M. AMPÈRE ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Alexandre GUIRAUD , y est venu prendre séance le jeudi 18 mai 1848, et a prononcé le discours qui suit :
Messieurs,
Il y a des jours qui sont des siècles : cette vérité, présente à tous les esprits, me frappe au moment où je vais prononcer devant vous un discours écrit sous la monarchie, dans lequel cependant je n’ai rien trouvé à désavouer sous la république ; cette république que des événements inouïs ont proclamée, que la France a courageusement acceptée, et qui, si elle sait se maintenir dans la voie difficile de la modération, assurera la grandeur de la patrie comme elle a déjà ouvert pour l’Europe l’ère glorieuse de la liberté.
Personne, je puis le dire ne ressentit une joie plus vive en recevant le titre que vous avez daigné me conférer. Cependant, les premières paroles que je prononcerai devant vous seront tristes. Sans rappeler encore les regrets si justement excités par la perte de l’académicien auquel je succède, regrets unanimes et que j’ai bien sincèrement partagés ; à cette solennité se mêle pour moi une douleur profonde, et comme un deuil domestique. Il m’est impossible de ne pas me souvenir que là, près de moi, devrait être assis M. Ballanche, ce fidèle ami de mon père, et j’ose ajouter avec une respectueuse tendresse, mon plus ancien ami.
C’était sous les auspices d’une affection héréditaire qui datait pour moi du commencement de ma vie, et qu’avait resserrée depuis longtemps le culte commun des plus nobles amitiés ; c’était sous ces auspices vénérables que je comptais me présenter devant vous.
Messieurs, vous approuverez, je l’espère, cet hommage rendu à une mémoire que je chéris et que vous honorez. L’Académie française, arbitre aussi délicat des sentiments que du langage, reconnaîtra sans doute que la piété des souvenirs devait parler avant tout, même avant la reconnaissance.
Et comment pourriez-vous douter de cette reconnaissance ? Vous avez appelé un candidat qui ne vous apportait pas la gloire. Passionné pour les lettres, amoureux du beau sous toutes les formes, l’adorant tour à tour dans l’antiquité, dans le moyen âge, dans les temps modernes, dans l’époque où nous vivons, l’ayant cherché au nord, au midi, à l’orient, de la Norwége à l’Égypte, j’ai couru après l’étude comme d’autres courent après la renommée. Cette étude, c’était celle des littératures comparées, labeur immense qui embrasse tous les temps, tous les lieux, toutes les langues, tous les sentiments toutes les idées, et qui demande une vie entière pour être achevé, s’il peut l’être. Depuis vingt-cinq ans, Messieurs, toujours en marche vers ce but encore lointain, je n’ai pu poser, pour ainsi dire, que les premières pierres d’attente du monument auquel je travaille sans relâche. Vous avez bien voulu récompenser ces efforts et ces commencements. Vous avez tenu compte de ce que j’ai fait et qui est bien peu en comparaison de ce que j’espère accomplir. Votre indulgence a devancé l’heure de votre justice. Ce qui me reste de force et de vie sera consacré à l’accomplissement de la tâche que la confiance de vos suffrages m’a imposée.
Ne pouvant m’expliquer facilement, Messieurs, la bienveillance que j’ai trouvée auprès de tous, et l’extrême intérêt que plusieurs d’entre vous ont bien voulu me témoigner, intérêt dont le souvenir me sera toujours particulièrement sacré, je suis tenté de voir dans votre choix un encouragement donné aux lettres sérieuses, au double enthousiasme du savoir et de l’art. L’un et l’autre, sans doute différents par leur essence, ne doivent jamais se confondre. Il ne faut pas que la science soit énervée par un vain désir de plaire, il ne faut pas que l’imagination laisse ternir par la poussière de l’érudition ses ailes brillantes. Mais il est bon peut-être qu’entre ces deux empires, distincts, et non point ennemis, un commerce heureux s’établisse, et sans les mêler, les rapproche. Il est une région intermédiaire qui confine à tous deux. C’est sur cette frontière commune que vous m’avez trouvé, Messieurs, et qu’après l’illustre compagnie à laquelle j’avais déjà l’honneur d’appartenir, vous avez bien voulu me tendre la main. Ce n’est pas la première fois que vous donnez place en votre sein aux études sévères. Car vous croyez qu’au XIXe siècle la littérature, c’est-à-dire, la pensée humaine écrite, tient plus étroitement que jamais à la philosophie et à l’histoire.
Vous trouvez bon qu’on s’efforce d’élargir le champ illimité des lettres par des rapprochements variés. Dante, Shakspeare les Niebelungen sont des noms dont vos oreilles ne s’effrayent pas. Car, faire retentir ces noms dans ce temple de la muse nationale, c’est proclamer l’extension de ses conquêtes et l’agrandissement de son empire. La France, qui comprend tout ce qui est grand, admire tout ce qui est beau. Vous représentez, Messieurs, ce sentiment sympathique, cette intelligence universelle propre à notre nation. Vous ne repoussez rien. Le dirai-je ? vous permettez qu’on écrive même sur les hiéroglyphes, pourvu qu’on écrive en français.
Enfin Messieurs, si le sentiment de mon insuffisance me conduisait à supposer que vous ayez voulu honorer en moi une mémoire glorieuse, croyez bien que je serais loin de m’en sentir humilié. Le cœur a aussi son orgueil, et la fierté du mien serait, je vous le jure, bien à l’aise, si je pensais que j’ai été protégé par le nom de mon père.
La modestie elle-même fait à celui que vous avez élu un devoir de parler de soi. Mais il ne faut pas remplir ce devoir trop en conscience, il ne faut pas être modeste trop longtemps. Je ne vous entretiendrai donc désormais que du confrère dont la mort prématurée vous a été si douloureuse ; il me sera plus doux et plus facile de vous parler de lui que de son successeur.
Avant d’adresser au talent littéraire de M. Guiraud de justes éloges dont je chercherai à rendre la franchise digne de la sienne, le premier besoin que j’éprouve est celui de louer son caractère et son cœur. Avant de vous entretenir de l’écrivain, je veux vous rappeler l’homme que nous regretterons toujours. Pour cette partie de ma tâche je n’aurais qu’à laisser parler vos souvenirs. Qui de nous ne le voit encore avec sa physionomie animée, sa parole chaleureuse, son geste sincère, son caractère loyal, son âme ardente, tenant à ses idées et supportant la contradiction, opiniâtre dans ses croyances, facile dans les rapports de la vie, impétueux sans violence ? Si l’on ne pouvait constamment s’entendre avec M. Guiraud, il était impossible de ne pas l’honorer toujours, et difficile de ne pas l’aimer.
Trop souvent, de nos jours, le scepticisme est intolérant, soit quand il s’impose, soit aussi quand il se cache aux regards des autres, et peut-être aux siens, sous les dehors d’une conviction d’autant plus irritable qu’elle est moins sûre d’elle-même. Les convictions de M. Guiraud étaient trop profondes pour être inquiètes, trop pures pour être tyranniques ; et tandis que plusieurs semblent vouloir expier le doute par l’intolérance, chez lui, au contraire, l’enthousiasme, j’ai presque dit le fanatisme religieux était tolérant.
Il est un ouvrage de M. Guiraud que j’écarterai d’abord avec respect, parce qu’il appartient plus à la théologie qu’aux lettres : c’est la Philosophie catholique de l’histoire, de l’histoire prise de bien haut, car l’auteur n’a pas été plus loin que le déluge. M. Guiraud y aborde intrépidement les sujets les plus relevés ; mais un concile serait plus compétent pour le juger qu’une académie. Je me bornerai à une observation qui peut faire ressortir un trait saillant du caractère de l’auteur. Bien que confessant l’orthodoxie la plus rigoureuse, bien que soumis de cœur à l’Église, il n’en a pas moins abordé le dogme avec quelque indépendance, et tenté d’en approfondir les mystères selon les lumières que Dieu lui avait données. Zélé catholique, il a énergiquement défendu les droits de la pensée en matière religieuse. C’est que M. Guiraud, de même qu’il était un homme de foi et de tolérance, était un homme de foi et d’intelligence. Pourquoi n’en serait-il pas toujours ainsi ? Pourquoi la philosophie, cet effort suprême de la pensée, et la religion, ce sublime élan de l’âme, ne pourraient-elles se rencontrer et s’unir au sein d’une harmonie puissante ? N’en désespérons pas dans ce siècle où nous voyons la philosophie raffermir sur leurs fondements impérissables les croyances religieuses du genre humain, et la religion emprunter les armes de la philosophie même, pour la combattre.
Quoi qu’on puisse penser des opinions particulières de M. Guiraud, et sans se croire obligé de les partager toutes, on doit lui savoir gré d’avoir donné un bon exemple, l’exemple d’une foi réfléchie. Après cet hommage rendu à de nobles tendances, redescendons avec lui des hautes régions où l’on peut rencontrer les nuages et le vertige, mais où l’on respire un air qui épure et fortifie ; abordons les régions plus modestes que l’art habite : de ces régions dans lesquelles je porterai sur ses traces des pas plus assurés, sa pensée et sa parole s’élèveront toujours vers le ciel.
Souvent, parmi les ouvrages d’un écrivain, il en est un qui, sans être le plus considérable et le plus important, a eu cette destinée, que la mémoire de l’auteur y est demeurée particulièrement attachée. Le public s’est épris de cette œuvre modeste ; il en a conservé comme un reconnaissant souvenir. Les Études de la nature sont un grand ouvrage : elles renferment de nombreuses beautés. Mais pour beaucoup de lecteurs, Bernardin de Saint-Pierre est resté surtout l’auteur de Paul et Virginie. Plus près de nous, Alexandre Soumet a écrit avec succès des tragédies, et même des poëmes épiques ; mais l’éclat de ces productions n’a pu effacer la Pauvre fille. M. Guiraud a eu la même destinée que son brillant ami. Lui aussi a connu les succès de la scène, il s’est distingué dans le roman, il a touché à la philosophie. Le recueil de ses poésies offre des beautés vraies. Mais le public, sans méconnaître ses autres titres à la renommée, s’est pris d’une affection particulière pour son premier ouvrage ; lui aussi il a eu sa Pauvre fille : l’élégie des Petits Savoyards.
Les Petits Savoyards furent une bonne œuvre en beaux vers. L’auteur puisa l’émotion dans la charité. Sa muse compatissante fit aux pauvres enfants de la Savoie l’aumône d’une poésie qu’ils avaient inspirée. Il semble que Dieu ait béni le pieux motif de l’écrivain en le récompensant par le don du talent et la fortune du succès. Cette récompense ne fut pour M. Guiraud, ni la seule, ni la meilleure : tandis qu’on l’admirait dans les salons les plus brillants de Paris, on priait pour lui dans les cabanes de la Savoie ; il lui fut moins doux de voir couler nos larmes, que de songer à celles qu’il épargnait aux enfants, ou qu’il tarissait dans les yeux des mères.
Trois courtes pièces de vers : le Départ, Paris, le Retour, forment, si le mot n’est pas trop ambitieux, une trilogie touchante. C’est tout un petit drame dont la scène est d’abord dans les montagnes.
La mère du petit Savoyard lui dit :
Tant qu’un travail utile à mes bras fut permis,
Heureuse et délassée en te voyant sourire,
Jamais on n’eût osé me dire :
Renonce aux baisers de ton fils !
Mais je suis veuve ; on perd sa force avec la joie.
Triste et malade, où recourir ?
Où mendier pour toi ? Chez des pauvres aussi ?
Et elle se décide à la cruelle séparation. Puis le pauvre enfant est à Paris l’hiver, à la porte d’une maison éclairée par la splendeur des fêtes ; la neige tombe, il souffre, et il songe à sa mère.
Ma mère, tu m’as dit quand j’ai fui ta demeure :
Pars, grandis et prospère, et reviens près de moi.
Hélas ! et tout petit faudra-t-il que je meure
Sans avoir rien gagné pour toi !
Sa détresse est au comble, il s’écrie :
J’avais une marmotte, elle est morte de faim.
…
Et faible sur la terre, il reposait sa tête ;
Et la neige en tombant le couvrait à demi,
Lorsqu’une douce voix, à travers la tempête,
Vient réveiller l’enfant par le froid endormi.
Qu’il vienne à moi celui qui pleure,
Disait la voix mêlée aux murmures des vents.
L’heure du péril est notre heure ;
Les orphelins sont mes enfants.
Recueilli par ces vierges charitables qui sont les mères des orphelins abandonnés, le petit Savoyard retourne dans ses montagnes. Son autre mère guérit en le revoyant, et bénissant le Dieu qui le lui a rendu, elle s’écrie :
C’est le Christ du foyer que les mères implorent,
Qui sauve nos enfants du froid et de la faim ;
Nous gardons nos agneaux, et les loups les dévorent ;
Nos fils s’en vont tout seuls, et reviennent enfin.
Pardonnez-moi cette citation, Messieurs ; mais je n’ai pu résister au plaisir de répéter ces vers, et il m’a semblé que les redire, c’était vous faire entendre encore une fois la voix et l’âme de M. Guiraud.
Quand il mit le pied dans l’empire des lettres, cet empire était troublé. En ce temps l’on attaquait et l’on défendait les unités. Les uns tenaient pour Aristote, et les autres s’armaient au nom de Shakspeare. Je l’avouerai, j’ai peine à ne pas regretter ces années de discussion si vive et si désintéressée, alors qu’on se passionnait pour un système littéraire, pour une forme du beau. Sans doute il y eut des deux parts quelques exagérations, dont sont revenus plus tard ceux qui cédèrent un moment à l’emportement du combat. Mais ce combat fut utile, il raviva le sentiment de l’art par l’ardeur de la controverse, il brisa des liens trop étroits. Il fit tomber des préventions réciproques également injustes.
Aujourd’hui on n’oppose plus au talent original ces deux fameuses unités de temps et de lieu, au nom des tragiques grecs qui ne les observaient pas toujours, et d’Aristote qui ne les a pas rigoureusement prescrites. D’autre part, je cherche les adversaires les plus véhéments de ce qu’on appelait la littérature académique, et je les aperçois dans l’Académie.
M. Guiraud par ses amitiés et ses sympathies, appartenait à la nouvelle école. Il publia dans la Muse française, sous ce titre, Nos doctrines, un manifeste qui fut remarqué. On y sentait ce besoin de nouveauté et cette confiance dans l’avenir littéraire de la France, qui étaient alors au fond de toutes les âmes neuves et vives. Mais je rappellerai que la proclamation du jeune insurgé romantique commençait par un vers de Boileau, et que la charte demandée, c’était originalité dans les conceptions et vérité dans les mœurs. Je crois, Messieurs, que vous auriez voté à l’unanimité ce bill des droits du poëte, qui contenait en même temps le code de ses devoirs.
Dans la pratique M. Guiraud fut encore plus mesuré que dans la théorie, et l’on peut s’étonner que le poëte dramatique n’ait pas osé davantage.
Le Comte Julien offre, il est vrai, des combinaisons pleines de hardiesse et d’imprévu ; mais, dans Virginie, de nobles inspirations, de beaux vers, une progression habile, ne suffisent peut-être pas pour animer un sujet séduisant par la grandeur, et difficile par la simplicité. C’est dans la première tragédie de M. Guiraud, dans les Machabées, qu’il a mis le plus d’originalité véritable ; la forme est simple et n’annonce aucune ambition de sembler étrange. Mais en 1822 ce n’était pas une tentative dépourvue de nouveauté, que de composer une tragédie sans amour, de soutenir pendant cinq actes l’intérêt presque sans événements, de mettre sur la scène ce qui est en récit dans Polyeucte, de demander tout le pathétique du drame à l’enthousiasme religieux et à l’amour maternel. Ces deux sentiments, presque également sublimes, remplissent les Machabées. L’exaltation magnanime de ces sept frères, et de cette mère en eux sept fois martyre, ne laisse pas à l’âme le temps de désirer plus de variété dans les émotions. On arrive ainsi jusqu’au dénoûment qui décida le succès de la tragédie. Il fut assuré, quand on vit une femme infortunée, concentrant sur son dernier fils, le plus jeune et le plus aimé, la passion maternelle de ce cœur épuisé de douleur et d’héroïsme, espérant un moment qu’il sera sauvé, puis, avec des déchirements infinis, l’enfantant pour ainsi dire à la gloire céleste, et après l’avoir disputé à la mort, le livrant à Dieu.
J’assistais, Messieurs, à la première représentation des Machabées : je vois encore la pauvre mère, quand l’enfant de ses entrailles hésite à mourir, hésiter elle-même, et dans le désordre de son âme, éperdue, s’approcher de l’autel qui attend le sacrifice, et dire :
Mon fils, voici l’autel ;
puis s’en détourner avec horreur, entraîner son enfant, et, lui montrant le ciel, s’écrier :
Mon fils, voilà tes frères !
La mort de Talma éloigna M. Guiraud du théâtre. Il est permis de le regretter. Ses premiers succès en promettaient d’autres, peut-être encore plus grands ; et on est certain qu’il n’aurait jamais eu qu’une salutaire influence sur notre scène, celui qui a écrit ces lignes consciencieuses : « S’il est une vocation utile et solennelle, après celle du sacerdoce religieux, c’est assurément celle du poëte dramatique, qui a droit de disposer à son gré des émotions d’une grande assemblée choisie. Mais ce droit impose un devoir, qui est de diriger ces émotions vers un noble but. Il y a abus et sacrilège toutes les fois qu’il n’en est pas ainsi. »
Pour M. Guiraud, le roman, plus encore que la tragédie, fut moins un but qu’un moyen de manifester des vues philosophiques, et surtout des convictions religieuses. Peut-être cette honorable tentative pouvait-elle difficilement obtenir un succès complet ; peut-être l’alliance de la fiction romanesque et de l’enseignement philosophique ou religieux présentait-elle des difficultés dont tout son talent n’a pu toujours triompher. C’est ainsi qu’on a reproché à Césaire d’être trop passionné pour un livre édifiant, et trop édifiant pour un roman. Mais, quoi qu’on puisse dire, on sera ému des luttes que l’amour et la religion s’y livrent dans des âmes pures et déchirées ; et ceux même qui pensent que les meilleures intentions n’autorisent pas à placer les passions dans la cellule ou le confessionnal, sentiront le rigorisme fléchir un moment quand le jeune prêtre, brisé de remords, et la religieuse couchée sur la cendre où elle va expirer, laisseront échapper de leurs cœurs l’aveu de cette longue douleur que la mort purifie, martyre de l’âme, baptême de feu que peut-être ne rejettera pas le Dieu qui pardonne à ceux qui ont beaucoup aimé, sans doute parce qu’ils ont beaucoup souffert.
Dans Flavien, l’auteur de Césaire a voulu peindre cette grande transformation par laquelle le genre humain a passé du paganisme au christianisme. N’était-ce pas là un bien vaste sujet pour le cadre que M. Guiraud a choisi ? Sans doute, une pensée comme la sienne, toujours tournée vers de graves objets, a pu être tentée d’évoquer tour à tour les voluptés du palais impérial et les horreurs du cirque, les superstitions cruelles de l’idolâtrie expirante et le pur enthousiasme de l’Église au berceau ; de mettre aux prises une impératrice et un gladiateur, les splendeurs de Rome et la solitude de la Thébaïde. Ce n’est pas aujourd’hui mon devoir de chercher si la fable imaginée par M. Guiraud offre assez de vraisemblance et de simplicité ; mais je n’hésite point à affirmer que l’ensemble de l’ouvrage prouve chez l’auteur avec une élévation véritable de l’âme, une inspiration ardente et féconde.
M. Guiraud avait placé en tête de son ouvrage une parole de M. de Chateaubriand. Il y avait un peu d’imprudence à rappeler au lecteur de Flavien l’auteur des Martyrs, et à provoquer ainsi un redoutable rapprochement. Pour moi, j’en remercierai M. Guiraud puisque ce rapprochement, qui était d’ailleurs inévitable, me permet de prononcer un grand nom et de saluer une grande gloire. Si l’illustre écrivain n’était pas retenu par le poids de ses ans chargés de renommée, j’aurais osé lui adresser ici l’hommage d’une admiration, qui pour tous est un sentiment public qui pour moi est un sentiment intime ; vous auriez permis à mon humble et reconnaissante main de déposer sur cette tête vénérée et chère une couronne que la France lui a décernée depuis longtemps, et à laquelle le suffrage unanime du premier corps littéraire du monde eût donné quelque prix ; j’ajouterai aujourd’hui, une couronne que nulle révolution ne fera tomber.
Pourquoi faut-il que je sois forcé de m’arrêter ici ? Pourquoi faut-il que la liste des remarquables ouvrages que je viens de rappeler ne soit pas plus longue ? Elle aurait dû l’être ; l’âge peu avancé de M. Guiraud, la jeunesse de son âme et de son imagination, semblaient nous promettre pour lui une longue carrière. On pouvait croire qu’il était pour longtemps encore en possession de la vie et de toute l’énergie de ses facultés, et cette vie précieuse pour l’Académie eût été douce pour lui. Une sympathie expansive, une âme toujours ouverte, le rendaient sensible aux plaisirs de la société, au charme de la conversation, au mouvement du monde, tandis que la méditation lui faisait aimer la solitude et le recueillement. Des salons de Paris où il était recherché, il passait avec bonheur à sa terre de Villemartin, nom qu’il a consacré par la poésie. Là, au pied de ces belles Pyrénées qui l’ont plus d’une fois inspiré, et où j’errais naguère, plein de son souvenir et méditant son éloge, il aimait à vivre, sage, aimable et poëte heureux, le plus tendre des époux et des pères et le plus adoré. Une mort inattendue l’a frappé dans la force de l’âge et du talent, avant d’avoir accompli tout ce qu’il voulait faire. Mais il n’a pas vécu en vain il a connu les hautes pensées et les nobles sentiments ; il a cherché avec désintéressement l’éternelle vérité. En lutte à quelques égards avec son temps, il n’en a point désespéré. Fidèle au passé, il n’a point méprisé le présent. Il faut croire au présent pour mériter l’avenir.
Moi aussi, souffrez que je le dise, Messieurs, j’ai confiance dans le présent que j’ai souvent entendu accuser par ceux-là même qui en sont l’honneur.
Si j’avais à faire l’apologie de mon temps, je la demanderais à cette assemblée où le mouvement de l’esprit humain tout entier est si glorieusement représenté. Quand les sciences physiques et naturelles ont-elles enfanté plus de découvertes et d’applications ? Un jour on trouve un monde par le calcul, un autre jour on impose des bornes à l’empire de la douleur. La philosophie, réconciliée avec les plus nobles instincts de notre nature, a fait une alliance magnifique avec l’érudition et l’éloquence. Les arts ne sommeillent pas : ils cherchent et ils ouvrent des voies nouvelles. Il y a moins d’écoles, mais il y a plus de maîtres. L’érudition qui par une inspiration du génie a retrouvé le sens des hiéroglyphes, perdu depuis quinze siècles, soulève en ce moment le voile qui couvre l’écriture de Ninive et de Babylone. Les lettres, quoi qu’on en dise, les lettres, à travers des écarts qu’il faut déplorer, auront marqué d’une trace brillante le siècle dont nous n’avons encore vu que la moitié. La poésie lyrique a pris un puissant essor. La poésie rêveuse et contemplative s’est élevée vers des régions nouvelles, et a sondé plus profondément les replis du cœur. La chanson a été portée à la hauteur de l’ode patriotique et sociale par un poëte cher à la patrie, et qui, depuis longtemps, s’il eût cédé à vos désirs unanimes, ne manquerait plus à votre gloire. Dans la nouvelle, je pourrais signaler des chefs-d’œuvre de vigoureuse et saine originalité ; l’amitié me le conseille, mais votre directeur ne le permettrait pas. Cependant toute une école de critiques, sur les pas de votre illustre secrétaire perpétuel, s’est élevée de la discussion des mots à l’intelligence des monuments littéraires de tous les âges. L’éloquence politique est née en France avec la vie politique. L’histoire, qui ne pouvait guère citer que Bossuet et Voltaire, c’est-à-dire, deux exceptions, a été définitivement fondée par des travaux qui sont dans la mémoire de tous. Enfin, si la poésie dramatique, qui fut naguère le champ de bataille des doctrines rivales, semble aujourd’hui languir, c’est peut-être que le drame sérieux qui se joue à la clarté du soleil sur tous les points du monde, fait paraître un peu frivoles les catastrophes imaginaires de la scène ; et sur les travers de tous exposés au grand jour par un Aristophane aux mille noms, la liberté de la presse fait, il faut l’avouer, une formidable concurrence à la comédie.
Soyons fiers d’appartenir à un âge du monde qui ne sera point obscur. Applaudissons-nous de ce qu’après avoir acheté l’affranchissement par les convulsions politiques, et la gloire militaire par le despotisme, la France en soit venue à proclamer, comme le faisait naguère à la face de l’Europe une parole magnifique, qui est une de vos gloires, à proclamer la liberté fondée sur l’égalité des hommes, et la paix fondée sur la fraternité des peuples.
Messieurs, je terminerai en vous adressant ces paroles, écrites il y a six mois, et auxquelles je n’ai rien à ajouter aujourd’hui. Voués au culte des grandeurs littéraires de la patrie, que pouvons-nous désirer, si ce n’est que la liberté se fortifie et que la paix soit maintenue jusqu’au jour où il faudrait renoncer à ses bienfaits pour l’honneur de la France ou la cause de l’humanité ?