir meurtri que de l’avoir entravé. Il leur pardonnait plus volontiers le mal qu’ils lui avaient fait que le bien qu’ils l’avaient empêché de faire.
Les dernières années d’Herriot s’écoulèrent à Lyon, où il s’était retiré, après avoir quitté non sans déchirement la scène politique. Soutenu par la gratitude et la fierté possessive de toute une ville, entouré d’êtres chers, assisté de la fidèle Césarine, il continuait d’intervenir, par ses conseils et par sa seule existence, dans la vie du parti et de la nation. Une respectueuse unanimité, peu à peu, se formait autour de lui, tutélaire de la République.
Ainsi qu’il arrive souvent, c’est à la clarté de la mort qu’émergea sa pleine stature. Les hommages rendus à sa mémoire passèrent le rite laudatif des regrets officiels. Le pays ne fut pas ingrat, et d’innombrables bouquets de violettes apportèrent leur touchant adieu à cet ami des humbles et des fleurs.
Évoquerai-je ici les derniers instants d’Edouard Herriot, qui, à entendre certains témoignages, n’eussent pas été en harmonie avec toute sa vie de laïcité et d’agnosticisme ? On sait, de reste, quelle passion fut mise à commenter la prétendue contradiction entre les paroles de l’homme debout et les murmures de l’homme gisant.
Nul n’ignore mes propres tendances philosophiques ; elles m’imposent d’autant plus de réserve, niais ce que peut-être ai-je le droit de dire, c’est que toute dispute, à ce sujet, m’apparaît comme indécente et vaine. Gardons de les vouloir scruter, ces minutes suprêmes où, seule en face de soi, la conscience décide. Aussi bien, elles ne nous concernent pas, elles ne nous appartiennent pas. Elles ne font pas partie de l’histoire visible de la personne. N’avons-nous pas assez de toute l’œuvre, de toute la vie d’Herriot pour y porter nos curiosités, pour y exercer la partialité de nos jugements ? Que la controverse ait le bon goût de s’arrêter à point. Trêve d’éclats de voix autour d’un lit de mort. Comme tout le monde, Herriot s’en est allé avec son secret. Silencieusement, pieusement, laissons-le conclure, comme il a pu, sa noble existence.
Lorsque, au terme de sa carrière, il jetait le regard sur son passé, il avait certes droit d’en tirer quelque orgueil. Il laisserait, en partant, la France un peu plus juste, un peu plus humaine, un peu plus instruite qu’il ne l’avait trouvée. Il avait, en mainte direction, droitement orienté l’avenir de son pays. Mais si, élargissant sa vue, il considérait l’ensemble du monde civilisé, quels n’y étaient, pour lui, les motifs de déception et d’alarme !
Les hommes de sa génération — et aussi, je l’avoue, ceux de la génération suivante — pensaient tout uniment, tout naïvement, que la civilisation humaine était engagée dans une voie dont elle ne pouvait revenir, et qu’ainsi qu’en ces « orthogenèses » étudiées par les biologistes le progrès allait se poursuivre toujours dans un même sens. Imbus de Condorcet, de Voltaire, de Hugo, de Jaurès, ils pensaient — nous pensions — que, sans cesse, la vie humaine allait gagner en prix, les mœurs en douceur, la sensibilité morale en finesse. Nous croyions qu’un minimum de tolérance, d’égard au prochain, d’estime pour la personne, était une acquisition définitive de la conscience universelle.
Aurions-nous pu prévoir que nous assisterions au retour massif de l’oppression, de la violence, de l’absolutisme ? que le martyre — dont Hugo disait en 1850 qu’il avait perdu « ses proportions terribles » — allait, sous nos yeux, les recouvrer ? que les forfaits collectifs, les persécutions, les inquisitions, les tortures, ressurgiraient du passé, et sous des modes si neufs qu’il nous faudrait, pour les désigner, inventer des mots ? Aurions-nous pu imaginer que presque nous en viendrions à renier le bel et innocent avenir à force de voir justifier tant de mal par les exigences qu’on lui prête ?
Si affligé qu’il fût par un tel spectacle, Herriot ne s’en laissait point démoraliser. Il n’a jamais pensé que le dernier mot dût rester au despotisme et que l’avenir appartiendrait aux inhumains. Ici encore, il disait inflexiblement : non. D’autant plus attaché à sa cause qu’il la voyait en péril, il persistait à croire que, quelque forme que prît la société de demain, ses changements ne mériteraient le nom de progrès qu’à la condition qu’ils reconnussent d’abord à chacun ce droit sacré d’être soi-même, à la fois le plus fier et le plus modeste, et sans quoi l’existence ne vaut pas d’être vécue.
Ainsi Edouard Herriot demeurait-il fixé à la plus sûre de nos traditions. L’idéal de libéralisme et de personnalisme se manifeste tout au long de notre passé national. Il imprègne notre histoire, inspire notre littérature, anime nos plus grandes voix. Il nous met d’accord sur l’essentiel, et ce n’est pas la moindre de ses vertus que de réconcilier des enseignements qui se croiraient contraires : l’émotion qui nous envahit devant toute injure faite aux droits de l’âme, savons-nous si elle nous vient de l’Évangile ou de l’Apologie pour Calas ?
Cet idéal, me semble-t-il, ne fut jamais de manque en votre Compagnie. Ayant eu la curiosité, fort naturelle, de lire un bon nombre des discours qui furent ici-même prononcés, j’eus la satisfaction d’y relever l’usage insistant du mot de liberté.
À la différence des corps vivants (souffrez, Messieurs, cette comparaison de biologiste), votre société, peut-être immortelle, se compose d’éléments certainement périssables ; et, malgré tout le soin qu’elle apporte à son renouvellement, elle ne peut toujours faire succéder la grandeur à la grandeur, le génie au génie. Mais qui voudrait contester que, dans l’ensemble, elle a su assurer avec un singulier bonheur la transmission d’un héritage moral qu’on souhaiterait qui fût légué à l’avenir ?
Permettez-moi, en terminant, de vous dire, en toute simplicité, combien je vous sais gré de m’avoir admis à remplir, à vos côtés, cette tâche de maintenance et de continuité. Oserai-je ajouter que je n’aurais pas à craindre de vous faire regretter votre choix s’il ne fallait, pour s’en montrer digne, que sérieux, exactitude et indépendance.