M. Jean-Baptiste Dumas, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Guizot, y est venu prendre séance le 1er juin 1876, et a prononcé le discours qui suit :
Messieurs,
En m’appelant à prendre place dans votre compagnie, à côté du savant respecté qui représente parmi vous, avec une si haute autorité, la science de la vie, vous avez jeté sur le déclin de ma carrière un dernier et suprême honneur. Une tradition qui vous avait donné mes illustres prédécesseurs dans les fonctions de secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences : Fontenelle, Condorcet, Fourier, Cuvier, Flourens, vous ayant paru digne d’être maintenue, le titre que je tiens de l’affection de mes anciens confrères pouvait me signaler à vos choix ; ce n’est pas sans trouble, cependant, que je me suis vu désigné pour recueillir le redoutable héritage d’un éminent écrivain, d’un grand historien, d’un moraliste profond, d’un homme d’État dont le nom est inscrit avec éclat dans les annales de notre pays. Mais on ne remplace pas M. Guizot, on lui succède, et quand on satisfait à l’obligation difficile d’en parler devant vous, on sait qu’aucune pensée de parallèle ne pourra s’offrir à votre souvenir, entre le noble représentant des lettres que vous avez perdu, et le savant reconnaissant et ému de cette faveur insigne, que votre unanime bienveillance est venue chercher dans son laboratoire.
Les travaux de M. Guizot ont été considérables, variés et nombreux. Critique, il a éclairé d’une vive lumière le génie de Shakspeare ; professeur, il a renouvelé les sources de l’histoire ; philosophe, il a cherché les voies de l’humanité dans les desseins de la Providence ; biographe, il a fait revivre les plus hautes physionomies des temps modernes ; orateur politique, il a connu peu de rivaux ; premier ministre, il a dirigé pendant la prospérité les affaires du pays avec une rare élévation ; trahi par la fortune, il a supporté le malheur sans découragement, les injustices sans fiel et les tristesses de la patrie sans désespoir, confiant pour la France meurtrie, dans la justice de Dieu, dont il avait si souvent signalé la main protectrice s’étendant sur elle et la relevant de ses ruines.
Devant une telle existence on est saisi de respect ; impuissant à la suivre dans toutes les études auxquelles elle fut consacrée et dans les actes qui l’ont illustrée, on voudrait pénétrer du moins le secret de ce talent infatigable où se réunissaient la vive intelligence des races du Midi et la raison réfléchie des peuples du Nord, la chaleur de la foi la plus sincère et la tolérance du plus libre esprit.
Né à Nîmes en 1787, M. Guizot avait été élevé en Suisse. Sa vie intellectuelle a été d’une étendue remarquable ; la nature l’avait préservé jusqu’à la fin des atteintes de la vieillesse, les désastres de sa famille et ceux du pays l’avaient fait passer brusquement de l’enfance à la virilité. Il avait sept ans, à peine, lorsque son père, avocat distingué, montait sur l’échafaud, l’une des victimes de la tyrannie de Robespierre, et quand sa noble mère, fuyant une ville pleine de souvenirs cruels, se réfugiait à Genève, sûre d’y trouver pour elle-même des consolations et pour ses fils une éducation forte, qu’elle voulut diriger avec une fermeté virile, et dont sa haute intelligence connaissait tout le prix. C’est ainsi que M. Guizot, dès l’âge de quinze ans, était en possession des deux langues classiques et de trois langues vivantes, familier même avec leurs chef-d’œuvres, lisant, dans leur idiome, Démosthène ou Cicéron, Dante, Shakspeare ou Schiller. Deux années consacrées ensuite à des études d’histoire et de philosophie dont tous ses travaux ont gardé la profonde empreinte, l’avaient préparé à venir à Paris pour y fréquenter les cours de droit.
Ce jeune homme qui avait quitté le midi de la France, poursuivi par l’image sanglante de son père, entrait dans la vie parisienne au moment où la frivolité, la licence, les intrigues, les désordres, legs déplorable de la société corrompue du Directoire, disputaient encore la place aux bonnes mœurs, aux plaisirs honnêtes et aux habitudes sérieuses. Bientôt, cependant, une hospitalité paternelle s’offrait à lui dans la maison d’un ancien ministre de Suisse, M. Stapfer, qui, appréciant les dons de sa belle nature, se plaisait à lui faire part de sa profonde érudition philosophique. Il trouvait, près de cet homme savant et bon dont la mémoire m’est chère, un asile honoré ; son patronage bienveillant lui ouvrait les salons de Mme d’Houdetot, de Mme de Rumford et celui de votre secrétaire perpétuel M. Suard, où l’attendait le roman de sa vie.
C’est là qu’il rencontra Mme Pauline de Meulan, aimable personne, qui s’était fait un nom distingué par d’excellents ouvrages d’éducation connus de toutes les mères, et dont le souvenir respecté me reporte aux temps éloignés de ma jeunesse. Elle rédigeait le Publiciste, pour soutenir sa famille ruinée par la Révolution, lorsqu’une maladie causée par la fatigue vint arrêter sa main courageuse et menacer de la misère tous ceux qui l’entouraient. Au milieu de sa détresse, elle reçut un article qu’elle aurait pu signer. L’auteur, prenant sa place, s’inspirant de son esprit et de son style, la priait de permettre que, jusqu’à sa guérison, le service du journal fût assuré par une collaboration anonyme et discrète. Elle accepta noblement cette charité délicate et n’obtint pas sans peine, rendue à la santé, que le jeune homme pâle et réfléchi qu’elle rencontrait dans la société de M. Suard fît connaître son secret ; aveu qui devait en amener un autre, couronné bientôt par une union commencée sous les plus touchants auspices et trop promptement brisée par la destinée.
Ne nous étonnons pas si M. Guizot s’écriait plus tard, en parlant des habitués de ces salons : « Société charmante dont, après une vie de rudes combats, je me plais à retrouver les souvenirs ; elle avait conservé le goût désintéressé des plaisirs de l’esprit, la curiosité bienveillante, le besoin de mouvement moral et de libre entretien qui répandent sur les relations sociales tant de fécondité et de douceur. »
Comment relire ces paroles sans se rappeler un salon regretté que votre compagnie avait fait naître, et dont elle a été le charme et l’honneur, celui de M. le chancelier Pasquier ? Dans l’admirable sérénité de sa belle vieillesse, cet illustre homme d’État n’avait-il pas trouvé le secret d’y faire revivre les traditions de la société polie du XVIIIe siècle, dont il était le dernier représentant, et d’y réunir, avec une indulgence pour les opinions les plus diverses qui ne fut jamais indifférence ou scepticisme, le choix exquis d’éminents esprits qui se plaisaient à s’y rencontrer ? Quand l’âge avait séparé. M. le chancelier Pasquier de tous les amis de sa jeunesse, descendus avant lui dans la tombe, et l’avait presque isolé, il retrouvait dans le culte des lettres, sans lequel le repos serait la mort même, le noble emploi d’une curiosité passionnée, que les années accumulées n’avaient pu refroidir, et que vous seuls aviez le don de satisfaire.
Dans ces salons, ornement du vrai Paris, qui ont tant contribué à l’autorité intellectuelle de la France, il ne fallait chercher ni l’éclat des dorures, ni le feu des lustres, ni les folles toilettes. La décoration en était simple, les lumières voilées, la conversation sérieuse ; l’opulence n’en ouvrait pas les portes, mais la valeur intellectuelle, la distinction. Le récit fait par M. Guizot lui-même de ses débuts dans ce monde d’élite qui devait exercer une influence décisive sur son avenir et dont il n’est pas inopportun de rappeler le salutaire exemple, en donne une juste idée.
« J’y arrivais très-jeune, dit-il, parfaitement obscur, sans autre titre qu’un peu d’esprit présumé, quelque instruction et un goût très-vif pour les plaisirs nobles, les lettres et la bonne compagnie. Élevé dans des sentiments très-libéraux, mais dans des croyances pieuses, les habitués des salons qui m’accueillaient souriaient de mes traditions chrétiennes, et cette diversité de nos idées, loin de me nuire, était une cause d’intérêt pour moi. J’ai appris d’eux plus que de personne à porter dans la pratique de la vie cette large équité et ce respect de la liberté d’autrui qui sont le devoir et le caractère de l’esprit vraiment libéral. » En ces temps qui s’éloignent de nous, la libre pensée n’avait pas encore divorcé avec la tolérance.
Remarqué par Chateaubriand, attiré par M. Parquier vers les fonctions publiques, M. Guizot fut bientôt distingué par M. de Fontanes, grand maître de l’Université, qui fit créer en sa faveur une chaire d’histoire moderne à la Faculté des lettres de Paris. Lorsqu’il ouvrait, avec dispense d’âge, ce cours célèbre dont les leçons ont donné naissance à son Histoire de la civilisation en France, M. Guizot avait vingt-cinq ans à peine ; remercions, en passant, M. de Fontanes de n’avoir pas attendu que sa jeunesse se fût épuisée en travaux nécessaires aux exigences de la vie matérielle et stériles pour la science, avant de l’élever au rang de professeur de Faculté et d’avoir compris que les grands succès dans l’enseignement public ne s’obtiennent qu’après un long exercice de la parole.
La chaire de M. Guizot partagea, sous la Restauration, la faveur qui entourait alors l’enseignement philosophique de M. Cousin et les leçons d’un goût si délicat de M. Villemain. Le grand amphithéâtre de la Sorbonne ne suffisait pas au concours de jeunes gens pensifs et de vieillards passionnés, qu’attiraient la vive imagination d’artiste du littérateur, la verve poétique du philosophe et la mâle gravité de l’historien. Comme l’un de ses illustres collègues, M. Guizot fut l’objet des rigueurs du pouvoir et des ovations de la foule ; son cours en reçut ce brevet de popularité qu’il ne cherchait pas et dont, comme tant d’autres, il ne se laissa point enivrer : popularité éphémère à laquelle sa conscience ne sacrifia d’ailleurs ni ses convictions politiques, ni sa foi religieuse, et qu’un succès sérieux et durable près du monde savant devait confirmer.
Comment, à l’occasion de ce travail sur l’opinion publique, reflet élevé du mouvement profond qui, vers 1830, agitait le pays, le cours d’histoire moderne s’est-il transformé en leçons sur l’histoire de la civilisation en France ? M. Guizot nous l’apprend. C’est qu’un cours de faculté n’est pas fait pour enseigner les évènements de l’histoire ; ses auditeurs les connaissent, veulent en pénétrer la philosophie et apprendre quelle part revient aux lois fatales de la nature des choses, quelle part est réservée à la liberté humaine dans la marche des nations vers la civilisation. Celle-ci plane au-dessus des évènements ordinaires de la vie des peuples ; elle ne se mesure ni aux succès d’une politique égoïste et dure, ni à la force des armées ou à l’importance de leurs victoires ; elle n’a même pas pour symboles la splendeur du commerce et l’accumulation de ses trésors, la fécondité du sol et l’abondance qu’elle répand ; ses caractères se trouvent plus haut. La civilisation représente l’âme de l’humanité dans sa beauté, dans sa force, dans sa liberté et dans sa responsabilité ; aussi faut-il imiter les nations qui, même au milieu des épreuves les plus cruelles, savent garder le droit d’en célébrer encore la fête, avec une juste fierté, et plaindre celles qui, sous de brillants dehors, en portent déjà secrètement le deuil : les pertes matérielles se réparent, les ruines morales jamais.
Comme type des pays civilisés, M. Guizot choisit la France, non pour encenser la vanité nationale, mais parce que, dans la prospérité, notre patrie a toujours porté avec désintéressement sa puissance et sa politique au secours des pensées généreuses ; parce que, dans le malheur, elle n’a jamais perdu le respect de sa dignité ; parce qu’il n’est aucun grand principe de civilisation qui n’ait d’abord passé par la France avant de se répandre ; parce que, riche en idées et en forces, elle a toujours mis ses forces au service des idées ; parce que notre langue, nos mœurs, notre esprit sympathique, ont fait notre nation la plus propre de toutes à marcher à la tête de la civilisation européenne.
Tout cela était vrai quand M. Guizot proclamait ce jugement, et l’est encore dans un pays où les droits du génie conservent leur prestige, où le sentiment de l’honneur ne s’est point affaibli, et qui reste le pays du bon sens, de la droiture et des nobles ardeurs. Quand la France, se calomniant elle-même, étale sur la scène ou dans ses romans les défaillances de ses grandes villes et veut faire croire à la décadence de sa civilisation, ne l’écoutez pas ! Elle oublie les vertus sérieuses, pratiquées sans bruit dans les campagnes, où le laboureur, qui ouvre la terre, qui sème et qui moissonne, retrempe, par le travail de la vie réelle, des forces affaiblies ailleurs par les entraînements de la vie factice. Non ! cet état subalterne et matériel qui caractérise les nations en décadence ne nous envahira pas, et nos enfants, espoir de la patrie attristée dont l’ardeur au travail redouble avec ses malheurs, ne répudieront jamais l’héritage glorieux de l’intelligence et des idées, héritage intact du moins, que nos pères nous ont légué.
Pour retrouver l’origine de la civilisation française, M. Guizot remonte à ces temps éloignés où la Gaule, organisée par la civilisation romaine, ramenée vers la barbarie par l’invasion germanique, allait recevoir de la religion chrétienne le baptême d’une culture nouvelle. Le monde païen vaincu, la religion du Christ donnait à la vie un but nouveau, à l’homme, à tous les hommes, jusqu’aux plus humbles, un sentiment de dignité que l’antiquité n’avait pas connu. Aux langueurs d’une intelligence épuisée, se complaisant dans un scepticisme superficiel ou dans un matérialisme grossier, dont Lucien nous donne le ton et la mesure lorsqu’il s’écrie avec dédain, en parlant des premiers chrétiens : « Ces misérables ! ils se figurent qu’ils vivront après leur vie ! » succédaient, tout à coup, les plus vives ardeurs. L’origine de l’homme, sa liberté morale, la nature de l’âme, l’éternel problème de la vie et de la mort, toutes ces questions posées à la fois par les philosophes grecs, convertis au christianisme et portant de ville en ville, en Europe, en Afrique, en Asie, la flamme de leurs prédications, réveillaient le monde de son long sommeil. La mère de saint Symphorien, éclairée par une lumière nouvelle, pouvait dire, pleine de confiance, à son fils marchant au martyre : « Mon fils, mon fils, on ne te ravit pas la vie, on te la change contre une meilleure. »
Les lois romaines transmettent alors à nos ancêtres le sentiment du droit, l’esprit d’association ; tandis que le christianisme leur apporte la connaissance des devoirs des hommes les uns envers les autres, l’esprit d’humilité, de miséricorde, de charité : éléments durables, auxquels les Germains ajoutent, avec la liberté individuelle, cet instinct de la personnalité touchant à l’égoïsme, que notre génie national ne s’est jamais assimilé.
Comment les municipalités se transforment, comment l’Église se constitue, modératrice des prétentions opposées des vieux pouvoirs et des forces naissantes, gardienne des lettres, de la civilisation et de la justice, c’est ce que M. Guizot expose avec une puissance d’analyse et une sûreté d’appréciation qu’il n’est plus permis de louer. Au déclin de cette société romaine où l’esclavage permettait à quelques maîtres de régner sur des troupeaux humains, la société ecclésiastique intervient jeune, énergique, féconde. Il ne restait qu’un fantôme d’aristocratie païenne : une aristocratie réelle s’élève ; il n’y avait jamais eu de vrai peuple romain un vrai peuple, un peuple chrétien apparaît désormais dans l’humanité qu’il réforme et dans l’histoire où il prend la première place.
Mettant de côté les formules étroites du XVIIIe siècle et les jugements passionnés de la Révolution, M. Guizot restitue à l’Église son rôle civilisateur, reposant sur trois idées qui, malgré des efforts insensés, ne périront plus : l’unité de Dieu, l’unité de l’homme, l’immortalité de l’âme.
Il suit, pas à pas, l’origine et les progrès de la féodalité : instrument passager, mais indispensable pour recommencer en Europe la société dissoute par la barbarie ; il en expose le rôle, et il en explique la fin. Il la dépouille de ce caractère de brutalité absolue que lui attribuent les partis, et, tout en lui conservant ses mœurs énergiques, ses ambitions actives et son indépendance quelquefois sauvage, souvent héroïque, il en signale le caractère poétique dont les reflets colorent les temps de la chevalerie et l’époque des croisades.
Il assigne à la naissance et au développement du pouvoir royal ses causes historiques. Il suit dans le cours des siècles la France chrétienne. Constituée par Charlemagne, dont les armes, arrêtant au nord et au midi le flot des barbares et celui des Arabes, refoulent au loin le paganisme et l’islamisme ; amenée à l’unité nationale sous les Capétiens ; centralisée par l’action lente mais continue de ses rois, il la montre recevant enfin, au grand siècle, par un dernier effort, le développement complet de puissance politique avec Louis XIV, de sécurité militaire avec Vauban, d’organisation administrative avec Colbert, et de grandeur intellectuelle avec Bossuet, Pascal, Corneille, Racine, La Fontaine et Molière, vos immortels aïeux.
Lorsque le tiers état fait son apparition dans l’histoire, M. Guizot s’arrête ; il interroge les peuples anciens, le monde entier, l’Occident et l’Orient ; n’en voyant nulle part l’existence ou même la trace, il tire de cette étude une conclusion qui semble avoir guidé sa vie politique : « Le tiers état, dit-il, est un fait immense, et non-seulement il est immense, il est nouveau et sans autre exemple dans l’histoire du monde. » Le tiers état procède du christianisme, en effet ; il ne connaît pas de meilleur soutien, car c’est au nom de l’égalité morale de tous les membres du genre humain que le tiers état, c’est-à-dire le peuple chrétien, est venu réclamer l’égalité du citoyen devant la loi, conséquence de l’égalité des fidèles devant l’Église et de celle des âmes devant Dieu.
Dans l’étude de la surface de la terre, les astronomes ne s’arrêtent pas aux détails ; ils déterminent par des opérations fondamentales la place exacte de certains points du globe, et ils les lient entre eux par une triangulation savante formant un réseau fixe destiné à servir de guide aux opérations secondaires de la géographie politique ou militaire ; telle est la manière de M. Guizot, pour qui l’histoire, vue des sommets, avec ses grands aspects dans le temps et dans l’espace, semble la seule qui convienne à l’enseignement supérieur. Bossuet avait cherché presque exclusivement dans l’histoire des croyances religieuses le progrès de la civilisation que Montesquieu, de son côté, avait cru trouver dans l’histoire des institutions politiques. Renonçant à ces systèmes artificiels qui reposent sur une donnée exclusive, M. Guizot fait voir que, pour découvrir la marche et les lois de la civilisation, il faut suivre un peuple dans toutes les carrières où son activité se déploie, dans toutes les variétés de son existence et dans son existence tout entière. Guidé par un instinct sûr, il applique à l’histoire la méthode qu’on appelle naturelle, celle qui, dans l’ordre des sciences, a fourni à Lavoisier, à Jussieu, à Cuvier, à Brongniart, le moyen d’établir leurs doctrines sur un terrain que le temps a respecté.
Parmi les faits, M. Guizot se borne à rappeler ceux sur lesquels son argumentation repose ; mais personne ne songerait à taxer sa réserve d’impuissance. Sa vaste érudition possédait tous les détails, et, si nous passions des temps heureux de sa vaillante jeunesse aux jours attristés de sa retraite, nous verrions que sa mémoire fidèle les retrouvait sans effort, lorsqu’il publiait son Histoire de France, à laquelle tout homme éclairé s’est empressé de faire une place d’élite dans sa bibliothèque. Histoire populaire et savante, que son patriotisme n’a pu terminer, mais dont il déposait avec confiance, aux approches de la mort, les dernières pages dans les mains pieuses de Mme de Witt, de sa fille, si digne, par le dévouement de son cœur et par les lumières de son esprit, de conserver ce legs à la postérité.
Ce beau livre débute par un tableau de la Gaule avant la conquête de César, se poursuit jusqu’en 1789, au moment de la convocation des États généraux, et la phrase qui le termine en fait connaître la portée morale. « Dès les premiers jours de la réunion de l’Assemblée nationale, un député bien connu s’était écrié : « Vous êtes appelés à recommencer l’histoire. » Il se trompait arrogamment, conclut M. Guizot : depuis plus de quatre-vingts ans, la France moderne poursuit laborieusement et au grand jour l’œuvre qui s’était lentement élaborée dans les flancs obscurs de la France ancienne. Entre les mains toutes-puissantes du Dieu éternel l’histoire d’un peuple ne s’interrompt et ne recommence jamais. »
Il en arrivera, sans doute, de l’Histoire de France de M. Guizot, ce que nous pouvons constater de son Histoire de la civilisation en Europe et de son Histoire de la civilisation en France. Celui qui les lit pour la première fois s’étonne d’être déjà familier avec le point de vue de l’auteur ; c’est que, depuis un demi-siècle, la méthode de M. Guizot et ses formules ont passé dans les esprits ; et si, en lisant ses œuvres, on croit les relire, c’est que des sentiers obscurs de l’histoire, découverts par sa pénétration, il faisait les routes larges et aplanies où chacun circule à l’aise aujourd’hui. Ceux qui, dans leur jeunesse, mettent au jour de grandes vérités ou des vérités utiles, ont la douceur singulière de voir, en vieillissant, qu’avec le temps leurs créations ont fécondé tout ce qu’elles touchaient. Ce rare privilège a été réservé à M. Guizot, qui a pu voir des millions d’êtres humains, fortifiés par les doctrines consolantes qu’il avait fait pénétrer dans les âmes ; noble jouissance, que la vie oisive ignore, que les richesses ne procurent pas et dont seule connaît le secret l’invention des idées, ce sublime attribut de l’homme, flamme que le génie allume et qui se transmet sans s’éteindre, dans l’espace pour les générations contemporaines, et dans le temps pour les générations futures.
Rendu à la vie privée, après avoir traversé vingt années d’une vie publique pleine d’obstacles et de luttes, M. Guizot voulut compléter son Histoire de la Révolution en Angleterre. Pour traiter ce sujet de manière à faire autorité, même chez nos voisins, il fallait, comme lui, être familier avec la langue et la littérature de leur pays, avec les sources de son histoire, et en commerce habituel avec les esprits les plus éminents du Royaume-Uni. M. Guizot, cherchant sous quelles conditions le nouvel équilibre des États modernes peut s’établir, disait, dès 1828, avec une profonde autorité : « Tous les évènements de l’ancienne société européenne avaient abouti à deux faits essentiels : le libre examen et la centralisation du pouvoir. L’un prévalait dans la société religieuse, l’autre dans la société civile ; l’émancipation de l’esprit humain et l’autorité de la monarchie triomphaient en même temps ; il était difficile qu’une lutte ne s’engageât pas entre ces deux faits, et il était naturel de l’étudier en Angleterre, sur son théâtre même. » L’examen des causes qui ont déterminé chez nos voisins le succès du système représentatif, objet de ses prédilections, ne lui offrait-il pas d’ailleurs le plus court et le plus sûr moyen d’expliquer son mauvais sort dans notre pays ?
Charles Ier, Cromwell, Monck, Charles II, il y avait là tous les personnages d’un grand drame. La chute d’une dynastie ancienne, l’établissement passager d’une république, la constitution durable du gouvernement représentatif, il y avait là une action complexe dans sa marche, simple dans son dénoûment, faite pour séduire un historien capable d’en démêler les nœuds et d’en faire revivre les détails. Le succès de l’ouvrage fut complet. À la puissance de son grand talent, lorsqu’il achevait cette large composition, M. Guizot joignait la haute expérience de l’homme d’État, sans laquelle il est si difficile de s’identifier avec les vues élevées et les nobles passions dont les évènements reçoivent l’impulsion, avec les misères morales, dont ils gardent toujours l’empreinte.
L’histoire de la révolution d’Angleterre offre à l’auteur dramatique une mine inépuisable, riche en passions fougueuses, en catastrophes tragiques, en dévouements touchants. L’œuvre de M. Guizot fait tout revivre avec le ton juste de la couleur locale et de l’esprit du temps. Un large sentiment de la dignité humaine plane sur son récit, et le sens moral, si souvent éteint, nous le savons trop, aux époques de trouble, y reprend tous ses droits. Des réflexions d’un ordre élevé et des sentences magistrales naissant du sujet y marquent la part de l’auteur, Traduites en vers, elles rappelleraient la manière de Corneille faisant parler les héros de Rome en grand poète et en profond historien.
Combien de personnages ont excité l’attention de M. Guizot pendant sa longue vie et se sont offerts à sa pensée dans le cours de ses nombreux travaux ! Comme il serait facile d’extraire de ses œuvres une galerie de portraits les uns contemporains, dont chacun peut apprécier la sincérité, les autres appartenant au passé, dont il n’est pas permis de contester la vraisemblance ! Mêlées aux évènements qui les ont mises en scène, les grandes individualités qu’il rencontre prennent place dans le drame, non comme ces grains de poussière inconscients que le vent emporte, mais comme des volontés libres et responsables dont les décisions précipitent les nations vers leurs destinées glorieuses ou funestes. M. Guizot n’accorde pas, avec une école historique étrangère, que la postérité soit dispensée de reconnaissance envers les Washington, les Robert Peel ou les ducs de Broglie ; qu’elle reste désarmée devant la mémoire des grands criminels ; qu’elle confonde les bons et les méchants dans son indifférence, comme autant de fatales manifestations du temps ou du milieu qui ont profité des dons de leur génie ou souffert de leur oppression.
M. Guizot n’emploie pas le mot d’évolution ; il n’admet, cependant, ni les évènements sans cause, ni les transformations brusques des peuples ; il excelle à démêler dans chaque situation la part des influences du passé, celle des aspirations, des besoins, des passions du présent, et surtout à surprendre, au milieu des désordres et des lâchetés, le progrès de la condition morale de l’humanité vers un idéal de vérité et de perfection. C’est avec une espérance pleine d’inquiétude qu’il envisage l’imperfection profonde des affaires humaines, mais il n’en devient pas sceptique : sa foi dans l’avenir est entière, mais elle ne se change point en orgueil, et il ne tombe jamais en adoration devant cette divinité humaine dont il constate avec quelque dédain l’apparition attristante dans les écoles modernes.
Les convictions religieuses de M. Guizot répandent sur sa pensée et sur ses écrits une teinte sérieuse, où respirent la confiance et la résignation, où domine l’autorité ; procédant d’un grand respect pour des traditions de famille, l’expérience les avait fortifiées. Les deux volumes de Méditations dans lesquels il les expose résument un travail qui l’a occupé pendant toute sa vie ; il y envisage l’essence de la religion chrétienne, la fondation du christianisme, son état présent, son avenir. Qu’un besoin de réagir sur l’esprit de son époque lui ait inspiré ces pages, cela n’est pas douteux. Chrétien, il s’était affligé des tendances qui se révélaient autour de lui, comme conséquence de la philosophie du siècle dernier ; homme d’État, il s’en était effrayé, convaincu que, sans religion, il n’y a ni sécurité pour le faible, ni frein pour le fort, ni lien pour les familles, ni durée pour la société. Les luttes qu’il avait soutenues en faveur de la liberté politique et pour le maintien de l’ordre social selon la loi, lui avaient appris ce que valent la foi et la liberté chrétienne pour la sauvegarde de la civilisation menacée ; il se portait à leur défense avec la plus vive ardeur.
Dès les premières lignes de ces écrits, la gravité de la pensée, la noblesse du langage, le calme des jugements, élèvent le lecteur au niveau des questions qui vont être agitées. « D’où vient l’homme ? Où va-t-il ? Quels sont ses rapports avec le législateur du monde ? Le malheur si fréquent des bons, le bonheur si choquant des méchants, est-ce là un état définitif ? Pourquoi l’homme, atteint par la douleur, cherche-t-il un secours, un appui au-delà et au-dessus de lui-même, par l’invocation et par la prière ?
Ces doutes ont toujours troublé l’âme humaine, et dès l’origine de la civilisation se pose la question de la nature de l’homme et de sa destinée, de ses devoirs et de ses responsabilités. Pour y répondre, l’antiquité avait trouvé quatre systèmes : le sensualisme, qui fait venir toute connaissance des sens ; l’idéalisme, qui en fait œuvre pure de l’entendement ; le scepticisme, qui n’affirme rien, même dans le monde sensible ; le mysticisme, qui transporte les croyances au delà. M. Guizot ramène avec M. Cousin la science philosophique du temps présent, celle de tous les temps, à ces quatre systèmes si promptement inventés, et dont l’homme n’a jamais pu sortir, demeurant toujours en face d’un insoluble problème. Il reconnaît, au contraire, que les théories des sciences naturelles, d’abord incertaines, se perfectionnent avec les siècles ; mais il constate, avec les plus grands esprits, que, si elles portent leur regard plus haut, plus loin, plus profondément, ce n’est pas sans se heurter, à leur tour, à d’invincibles obstacles.
Pourquoi la science de l’homme, complète dès les premiers âges, a-t-elle touché le but d’un seul jet ? Pourquoi la science de la nature, s’élevant à une conception de plus en plus abstraite des faits, voit-elle l’objet qu’elle poursuit s’éloigner sans cesse ? C’est que l’homme, s’étudiant lui-même, a bientôt reconnu qu’au-delà des organes il y a une volonté, au-delà des sens un esprit, au-dessus de l’argile dont son corps est pétri, une âme dont il ignore la nature, l’origine et la destinée. Quand le matérialisme déclare qu’il n’y a rien dans l’intelligence qui n’ait été d’abord dans la sensation, Leibniz peut lui répondre : Si ce n’est l’intelligence elle-même, source unique de la puissance. Dès que l’homme pense, le sentiment de l’infini lui est révélé, et, l’infini se montrant inaccessible, sa pensée s’arrête au bord du gouffre de l’inconnu. En face de la nature, observant les faits et remontant vers leur cause première et souveraine, il avait besoin au contraire de ce travail, dont l’origine nous reporte à quarante siècles et se perd dans la nuit des temps, pour reconnaître que c’est encore l’infini qui la dérobe à ses yeux ; mais, plus il avance, mieux cette vérité supérieure se dégage.
Ces conclusions, développées par M. Guizot avec l’autorité qui lui appartient, s’adressent à la philosophie du sensualisme ; elles ne sont pas contredites par les études du temps présent. De grandes découvertes ont enrichi les sciences ; on a dit même qu’elles touchaient enfin aux limites qui ont séparé jusqu’ici la matière et l’esprit. Il n’en est rien. L’astronomie, il est vrai, ne représente plus le firmament comme une voûte solide sur laquelle seraient fixées les étoiles, ses instruments et ses calculs plongent dans le vaste Univers ; la mécanique ouvre, à travers les isthmes et les montagnes, des chemins au commerce des nations ; la physique transporte la pensée sur les ailes de l’électricité, d’un hémisphère à l’autre, avec la vitesse de l’éclair ; la chimie pénètre par son analyse jusqu’aux profondeurs extrêmes des cieux, et reproduit par ses synthèses les parfums les plus suaves ou les nuances les plus délicates des fleurs qui ornent la terre ; cependant l’espace, le temps, le mouvement, la force, la matière, la création de la nature brute et le néant demeurent autant de notions primordiales dont la conception nous échappe.
La physiologie, de son côté, nous montre les plantes préparant sous l’influence du soleil les aliments des animaux ; la destruction des animaux restituant aux plantes les principes dont elles se nourrissent ; la matière minérale formant la trame des matières organiques, sous l’influence de la vie : mais elle ne sait rien de la nature et de l’origine de cette vie qui se transmet mystérieusement de générations en générations, depuis son apparition sur la terre ; d’où elle vient, la science l’ignore ; où va la vie, la science ne le sait pas, et, quand on affirme le contraire en son nom, on lui prête un langage qu’elle a le devoir de désavouer.
M. Guizot a défendu le christianisme contre un scepticisme spirituel et frondeur ; il a laissé à d’autres parmi vous, qui ne failliront pas à la tâche, le soin de défendre la personnalité de l’âme humaine contre le flot grossissant de la philosophie de la nature. Le matérialisme d’Empédocle, revêtu de la poésie brillante de Lucrèce, s’était éclipsé dès l’apparition de la morale chrétienne ; il réparait après deux mille ans, rajeuni par une interprétation contestable des découvertes de la science moderne. De même que le corps de l’homme se fait par des transformations de la matière, on veut que la vie naisse et que la conscience se produise par de simples transformations de la force. De même qu’après la mort, le corps de l’homme retourne à la terre d’où il est sorti, on veut que la vie et la conscience aillent, en même temps, se perdre et se confondre dans l’oubli du vaste frémissement des mouvements secrets qui agitent l’Univers. Naître sans droits, vivre sans but, mourir sans espérances, telle serait notre destinée, suffisante peut-être à la satisfaction de ces rares esprits qui traversent le monde soutenus par la curiosité ou par la satisfaction de la difficulté vaincue, par l’orgueil peut-être, mais dont l’ensemble des hommes ne se contenterait plus.
À travers les succès et les mécomptes, les victoires et les défaites, en présence de grandes vertus et de tristes défaillances, l’Europe chrétienne poursuivant son but, depuis seize cents ans, a fait prévaloir ce qu’on n’avait connu dans aucun pays, chez aucun peuple, dans aucun temps : le droit de tous les hommes à la justice, à la sympathie, à la liberté, M. Guizot veut qu’on s’en souvienne. Sous la nouvelle loi morale, ne l’oublions pas, en effet, le droit n’a plus abdiqué devant la force, la justice s’est étendue sur toutes les nationalités, la sympathie n’a plus tenu compte de la couleur des hommes ; la liberté a relevé les castes et les races déchues ; le plus humble s’est vu protégé par son origine divine, et le plus grand s’est senti responsable devant l’éternité. La religion, la morale, la civilisation de l’Europe reposent sur cette base ferme du droit de tous les hommes à la justice, à la sympathie, à la liberté, œuvre du christianisme ; ceux qui possèdent ces grands biens les conserveront, ceux qui en sont encore privés en seront dotés à leur tour par le vrai progrès de la politique ; en même temps, la fièvre passagère de la pensée scientifique en travail d’enfantement, qui menace ces fortes doctrines et qui n’a rien pour en tenir lieu, s’apaisera comme elle s’est apaisée en des temps éloignés.
Rappelons-nous que, dans un moment d’enthousiasme jeune et poétique, Virgile, enclin par la douceur de son génie à un éclectisme bienveillant pour toutes les opinions, a pu s’écrier :
Félix qui potuit rerum cognoscere causas
Atque metus omnes et inexorabile fatum
Subjecit pedibus...
Fortunatus et ille, deus qui novit...
« Heureux celui qui a pu remonter au principe des choses et fouler aux pieds les vaines terreurs et l’inexorable destin... Heureux aussi celui qui connaît les dieux... » La pensée de l’auteur des Géorgiques ne décide point entre le matérialisme de Lucrèce et la croyance aux dieux de l’Olympe ; elle laisse la question indécise ; aujourd’hui la science humaine, plus avancée, sait du moins qu’elle ignore le principe des choses, et il ne semble pas, jusqu’ici, qu’elle ait reçu mission de révéler les dieux ou de peser l’âme humaine à sa grossière balance, ni qu’elle ait reçu pouvoir de garantir aux peuples leurs droits à la justice, à la sympathie et à la liberté.
Pendant les années de calme et de retraite que M. Guizot consacrait à l’étude de ces questions de religion et de morale, il écrivait les Mémoires pour servir à l’histoire de son temps, dans lesquels il raconte sa vie politique. L’impartialité de ses jugements, sa déférence pour les personnes, l’esprit de droiture répandu sur l’œuvre entière, inspirent toujours le respect, même quand on n’accepte ni le point de vue de l’auteur ni ses conclusions. Que de préjugés cette lecture a dissipés ! Combien elle a justifié l’accueil fait à l’illustre homme d’État, lorsqu’après deux ans d’exil, il reparut triste et grave, mais digne et fier, dans les rues de ce Paris où son nom avait retenti comme un outrage, où sa personne n’inspirait désormais qu’un sentiment de sympathie et de vénération !
Il vécut alors beaucoup pour sa famille et un peu pour le monde ; car, à côté du professeur, du premier ministre et de l’orateur, il y avait le patriarche aimant et laborieux, l’hôte délicat et recherché des salons. Dans son intérieur, au milieu de sa famille, cet austère mais attrayant esprit se déployait dans toute sa liberté et laissait voir alors la richesse inépuisable de sa mémoire. Permettez-moi ce détail intime, qui n’est peut-être pas inutile à connaître, quand on veut pénétrer le secret de sa large forme oratoire, M. Guizot avait tout lu ; il n’avait rien oublié ; dans ses heures de repos, il répétait volontiers une tragédie entière de Racine ou de Corneille, n’ayant jamais besoin qu’on vint au secours de sa mémoire troublée. Un jour cependant, et ce fut le premier avertissement, pour ses proches, de l’état grave auquel il devait succomber, cette mémoire si sûre laissa voir une certaine défaillance ; redisant à demi-voix quelques morceaux du Nicodème, qu’il affectionnait, et arrivé à ce passage :
Attale doit régner, Rome l’a résolu ;
C’est aux rois d’obéir, alors qu’elle commande,
au lieu d’ajouter avec Corneille :
Attale a l’esprit grand, le cœur grand, l’âme grande,
il murmurait avec anxiété, hésitant devant la rime :
Attale a l’esprit grand, le cœur beau, l’âme belle.
Hélas ! il s’était appliqué jadis, avec une religieuse émotion, à l’occasion de la perte prématurée de son fils aîné, les vers touchants que Molière adressait à son ami La Mothe-le-Vayer, frappé d’un deuil semblable :
Je sais bien que mes pleurs ne ramèneront pas
Ce cher fils que m’enlève un imprévu trépas ;
Mais la perte, par là, n’en est pas moins cruelle.
Ses vertus de chacun le faisaient révérer ;
Il avait le cœur grand, l’esprit beau, l’âme belle,
Et ce sont des sujets à toujours le pleurer.
Les pressentiments d’une fin prochaine font revivre aux yeux des mourants le souvenir de ceux qu’ils ont aimés ; il était parvenu à ce moment solennel où la mémoire de l’intelligence s’obscurcit tandis que la mémoire du cœur se réveille plus lucide.
Étranger à la politique active depuis 1848, M. Guizot n’y rentra qu’un moment et dans des circonstances qui ne peuvent être oubliées. Le 18 mars 1870, la commission chargée de préparer le projet de loi relatif à la liberté de l’enseignement supérieur était réunie, et son président, alors âgé de quatre-vingt-trois ans, se faisait entendre pour la dernière fois dans une assemblée occupée des affaires publiques. Le problème qu’il s’agissait de résoudre était digne de ses dernières méditations ; il occupe l’Europe depuis de longs siècles ; il est encore agité dans tous les pays civilisés : accorder la liberté du haut enseignement par respect pour la conscience des familles et par égard pour les progrès de la science, sans abaisser le niveau des études, sans porter dommage à l’ordre social et en réservant les droits supérieurs de l’État, gardien de ces grands intérêts.
Parmi les personnages éminents, réunis dans cette conférence, combien et des plus illustres nous ont été enlevés presque en même temps que son président : Saint-Marc Girardin et Dubois, défenseurs autorisés de l’Université, toujours prêts à lui donner l’appui de leur goût délicat ou de leur savoir inépuisable ; Andral, l’honneur de la médecine française ; de Rémusat, dont le généreux esprit aurait tout accordé à l’enseignement libre ; l’infortuné Prévost-Paradol, qui condensait avec un si rare à-propos les pensées flottantes de l’Assemblée en articles de lois clairs et précis ; le R. P. Captier, enfin, directeur de la maison des dominicains d’Arcueil, le représentant légitime de l’enseignement ecclésiastique, victime déjà désignée, hélas ! pour recevoir un an plus tard les palmes du martyre !
L’enseignement publie, celui de l’Église, l’enseignement laïque, la politique elle-même étaient en présence. M. Guizot, fort de sa double autorité d’historien et d’homme d’État, prépare les conditions du pacte. Dans un tableau t racé d’une main magistrale, il montre comment la liberté d’enseigner peut se concilier avec tous les régimes : en Allemagne, des universités nombreuses, complètes, dépositaires anciennes de la liberté intellectuelle, prennent possession de la liberté d’enseigner, sans le secours de la liberté politique, en ouvrant leurs chaires à toutes les initiatives ; en Angleterre, ces diverses libertés marchent depuis longtemps ensemble d’un pas égal, mais lent, vers le progrès, chaque conquête des institutions parlementaires amenant un mouvement correspondant des grandes universités ; aux États-Unis, l’initiative privée ne connaît aucune entrave ; en Belgique, la liberté politique précède les autres, enfantant dès sa naissance la liberté intellectuelle et la liberté d’enseigner.
Ramenant l’attention sur la France, M. Guizot met dans tout son relief l’unité de l’État, ce caractère propre de notre civilisation. Cette unité de l’État, rappelle avec énergie l’illustre orateur, a fait la France ; elle lui a donné sa grandeur et sa force. Sans lui porter atteinte, on a pu fonder la liberté de l’enseignement primaire et celle de l’enseignement secondaire ; pourquoi redouter l’intervention de la liberté dans les hautes études ? Elle est devenue inévitable ; que l’État se tienne prêt à soutenir une concurrence variée, sérieuse, passionnée peut-être. Qu’il offre aux familles, dans ses propres écoles, les types les plus parfaits ; qu’il y attire la jeunesse par la variété, la profondeur, la pureté, l’élévation, l’activité vivante de l’enseignement, par l’ampleur des installations, par l’organisation prévoyante et paternelle des moyens d’étude et de travail !
Après cette large improvisation dont on ne retrouve ici qu’une analyse décolorée, réminiscence heureuse du temps qu’il considérait comme le plus doux de sa vie et dans laquelle les anciens élèves de la Sorbonne avaient vu revivre leur maître, avec toute son ampleur, sa voix vibrante et son geste plein d’autorité, M. Guizot pouvait dire comme le vieil athlète Entelle à ceux qui n’avaient jamais entendu sa parole puissante :
Cognoscite, Teucri,
Et mihi quae fuerint juvenili in corpore vires.
« Apprenez, Troyens, quelles furent mes forces au temps de ma jeunesse. »
Pourquoi, murmurait-on en sortant de cette séance mémorable, pourquoi M. Guizot n’est-il pas toujours resté ministre de l’instruction publique, en dehors des luttes de la politique ? Il eût étendu lui-même à l’instruction secondaire et à l’instruction supérieure cette initiative qu’il avait appliquée avec tant de sûreté à l’organisation de l’éducation populaire, restée à l’état de promesse, avant que la loi de 1833 sur l’instruction primaire en eût permis la réalisation sincère.
Œuvre de M. Guizot, cette loi, si bien pondérée cependant, n’aurait pas suffi ; il fallait en marquer le but, en circonscrire l’objet, en créer les instruments. En vrai ministre, qui, tout en innovant, sait rester pratique, il s’adresse aux préfets, aux recteurs, aux maires, aux commissions d’examens, aux instituteurs eux-mêmes. Ses circulaires sont de vrais modèles de précision et de clarté ; l’esprit politique et l’esprit de charité, unis au plus profond bon sens, y rencontrent, sans la chercher, l’éloquence la plus vraie et la plus touchante. Jamais on ne fut mieux inspiré, en parlant de cette humble école de village où l’enfant du pauvre viendra chercher la lumière. Avec quelle autorité M. Guizot rappelle à l’instituteur qu’il est chargé, par sa parole et par pour exemple, de contribuer pour sa part à élever dans la nation le niveau de l’âme humaine ! Combien on regrette que l’instruction publique en France ne soit pas demeurée pendant tout un règne entre les mains de M. Guizot ! Il réunissait tant de qualités ! Sentiment religieux, et profond respect de toutes les croyances ; connaissance sérieuse des langues anciennes, des langues vivantes et de la philosophie ; autorité incontestée dans l’enseignement de l’histoire, rien ne lui manquait du côté de ces études classiques qui conservent l’heureuse tradition de notre esprit national parmi la jeunesse où se recrutent l’armée, la magistrature, les professions savantes et le clergé.
Familiarisé avec les méthodes pédagogiques en usage dans les pays étrangers, il aurait importé en France leur sentiment moderne au profit des études usuelles que réclame le tiers état ; il aurait fait accepter par l’Université des devoirs nouveaux dont elle n’a pas compris la profonde importance sociale. Les avertissements lui ont été prodigués dans les temps heureux, elle les a dédaignés ; aujourd’hui, ce serait manquer de patriotisme que d’ajourner les réformes. Il faut assurer enfin une instruction en rapport avec sa destinée à chacun des enfants du pays, à tous une éducation qui place toujours le devoir à côté du droit et qui développe en eux l’amour profond de la patrie, le respect absolu de la loi, l’esprit de sacrifice.
Il ne m’appartient pas d’envisager cette partie considérable de la vie de M. Guizot qui s’est écoulée à l’ambassade de Londres ou au ministère des affaires étrangères ; ce soin est réservé à une plume plus autorisée. Je n’ai pas à le suivre dans ce monde d’élite où il a laissé de si nobles souvenirs, car aucun ambassadeur français n’a joui en Angleterre d’une popularité supérieure à la sienne, et il est peu de ministres des affaires étrangères qui aient possédé à un degré plus complet la confiance de l’Europe. La correspondance de M. Guizot reste comme un des plus beaux monuments de nos archives diplomatiques par l’élévation des vues, la droiture des intentions, la loyauté des procédés et la noblesse du langage.
La catastrophe qui emportait à la fois le ministère qu’il présidait, la dynastie qu’il servait et le trône qu’il croyait consolidé pour de longues années marque à son nom une place dans l’histoire. M. Guizot a mérité d’y figurer à un titre plus éclatant. Pendant un tiers de siècle, avec une conviction que rien n’a pu ébranler et qui a duré autant que sa vie, il s’est fait le défenseur du gouvernement représentatif et constitutionnel ; il a cherché sincèrement à l’asseoir sur une base ferme. En moins de quatre années, le tiers état, appelé au pouvoir en 1789, au milieu de grandes résolutions et de salutaires réformes, avait été conduit par les fureurs des chefs dont il subissait le sanglant despotisme à supprimer la noblesse et la royauté, à disperser le clergé et à fermer les églises, à épuiser le trésor et à ruiner le pays affamé. M. Guizot n’a pas désespéré, éclairant ce tiers état sur ses intérêts et sur ses devoirs, d’en faire le soutien du trône, le défenseur de la religion, l’allié de la noblesse et le gardien de la richesse publique, comme il en est la source. Il n’a pas réussi ; il n’a pas créé ce tiers état politique. On répète volontiers qu’il n’a rien fondé, que ses pensées ont péri avec lui ; que les chefs des peuples en sont le fléau stérile, le luxe onéreux, qu’il en coûte cher, pour employer ses propres expressions, d’assister au spectacle donné par leur activité, et que, la toile baissée, il n’en reste rien. Serait-il vrai que les hommes dont notre pays a recherché l’autorité depuis le commencement du siècle n’ont laissé qu’un vain souvenir ? Ne resterait-il rien, en effet, des victoires éclatantes de l’Empire, de ces longs jours de paix au travail consacrés sous la Restauration et le gouvernement de Juillet, des réformes économiques et des larges travaux publics du dernier règne, de ces nobles débats de la tribune qui, tour à tour, ont appelé sur la France l’admiration, l’espoir ou les regrets du monde ? Cela ne se peut pas. Tous ces efforts ont porté des fruits. De même qu’en se rangeant sous les lois du christianisme, la France avait préparé, il y a seize siècles, la conversion de l’Europe, de même son code, sa philosophie, sa littérature, ses mœurs ont laissé son empreinte partout où elle a passé.
Le pays s’était appuyé sur M. Guizot, représentant du tiers état, élevé au premier rang par ses grands talents, soutenu par sa rare éloquence, touchant d’une main pure aux affaires publiques, religieux sans fanatisme, sympathique à la noblesse et fier de son nom plébéien, comprenant l’autorité qui s’attache aux richesses, et restant pauvre au faîte du pouvoir. Ses desseins ne sont pas oubliés ; sa trace reste imprimée sur son époque. Son intelligence a pu se tromper sur les moyens, et qui, d’entre nous, près du pouvoir ou dans les rangs du peuple, ne s’est pas trompé ? Sa conscience, du moins, ne s’était pas méprise sur le but, et c’est une justice que la postérité lui rendra ; ce qu’il voulait : l’ordre et la liberté ; le gouvernement du pays par le pays, l’autorité aux plus dignes, le pouvoir aux plus expérimentés, l’administration aux mains les plus honnêtes, la patrie forte, honorée et calme, des instruments désignés par la Providence le réaliseront, mais non sans travail, sans efforts, sans épreuves.
M. Guizot, qui, dans ses premières leçons à la Sorbonne, avait fait assister la jeunesse à la naissance troublée de notre patrie, à son développement puissant mais laborieux, avait le droit de dire à la fin de sa carrière, dans sa modeste retraite du Val-Richer : « Nos pères n’ont pas vécu plus doucement que nous ; il en coûte cher pour devenir la France. Pour conquérir un bon gouvernement, elle a beaucoup tenté, peu réussi, jamais succombé. Depuis quatorze siècles, elle a subi les plus éclatantes alternatives d’anarchie et de despotisme ; elle n’a jamais renoncé ni à l’ordre ni à la liberté. Le temps n’est pas compté aux peuples pour apprendre à réussir ; la France l’apprendra. Ses succès ont toujours surmonté ses revers, et, lorsqu’elle aura vu pourquoi elle n’a pas réussi, elle obtiendra, en le méritant, le succès qui lui a manqué. » Graves paroles, paroles prophétiques, qui résument les pensées de M. Guizot, apaisées par le calme d’une longue retraite, éclairées par le spectacle des grands évènements qu’il contemplait avec impartialité au temps de la lutte, qu’il jugeait avec sérénité depuis qu’il en était sorti !
À l’heure suprême, au moment où sa belle âme allait se séparer de sa dépouille terrestre, entouré de sa famille en pleurs, attentive à saisir les moindres lueurs de cette lumière éclatante qui s’éteignait pour toujours, M. Guizot mourant exprimait encore en quelques paroles entrecoupées les mêmes sentiments, les sentiments de toute sa vie : « ... Il faut servir la France ! ... c’est un grand pays... pays malaisé à servir, inconstant et incertain... mais il faut le bien servir !... » Même en jugeant la France, il l’admirait, il l’aimait ; les derniers mots qui aient flotté sur ses lèvres, se confondant avec son dernier soupir, exhalaient sa passion pour cette patrie qui, tour à tour, l’avait comblé d’honneurs ou rempli d’amertumes et sur laquelle, dans l’effort où se concentrait sa pensée expirante, il appelait encore tous les dévouements des hommes et toutes les bontés de Dieu.
Nous possédons plus d’un portrait de M. Guizot ; les uns le représentent à la fin de sa carrière, rappelant l’austère physionomie de sa mère ; d’autres le montrent aux premiers jours de sa célébrité ; mais l’admirable portrait que Paul Delaroche a légué à la postérité en restera pour elle l’idéale personnification. Ce n’est plus le professeur dans la chaire savante de la Sorbonne, exposant, jeune alors, ses larges vues historiques devant un auditoire sympathique ; ce n’est pas le philosophe chrétien méditant au déclin de l’âge les leçons du passé ; c’est l’homme d’État à la tribune dans sa force et sa maturité. L’autorité du professeur reparaît, cependant l’œil profond révèle un sentiment plus grave de la responsabilité, un travail plus austère de la réflexion. Le mouvement énergique de la tête, la fermeté de l’attitude font revivre, dans toute son énergie, l’orateur politique fidèle à ses hautes pensées, maître du tumulte de son cœur en face des partis, mettant au service de la vérité une parole puissante mais réglée, une passion énergique mais domptée, une âme calme dans un corps ému.
Ce n’est pas Démosthène, l’honneur de l’ancienne Grèce ; ce n’est pas Cicéron, l’honneur de la vieille Rome ; c’est leur émule, l’honneur de la jeune tribune française, c’est M. Guizot, que l’histoire, dans sa justice, associera sans effort aux deux plus grands orateurs de l’antiquité. Plus heureux que ses illustres prédécesseurs, il n’est pas mort par le poison comme Démosthène, fuyant la vengeance d’Antipater ; il n’a pas été lâchement égorgé comme Cicéron, victime de la fureur d’Antoine. Pour notre consolation dans ces jours de douloureuses épreuves, la Providence a permis, nous épargnant une grande affliction, qu’après avoir soutenu les mêmes combats et subi les mêmes vicissitudes, il ait fini ses jours en paix, dans une demeure respectée, au milieu des soins pieux de son fils, de sa fille et d’une famille tendrement aimée, emportant les regrets du monde entier, pleuré par votre compagnie qui l’avait pris pour guide, et dont la vénération avait encore grandi au moment où la fortune l’avait abandonné.