Discours de réception de Jean Cocteau

Le 20 octobre 1955

Jean COCTEAU

Réception de M. Jean Cocteau

 

M. Jean COCTEAU, ayant été élu par l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. Jérôme THARAUD, y est venu prendre séance le jeudi 20 octobre 1955, et a prononcé le discours suivant :

 

Messieurs,

Rémy de Gourmont disait que chez Edmond Rostand la chance est une des formes du génie. Rostand fut porté sur ce siège par des fées rapides et dans un tumulte d'ailes qu'il évoque autour de la naissance d'Henri de Bornier. Toutes les portes qui se ferment devant les guerriers noirs des Lettres dont Kleist reste l'exemple, s'ouvraient toutes seules devant ses armes blanches et son blanc panache

Lorsque Cyrano de Bergerac tournait toutes les têtes, j'imagine un jeune sorcier de Condorcet déclarant aux élèves de ma classe que j'occuperais un jour à l'Académie, le fauteuil de leur idole. Le vieux Collège se serait écroulé sous les rires. Or, déjà je songe aux morts qui ont rendu ce fauteuil libre et que ma mort seule y placera un vif et que ce vif existe et qu'il est probable que je le croise, que je le rencontre, que je lui parle, sans qu'il se sache ni que je le sache désigné par les astres afin de prendre un jour cette place où Jérôme Tharaud serait, je le présume, bien étonné de me voir. Et sans remonter à l'Abbé d'Olivet, à Condillac, à Sieyès, à Lally-Tollendal, le sorcier du collège aurait pu me dire que le dramaturge de Cyrano cèderait la place à Joseph Bédier, lequel, beaucoup plus que Wagner, me versa le philtre d'Iseult et m'apprit à connaître la forêt du Maurois, préfigurant le nom d'un homme si souvent penché sur les œuvres célèbres et qui me fait aujourd'hui l'honneur d'arrêter son regard sur les miennes.

Oui, Messieurs, je ressemble pas mal à ces équilibristes en haut d'une pile de chaises. Rien ne manque à la ressemblance avec cet exercice périlleux et même pas le roulement de tambour traditionnel qui l'accompagne.

Vous comprenez donc ma crainte d'avoir à me maintenir pendant une heure dans une position incommode, et feignant l'aisance, puisque tout effort visible manque de style et que notre travail doive toujours effacer notre travail et n'afficher jamais la grimace dénonciatrice des efforts qu'il nous coûte.

Vous m'objecterez que cette gêne fut la même pour vous tous. Hélas, je crains qu'elle ne me soit pire, car je vous avouerai bientôt à quel point je dissimule une maladresse native sous un faux air désinvolte et que tout ce qui peut être pris chez moi pour une danse n'est qu'un réflexe instinctif, une manière instinctive de rendre moins risible une interminable chute dans les escaliers.

Il faudra que j'en use avec franchise et que j'évite de m'endimancher en paroles, ce vers quoi nous poussent inconsciemment un lieu historique et l'intimidante allure de notre costume.

Vous connaissez, Messieurs, la famille à laquelle on ne peut ni se vanter ni se plaindre d'appartenir, car loin d'être un privilège, elle relève plutôt d'une fatalité que Verlaine baptise malédiction. Famille d'artistes qui, pour ne pas alerter la police de l'ordre social, pour vivre légalement en règle, doivent ajouter un poids postiche au poids insuffisant qui les retient mal sur terre.

Bref les membres de cette famille un peu fantôme et transparente deviennent artificiellement terrestres lorsqu'ils chaussent des bottes de scaphandre pour ne pas rejoindre à toute vitesse on ne sait quelle surface mystérieuse.

Or, parfois, las du no man's land où leur particularité les range, certains d'entre eux veulent qu'on les prenne par la main et entrer dans la danse. Vous mesurez ce que votre Compagnie leur offre avec, à l'inverse de l'anneau de Gygès, qui rendait invisible, un confortable fauteuil de visibilité ?

C'est bien le désir d'un fantôme de participer au règne des vivants qui m'a poussé vers vous, un peu l'envie d'un « debout » pour une place assise et la soif d'un romanichel des roulottes pour un point fixe. Et comment sourirai-je d'une épée propre à défendre cette place et ce point, épée que nos amis nous offrent sans doute afin de nous défendre contre nous-mêmes. Et mon remerciement est avant toute chose celui de m'avoir harnaché d'insignes qui m'empêchent de flotter à la dérive.

Qui donc avez-vous laissé s'asseoir à votre table ? Un homme sans cadre, sans papiers, sans halte. C’est-à-dire qu'à un apatride vous procurez des papiers d'identité, à un vagabond une halte, à un fantôme un contour, à un inculte le paravent du dictionnaire, un fauteuil à une fatigue, à une main que tout désarme, une épée.

Vous souvenez-vous, Messieurs, d'une farce de Charles Chaplin, qui se coiffe d'un abat-jour et devient lampe pour échapper à la police ?

Après quarante années de fuite en zigzags devant une chasse à courre qui sonne de la trompe à mes trousses, votre indulgence m'immobilise sur un socle avec cet air d'être un peu statue et même, oserai-je le dire, un peu buste, auquel les chasseurs et la meute se laissent prendre.

En outre, qui connaît le véritable auteur des œuvres d'un poète ? Personne, même pas lui. Le véritable auteur est d'autant plus difficile à connaître, qu'il exige que son nègre signe à sa p]ace. Voilà encore de quoi embrouiller la piste. Et voilà, il me semble, bien des titres à la gratitude que je vous exprime du haut de ma pile de chaises avant de m'y balancer dangereusement.

Je devine, Messieurs, votre crainte. C'est qu'à force d'éviter la raideur du dimanche, je ne tombe dans l'excès contraire et n'élude la pompe d'un discours en vous entretenant à bâtons-rompus. Mais vous verrez bientôt que tant de méandres nous conduisaient en ligne droite à une des figures les moins tortueuses qui fussent : celle de Jérôme Tharaud.

Mon bâton était victime des eaux déformantes du rêve. Car il est possible que je dorme debout, et n'osant imputer ce qui m'arrive à mes seuls mérites, je me demande si je ne m'éveillerai pas dans ma chambre, Gros Jean comme devant, et si l'honneur que vous me faites ne vient pas de ce que le rêve est la forme sous laquelle toute créature vivante possède le droit au génie, à ses imaginations bizarres, à ses magnifiques extravagances.

Au reste, il importe de vous avouer vite quelque chose qui confirme ce sentiment de rêver que j'éprouve : jamais encore je n’avais mis les pieds sous la Coupole. C'est la première cérémonie de cet ordre à laquelle j'assiste, et la situation qui permet d'être ensemble acteur et spectateur n’est-elle pas classique dans le répertoire théâtral du rêve ?

De l'Institut, je ne connaissais que les murs qui prennent le soir une irisation de perle, les murs et le socle vide où j'aimerais voir Jean-Jacques remplacer Voltaire, ayant toujours préféré le cerf au chasseur et les maladresses de l'un à la malice de l'autre.

Guillaume Apollinaire disait que la Seine coule, maintenue par des livres.

Je ne connaissais que la coque du vieux navire à l'ancre au bord d'un fleuve où règne une autre et ravissante caste de l'esprit, celle des bouquinistes.

Passé les murs, qu'imaginai-je ? Quelque grotte sous-marine, une lumière quasi surnaturelle d'aquarium et, sur des gradins en demi-cercle, quarante sirènes à queues vertes et à voix mélodieuses.

On connaît l'absurde conformisme anti-conformiste de la Jeunesse. Il me cabrait, on s'en doute, contre l'Académie et c'est en premier lieu la honte de m'être jadis laissé prendre à une idée toute faite qui m'a convaincu de poser ma candidature.

De longue date j'avais renoncé à cette manière de voir. Deux circonstances m'ouvrirent les yeux. L'une c'est que la cire dont je bouchais mes oreilles a changé d'usage. Ulysse s'étonnerait d'apprendre qu'elle sert maintenant à conserver les voix des sirènes et à les répandre à travers le monde.

L'autre, c'est l'apparition dans ma trentième année, de Raymond Radiguet, lequel âgé de quinze ans, nous enseigna une forme toute neuve du respect à rendre aux institutions qui provoquaient notre indifférence ou nos sarcasmes. Certains d'entre vous — et non des moindres — peuvent témoigner que c'est vers ici qu'il les dirigea, leur démontrant que l'audace devait changer de méthode et ne pas être trop inélégamment visible.

C'était l'époque où régnaient la révolte, l'anarchie du verbe. Non seulement le mode était d'injurier les vivants, mais de cracher sur les tombes.

Radiguet fit cette découverte qu'il ne suffisait pas de contredire des habitudes, mais qu'il fallait contredire l'avant-garde. Bref, avec un masque de recul, d'aller plus vite que la vitesse. Ainsi naquirent son roman Le Diable au Corps et mes poèmes de Plain-chant.

Gide disait : les extrêmes me touchent. Radiguet prouva que les extrêmes se touchent et fit d'une droite extrême un refuge contre l'extrême gauche systématique des intellectuels. Il déniaisa la douceur et la mit en pointe. On n'imagine pas attitude plus révolutionnaire, audace plus grande. Je les résumai dans le titre de mon allocution du Collège de France : De l'ordre considéré comme une anarchie. Il l'enchantait que nous devinssions suspects à droite et à gauche. Entre les Grecs et les Troyens, il jouissait, derrière son monocle, de la solitude de Calchas. Il déclarait : « L'originalité consiste à essayer de faire comme tout le monde sans y parvenir. »

À cette école, ma ligne se fit suspecte. Elle le reste encore pour un grand nombre. Toutes mes maladresses devinrent machiavélisme, mes fautes ruses, mensonges ma vérité.

Or, Messieurs, si j'occupe aujourd'hui une place officielle, c'est que je la trouve révolutionnaire par rapport à la peur qu'ont les gens de n’être pas à la page, et que si cette rotonde ne ressemble pas à la grotte que j'imaginais, si ce costume ne suffit pas à me transformer en sirène, il n'en est pas moins vrai que le prestige m'en demeure intact, car, même ne représenteraient-elles plus ce qu'elles représentaient jadis, je décide que les choses qui m'importent sont ce que je veux qu'elles soient, et rien ne me les fane.

On a vite fait de prendre pour une danse de clocher à clocher une marche sur le vide. On a vite fait de décréter qu'un filet d'acrobate en supprime le risque. Mais, c'est pas à pas, au-dessus de la mort, qu'un poète marche, et c'est finalement pour cet exercice, qu'on traite de jeux et d'arlequinades, que votre Compagnie l'accueille.

Il est probable qu'un artiste, hypnotisé par le désir de décrocher votre couronne ne la décrochera jamais et s'étonnera de ce qu'une mauvaise conduite la décroche.

Les scandales littéraires, s'ils naissent d'une force et correspondent à la mauvaise humeur d'un public néophobe réveillé en sursaut, produisent, à la longue, un vif éclat qui en efface les origines subversives et l'emportent sur la grisaille d'une bonne conduite.

C'est, je suppose, ce genre d'éclat qui m'a rendu digne de votre faveur, et c'est la raison pour laquelle j'aurais honte de jouer les bons élèves puisque c'est, en fin de compte, le mauvais élève qui triomphe. Ce serait mensonge que de changer mon allure et ce serait prétendre vous avoir fait mes dupes, alors qu'aucun de vous ne m'a demandé d'être tel qu'il voudrait que je fusse, mais que vous avez délibérément ouvert vos portes à ce que je suis.

Voilà, Messieurs, que je me laisse aller à me défendre, à m'expliquer, à cette pente au pronom personnel au « Je » « Je » « Je » dont Maurice Barrès s'étonnait que Jérôme et son frère ne fissent jamais usage.

Barrès, je me le représente derrière sa table de travail, sous le portrait du grand Condé qui lui ressemble, renversant en arrière toute sa figure presque gitane comme pour tenir en équilibre un œillet rouge sur l'oreille et l'encre noire de ses yeux. Je le regarde sous l'aile de corbeau de sa mèche, les encoches sensuelles de ses narines grandes ouvertes, un vague sourire sur sa bouche faite pour mâchonner le cigare, considérant avec surprise ce Jérôme et ce Jean qui respectent son moi en oubliant le leur et qui, loin de lui rendre un culte, le mettent humblement et entièrement à son service.

Quelle distance les sépare ! Mais aussi quel lien les rassemble, quel accord inaccoutumé entre spécimens d'une race habituellement captive en elle-même de part et d'autre.

Donc, Messieurs, vous adoptez un poète sans craindre qu'on ne vous fasse reproche d'avoir accepté un touche-à-tout, un homme orchestre, un Paganini du violon d'Ingres, formule par laquelle je me suis plu à traduire une idée naïve de notre époque dont la hâte exige des étiquettes et qui consiste à prendre pour touchatouisme cette manière propre au poète de toucher un même objet sous différents angles et éclairages, de telle sorte que seul un regard attentif et venant de l'âme, s'aperçoive qu'il est unique.

C'est cet acharnement à n'abandonner un thème qu'après l'avoir retourné en tous sens, c'est cette place fraîche et rebondie qu'on cherche sur l'oreiller lorsque la place où l'on rêvait se creuse et se chauffe, c'est ce soin de remplacer un véhicule dès qu'il se rouille, que nos juges distraits confondent avec une légèreté d'esprit velléitaire, incapables d'approfondir et de tenir en place.

Quoi de plus néfaste, Messieurs, dans nos domaines, que la fantaisie qu'on nous assène souvent sous prétexte d'éloge et que la frivolité, surtout lorsqu'elle affecte de prendre l’air grave ? Or, c'est, hélas, sous ce froc qu'elle prêche le plus souvent contre la gravité véritable. Celle-là ne fait point parade. Elle pourrait paraphraser moralement la réponse de Brummel qu'on félicitait de son élégance aux courses d'Epsom : « Je ne pouvais être élégant puisque vous l’avez remarqué. »

Voilà bien le problème. Je voulais vous parler de la poésie et je ne sais par quel bout la prendre, comment approcher un monstre d'autant plus dangereux qu'il se présente parfois recouvert de sept voiles. Il captive. Il effraye. Salômé ou Méduse. Une danse ou un regard qui tuent. Dans l'alternative, il s'agit bien de têtes coupées. Au reste, si je ne me trompe, par un des symboles les plus obscurs, de la mythologie, Pégase est fils du sang de la Gorgone. Cheval sauvage et peu commode. Si on le dompte, il ne tarde pas à vider le dompteur, à l'envoyer mordre la poussière.

Messieurs, lorsque j'admire un peintre, on me dit : « Soit, mais ce n'est pas de la peinture. » Lorsque j'admire un musicien, on me dit : « Soit, mais ce n'est pas de la musique. »  Lorsque j'admire un dramaturge, on me dit : « Soit, mais ce n'est pas du théâtre. » Lorsque j'admire un sportif, on me dit : « Soit, mais ce n'est pas du sport. » (C'est ce que j'entendais après chaque match d'A1 Brown.) Et ainsi de suite. Mais alors, demandais-je : « Qu'est-ce que c'est ? » Mon interlocuteur hésite, l'œil dans le vague et murmure : « Je ne sais pas... C'est autre chose. »

J'ai fini par comprendre que cet autre chose était, somme toute, la meilleure définition de la poésie.

Comment, sans qu'il se désintègre, comment sans qu'il s'évanouisse en fumée, mettre la main sur cet enfant des noces profondes de la conscience et de l'inconscience, sur ce « mobile », sans support, qui tremble en l'air au moindre souffle et, cependant, plus solide que le bronze.

Je sais bien que je suis mal placé pour tenter l'analyse d'une essence qui échappe à l'analyse et qu'il serait drôle qu'une pauvre plante se mît à disserter d'horticulture. Du reste le rôle vrai des œuvres d'art me semble être fort suspect. N'usent-elles point comme les fleurs de stratagèmes propres à masquer un emploi qui dépasse mystérieusement celui de plaire ou de déplaire.

Il n'en est pas moins vrai qu'un poète est le théâtre de phénomènes inattendus et qu'il lui arrive pendant l'entracte de surprendre quelques secrets de coulisses.

Ainsi, Messieurs, sur le chemin des écoliers et sans suivre la route nationale, cheminerais-je vers mon but : Vous expliquer les mirages par l'entremise desquels il me semblait que les Tharaud habitassent une rive étrangère dont je ne parlais pas la langue et que je ne pourrais jamais atteindre.

L'homme est un infirme, prisonnier de ses dimensions. Sa noblesse est d'avoir admis son infirmité et d'être parfois pareil à un paralytique rêvant qu'il court.

Notre prison n'a que trois murs et c'est contre le quatrième mur que le prisonnier s'acharne, sur ce quatrième mur invisible qu'il écrit ses amours et ses rêves.

Tout est prison dans cette affaire et l'artiste en est une lui-même, incapable d'en sortir sauf par des œuvres qui prétendent échapper au bagne que nous sommes. C'est ce qui leur vaut une allure suspecte de bagnard qui s'évade, allure qui explique pourquoi la société lâche derrière elles sa police, ses sifflets et ses dogues.

Tentatives de fuite, qui plus secrètes chez l'écrivain, deviennent frappantes lorsque la vie d'un peintre les illustre. Soit dans la malchance, soit dans la chance, un Van Gogh, un Picasso s'acharnent contre leur prison et contre eux-mêmes, écrivent avec un clou et leur propre sang, tordent les barreaux du soupirail par lequel ils s'imaginent entrevoir une liberté factice qui n'est qu'un songe, puisque les murs qui les enferment se succèdent à l'infini.

J'entendais un jour un cocher de fiacre dire à son cheval qui renversait son sac d'avoine : « Ce que tu peux être bête ! Il ne te manque que la parole. »

Jamais autant qu'aujourd'hui je n'ai déploré que les hommes n'aient que ce faible moyen de correspondre.

Combien l'insuffisance d'un discours me frappe lorsque mon désir serait, sans abandonner le laisser aller ni le bref, d'atteindre par le verbe au cérémonial qui rend vos coutumes aussi solides que celles de la Cour d'Angleterre. D'employer, par exemple, quelque solfège propre à magnifier le simple langage, comme il arrive avec les récitatifs de Mozart.

Et, peut-être, au lieu d'envisager la poésie comme une énigme, si je l'envisageais comme une science, trouverai-je des termes moins vagues, moins inaptes à en dessiner le contour. Car la poésie est une science exacte et la science une poésie. C'est même un signe de notre âge qu'il soit difficile d'épouser l'une de ces sœurs siamoises sans épouser l'autre. En ce qui me concerne, je ne saurais concevoir la moindre fantaisie dans notre sacerdoce. Et même, I'avouerai-je, davantage que le milieu des lettres, je fréquente le milieu de la jeune science. Il existe une race neuve de jeunes savants, préférant à la certitude du cercle fermé, les doutes du cercle entr'ouvert, mettant leur cartésianisme à faire table rase de Descartes. Ils n'éprouvent aucune honte à se savoir les dupes des perspectives de l'espace et du temps. Ils cherchent à éviter le ridicule d'un voyageur qui, voyant sa maison de loin, la croirait devenue trop petite pour qu'il y entre. Ils reconnaissent avec Henri Poincaré, qui me le confiait jadis, que la poésie précède souvent la science, parce qu'elle ne compte pas ses jambes lorsqu'elle court, alors que la science compte les siennes lorsqu'elle marche.

Comment nous autres, contre qui le monde intente un interminable procès socratique, ne serions-nous pas fraternels envers des explorateurs que la Sorbonne accuserait volontiers de sorcellerie.

Le poète qui cherche à descendre en lui-même peut-il dédaigner les spéléologues que le préfixe para, faute de mieux, désigne, et qui fouillent ce plein nommé vide, spécialistes d'une zone encore en friche, que la science officielle, d'après l'excellente formule d'un de nos philosophes, méprise comme s'il s'agissait des parties honteuses du savoir.

À l'exemple des enfants et des poètes, nos jeunes savants s'exercent à l'oubli voulu des rapports normaux, à marier, d'une manière insolente, des organismes distants les uns des autres et dont nul ne songerait à former un couple.

Mots d'enfants, chef-d'oeuvre de l'art, découvertes de la science... De ces noces scandaleuses naissent les admirables monstres de la pensée.

Mais où vais-je ? Dieu sait vers quoi le goût des sens interdits me pousse. Il y a parmi nous, Messieurs, un prince qui n'est pas seulement prince de la science, et je craindrais de le choquer, d'empiéter sur ses domaines, de ressembler à ces personnes qui, faisant visiter leur jardin, passent sournoisement dans la propriété voisine pour allonger la sauce. Je craindrais d'avoir à rebrousser chemin sous les quolibets du garde Je m'en retourne, Messieurs, sur notre plancher des vaches, dont les semelles des frères Tharaud me paraissaient trop éprises. Ma seule excuse est qu'une école buissonnière apparente m'a toujours ramené vers cette zone mystérieuse où les savants et les poètes se rencontrent, où les chiffres retrouvent leur noblesse et deviennent des nombres.

De prétextes en prétextes, je me trouve, Messieurs, le dos contre un mur. Je lève les yeux sur les vôtres qui me disent : « Vous n'employez que dérobades. Jérôme Tharaud ne s'intègre pas dans votre système. Mais ce système, quel est-il ? En possédez-vous un ? Et que savez-vous du poète qui soit apte à nous convaincre ? »

Hélas, Messieurs, la franchise m'oblige à vous répondre :

« Je sais que la poésie est indispensable, mais je ne sais pas à quoi. »

Et je baisse la tête, non sans avoir vu que vos regards s'interrogent, se demandent si, en fin de compte, croyant honorer l’intelligence, vous n'avez pas fait un marché de dupes et ouvert vos portes à la bêtise. Voilà lâché le grand mot. Il me permet, contre toute attente, de relever la tête, puisque cette sainte bêtise est le seul point par où le poète, fût-il de la race Rimbaldienne ou Mallarméenne, se montre digne de prétendre au royaume des simples d'esprit.

Si l'homme est à l'image de Dieu, ce doit être une image d’Épinal, bien sommaire, bien naïve et de couleurs bien enfantines.

L'arbuste de nos jardins de la Côte, dont les fleurs mauves et roses portent le nom d’Impatientes, à peine frôle-t-on ses cosses vertes qu'elles éclatent et se changent en un puissant ressort qui projette les graines. Ce prodige ne l'est qu'aux yeux de l'homme qui, péniblement, rampe entre la cause et l'effet, entre l'effet et la cause. Si nos Impatientes pouvaient parler, elles diraient : « Je ne pense pas, donc je suis. » Divinement bêtes, leur agir ne s'encombre d'aucune étude.

Il se pourrait que cette bêtise divine devint, chez l’homme, le phénomène qu'on nomme génie et par lequel la pensée se fait acte, le verbe se fait chair, dans une opération foudroyante que résume la formule picassienne : « On doit trouver d'abord et chercher après. »

Le « Gott ist dumm » de Luther serait le blasphème des blasphèmes s'il n'était la louange des louanges. Par son célèbre « Dieu est bête », Luther exprime que les hommes ne peuvent lui attribuer leur misérable intelligence. Dieu laisse au diable le rôle d'intellectuel. (C'est un petit bourgeois révolté qui parle, ne l'oublions pas. Ce qu'il ose dire de Dieu, il n'oserait le dire du diable. Il aurait peur.)

Mais, le Malin est-il si malin à la longue ? Et la méchanceté serait-elle preuve d'intelligence ? J'en doute. Je miserais davantage sur la bonté, qu'on a coutume de prendre pour la bêtise. Au reste, nous aurons à revenir sur cette grande confusion.

Bien qu'on le nomme Prince de ce monde et qu'on parle beaucoup de la beauté du diable (il serait plus juste de dire qu'il se masque de charme et de beauté), je penche à croire que cette beauté ne va pas sans une profonde bêtise et que cette fameuse intelligence transcende celle de l'intellectualisme, qui, chez les hommes, n'est autre chose que de la bêtise transcendée.

Nul n'ignore qu'on peut battre le diable aux cartes, et qu'il se sauve souvent la queue basse. Il m'étonnerait que Gœthe ne partageât point ma manière de voir, si j'en juge par le mal que son diable se donne et la machine qu'il monte à grands frais pour perdre une pauvre petite Allemande.

Le diable pense beaucoup. C'est probable. Mais je n'entends pas la chose comme Luther, bien que je l'approuve de se défendre contre un intellectuel en lui lançant un encrier à la tête.

J'aime aussi que Loeb et Léopold, deux jeunes Américains qui avaient trop lu Gide, deux jeunes adeptes de la gratuité, deux jeunes meurtriers intellectuels, se soient fait prendre en oubliant un couteau à papier près d'une de leurs victimes.

Un encrier. Un couteau à papier. Voilà, me direz-vous, des armes qui relèvent de notre exercice.

Messieurs, je vous le déclare tout de suite. Selon mon vocabulaire un peu maniaque, personne d'entre vous n'appartient à la race des intellectuels, dans le sens rigoureusement péjoratif où j'emploie le terme, fort proche du mot cuistre dans mon esprit.

En parlant de poésie et de poètes, ne croyez pas que j'en profite pour esquisser une défense à mon procès. Il m'était indispensable d'insister sur les préoccupations qui me sont propres et que je supposais à l'inverse de celles de mon prédécesseur. Bien que Jérôme et son frère ne répandissent aucune odeur de soufre, une réserve instinctive me donnait à craindre qu'à l'exemple d'un grand nombre de bourgeois désembourgeoisés, ils ne fussent des intellectuels.

Je me voyais parmi vous, stupide, incapable d'ouvrir la bouche, comme dans un de ces cauchemars où le réveil nous sauve du pire. Que dirais-je des Tharaud ? Je les observais par le gros bout de la lorgnette, à des distances incalculables et sans que je pusse distinguer d'eux le moindre détail.

Seul, le nom de Tharaud me plaisait.

Il me représentait les frères, conjugués tête-bêche, comme ces doubles figures mythologiques d'un jeu de cartes.

Mais, bien qu'ils admirassent Ravachol, j'avoue qu'en lisant leurs projets de travail : « Le Coltineur Débile » et l'ébauche d'un « Orphée en Frioul », je n'étais pas loin de prendre cet Ernest et ce Charles pour les Bouvard et Pécuchet d'Angoulême.

Devenus Jean et Jérôme, ils m'apparaissaient comme un rêve naïf de Charles Péguy : L'apôtre et le père de la future cité Socialiste.

Une très petite paille du Limousin me cachait une fort grosse poutre parisienne. J'aurais dû me dire que mieux vaut un modeste début de province que celui, fort peu modeste auquel me condamnèrent le brio et la réussite de mon adolescence, brio et réussite dont je paye encore la note, bien que j'aie passé ma vie à m'en punir et à en mériter le pardon.

C'est alors qu'en ouvrant la brochure du discours, que les circonstances ont empêché Daniel Halévy de prononcer en place de celui que je prononce, je tombai sur une photographie de Jérôme Tharaud.

Je tombai n'est pas le terme exact. La photographie me tomba dessus comme la foudre dont une des singulières espiègleries consiste, par exemple, à déshabiller un berger des Landes et à lui imprimer sur l'épaule le profil d'une jeune fille. Je ne m'y attendais pas davantage que ce berger ne pouvait s'attendre à trouver ses vêtements accrochés à une branche et cette jeune fille inexplicable sur son épaule.

Jérôme Tharaud porte le bicorne et un trench-coat sur l'uniforme d'académicien. Selon une formule interdite par les écoles de cinématographie, il regarde l'objectif. C'est-à-dire qu'il nous regarde.

La première chose qui frappe serait une ressemblance avec ce curé de Saint-Maur qui servit de modèle à Watteau pour son Gille. Le bicorne a l'air d'un chapeau d'Arlequin mal mis, et le trench-coat, dissimulant cet uniforme noir, qu'on croit vert à cause des motifs brodés, remplace, on ne sait pourquoi, notre cape et semble en proie à quelque coup de vent, à quelque rafale où se bousculent les feuilles mortes. Une bousculade solitaire. Voilà le bizarre de cette figure qui serait un peu diabolique sans la grâce joyeuse et parfaitement innocente d'un chèvre-pied coiffé de cornes et de plumes, tourné vers nous.

Je ne sais par qui cette épreuve fut prise. On ne la dirait prise par personne et résultant plutôt d'une expérience occulte, sortant toute fraîche d'une chambre noire de magie.

La silhouette un peu folle de feu follet ou de feu de Saint-Elme en chair et en os, me captiva au point que je ne pouvais en détacher mon regard et que je m'attendais à ce qu'elle disparût de la page, ne laissant d'elle que son contour et du vide.

Était-ce donc là ce fort en thème, ce convive de la Saint-Charlemagne, ce voyageur aux semelles lourdes ? Un Ariel plutôt, un bonhomme d'Ampère, un liège, un ludion, prêt à bondir vers les hauteurs.

Cette photographie bouleversait toutes mes idées préconçues. Elle me remémorait mon ange Heurtebise lorsqu'il reste en l'air dans la maison d'Orphée. Que lui dit Euridice ? « Ne mentez pas, Heurtebise. Je vous ai vu, de mes yeux vu. J'ai eu toutes les peines du monde à étouffer un cri. Il ne s'agissait pas d'une machine. C'était beau et atroce. L'espace d'une seconde je vous ai vu atroce comme un accident et beau comme l'arc-en-ciel. »

Si je me cite, Messieurs, si je l'ose, c'est que les paroles d'Euridice je les pensai presque devant cette photographie qui jouait le rôle d'objet témoin dans les expériences psychiques.

Tel, gracieux, instable, cocasse, réel et irréel, humain et inhumain, m'apparaissait cet homme dont une minute avant d'ouvrir la brochure, je me demandais par quelle volte j'arriverais à me rapprocher de lui.

« Voyons », me chuchote une grande voix sournoise : « On porte l’uniforme ou le trench-coat. Un chapeau ou un bicorne. Et pourquoi l’épée qui retrousse l'imperméable ? » Cette voix m'évoque des voix déjà entendues : « Pourquoi des vitres dans le dos d'un ange ? » Et je retourne à la photographie et je me souviens d'une autre (où l'ai-je donc vue ?... Peut-être à la télévision, dans ce « Magazine du temps passé » qui ressuscite l'actualité morte). C'est celle d'un pilote qui va se tuer dans quelques minutes. Avant la catastrophe il flatte de la main son gracieux appareil sans moteur de vol à voile et se retourne avec cette même allure de mal tenir au sol, d'y tenir encore un peu par ce brave sourire terrestre adressé au photographe. Et sans aller si loin, les joueurs de boules de Pagnol ne parleraient-ils pas d'un « semble-pigeon » ou plutôt ne s'agirait-il pas d'un de ces pigeons de Venise qui marchent les mains dans le dos de long en large et rejoignent à grand fracas le cheval et le lion sur les corniches.

Bref, en face d'un de ces instantanés propres à nous surprendre en faute, allégé de son prénom véritable et malgré l'amputation apparente d'une membrane reliant le nomade Jérôme à Jean le sédentaire, une chose me devint lumineuse, c'est que, consciemment ou inconsciemment, Jérôme Tharaud appartenait à cette famille dont je le croyais exclu, mais que pour faire le poids, comme on dit au pesage, il lui fallait être deux.

En me renseignant sur Jérôme, son portrait me rappelait à l'ordre, puisque le genre de ce discours est l'éloge. Sur quelle herbe allais-je marcher ?

Les poètes ne sont que les domestiques d'une force qui les habite, d'un maître qui les emploie et dont ils ne connaissent même pas le visage qui n'est peut-être que le leur. Mais certes pas sous l'angle qu'ils observent. Et s'ils veulent, dévorés de curiosité, voir coûte que coûte ce visage du maître, qu'ils prennent garde ! Ils peuvent devenir aveugles comme les Chinois s'ils osent lever les yeux sur l'Empereur de Chine.

Mais hélas, nous n'avons pas toujours la chance d'être dans l'état, dit second, qui, mieux que la perspicacité, nous guide.

Réveillé de cette petite séance d'hypnose, coupé le fil que l'objet-témoin tendait entre nous, je me trouvai en face d'une quarantaine de volumes portant des titres qui m'évoquaient ceux d'un catalogue de tourisme : Fez ou les bourgeois de l'lslam — Marrakech ou les Seigneurs de l'Atlas —Rabat ou les heures marocaines — L'an prochain à Jérusalem — Le Chemin d’Israël — Vienne la Rouge— Le Chemin de Damas — Vieille Perse et Jeune Iran — Espagne Cruelle.

La paresse qui précède mes voyages et m'empêcherait de me résoudre aux démarches qu'ils imposent si des amitiés fidèles n'en assumaient pas la charge, la fatigue plus forte que la curiosité, la crainte du pittoresque dont Max Jacob m'écrivait : « Le voyageur tomba, frappé par le pittoresque », tout cela qui m'écrase dès que je dois décoller d'où je me trouve, me consternait autant que si ces lectures m'imposaient de boucler des valises, de me rendre à des agences et à des ambassades, bref de franchir les obstacles qui m'empêchent presque toujours de prendre le large. Mais il le fallait. Tricher ? Feindre d'avoir lu et ne pas lire ? Jamais je ne m'aventurerais dans un de ces tours de force qu'on me prête et dont j'aurais honte, même en admettant que j'en fusse capable.

Je lirais. J'accompagnerais d'abord Jérôme Tharaud dans les territoires du cœur. Je commençai par une plaquette autour d'une charmante fête où François Porché lui offre son épée au nom du groupe de ses intimes et à Jean une Minerve.

Et peu à peu, s'éclairait ma lanterne. Car dans tout ce qui touche aux Tharaud, les rites de l'amitié prennent une allure presque sacrale, rappellent l'échange de sang des collégiens et des sauvages, relèvent des profondes cérémonies d'une société secrète, m'évoquent l'officine des frères Ruggieri, le laboratoire d'Oxford où le sang livre à une caméra les images confuses et cependant lisibles de sa mémoire. Ces terribles arcanes surgirent bon gré, mal gré, du charme des frères et le terme charme, lui-même, ne dépasse-t-il pas la signification superficielle qu'on lui accorde ?

Une braise ardente réchauffait une œuvre que je soupçonnais d'être tiède.

Max Jacob me reprochait toujours de ne rien comprendre à la camaraderie : « Tu n'as, me disait-il, que le sens insupportable de la passion. » Et c'est pourquoi je me sentis à mon aise. Tout me sembla soudain clair. Il me faudrait certes voyager, mais voyager avec un ami. Je ne me trouvai plus seul en face d'une tâche qui cessait d’en être une et devenait un loisir. J'allais me donner inutilement beaucoup de mal, commettre la sottise de prendre un touriste pour un guide. Et mon préjugement s'évanouissait en fumée en face de cette découverte, que personne ne me demandait d'aimer Jérôme Tharaud avec ma tête puisqu'il ne s'agissait que de l'admirer avec mon cœur.

« Malheur à moi, je suis nuance ! » Ce cri de Nietzsche est un cri prophétique et je ne parle pas de ces nuances auxquelles Barrès renonce en les estimant incompatibles avec la grosse ligne politique. Bien d'autres y perdirent leurs plumes. Ces nuances de Nietzsche, Barrès n'ose en mâcher le laurier amer. Contre les trois couleurs de Déroulède, il troque les irisations de Venise et d'Aigues-Mortes. Non, Messieurs, ce cri de Nietzsche signifierait en 1955 : « Malheur à moi, je suis faible, je suis neutraliste, j'hésite en face de l'engagement. » C'est ce que devint, mal comprise, une grande idée de Sartre avec laquelle il matraquait l'absurde tour d'ivoire et (sans oublier l'engagement Baudelairien envers soi-même) versait la troupe de lettres dans le service actif.

Comprendre mal, c'est hélas, en premier lieu, la faute de la vitesse ou, pour être plus exact, de la hâte.

Ah ! Messieurs, qu'est-ce donc que cette vitesse dont on nous rebat les oreilles et qui, dans le domaine spirituel est aussi risible que dans le domaine de la route ? Tout le monde se retrouve au feu rouge ou à l'hôpital. Au reste on allait jadis plus vite que nous. César a conquis la Gaule en six jours et Benjamin Constant, manquant Madame de Staël à Moscou, l'allait rejoindre à Londres, non sans s'être assuré en Italie qu'elle avait fait un crochet par Florence.

Ce culte de la vitesse détermine un vocabulaire sportif. Sur notre route abstraite une immobilité vertigineuse n'oblige personne à dépasser personne. Or, il convient aujourd'hui de dire qu'on dépasse ou qu'on est dépassé.

Paradoxalement, ce vocabulaire et ce culte obligent la jeunesse à devenir conservatrice d'anciennes anarchies. J'ai vu des jeunes embrasser si étroitement une idée neuve et courir si vite avec elle, qu'ils ne la sentaient point prendre de l'âge entre leurs bras. Ce culte est un vrai piège pour les jeunes. Le jeune homme marche au bord de la grande route, éclaboussé de boue, de lumières insolentes. Il se ronge de fièvre, de fatigue, de honte. Que faire ? Et il se livre à la pantomime de l'auto-stop. Il monte dans une voiture inconnue. Il adopte une vitesse inconnue. Imitant la phrase du roi de l'égocentrisme, il pense : « J'ai failli attendre. » Et il ajoute : « Je suis sauvé. » Il est perdu.

Une particularité considérable nous apparente, Messieurs, malgré nos disparates. Aucun de nous ne s'est jamais laissé séduire par le phantasme de la hâte, et tous ici, quels que furent nos buts, nous avons fait la route à pied. Cette particularité, n'est-elle pas ce qui frappe lorsqu'on observe Jérôme. Avec une fraternelle estime je constate que malgré ses courses vagabondes Jérôme Tharaud a courageusement marché sa vie, comme Gœthe marchait entre Weimar et Rome, de sa naissance à sa mort.

En 1916, lorsque j'arrivai dans l’arène, pâlissait l’aimable période des néo-impressionnistes. Après les barbiches et les chapeaux de paille. les déshabillés vaporeux dans les jardins mouchetés de soleil et d'ombre, vint l'époque dite héroïque, la nôtre, le cortège des fauves, des grands sorciers de l'art nègre, des princes noirs du tournoi cubiste, des chevaliers bardés de tôle et de papier journal. Ne vous étonnez pas, Messieurs, si je parle ici de peintres. Les peintres ont toujours été l'affiche de leur époque. Et, en outre, n'est-il pas normal que pour en peindre une je fasse appel à ses peintres.

Finis les déjeuners sur l'herbe. L'époque héroïque allait de nature morte en nature morte, de tribunal en tribunal, de purge en purge. Époque tellement impitoyable que si l'on me demandait : « Qu'y fîtes-vous? » je pourrais prendre à mon compte la réponse de mon prédécesseur Sieyès : « J'ai vécu. »

La pureté, Messieurs, n'est pas dans la forme qu'un objet affecte, mais dans la matière dont il se compose. Elle est d'un bloc et sans défaut. C'est ce qui permettait à Jacques Maritain de dire : « Le diable est pur parce qu'il ne peut faire que le mal. » La pureté de Jean et de Jérôme ne venait pas de ce qu'ils servissent de bonnes causes, elle était la matière de leur âme. Elle est davantage reconnaissable à l'essence même de leur encre, qu'à ce qu'ils écrivent. Elle témoigne d'un artisanat qu'ils durent apprendre dans l'échoppe des Cahiers de la Quinzaine où Péguy imprimait humblement, comme on rempaille.

Jamais de poudre aux yeux. C'est le travail à la main qui compte.

Oserai-je dire qu'ils furent sauvés des forces mauvaises qui s'attaquent à la pureté profonde par un certain aspect de pureté conventionnelle. Cette pureté de surface cachait l'autre, la vraie, dont ils eussent été les victimes. Martyrs, ils étaient dignes de l'être et s'ils ne le furent pas, c'est que leur surface était rassurante. Ils m'évoquent ce pêcheur du conte arabe qui tient un génie prisonnier dans une jarre. Le génie a beau lui promettre la fortune, il refuse. Non qu'il redoute que le génie ne tienne pas ses promesses, mais par la crainte modeste de perdre la tête et de mal employer son trésor.

La jarre reste close. Le pêcheur reste pauvre. Le génie reste captif. Nul ne s'en doute. Mais le génie est là.

Il est possible, en vertu du mécanisme des nœuds et des ondes, que la jeunesse, fatiguée de monstres et d'un concours de grimaces (trop vite confondues avec les grimaces de la douleur d'un Van Gogh et les magnifiques insultes amoureuses qu'un Espagnol adresse au visage humain), il est possible, dis-je, que la jeunesse réinvente un charme dur et devienne victime d'un nouvel emploi de ce que nous appelâmes, selon nos groupes et nos aptitudes : surréaliste, paranormal, plus vrai que le vrai, et autres termes désignant le réalisme irréel des poètes. Alors, cette jeunesse, découvrant que la méchanceté désinvolte ne paye plus, s'apercevra du même coup que certaines valeurs méprisées n’étaient point méprisables et saluera peut-être les Tharaud comme de charmants précurseurs.

J'ai, Messieurs, grande crainte des personnes qui ne savent pas rire. J'ai toujours aimé ces fou-rires qui montrent l'âme grande ouverte. Je ferme les yeux. J'entends des fou-rires. Un arbre secoué par le rire lâche ses fruits et ses oiseaux. Nous sommes assis sur les marches qui conduisent à nos chambres de campagne, chez Madame Simone, alors épouse de Claude Casimir Périer. Péguy, Alain Fournier, Claude, Simone et moi, nous rions à perdre haleine. Nous rions à nous en rendre malades. Mais un autre cliché se développe : Nous sommes à plat-ventre dans les hautes herbes, au bord d'une petite rivière qui traverse le parc. Puis-je me douter, sous ce funeste soleil de 1913, que trois des reflets que je regarde me sourire à la renverse, vont être emportés par l'eau courante... Dieu seul sait où.

Un donateur de son œuvre, agenouillé de chaque côté d'elle, un saint laïc qui me présenta Jeanne d'Arc comme une anarchiste et Antigone comme une sainte, un père tourmenté par le baptême de ses propres enfants, baptise Ernest et Charles. Ils sortent Jean et Jérôme d'une eau lustrale où la même image plusieurs fois et différemment se reflète.

Vous connaissez, Messieurs, Victor Marie, comte Hugo, la lettre de Péguy à Daniel Halévy après l'affaire Dreyfus. L'affaire les éloignait l'un de l'autre. « Qui désormais te récitera tout Victor Hugo par cœur ? »

Cet admirable texte illumine, sans une ombre, l’école de l'amitié où Jérôme et Jean firent leurs premières études.

Et voici, Messieurs, une école différente où ce n'est plus un maître ouvrier qui enseigne le socialisme, mais un grand seigneur les belles manières de l'âme.

Le Maréchal Lyautey était affublé d'une enveloppe ingrate. Car cet homme qui refusait d'être traité de militaire et s'écriait : « Je ne suis pas un militaire, je suis un soldat », possédait, sculptée à la hache, une grosse tête où, sauf le regard, tout allait de traviole. Or, la France, Messieurs, a toujours cru que l'égalité consiste à trancher ce qui dépasse. La grosse tête à cheveux en brosse était bien tentante. On égalisa parce qu'elle dominait fièrement le couvre-chef des joueurs qui disputent la partie au Café du Commerce. Car un feu superbe habitait cette carcasse trompeuse. L'Islam tombait en ruines. Louis Hubert Gonzalve Lyautey ne replâtrait pas les ruines. Il rebâtissait. Et dans le sens même où l'Islam eût bâti, mariait par l'amour deux civilisations, deux contrastes. Il fallait voir quitter son peuple en larmes, sur le dreadnought offert par la flotte anglaise, ce petit homme drapé d'or et de la seule pourpre qui compte, teinte du sang de qui s'en drape. Pour l'Islam, le Maréchal Lyautey aurait donné son sang.

En 1916, après la « Fête Arabe » qui l'avait intéressé, le Maréchal invite les frères au Maroc et se les attache. À quel titre ? Il les enrégimente à leur poste, comme écrivains. Vous agirez, leur déclare-t-il, à votre guise. Ce qui veut dire : au lieu de vous sacrifier, vous donnerez le meilleur de vous-mêmes.

Voilà le style de cette âme exemplaire qui sut trop bien comprendre la différence qui existe entre respecter une race et la réduire en esclavage, entre la colonisation et le colonialisme.

Reste l'école de Barrès. Elle m'intrigue. Que peuvent apprendre chez le prudent, chez le voluptueux Barrès qui soigne sa ligne, qui cherche et trouve des excuses à ses plaisirs, que peuvent apprendre chez le magnifique dilettante qui ne quitte pas sa fenêtre pour se pencher sur les corridas du monde, un nomade, un Don Quichotte, toujours prêt à voler vers le moindre appel au secours. Et n'est-il pas étrange de voir le défenseur du peuple juif devenir secrétaire intime du polémiste de « LEURS FIGURES » ? Dans la défense de ce peuple, deux mouvements conduisaient Jérôme. D'abord son âme qui saigne de la blessure du siècle. Ensuite parce que le suicide désespéré d'un de ses jeunes élèves juifs personnalise cette vaste blessure, la limite, donne un visage à la misère d'une race, excite au réflexe défensif un homme qui tendrait volontiers l'autre joue et qui supporte les insultes pourvu qu'elles n'atteignent que lui. Cette faculté de s'émouvoir par 1'entremise de la souffrance étrangère, ce mépris des siennes qu'on cache avec pudeur, étonnaient beaucoup Barrès. Il n'en revenait pas que des écrivains voyageassent pour le seul intérêt du voyage et ne le rattachassent point aux leurs. Et si Barrès puise son émotion sur I'Acropole dans le préambule dramatique d'une petite fille écrasée, le suicide d'un juif ne fera que rendre sensible à Jérôme l'insulte faite aux frères innombrables de la victime. Il n'en tirera pas profit. Il ne s'en prodiguera que davantage.

Péguy, le Maréchal Lyautey, Barrès, j'ai eu la chance de les bien connaître.

Mais, en ce qui concerne Jérôme Tharaud, notre seul contact fut bref. Je venais de publier les Visites à Maurice Barrès. Barrès, oubliant la sienne à Ernest Renan, avait fort mal pris la chose. C'est Jérôme qui le chapitra. Il est juste, lui dit-il, que les jeunes se fassent les dents et que les hommes célèbres leur servent de pantoufles. Barrès rit. Jérôme me rapporta la scène et Barrès devait ensuite m'écrire : « S'il y a de nouvelles pièces à mon procès, apportez-les-moi, nous les lirons ensemble. »

C'est donc, grâce à la bonté apprise dans la première école, à l’élégance apprise dans la seconde, que l'élève, en y ajoutant du sien, calma le maître de la troisième. Et il fallait que je fusse bien jeune et insupportable pour oser jouer au magicien des Déracinés et de la Colline, le tour qu'il avait joué jadis à celui des Origines du Christianisme.

Mais je regarde ma montre. J'ai beau savoir, Messieurs, que le temps est un phénomène de perspective, il ne m'en oblige pas moins à lui obéir selon la coupe qu'il nous impose. À la vérité, je suis heureux que cette coupe me dispense de juger une œuvre. Étant de la race des accusés, il m'est impossible de prétendre à celle des juges, surtout de ces juges auxquels un immoraliste de mes amis canonisé par Jean-Paul Sartre, reproche de se pencher amoureusement vers l’accusé.

Au reste, rien ne tache une œuvre blanche comme neige. Elle dénonce un juste qui n'a pas besoin d'avocat. L'âme de Jérôme Tharaud ressemble à Phryné. Elle se montre toute nue et empoche l’Aréopage.

De Dingley au Petit Navire, une musique se déroule, pareille à la longue plainte arabe coupée des trompettes et des tambours de la Légion. En fin de compte, Jérôme tâche de faire sur l'eau une terre trop avide du sang des hommes.

Sur un petit navire de Bretagne, le voilà qui me ramène à la photographie dont je vous entretenais tout à l'heure. Et son bicorne n'est-il point, à la renverse, le bateau de papier que l'enfance lâche à la dérive au bord des trottoirs ?

C'est sur ce jouet d'Andersen, Messieurs, sur ce papillon de mai rimbaldien qui s'éloigne, comme nous vîmes si souvent le vagabond Charlot s'éloigner et rapetisser jusqu'à devenir le mot FIN d'une de ses histoires, c'est sur ce petit navire fait d'une feuille blanche sur laquelle tant de choses nobles furent écrites, que je devrais achever mon discours. Mais ce serait mal connaître un méditerranéen, fût-il de Seine-et-Oise. « Allez, au revoir. » Petite phrase célèbre vingt fois reprise. N'est-elle pas notre phrase type à nous autres flâneurs du sud, dont l'interminable adieu amuse les nordiques. Cet : « Allez, au revoir » prélude à plusieurs fausses sorties, comparables aux chicanes dont tout commerce oriental enjolive un échange. Une offre ne déclenchant pas l'espèce de menuet du « Je te l'achète, moi je te le refuse », une vente bâclée, ne présenteraient aucun charme. Et j'ai vu en Égypte des marchands avec lesquels je prétendais en finir trop vite, me jeter littéralement leur marchandise à la tête.

Rompre à l'occidentale représente pour le méditerranéen une parfaite méconnaissance des usages.

« Allez, au revoir », et on s'attarde, et on allonge le fil reliant celui qui part à celui qui reste. Tous les prétextes serviront à retarder l’instant fatal où l'ascenseur s'enfonce, où le couperet tombe. À l’hôtel, disait George Sand, il arrive, après avoir quitté ses amis, qu'on se console par le spectacle de leurs souliers devant la porte.

Hé quoi, Messieurs, n'est-il pas naturel qu'on cherche à reculer le dénouement d'une surprenante aventure que vous m'avez permis de vivre ? Ne vous rappelez-vous pas nos familles trop sages qui, pour éviter la bousculade des matinées du dimanche, nous arrachaient de la loge du Châtelet avant la fin de l’apothéose ? Il me semble encore me voir, le cou dévissé vers les feux de la rampe, un bras dans une manche de pardessus.

Les lendemains de fête sont toujours à craindre. Si j'ai bu quelque drogue magnifiante, si quelque mescaline exalte cette misérable soif d'égards que chacun de nous conserve dans un vieux fourre-tout de sa personne, n'est-il pas normal que je retarde la minute où M. Jourdain, Sancho Pança et le pauvre dormeur des Mille et une Nuits, redeviennent ce qu'ils n'ont jamais cessé d'être.

N'allez pas croire, Messieurs, lorsque vous me décernez le plus grand honneur auquel un écrivain français puisse prétendre, que je vous croie capables d'imiter les intrigues de Covielle, du duc et de la duchesse ou d'Haroun-al-Rachid. Mais, hélas, je soupçonne le destin de mettre parfois en branle ce mamamouchisme qui flatte la vanité des hommes, et de se divertir un peu à leurs dépens.

Donc, Messieurs, je ne voudrais pas vous prendre en traître. Il me reste deux rallonges à coudre au bout de ce discours.

L'une, sous prétexte de vœux.

L'autre, sous forme d'excuses.

Première fausse sortie : Les temps approchent où l'on ne saura plus lire ni écrire, où quelques mandarins se chuchoteront des secrets à l'oreille. Je forme le vœu que l'Académie française protège alors les personnes suspectes d'individualisme. Je rêverais que nos portes s'ouvrissent devant le singulier que le pluriel persécute. Puisse, un jour, I'Institut, à l'exemple des églises médiévales, devenir lieu d'asile, et le coupable du crime d'innocence y trouver refuge.

Je promets, Messieurs, de ne jamais oublier ma besogne. À savoir vous aider de toutes mes forces pour que la méthode du Qui gagne perd ne nous aveugle pas sur celle du Qui perd gagne. De quel lustre additif s'étoilerait notre coupole en annexant ces astres obscurs dont la lumière ne se manifeste qu'à la longue.

Vous connaissez la boutade de Paul Valéry, après son élection. « Il me faut maintenant, disait-il, faire entrer la canaille. » Par canaille, il entendait la postérité de François Villon. Je suis sûr, Messieurs, qu'il vous tarde de racheter la faute d'avoir refusé Balzac, et comment rachèterons-nous cette faute, sans être attentifs à la race des sublimes mauvais sujets qui font la France étonner le monde et moururent de solitude et de dettes, les uns par le suicide, les autres à l'hôpital.

Les boiteux. Les artistes dignes de se battre avec un ange. Ils en sortent boiteux comme Jacob, c’est-à-dire de démarche particulière, émouvante, sacrée, jetée aux bêtes et reconnaissable entre toutes.

La France n'est-elle pas l'éternel terrain de lutte entre le bon sens et l'ange du bizarre ?

Puisse le bon sens français sortir un jour de cette épreuve, divinement boiteux. Allez, au revoir...

Deuxième fausse sortie :

Il me reste, Messieurs, des excuses à vous faire. Lors des visites que votre code déconseillerait plutôt, mais vers lesquelles me poussait mon goût du cérémonial, je m'attendais à de la morgue et à être traité de haut. Peut-être ma crainte venait-elle des brimades dont c'était jadis l'usage de saler votre discours d'accueil. Or, à chacune de mes visites, une gentillesse, une courtoisie, une simplicité parfaite, me firent me demander si ce n'était pas baisse de courbe et carence. Accoutumé au sans-gêne des jeunes, je me demandais si la vague d'autocritique et de complexe d'infériorité de notre époque scolaire et inculte n'avait pas roulé jusqu'en votre cénacle pour l'affadir. Je me trompais. C'est la morgue qui était une chute de votre règle et votre bonne grâce une renaissance du style initial. J'en trouvai la preuve dans le discours académique de Voltaire. Il nous enseigne que les origines de votre Compagnie ne furent pas d'ordre intellectuel, mais d'ordre amical. En cercle d'amis : voilà comment les choses débutent. Et si je m'incruste, c'est que je voulais saluer une tradition qui menace de se perdre et que je place au-dessus de toutes, une tradition que la vie de Jérôme Tharaud illustre et dont votre attitude à mon égard me démontre qu'elle se retrouve intacte, celle de l'affabilité.

 

Vous n'aurez pas, Messieurs, à craindre une troisième fausse sortie. Je me résigne. Impossible d'étirer outre mesure la chance exceptionnelle qui m'est offerte en ce jour. Comme dans ces symphonies qui n'en finissent pas de finir, il faut plaquer l'accord final. À contrecœur, je l'avoue.

 

 

 

RÉPONSE

DE

M. André MAUROIS

AU DISCOURS

DE

M. Jean COCTEAU

———

 

 

 

Monsieur,

Vous avez souvent cherché au cirque une école de travail, de force discrète et de courage. Vous aviez raison. Les acrobates sont les plus sérieux des artistes, car la corde raide ne ment pas, ni le trapèze. À vous voir jongler sous cette coupole, au sommet de votre pile de chaises, nous avons eu, par instant, le vertige. Mais vos dangereux et brillants exercices se sont, comme il convient, terminés par un salut et par un sourire. « Le tact de l'audace, avez-vous écrit, c'est de savoir jusqu'où on peut aller trop loin. » Tout en allant aujourd'hui assez loin pour demeurer fidèle à vous-même, vous avez su rester en deçà de ce qui nous eût effarouchés. Votre discours s'inscrit, sans la déformer, dans la courbe de votre vie. En devenant académicien, vous n'êtes pas devenu académique.

Notre compagnie, Monsieur, vous a élu dès votre première candidature. Ce prompt accueil, assez rare chez nous, a surpris quelques augures. Ils ne croyaient pas à votre succès. Vous n'y croyiez pas tant vous-même. Vous pensiez que tout vrai poète est un enfant et qu'il y a témérité de sa part à prétendre s'asseoir parmi les grandes personnes. Mais les grandes personnes aiment les enfants, et les poètes. Vous avez fait, de vos visites, autant d'œuvres d'art. Votre conversation, paradoxale à force de bon sens, vous a conquis plus d'un suffrage rebelle. Elle aurait pu se transformer en monologue sans que vos interlocuteurs s'en plaignissent. Vous avez eu la coquetterie de maintenir l'échange et auriez dit volontiers, comme ce roi d'Angleterre à un courtisan : « Tâchez donc de me contredire, de temps à autre, afin que nous soyons deux. »

Vous êtes bon public, Monsieur, et avez pris, semble-t-il, à ces rencontres, autant de plaisir que vous en donniez. Vous nous en avez parlé avec l'enthousiasme de Socrate décrivant à ses juges, dans l'Apologie, le bonheur qu'il allait trouver à converser aux Champs-Élysées avec Hésiode, Homère, Palamède et Ajax, fils de Télamon. Cette constance, qui chez vous survit à la victoire, nous touche ; elle n'est pas commune. « L'Académie française, a écrit Voltaire, est l’objet secret des vœux des gens de lettres ; c'est une maîtresse pour laquelle ils font des chansons et des épigrammes jusqu'à ce qu'ils aient obtenu ses faveurs, et qu'ils négligent dès qu'ils en ont la possession. » Vous venez de nous prouver que la possession n'a pas diminué l'ardeur de vos sentiments.

Nous espérons que vous ne serez pas déçu. Cette vieille maison a ses faiblesses. Vous avez évoqué quelques-unes de ses erreurs passées. Nous les regrettons comme vous, mais comment ne les eût-elle pas commises ? « Une compagnie littéraire infaillible ? disait Renan. Nous en aurions presque peur. Les académies n'ont pas la prétention de posséder la règle d'une justice absolue. » Qui la possède ? Et quel critique, si fin soit son goût, ne s'est parfois trompé en jugeant ses contemporains ? Les affinités naturelles, les sympathies et antipathies gauchissent alors le jugement. On ne se lasse pas de nous citer les quelques grands hommes qui manquèrent à l'Académie française ; on se garde d'ajouter que ses hardiesses heureuses furent plus nombreuses que ses timidités. Elle a reçu, dès le temps de leur jeunesse, Lamartine et Victor Hugo ; elle a honoré Valéry, quand le public l'ignorait ; elle a entouré Bergson d'admiration et de respect ; elle eût accueilli Proust, s'il n'était mort prématurément. Parmi les hommes de talent, il en est aujourd'hui qui s'écartent d'elle ; il n'y en a pas qu'elle souhaite écarter. Elle s'emploie, non sans peine, à débroussailler pour eux le chemin du Quai Conti. L'accueil empressé qu'elle vous fit prouve qu'elle ne craint pas les mauvais élèves, quand ils sont de bons écrivains.

Nous fûmes guidés, en vous accueillant, par des raisons plus fortes que le charme de votre commerce et l'éclat de votre intelligence. Vous êtes, Monsieur, un prodigieux animateur et vous avez, en des formes d'art très diverses, modelé votre époque. Le poète Coleridge disait : « Je ne crois pas aux fantômes ; j'en ai trop vu. » Vous auriez le droit de dire : « Je ne suis pas les modes ; j'en ai trop fait. » On ne compte plus les écrivains, peintres, musiciens, cinéastes, acteurs qui vous ont dû leur renommée, et qui la méritaient. Vos choix d'hier sont aujourd'hui, dans le monde entier, les classiques de tous. « D'un bec infaillible, votre coq a picoré, plutôt que les perles fausses ou les déchets vrais, le blé juste[1].» En vous éloignant de la mode avec une vitesse supérieure à celle du temps, vous avez conservé, par ce mouvement même, le contact avec la tradition. Il vous plaît qu'elle assure la continuité d'un peuple, d'un langage ou d'une institution.

Par là déjà vous nous apparteniez. Avant que d'y participer, vous aviez le goût de nos cérémonies. Vous attendiez avec délices le roulement de tambour qui annonça, tout à l'heure, votre périlleuse voltige. Vous compreniez qu'une instinctive et collective sagesse a dessiné ce dôme, ces uniformes, ces épées. Comme le Narrateur de Proust voyait resurgir les images vivantes de son enfance dès qu'il pouvait les accrocher à des sensations présentes : petite madeleine, pavés inégaux, serviette râpeuse, ainsi les nations, par l'éclat ressuscité de cérémonies très anciennes : gardes, cortèges, batteries, retrouvent, dans leur âge mûr, leur passé perdu. Le couronnement de Westminster, la perruque des juges, les universités médiévales sont parmi les forces de l'Angleterre. Cette coupole, ces statues, cet ordre de majesté sont utiles au prestige d'une assemblée trois fois séculaire. Un homme est d'autant plus libre en esprit que ses gestes sont réglés par un rituel, et le choix de ses mots par une syntaxe rigoureuse. Nul, Monsieur, ne sait cela mieux que vous et votre courageux refus du conformisme anticonformiste vous désignait à nos suffrages.

Enfin, et surtout, nous vous avons élu parce que nous aimons votre talent. Pour trop de gens, le style est une façon compliquée de dire des choses simples. Pour vous, c'est une façon très simple de dire des choses compliquées. Au vrai, il existe en France deux grandes lignées de stylistes. Albert Thibaudet les nommait : celle du Vicomte et celle du Lieutenant. La première, venue des rhéteurs romains à travers Bossuet, Massillon, a   effleuré Rousseau pour s'épanouir en Chateaubriand et Barrès ; la seconde, dont les origines lointaines sont grecques, eut sa période naïve avec Amyot et Montaigne ; sa période incisive avec Voltaire ; nous lui devons le lieutenant Henri Beyle et la prose de Valéry.

Bien que vous chérissiez Rousseau et n'aimiez guère Voltaire, vous appartenez, Monsieur, par le style, au second courant. Ce n'est pas le hasard qui vous a fait si bien rajeunir les mythes helléniques. Le tragique des passions allié à la simplicité de l'expression, c'est le secret de l'art grec ; c'est aussi le vôtre. Vous ne craignez ni la dure lumière, ni par la précision implacable. Comme les philosophes de la Grèce, vous avez le goût des formules brèves et chargées de mystère. Comme eux, vous nettoyez votre phrase de tout ornement ; vous la voulez maigre et musclée. Bref, vous êtes de la lignée du Lieutenant. Je ne doute pas, pourtant, que l'artiste en vous ne prenne parfois plaisir à la longue houle, aux phrases balancées, aux cuivres sonores et aux violoncelles que fait chanter la lignée du Vicomte. C'était à elle qu'appartenait votre prédécesseur.

Nous avons, Monsieur, beaucoup aimé Jérôme et Jean Tharaud. Car je ne puis séparer, dans l'éloge, ceux qui furent si étroitement unis dans la vie. Vous nous avez avoué votre crainte, lorsque le hasard d'une élection fit de vous le successeur de Jérôme, d'être fort loin de lui. Cette anxiété naissait d'une cause assez simple : c'est que vous ne connaissiez guère son œuvre. Vous nous avez dit, il est vrai, qu'on parle plus juste d'un écrivain en le sentant qu'en le lisant. Je n'en suis pas sûr. Les écrivains ont la faiblesse d'aimer à être lus. Toutefois Jérôme lui-même nous raconte que Maurice Barrès, dont il était alors le secrétaire, ayant à recevoir sous cette coupole Jean Richepin, il lui proposa d'aller chercher dans la chambre du haut, où s'accumulaient les livres non coupés : Miarka, la fille à l'ourse. « Ah ! dit Barrès, qu'en ferons-nous ? Laissez-la dans sa roulotte. » Vous avez laissé Dingley dans sa ferme sud-africaine et les bourgeois de l'Islam dans leurs échoppes de Fez. Les Tharaud vous l'auraient pardonné, car ils étaient la bonté même, mais ils avaient en commun avec vous beaucoup plus que vous ne croyez.

Comme vous, Jérôme Tharaud fut un ami parfait. De la cour de Sainte-Barbe à l’École Normale, des Cahiers de la Quinzaine à l’état-major de Lyautey, de tendres attachements jalonnent sa vie. Tous ses compagnons admiraient la simplicité charmante de ses manières et ce bon rire ingénu qui fusait, irrésistible, jusque dans notre salle des séances. Jamais hommes de lettres ne furent plus généreux, moins jaloux que les Tharaud. Voilà que je reviens, malgré moi, à parler d'eux au pluriel. Par un phénomène étrange et rare, ils ne formaient qu'un seul être à deux voix et à deux visages.

Je me souviens d'avoir, un jour, demandé à l'un d'eux s'il avait lu certain livre. « Je ne l'ai pas lu, me dit-il, mais nous l'avons lu. » Ce nous était pour eux un personnage distinct et réel. On eût dit qu'ils avaient besoin de se compléter l'un par l'autre. « Leurs phrases ne se répondaient pas ; elles s'ajoutaient, s'imbriquaient et formaient un tout cohérent. » On comprenait, en les écoutant, que ce double écrivain était plus sensible que n'eut été chacune de ses moitiés.

Ces frères siamois ne se ressemblaient pas. Jérôme, plus trapu, ]e teint plus rouge, le crâne rasé, avait une voix haut perchée qui, en des moments de passion, détonnait. Jean, plus grand, plus calme, parlait d'une voix plus chaude. Il s'attachait aux maisons, aux objets, aux choses aimées que l'on possède. Jérôme, esprit dégagé de toute matière, Ariel à face un peu camuse, avait gardé, de la cour rose et des palabres avec Péguy, le goût des idées pures et des vastes synthèses. « Nomade, aventureux, il était toujours prêt, sur une dépêche de journal, à prendre le train, le navire, l’avion, sans s'embarrasser d'aucun bagage, pour aller voir ailleurs ce qui se passait[2]. » Du spectacle d'un univers si grand et si varié, il ne pouvait se rassasier Sa curiosité, intelligente, et presque enfantine, rappelle celle du Kim de Kipling. Ennemi de l'introspection, amateur de tableaux et d'êtres neufs, il eût dit volontiers : « Le seul véritable monde intérieur est le véritable monde extérieur. » Et pourtant...

Et pourtant des sentiments forts et constants réchauffaient son monde intérieur. De la qualité de ses affections, Daniel Halévy, Jean-Louis Vaudoyer, Émile Henriot, Simone Porché sauraient bien que dire. Le plus cher témoin de sa vie a décrit ses courses errantes et ses retours à la maison de Versailles où l'attendaient sa femme et son frère. « Chez lui, dit-elle, la moindre étincelle allumait une flamme, un feu, qui ne pouvait s'éteindre que dans le vent de la fuite. S'éteindre ? Non, s'apaiser seulement pour un temps. Le retour de Jérôme m'a toujours fait l'effet d'un soupir de contentement. Sa façon de s'asseoir semblait dire : Enfin ! Il regardait autour de lui, tendait la main à l'un, son autre main à l'autre. Nous étions les anneaux solides que l'on voit encore dans les vieilles demeures, scellés dans les murs pour attacher les chevaux. Ces anneaux solides étaient là. Il lâchait nos mains, frottait les siennes l'une contre l'autre, mêlant leurs chaleurs rassurantes... » Dans sa touchante et chaude joie, Jérôme ne vous fait-il pas penser, Monsieur, aux héros de certains de vos drames qui reviennent, pâles de la mort rencontrée, de quelque monde mystérieux et retrouvent, avec un naïf bonheur, leur femme, leurs livres, la chambre familière ?

Autre trait commun entre les Tharaud et vous: ils avaient été façonnés, à jamais, par leur enfance. Elle s'était passée dans une province secrète : le Limousin. Ils ont souvent évoqué, dans leurs romans, ce pays humide et boisé. Les châtaigniers y couvrent les pentes de collines au sommet desquelles de petits manoirs, aux tourelles pointues, abritent des hobereaux tout occupés de chasse, de récoltes et de sombres querelles de famille. De cette enfance rustique, les deux frères avaient gardé le goût du grand air. Ils détestaient la vie mondaine et les passions qu'elle engendre. Ce qui les intéressait, c'était l'homme en action, le métier. Pas plus que vous ils ne demandaient au voyage un document mais, comme dit Barrès, une musique. Au-delà des apparences, ils essayaient d'atteindre une réalité poétique qui est la seule réalité.

Comme vous, ils pensaient que la vie des formes ne se confond pas, pour l'artiste, avec les formes de la vie. Sans doute la vie est nécessaire à l'art. Elle lui fournit une glaise à modeler. Mais c'est le sculpteur, le peintre qui, du chaos des êtres et des choses, tirent un monde intelligible. Jérôme à Jérusalem, dans la mosquée de pierreries au doux éclat vert et bleu, ou devant le Mur des Pleurs, patiné par l'attouchement séculaire des fronts, des lèvres et des mains, fait effort pour comprendre et pour aimer. Aux images perçues, il mêle les souvenirs de son immense culture et sa présente émotion. Il n'est pas un touriste, rassurez-vous, mais un poète. Quand il médite, près du mur de misère, sur deux mille ans de foi et d'espérance, c'est à Péguy qu'en son cœur il s'adresse. « Péguy, disait-il, a laissé en chacun de nous le reflet d'or de son imagination et, dans ce que les uns et les autres nous avons pu faire de bien, il y a une parcelle, souvent inconnue de nous-mêmes, qui revient à Péguy. Nous tous, qui avons tourné avec lui dans la cour rose, nous sommes des fragments de son rêve. »

De ce rêve, de cette noble amitié, les Tharaud n'ont jamais démérité. Toute leur vie, ils ont cherché la grandeur. Ils ont passé de Péguy à Baırès, à Lyautey; de la cour rose de Sainte-Barbe à la maison blanche de Neuilly et au jardin bleu des Oudaïas. Béret en tête, bâton de merisier à la main, Jérôme est allé bien souvent, en pèlerin, chez ses voisins de Bretagne : Lamennais, Chateaubriand. Il n'était indigne ni de leur style, ni de leur pensée. Jérôme et Jean ont été des travailleurs infatigables, qui polissaient et repolissaient leurs ouvrages par seul amour de la chose bien faite, puisque après le Prix Goncourt, et le succès acquis, ils ont récrit Dingley une troisième fois, comme pour un baroud d'honneur.

Cinquante ans ils ont traîné, côte à côte, sous le joug du style, leur charrue. Puis l'un des compagnons est mort et nous avons vu Jérôme, blessé, dépérir. Il n'a pas longtemps survécu à son frère. « Ils n'ont guère mis à se rejoindre plus de temps qu'ils n'en mettaient, vivants, au retour d'un voyage, à se réunir autour de leur table de travail... Il avait fallu la mort pour les diviser et c'est elle aussi qui les rassemble[3]. » Nous nous plaisons à espérer que, si les dieux sont justes, les deux frères travaillent ensemble, pour l'éternité, dans un bois d'oliviers sacrés, à quelque ombre de livre, sur une ombre de table.

Pour nous, qui fûmes leurs confrères et leurs amis, nous croyons voir encore, posés sur cette foule, leurs yeux de candides et gracieux enfants ; il nous semble entendre le duo de ces voix fraternelles et complémentaires. Longtemps leurs fantômes unis hanteront cette maison qu'ils aimèrent, comme au ciel deux étoiles jumelles, pour le rêveur étendu dans l'ombre, évoquent une éternelle amitié et, dans ce que nous ferons de bien les uns et les autres, phrase polie avec amour, page refaite par scrupule de conscience, amitié sauvée par un acte généreux, il y aura une parcelle, inconnue de nous-mêmes, qui reviendra aux Tharaud.

Et voici que j'arrive à la partie la plus difficile de mon parcours. Il s'agit de trouver, de suivre et de relever, tout au long de votre œuvre, le fil rouge qui relie tant de formes diverses de votre talent. Vous êtes, Monsieur, un homme très célèbre et presque inconnu. Vous le savez, vous en souffrez et dites, de vous-même : « Caché, je vis caché sous un marteau de fables. » Une importune légende vous enveloppe, vous masque et vous désole. Elle fit de vous d'abord un prince frivole, éclairé par les couleurs vives des projecteurs de Diaghilew, puis un magicien dont la prodigieuse facilité eût fait naître, d'un coup de baguette, poèmes, romans, drames, films, ballets, dessins, fresques et pastels. Le vrai Jean Cocteau, grave et laborieux, déteste ce personnage. Vous l'évitez comme la peste ; vous ne voudriez pas lui serrer la main. C'est pour le fuir que vous habitez loin de Paris ; il n'y a pas place dans la même ville pour vous deux.

Il faut avouer que ce double fabuleux n'a guère avec vous de traits communs. Le grief qu'on vous fit, de toucher à tout, est proprement absurde. Il vous arrive, parce que vous avez de multiples dons, de changer de véhicule, mais c'est pour porter les mêmes vérités. Une bouteille peut contenir tour à tour des liqueurs blanches ou rouges, vertes ou noires ; cela ne change rien à sa forme. Vous avez demandé à toutes les Muses de conter vos travaux et vos peines. Mais vous n'avez quitté chacune des Sœurs qu'après en avoir tiré tout ce qu'elle peut enseigner. « Si j'écris, j'écris, dites-vous ; si je dessine, je dessine ; si je m'exprime par l'écran, je délaisse le théâtre ; si j'aborde le théâtre, j'abandonne le film, et le violon d'Ingres me semble toujours être le meilleur des violons. »

Poème ou roman, film ou pièce de théâtre, à travers tout ce que vous faites court fidèlement ce fil rouge qui est votre marque. En leurs infinies combinaisons, les ingrédients de votre alchimie : ange, rose, coq, statue, théâtre, chevaux, marbre, glace, neige, tir, balle, coquille d'œuf dansant sur le jet d'eau demeurent invariables. Dans le tapis bigarré qu'est une œuvre, Henry James se plaisait à chercher la figure mystérieuse qui se cache sous le lacis des arabesques. Chez tout grand auteur, cette figure existe. Sous le désordre apparent des couleurs, des motifs et des chatoiements, on devine un visage immuable et secret. Vous avez toujours fait la même pièce, toujours écrit le même livre, toujours exprimé les mêmes sentiments. Quels sont-ils et qu'êtes-vous, Monsieur ?

Avant tout, vous êtes un poète et donnez avec raison à ce mot un sens infiniment plus étendu que celui d’ « auteur d'ouvrages en vers ». Vous dites : poésie de roman, poésie de critique, poésie de théâtre. Un poète, c'est, pour vous comme pour Valéry, un créateur de mythes qui, de ses charmes, éclaire, au-delà des apparences, le mystère et la beauté du monde. Par les rythmes, par le choix des mots, par la mise en lumière de détails avant lui invisibles, par l'alliance intime du réel le plus concret avec le surréel, le poète recrée l'univers. Quand ce poète l'est, comme vous, de tout son être, il recrée aussi sa propre vie. Votre maison de Milly, ordonnée ou plutôt désordonnée, par un goût infaillible, pleine d'objets choisis où survivent, comme la nymphe de Cormbray dans l'arbre prisonnière, des amitiés ou des souvenirs, votre maison est un poème. Vous mettez en votre existence autant de style qu'en vos écrits.

Mais le monde réel porte mal les formes que lui impose la poésie. Des monstres, vulgaires et forts, cherchent à dégrader toute pureté. Leur meute casquée prend en chasse le poète. D'où, chez vous, un sens aigu de la solitude où se débat l'individu, de l'impossibilité où l'on est de rejoindre entièrement ceux qu'on aime, bref de ce que vous appelez la difficulté d’être. Ceux qui jouissent avec ravissement des fusées de votre esprit imaginent mal les noires baguettes qui survivent seules aux enchantements, lorsque la nuit enveloppe l'esplanade où fut tiré le feu d'artifice. La vie du poète semble une danse, mais c'est, comme celle de l'acrobate, une danse au-dessus du vide. Une faute s'y paie d'une chute mortelle. Pas plus que Baudelaire, vous ne concevez un type de beauté où il n'y ait une part de malheur. De l'idée, chère à nos romantiques, que le poète écrit avec son sang, vous avez fait un film mémorable. Vous avez écrit ces deux beaux vers :

L'encre dont je me sers est le sang bleu d'un cygne

Qui meurt, quand il le faut, pour être plus vivant...

Très tôt, en votre vie, le fil rouge a cerné la figure de la Mort Vous la voyez comme une jeune femme très belle, en blouse d'infirmière et gants de caoutchouc, qui parle vite, d'une voix sèche et distraite Des motocyclistes vêtus de noir, ses aides, escortent sa longue voiture. Elle est plus effrayante, dans sa rigueur administrative et stérilisée, que les squelettes des danses macabres. Parce que cette funèbre opératrice vous arracha, très jeune, des êtres que vous aimiez, beaucoup de vos poèmes superposent, en contrepoint, les lignes mélodiques de l'Amour et de la Mort. Vous n'aviez que trente ans que déjà vous écriviez :

Je vois la mort en bas, du haut de ce bel âge

Où je me trouve, hélas ! au milieu du voyage ;

La jeunesse me quitte et j'ai sous coup reçu.

Elle emporte en riant ma couronne de roses ;

Mort, à l'envers de nous vivante, tu composes

La trame de notre tissu.

Contre la mort et le malheur, vous n'avez trouvé aucune défense efficace. Non seulement vous êtes fataliste, mais vous croyez à une conspiration contre l'homme des puissances néfastes. Le drame d'Œdipe vous touche au cœur. C'est avec un terrible sérieux que vous lancez, en prologue, le dur avertissement : « Regarde, spectateur, remontée à bloc, de telle sorte que le ressort se déroule avec lenteur tout le long d'une vie humaine, une des plus parfaites machines construites par les dieux infernaux, pour l'anéantissement mathématique d'un mortel. » Tant de louanges, tant d'affections et, depuis quelques mois, tant d'honneurs ne vous ont jamais délivré de l'obsession de la machine infernale.

Cependant il faut tâcher de vivre. Vous avez pour cela vos recettes. La première est l'invisibilité. Votre Personnage protège votre personne. Ceux qui croient vous blesser blessent un étranger. Lorsqu'ils piquent des épingles dans la statuette de cire qu'ils ont modelée pour vous représenter, ils ne vous font aucun mal parce qu'elle ne vous ressemble pas. Vous pensez que tout chef-d’oeuvre est fait d'aveux cachés et d'étranges devinettes. Vous gardez vos secrets, parce que ceux qu'on ne garde pas cessent d'être des secrets. L'adversaire, quand il tire, vous manque, parce que vous n'êtes plus là où il avait cru vous voir.

Votre seconde ligne de défense est le divertissement, au sens pascalien du mot. Certaines de vos phrases évoquent les illustres Pensées. « Si même je dois durer cent ans, écrivez-vous, c'est quelques minutes. Mais peu de gens veulent l'admettre, et que nous nous occupons et jouons aux cartes, dans un express qui roule vers la mort. » Seulement vous ne tirez pas de là les mêmes conséquences que Pascal. Vous-même, dans ce rapide qui déchire la nuit, jouez aux cartes. Par quoi j'entends : vous voyagez ; vous meublez des maisons ; vous présidez un festival, une corrida ; vous organisez une exposition ; vous charmez un dîner d'amis ; vous interposez cent images entre vous et l'abîme sous vos pieds. « Que faire ? dites-vous, contre cette crainte du vide ? Elle me dessèche. Il la faut oublier. Je m'y exerce. Je vais jusqu'à lire des livres d'enfants. J'évite les contacts qui me donneraient le sens de la fuite des heures. » Mais le divertissement n'offre, vous le savez, qu'un mince et fragile bouclier.

Au vrai, le seul blindage solide contre le bombardement des particules nocives où se désintègre une pensée, est pour vous le travail. Vous doutez de la vie, et des dieux, et de tous, mais vous avez une certitude qui est votre vocation de poète. Depuis l'adolescence, Monsieur, vous avez éperdument lutté avec les mots. Le service des Muses n'est pas ce que croient les profanes. Ces jeunes déesses inspirent le désir d'écrire ; elles ne guident pas la main de l'écrivain.

Elles portent au but celui-là qui les aide

Et se met de côté ;

Même s'il en a peur, même s'il trouve laide

Leur terrible beauté.

Or, moi, j'ai secondé si bien leur force brute

Travaillé tant et tant

Que, si je dois mourir la prochaine minute,

Je peux mourir content.

Paul Valéry, ayant à remplir dans un questionnaire de recensement la case Profession, écrivit : « Artisan en chambre. » Nous vous rendons, Monsieur, ce témoignage : vous avez été un parfait artisan de lettres. Vous vous êtes fait de plus en plus rapide, de plus en plus économe de mots et d'images. Vous avez cherché, comme vous dites, à faire mouche, et non à étonner la patronne du tir. Vous vous êtes imposé une rigueur qui est devenue, avec les années, plus exigeante. La part de l'Ange a grandi.

Cet ange qui vous habite, « ange de glace, de menthe, de neige, de feu, d'éther », est un soldat des Neuf Sœurs. Il est une partie de vous, la meilleure, celle qui aux heures de création prend possession de tout votre être ; un étranger, plus vous que vous-même, et contre qui votre moi conscient tente en vain de défendre sa paix; un messager, qui fait communiquer votre monde visible avec les sombres royaumes du rêve et de la mort. Il n'est pas surprenant que le mythe d'Orphée vous ait inspiré l'un de vos plus beaux films. Vous êtes à la fois Orphée et l'ange Heurtebise ; une moitié de vous conduit l'autre aux Enfers, pour y sauver l'Eurydice de votre imagination. Cet ange vous fait mal, il vous torture : « Je veux vivre, dit-il, qu'importe si tu meurs ? » Mais ce tourmenteur est aussi le seul consolateur et vous vous faites « le gardien de votre ange gardien ». Par le bas vous êtes lié, comme tous les hommes, à vos chaussures de limon ; l'ange vous empoigne et vous arrache « à l'humaine et tendre boue ». Il vous aide à vaincre vos dons. Se former n'est pas facile ; se réformer l'est encore moins. La victoire que votre exactitude a remportée, Monsieur, sur votre facilité, fut celle du courage et du travail. Vous avez le droit d'en être heureux. Nous avons le droit d'en être fiers.

Je voudrais maintenant esquisser la courbe de votre vie. Vous avez eu cette chance redoutable : une enfance protégée. Votre famille, de vieille bourgeoisie parisienne, aimait les arts, mais avec un éclectisme qui excluait le jugement. Peinture, musique, poésie ont accompagné vos premiers pas. Vos années heureuses apparaissent baignées dans la lumière, rouge et or, du manteau d'Arlequin. Vous regardiez votre mère s'habiller, les soirs d'Opéra ou de Comédie-Française ; vous espériez vous embarquer à votre tour sur le fleuve de velours et connaître les grandes salles d'or interdites.

Vous êtes, comme Marcel Proust, comme Jérôme Tharaud, de ceux que leur enfance a marqués pour la vie. C'est à la fois une force et une faiblesse. Force parce que la survivance, en eux, de la féerie les défend contre le durcissement de l'âge ; faiblesse parce que, ne pouvant se déprendre des paradis perdus, ils souffrent plus que d'autres des cruautés du monde adulte et rêvent, jusqu'à ]a vieillesse, d'une chambre où, chaudement pelotonnés dans la chaleur maternelle, ils pourraient de nouveau réunir leurs jouets et leurs amours.

Vos jardins édéniques avaient été parisiens : « Je suis né parisien, dites-vous, je parle parisien, je prononce parisien ». Votre rapidité d'esprit, votre goût, votre sécurité, non certes de cœur, mais de manières et de langage, vous les devez à Paris. Vous êtes de ceux qui ont connu le Nouveau Cirque, Footit et Chocolat ; le Châtelet, Philéas Fogg et Michel Strogoff ; les matinées classiques du Théâtre Français et l'intensité poétique des monstres sacrés. Comme Marcel Proust, vous avez fait vos études au Lycée Condorcet. Là, entre le passage du Havre et la rue d'Amsterdam, vous avez rencontré, avec les enfants terribles, ce cancre prestigieux et mythique : l'élève Dargelos, et la terrible race de diamant qui raye la race des vitres. Vos poèmes, vos romans, vos films sont hantés par les images de chevaliers à boucliers de cartables, d'une boule de neige meurtrière, et d'un filet de sang qui se caille au coin d'une narine d'enfant.

Vous avez eu, très jeune, le désir d'écrire. « La poésie est une calamité de naissance. » Comme tout adolescent qu'habite une vocation, vous souhaitiez rompre avec les goûts, d'ailleurs incertains, de ceux qui vous entouraient, mais vous éprouviez un grand embarras de vos admirations. Votre jeunesse, folle de théâtre, avait été dominée par deux grandes figures : Sarah Bernhardt et de Max. Je me souviens comme vous de ce tragédien qui, malgré son accent roumain et ses outrances, atteignait souvent à la grandeur. Son profil d'oiseau de proie était sur tous nos murs ; ses dissonances chantent encore en nos mémoires.

Un camarade de Condorcet, René Rocher, vous emmena chez de Max. « Ce grand cœur, dites-vous, entre autres fautes de goût, commit celle d'admirer mes premiers poèmes et de les servir. » Il organisa, au Théâtre Femina, une séance consacrée à vos vers, que présida Laurent Tailhade. Vous n'avez jamais, Monsieur, couru plus grand danger, mais votre famille fut dans le ravissement. Elle aimait les lettres et n'avait aucune idée de ce qu'est le drame d'écrire. Avec gentillesse et fierté, elle vous fut publier des poèmes que vous alliez vite juger dignes du mirliton. De cette adolescence, vous avez parlé avec désespoir et sévérité : « Comme de juste, dites-vous, on me flattait. Je ne heurtais rien. J'en arrivais à séduire un assez grand nombre et à me griser de mes erreurs. Nul doute que cette pente ne m'eût mené, en droite ligne, à l'Académie. »

Que vous connaissiez alors mal, Monsieur, bien que né parisien, le chemin de cette maison ! Aujourd'hui, mieux instruit par l'expérience, avouez, je vous prie, qu'une pente bien différente, et plus escarpée, vous y a mené. Mais vous aviez tort de rougir de vos poèmes juvéniles. Ils étaient, à votre œuvre, ce que Les Plaisirs et les Jours sont à celle de Marcel Proust. Avant que de se trouver, un débutant appartient à son temps. Puis, comme ces molécules qui, de choc en choc, suivent des trajectoires imprévisibles, le jeune homme se voit jeté, par les hasards des rencontres, en des directions inattendues dont un nouveau maître, un nouvel ami le détourneront demain. Vers 1910, les ballets russes de Diaphilew éclaboussaient Paris de tons purs et vifs. Ils vous éblouirent et vous réveillèrent. Vous devîntes un familier de celui qui les animait. Diaghilew vous dit le maître-mot qui décida de votre carrière, et que vous alliez faire entrer dans l'histoire littéraire : « Étonne-moi. »

Était-ce un conseil sage? Je le crois. L'étonnement est un élément essentiel de l'émotion artistique. Un traitement de choc aide à ouvrir les yeux et les âmes. Hernani, en 1830, produisit un effet de scandale qui était alors nécessaire. Les peintres impressionnistes, les Fauves, les Cubistes, les Abstraits choquèrent, tour à tour, des générations. Mais les effets d'un choc, s'ils ne sont mortels, s'atténuent. « Ce qui au monde vieillit le plus vite : la nouveauté », disait Valéry. Les engouements sont brefs. Bientôt, un art d'avant-garde devient un poncif. L'œil et l'oreille s'accoutument. Les esprits retombent dans leur sommeil. Une école qui cherche à durer en allant toujours plus loin dans le même sens, semble se parodier elle-même. D'où la nécessité, si l'on veut réveiller à tout coup, d'attaquer sur des points inattendus et de se renouveler sans cesse.

Ce fut, pendant quelques années, Monsieur, votre tactique et votre jeu. Le Potomak, Le Coq et l’Arlequin donnèrent, aux esprits, des secousses utiles. Vous fîtes alors, délibérément, exploser quelques scandales, qui servirent tous les arts en laissant place nette pour reconstruire. La bataille de Parade, celle des Mariés de la Tour Eiffel, ouvrirent dans les lignes, non de la tradition mais du poncif, une brèche par laquelle allait passer toute une génération de poètes, de peintres et de musiciens. Érik Satie, Braque, Picasso, Strawinsky furent pour vous des conseillers, mais vous avez beaucoup fait pour leur juste gloire. Parce que vous avez le sens de la magie poétique, vous savez qu'en nommant un groupe, on le crée. Celui des Six, qui unit les meilleurs parmi les jeunes musiciens de votre temps, vous dut son nom et, pour une part, son existence.

Auric, Milbaud, Poulenc, Tailleferre, Honegger,

J'ai mis votre bouquet dans l'eau du même vase

Et vous ai chèrement tortillés par la base,

Tous libres de choisir votre chemin en l'air...

Chacun de ces talents a « étoilé d'autres feux sa fusée » ; tous s'accordent pour vous attribuer l'honneur d'être « le gardien nocturne du faisceau ».

Votre esthétique prenait forme et votre influence grandissait. À l’étranger, les meilleurs juges s'intéressaient à vos recherches. Accoutumés depuis longtemps à trouver en France des idées neuves, ils voyaient avec bonheur triompher votre jeune témérité. Les périls à craindre pour vous furent alors la griserie du succès, l’adulation des snobs, la recherche délibérée de l'étrange et de la rupture. « Il faut se brûler vif pour renaître », aviez-vous dit, et c'était fort bien. Mais il ne faut pas que le bûcher devienne un exercice quotidien. Un phénix trop fréquent risquerait de ne plus renaître. Max Jacob, qui vous admirait, écrivait en ce temps-là : « On ne fera jamais assez pour sortir le nom de Jean de ces milieux parisiens où il est souvent mal compris... Jean a le malheur d'être un homme d'esprit. Les uns ne le lui pardonnent pas ; les autres affectent de ne voir en lui que ce charme-là... Le monde est bien aise de se servir de cet éblouissement pour cacher ses vertus, ses talents et ses dons. Il faut pourtant dire la vérité. La vérité est que Jean est un très grand poète. »

Oui, vous étiez dès lors un considérable poète, mais le temps était venu pour vous de muer pour rester vous-même. Vous aviez, vous et vos amis, trop bien réussi. Votre victoire avait été si complète, vous aviez rendu M. Prudhomme si conscient de ses erreurs qu'il n'osait plus avouer ses répugnances. Il en était arrivé à se dire avec humilité : « Puisque je ne comprends pas, cela doit être beau. » Qui osait alors rire de ce qui scandalisait ? Vous aviez si bien battu les pères nobles qu'ils avouaient n'importe quoi, plutôt que de s'exposer de nouveau à votre batte. « De là résultait une apathie déplorable et une sorte de gêne, qui consultait la gêne voisine du coin de l’œil... Le public, si souvent giflé, applaudissait sur ses propres joues. » Vos balles ne frappaient plus aucun mur. Vos premiers coups avaient été trop courts ; vos coups trop longs passaient maintenant par-dessus l'objectif et tombaient dans des terrains vagues. Pour vous, qui aimez à faire mouche, il importait de régler le tir.

Vous y fûtes aidé par un événement et par un ami. L'événement fut la guerre de 1914. Bien que jugé par les médecins « inapte au service militaire », vous avez choisi de faire cette guerre, dangereusement, avec un convoi sanitaire civil. Adopté par un régiment de fusiliers marins, vous avez vécu à Dixmude dans des guitounes, sous un ciel constellé de fusées blanches et d'astres ; vous avez volé, avec Roland Garros. La guerre se fit complice de votre génie naissant. Toute campagne introduit, dans la vie quotidienne, une part de féerie. Elle brise des liens, elle en noue d'autres. Vos tranchées s'enfonçaient dans le sable et dans l'eau. Les obus « ponctuaient la fin de leur paraphe soyeux d'un pâté noir de foudre et de mort ». Là vous avez connu la souffrance, et la Mort est entrée dans votre intimité. Sur la guerre, vous avez écrit, après le nécessaire temps de gestation, l’un de vos meilleurs romans : Thomas l’Imposteur, dans un style dur, avec une sécheresse toute stendhalienne.

L'ami fut Raymond Radiguet. Vous avez dit ce que vous devez à cet enfant de génie, qui vous apprit à vous méfier du neuf s'il a l'air neuf, et à prendre le contre-pied des modes de l'avant-garde. Avec lui, vous avez cherché des modèles chez les maîtres, non par assagissement, mais par besoin de profondeur. « Il n'y a de pensée que sur les penseurs », disait Alain. Un romancier, comme un peintre, apprend son métier en copiant les chefs-d'œuvre. L'originalité ne se donne pas à ceux qui la courtisent, elle est donnée par surcroît à ceux qui travaillent sur l'objet. « Le héros au combat, le créateur au travail, le saint en extase ne cherchent pas à être originaux, mais bien plutôt à rejoindre, dans une sorte de beauté supérieure, les thèmes les plus simples de l'humanité commune[4]. » Le style, qui est la griffe, sur la matière, d'un tempérament, ne manquera jamais à ceux qui en sont dignes. Quand Corneille copiait les Espagnols, il restait Corneille ; quand Picasso copia Delacroix, il demeura Picasso. Radiguet ne fut jamais plus Radiguet qu'en imitant La Princesse de Clèves et si vous-même, Monsieur, pensiez à la Chartreuse de Parme en composant Thomas l’Imposteur, vos lecteurs, tout en nommant Stendhal, reconnaissaient Jean Cocteau.

Avec Radiguet, grâce à lui, vous avez pris un virage difficile. Lancé comme un bolide, au moment où vous l'avez rencontré, vers des paradis bizarres, vous avez soudain décidé de freiner et de choisir, à la fourche, la route classique. C'était vous mettre en dangereuse posture. À gauche comme à droite, scandale.

Quoi ? Vous avez écrit le Cap ? Vocabulaire ?

Vous écrivez ceci ! Vous ne pouvez me plaire.

L'homme aime l'uniforme et qu'on n'en change point.

Vous avez osé changer. Vous avez compris qu'il en est des batailles littéraires comme des combats militaires. Un commando peut, par un brillant coup de main, remporter un succès spectaculaire. Sa victoire ne sera efficace et durable que s'il a, derrière lui, une armée. Les maîtres assez forts pour porter leur gloire furent ceux qui l'avaient bâtie sur une vaste et solide connaissance des hommes. Chaque nouvelle lecture de Shakespeare, ou de Balzac, ou de Tolstoï, réserve, sur ce plan, des surprises nouvelles. Pour devenir immortel, il faut commencer par être humain.

Voilà ce que vous aviez compris quand la mort de Radiguet vous laissa, pour un temps, sans gouvernail et sans voile. Plus qu'homme au monde, vous dépendez de vos amis. « Sans eux, dites-vous, mes balles sont perdues. Sans eux, ma flamme baisse. Sans eux, je suis fantôme. » Dans ce terrible jeu de création constante, qui est le vôtre, vous avez besoin du soutien des autres. Votre ami Sartre dit : « Les autres, c'est l'Enfer. » Pour vous, quelques autres sont le paradis. Vous ne sauriez vivre sans échanges. Quand un seul être vous manqua, votre désespoir fut si profond que vous avez craint de manquer de forces. Une fois encore, le travail vous sauva.

Ce que vous avez accompli, depuis trente ans, tient du prodige. Énumérer vos œuvres serait plat ; prétendre, en quelques minutes, leur rendre justice serait fou. Mais enfin il faut bien dire qu'en ces trois décades, vous avez écrit quelques-uns des romans-diamants les mieux taillés de notre temps, de beaux poèmes, de remarquables essais, cependant que le théâtre vous embarquait enfin sur son fleuve rouge et or. Joué à la Comédie-Française, vous avez cru voir, dans cette maison de marbre, hantée par les grandes ombres de votre jeunesse, l’enfant que vous fûtes mené à son fauteuil du jeudi « par une ouvreuse à nœud rose, à moustache grise ».

La courbe de votre théâtre reproduit, comme il convient, celle de votre œuvre poétique. Au temps de la Machine infernale, d'Antigone, des Mariés de la Tour Eiffel, d'Orphée, vous aviez dû marquer violemment la rupture avec le théâtre dit « du Boulevard ». Avec un bang retentissant, vous aviez franchi le Mur des Habitudes. Hanté par le thème de la Fatalité, vous aviez trouvé un asile, pour votre désespoir, parmi les colonnes brisées des temples, et rajeuni les mythes grecs en masquant de grimaces leurs yeux sanglants. Vous avez ramené le théâtre à ses origines, où il était tantôt parade, et tantôt cérémonie. Puis vint le jour où le novateur comprit que le temps était venu d'innover contre lui-même et de chercher, suivant le mot de Strawinsky, « une place fraîche sur l'oreiller ». Entre la scène et la salle, entre l'auteur et le public, il vous fallait rétablir le courant, « écrire de grosses pièces subtiles et tenter les grands acteurs avec de grands rôles ». Vous avez gagné les deux parties, celle du théâtre d’avant-garde et celle du théâtre de masses. C'est qu'elles n'étaient pas contradictoires. En art, les vérités, qui sont éternelles, prennent des formes successives. Les dieux ne cessent pas d'être les dieux, mais ils revêtent pour apparaître des visages différents.

Puis l'art de l'écran vous tenta. Vous y avez réussi et c'est l'un des domaines où votre apport fut incomparable. Vous avez été l'un des premiers écrivains à comprendre que le cinématographe, aussi bien que le roman et le théâtre, peut engendrer des œuvres d'art. Le cinéaste écrit, dites-vous, avec une encre de lumière, mais les lois du style sont les mêmes pour lui que pour tous les artistes : une rigoureuse simplicité, un rythme, une obéissance modeste aux nécessités du métier. Si la camera et le rail alourdissent la démarche, ils ont leurs trouvailles propres que le grand artiste utilise, comme Michel-Ange, d'un défaut du marbre, tirait ses plus rares beautés. Vous avez voulu être, au cinéma, non un poète qui condescend en gémissant à une technique, mais un technicien qui fait courageusement, sur le plateau, tous les métiers. « Ma méthode est simple, avez-vous écrit : ne pas me mêler de poésie. Elle doit venir d’elle-même. Son seul nom prononcé l’effarouche. » Le mystère, comme la poésie, ne se laisse guère apprivoiser. À qui le cherche, il se refuse. Il se donne à vous qui l'attendez, tapi parmi vos travaux et vos souvenirs.

Vous avez donc réalisé quelques-uns des plus beaux films de poésie et de mystère. Le sang d'un poète, La Belle et la Bête, L’Éternel retour, Orphée sont, dans tous les pays du monde, et resteront, des classiques. Comme les grands humoristes anglais, vous avez compris que, plus l'histoire contée semble étrange, plus il importe que le conteur soit réaliste. La crédibilité ne peut naître que si l'auteur replonge le mystère dans la vie quotidienne. Swift s'impose une rigoureuse précision quand il décrit les mondes extravagants où il promène Gulliver. Vous entourez la Mort de motocyclistes, semblables à ceux de la Préfecture de Police ; vous remplacez les juges des Enfers par des bureaucrates en veston ; vous recevez en code, par sans-fil, des messages de l'au-delà. Vous obtenez ainsi quelques-uns de ces effets de beauté, souveraine et secrète, que produisent seules les grandes œuvres d'art. Elles ne peuvent être expliquées ; elles signifient par leur seule présence.

Vous vous souvenez de ce mot d'un homme du XVIIIe siècle auquel une femme disait : « Je vous aime parce que... » — « Ah ! madame, dit-il, si vous savez pourquoi, je suis perdu ! » À un commentateur qui tenterait de traduire votre Orphée en langage clair, vous répondriez, j'en suis certain : « Ah ! monsieur, si vous comprenez ce que j'ai voulu dire, c'est que je l'ai bien mal dit. » Soyez rassuré, Monsieur ; vos mystères demeurent opaques et vous êtes sauvé. Nous sortons de vos films avec le sentiment confus, doux et fort, que les mondes singuliers créés par vous ont, comme tout ce vaste univers, un sens sensible et caché. Vous aimez le surnaturel, mais vous savez que la nature est surnaturelle et le miracle permanent.

Vous aviez fait preuve de grande audace en proposant des sujets fantastiques au public français, dont la lucide sévérité les accepte difficilement. Que de fois, Monsieur, on a dû vous rappeler au sens commun ! « En France, dites-vous, si un fantôme sort d'une glace, ce ne peut être que d'une armoire à glace. » Vous êtes mieux informé. Vous savez que les fantômes et la Mort habitent un monde liquide, au delà des miroirs. Nous avons vu comme vous, dans ces reflets, au long des années, notre visage se déliter lentement et devenir spectre, sous les yeux étonnés de l'enfant qui continue de vivre en nous.

Ah ! si l'on pouvait, Monsieur, présenter un miroir à votre esprit, que de jeunesse il réfléchirait ! Un grand acteur m'a dit un jour : « La jeunesse est une question de composition. » Vous composez la vôtre à ravir. La jeunesse ne se mesure pas aux années, mais au goût de vivre, au besoin de créer. Qui, plus que vous, garde intacte sa puissance de renouvellement ? Si, quelque jour lointain, vous consentez à vieillir, je suis tranquille pour vous, et pour nous : vous lancerez la vieillesse. Ce sera bien agréable.

Vous avez même la hardiesse, plus téméraire que toutes celles de votre adolescence, de lancer la bonté et de déridiculiser la douceur. C'est là ramer bravement à contre-courant de la mode. La méchanceté se porte beaucoup en notre temps. Elle passe pour intelligence ; elle n'est que facilité. Il est tellement plus aisé de détruire les autres que de se construire. Vous refusez cette arme empoisonnée ; vous amusez sans être féroce. Vous savez que nos amis ont plus besoin de notre tendresse que de notre dureté. Vous étiez bien jeune encore que déjà vous écriviez : « Surtout, surtout, sois indulgent. — Hésite sur le seuil du blâme. — On ne sait jamais les raisons — Ni l'enveloppe intérieure de l’âme, — Ni ce qu'il y a dans les maisons, — Sous les toits, — Entre les gens... »

Mon sentiment là-dessus s'accorde avec le vôtre. Être bon n'est pas une entreprise absurde. C'est une tentative pour modeler notre vie sur ce que nous trouvons en nous de meilleur. À quoi les pessimistes répondent que le Diable lui-même nous dicte cette folle confiance en la nature humaine. Ils ne convaincront, Monsieur, ni vous, ni moi. « Ce qui est misanthropique est faux[5]. » Les plus grands de nos maîtres, bien que merveilleusement lucides, n'étaient ni misanthropes, ni méchants.

Souvent vous avez affirmé que tout progrès de l'artiste est un progrès moral. La modestie, la sûreté du jugement, les grâces du cœur font aussi la pureté du style. Victor Hugo aurait écrit, j'imagine : « Dans virtuosité, il y a vertu. » Vous dites : « S'il m'était possible, j'aimerais ouvrir un institut de beauté pour les âmes ; non que la mienne soit belle, ni que je compte faire des miracles, mais afin que le client soigne sa ligne intérieure. » C'est, en effet, la ligne intérieure qui infléchit les lignes extérieures. Une œuvre est toujours le portrait de celui qui l'exécute. Vos derniers ouvrages révèlent une maîtrise accrue, qui est maîtrise de soi. Plus attaché désormais à la rigueur qu'à la surprise, vous cherchez la perfection par la simplicité. Vous savez que la véritable élégance se moque de l'élégance.

Et voici, Monsieur, que vos vertus d'homme et d'écrivain vous ont amené au Palais Mazarin. C'est un dénouement inattendu, mais heureux, de votre drame. Y pensiez-vous déjà lorsque vous écriviez :

Lorsque mes successeurs verront mon aventure,

Les ressorts, les cahots de ma belle voiture,

Ils s'émerveilleront d'un si noble parcours.

Était-ce là prophétie ? Préméditation ? Je n'en crois rien. Vous avez, toute votre vie, fait votre numéro sans filet. Vous n'étiez pas homme à repérer du haut de votre trapèze, un point de chute capitonné. Intrépide, vous avez volé d'imprudence en imprudence jusqu'à la coupole. J'ai essayé de montrer qu'en dépit des apparences, votre vie présente une remarquable unité. Concertés, vos choix ? Opportunes, vos attitudes ? Habiles, vos démarches ? Quel critique honnête, vous ayant bien relu, osera le soutenir quand votre œuvre entière, depuis l'adolescence, avec une constance tragique, expose et reprend les mêmes thèmes.

Vous continuerez, Monsieur, malgré ces palmes, ces basques, ce bicorne, cette épée, de les traiter en toute liberté. Nous vous avons élu, non pour vous transformer, mais pour vous avoir avec nous tel que vous êtes. Quand Disraeli, après avoir longtemps dominé la Chambre des Communes, passa enfin à la Chambre des Pairs, quelqu'un lui demanda ses impressions. « Je suis mort, répondit-il. Mort, mais dans les Champs-Élysées. » Nous espérons qu'en notre compagnie, vous vous sentirez bien vivant. Il n'est pas écrit au fronton de ce palais : « Vous qui entrez ici, laissez toute indépendance. » Bien au contraire. Volontiers, nous vous dirions comme Diaghilew : « Étonnez-nous. » Vous m'avez raconté, il y a quelque temps, une aimable histoire. Les parents d'une de vos petites nièces venaient de lui annoncer qu'un ange lui avait apporté un frère : « Tu veux voir ton frère ? » lui demanda-t-on. « Non, dit-elle, je veux voir l'ange. » Nous sommes comme votre nièce, Monsieur. Nous ne voulons pas voir un académicien de plus ; nous voulons voir l’ange Heurtebise.

J'ai terminé. Au Directeur de l'Académie qui devait le recevoir (et d'ailleurs ne le reçut pas, le roi Louis XV ayant refusé d'approuver l’élection), Piron disait : « Mon discours est tout fait et le vôtre aussi. Je me lèverai, j'ôterai mon chapeau et je dirai : « Messieurs, je vous remercie de l'honneur que vous m'avez fait de m'admettre. » Vous vous lèverez ; vous ôterez votre chapeau et vous répondrez : « Eh bien ! là, monsieur, en conscience, cela n'en vaut pas la peine. » Votre attitude est différente. Vous avez trop de bonne grâce pour déprécier ce que vous avez souhaité. Vous serez, nous l'espérons, un académicien assidu et fidèle. Vous avez rappelé qu'au temps de sa naissance, cette compagnie fut avant tout un groupe d'amis. Vous aurez plaisir comme nous à retrouver chaque jeudi, dans le plus beau décor du monde et au bord d'un fleuve chargé d'histoire, quelques hommes qui vous estiment. Le travail du Dictionnaire intéressera la connaisseur en mots que vous êtes. Vous nous aiderez à désigner vos futurs confrères. Vous commettrez, peut-être, vos erreurs. Nos modestes conclaves ne confèrent pas l'infaillibilité. Mais votre sûr instinct des valeurs poétiques nous sera d'un prix infini. Vous souhaitez appeler ici les meilleurs. C'est aussi mon vœu et, si vous nous amenez un François Villon, je vous promets de voter pour lui pourvu qu'il ait écrit le Petit Testament.

« Et voilà. Je voudrais vous quitter en vitesse. » Je sais que vous détestez les quais de gare et ces dernières minutes, près de la vitre baissée, où l'on ne trouve plus rien à dire parce qu'on a trop à dire. Je demanderai ma sortie à Colette : « J'ai appris, disait-elle, à respecter Jean Cocteau avant de savoir l'aimer. Quand la paresse m'appelait, je me tournais avec considération vers ce jeune homme immatériel, qui toujours besognait, comme par plaisir, et de qui les œuvres n'étaient pas légères. » Là se trouve réuni tout ce qu'il importe de dire au moment où le train s'ébranle : l’affection pour l'homme, l’admiration pour une œuvre qui n'est pas légère, mais à qui la vitesse permet de survoler son temps ; et le respect pour un travail infini. Comme Vermeer et Bergotte, Monsieur, vous avez passé votre vie à polir un petit pan de mur jaune, un style, des sentiments. Pourquoi toutes ces obligations qui, comme dit Proust, semblent appartenir à un monde différent, fondé sur la bonté, le scrupule, le sacrifice ? Parce que vous pensez, comme lui, que ce qui mérite d'être vécu mérite d'être bien vécu, et que ce qui mérite d'être écrit mérite d'être bien écrit. Vous allez désormais besogner à nos côtés, par plaisir avoué et par devoir secret. Soyez le bienvenu.

 

 

[1] Claude Roy.

[2] Émile Henriot.

[3] Émile Henriot.

[4] Emmanuel Mounier.

[5] Alain.