Discours prononcé le 30. Octobre 1678. par Mr. l’Abbé COLBERT, à preſent Archevéque de Rouen, lorſqu’il fut reçû à la place de Monſieur l’Abbé Eſprit.
MESSIEURS
Quelque grande que ſoit la joye que je dois avoir de l’honneur que je reçois aujourd’huy, elle ne laiſſe pas d’eſtre accompagnée de beaucoup de crainte & d’une juſte confuſion de me trouver à voſtre illuſtre Compagnie. Cette confuſion ſerait encore plus grande ſi je ne penetrois les raiſons que vous avez euës de me donner une place qui m’eſt ſi glorieuſe ; car je n’ay pas la preſomption de croire que vous avez jetté les yeux ſur moy pour contribuer à ces grands Ouvrages que vous avez entrepris, & qui porteront la gloire de noſtre Nation & de noſtre langue dans les ſiecles les plus éloignez. Si vous n’aviez pas eu d’autres vûës en me choiſiſſant on aurait droit de vous reprocher que vous avez mal rempli la place du ſçavant Homme que vous avez perdu, & qui par la politeſſe de ſes écrits a ſi bien ſoutenu l’honneur qu’il avoit d’eſtre un des membres de cette ſçavante Académie ; mais, MESSIEURS, on ne ſçauroit blaſmer voſtre choix ſans injuſlice, c’eſt un effet de voſtre ſageſſe ordinaire & du zele que vous avez toûjours eu de maintenir cette Compagnie dans l’éclat où nous la voyons. Vous ne vous contentez pas de luy donner une reputation immortelle en perfectionnant la langue Françoiſe, & en la rendant la plus accomplie de toutes les langues vivantes ; vous voulez qu’elle ſouſtienne dans la ſuite cette reputation en perfectionnant des ouvriers, qui puiſſent toûjours continuer avec vous le travail que vous avez ſi utilement commencé, & je me trouve aſſez heureux pour eſtre le premier que vous avez creu capable de profiter de vos inſtructions. Juſqu’à preſent vous n’avez choiſi que de grands Maîtres leur profond ſçavoir les mettoit en état de concourir avec vous à ces grands projets que vous avez formez. Vous n’avez plus beſoin que de diſciples, & je puis vous aſſurer que j’en ai les qualitez ; c’eſt-à-dire une grande docilité & une parfaite ſoumiſſion ; & certes, MESSIEURS, il me ſemble que je la fais aſſez paroiſtre aujourd’huy, puiſque pour ſatisfaire aux Loix j’ôte ſurmonter la crainte que me doit inſpirer cette Aſſemblée compoſée de ce qu’il y a de plus illuſtre dans tous les ordres de l’Eſtat. Que ces Loix me ſeroient favorables ſi elles m’obligeoient à ne vous parler qu’après vous avoir écoutez long temps ! je ſerois animé par vos exemples, je me ſervirois des pensées nobles & élevées que vous m’auriez fournies. Ce ſeroit alors que mon remerciment pourroit répondre à la place que vous m’avez accordée ; ce ſeroit alors que je pourrois parler dignement de noſtre auguſte Monarque. En effet, MESSIEURS, ce lieu ne doit retentir que du nom de Louis LE GRAND, de Louis le Conquerant, de l’Invincible Louis, qui à tous les titres augustes qu’il s’est acquis, a voulu joindre celuy de Protecteur de l’Académie Françoiſe. Ce n’eſt plus le temps de s’eſtendre ſur les louanges de vos premiers Protecteurs. Ils me fourniroient à la vérité la matiere de plusieurs éloges. J’admirerois le vaſte genie de cet illuſtre Cardinal, qui dans le temps meſme qu’il ſe ſervoit avantageusement de la confiance de son Maiſtre, qu’il formoit le glorieux deſſein d’abbattre l’hereſie ſans craindre les deſordres qui auroient suivi une longue minorité ; dans le temps meſme qu’il oſtoit aux heretiques leurs forces & leurs places de ſeureté, & qu’il ſe ſervoit des heureux succès des armes de la France presque toûjours victorieuſes, pour ruiner les pretentions injustes de la Maison d’Autriche ; employoit ſes heures de loiſir à l’étude des belles lettres, ſe delaſſoit de ce qui fait noſtre travail, & de ce qui eſt l’objet de nos plus ſerieuſes occupations.
Que ne dirois-je pas de Monſieur le Chancelier Seguier, qui par ſa profonde capacité & par la parfaite connoiſſance qu’il avoit des fondemens de la Juſtice, s’eſt fait admirer dans toute l’Europe pendant l’espace de trente trois années, qu’il a employées ſi utilement au bien de la France dans l’exercice d’une des plus importantes Charges de l’Eſtat ?
Que ſi, MESSIEURS, vous vous eſtes acquis une ſi grande reputation ſous ces illustres Protecteurs, que ne devons-nous pas attendre de vous à preſent que vous eſtes ſous la protection de noſtre auguſte Monarque ? Il ne vous pouvoit arriver rien de plus avantageux : mais j’oſe aſſurer que ce Prince invincible avoit auſſi quelque intereſt de faire cet honneur à l’Académie Françoiſe. Il protege une Compagnie qui contribuera à donner à ſes grandes actions l’immortalité qu’elles ont ſi juſtement meritée. Mais je me trompe, MESSIEURS, ce ſont les exploits de LOUIS LE GRAND, c’eſt cet aſſemblage de vertus militaires & politiques qui donnera l’Immortalité à vos Ouvrages. La derniere poſterité, après avoir eſté prevenuë par la renommée les recherchera avec ſoin pour y trouver les recits veritables de la vie du plus grand Roy du monde. Que ces recits ſeront eloquens s’ils ſont simples, & qu’il y aura d’art à ne point employer tout l’artifice l’éloquence dans les autres matieres. Tirez ſeulement, ſi vous le pouvez, des images fidelles des actions de ce grand Monarque : il vous a fourni des miracles & des prodiges qui feront naiſtre dans voſtre esprit des pensées & des expreſſions extraordinaires. Et c’est ainsi que vous porterez l’éloquence Françoiſe au deſſus de la Grecque & de la Romaine, moins ſouſtenuë par la dignité de leur sujet que par l’eſprit des Orateurs qui eſtoient ſouvent obligez de louer dans leurs Héros des vertus qu’ils leur ſouhaittoient, pluſtoſt que celles qu’ils y voyoient. Ils faiſoient ſous des noms empruntez des modeler fabuleux où tous les Princes pouvoient apprendre l’Art de régner : mais quelque belles que fuſſent leurs idées, elles ſeront ſurpaſſées par la vérité de vos écrits. Les Rois les auront toûjours entre les mains ; ils y apprendront à ſe bien conduire dans la paix, à reſtablir l’ordre dans la Juſtice, & à réformer les Loix, à procurer l’abondance par le commerce, à faire fleurir les Arts, à réprimer fortement la licence, à recompenſer libéralement le merite. Ils y apprendront le dur meſtier de la guerre, à ſurmonter les obſtacles des élemens, à dompter les Nations les plus fieres, à forcer les places qui paroiſſoient imprenables, à commander en grands Capitaines, & à s’expoſer meſme quelquefois en braves ſoldats ; car enfin, MESSIEURS, à preſent qu’à l’ombre des lauriers nous allons jouir d’une Paix que noſtre Prince victorieux va impoſer à toute l’Europe, nous ne ſommes plus retenus par la juſte crainte qui nous empeſchoit de donner à ſa valeur les éloges qu’elle mérite. Nous n’oſions, au milieu de la guerre & pendant le cours de ſes victoires, vous faire connoiſtre l’eſtonnement où eſtoit tout l’Univers de voir réunies en ſa perſonne toutes les vertus d’un grand Conquérant. Nous devions pluſtoſt appliquer nos ſoins à luy cacher l’éclat de ſa gloire, il ne l’avoit eue trop devant les yeux, elle ne l’emportoit que trop loin, & elle eſtoit pour nous une ſource trop féconde de craintes & &inquiétudes, mais nous ſommes à preſent dans une pleine liberté. Publions hardiment la réputation qu’il s’eſt acquiſe en marchant luy-meſme à la teſte de ſes troupes, en ſouſtenant luy ſeul la guerre contre toute l’Europe liguée. Faiſons-le voir partant du milieu de ſa Cour, la plus floriſſante de l’Univers, dans la ſaiſon la plus fâcheuſe, dans le temps deſtiné au repos, & jettant la terreur dans toutes les places ennemies, attaquant les mieux fortifiées, lors meſme que la ſeule Puiſſance qui eſtoit demeurée neutre ſe diſpoſoit à ſe déclarer contre luy, & qu’elle preſtoit des forces à ſes Ennemis. Faiſons le voir ordonnant luy meſme les travaux, les viſitant jour & nuit dans les temps les plus incommodes, profitant ſouvent de l’ardeur que ſon exemple inſpiroit à ſes ſoldats, de la terreur de ſes ennemis, paſſer par deſſus les formes ordinaires des Sieges, pour paſſer, & emporter en peu de jours des villes qui avoient occupé pendant pluſieurs mois les armées les plus nombreuſes.
Mais que ſais-je, MESSIEURS ? Dois-je entreprendre de parler devant vous de ce Prince qui épuiſera toutes vos ſçavantes meditations ? C’eſt à vous à nous faire le détail & à nous découvrir tout l’éclat de ſes actions heroïques. C’eſt dans vos écrits pleins d’éloquence & de politeſſe que nous le verrons méditer, reſoudre & exécuter l’attaque de quatre grandes places qu’il inveſtit & emporte en meſme temps, après avoir traverſé plus de cent lieues de païs eſtrangers qu’il laiſſoit entre luy & ſes Eſtats. C’eſt-là que nous le verrons ſur les bords du Rhin animer par ſa preſence ſes eſcadrons, qui ſans ſe rompre ſe jettent dans ce grand fleuve, le paſſent à la nage, & forcent en meſme temps une armée ennemie, qui ſe croyoit en ſeureté avant un tel rempart devant elle. Vous le repreſenterez attaquant & enlevant aux ennemis dans la ſuite de cette meſme Campagne trente de leurs plus fortes Places, & les reduiſant par la terreur de ſes armes victorieuſes à la neceſſité d’appeller à leur ſecours le plus fier de tous les élements, & d’abandonner tout ce qui leur reſte de terres à ſes ravages, par le renverſement de ces digues prodigieuſes que la nature, l’art & le travail de deux cens ans avoit eſlevées pour le contenir. Vous le ferez voir entreprenant les deux celebres Conqueſtes de la Franche-Comté dans les plus rudes temps de l’hiver, emportant avec une rapidité incroyable toutes les places de cette Province, dont une ſeule avoit arreſté longtemps le plus renommé de tous les Capitaines Romains.
Vous parlerez de l’entrepriſe eſtonnante de ſon Régiment des Gardes qui choiſit l’heure de midy, pour eſcalader la Citadelle de Beſançon. Vous deſcrirez l’intrépidité de ſes ſoldats, qui ſe ſouſtenant les uns les autres, s’attachent des pieds & des mains contre ce rocher inacceſſible, forcent en peu d’heures toutes les défenſes, & ſe rendent enfin les maiſtres, nonobſtant la reſiſtance des meilleures troupes ennemies qui le défendent, avec toute l’opiniaſtreté imaginable. Vous retracerez l’image de ce fameux ſiege, où par un effet de ſa clémence digne de toutes nos admirations & de toutes nos louanges, il a fait voir en garantiſſant du pillage une ville riche abondante, expoſée à l’inſolence du ſoldat victorieux, qu’il ne ſçait pas moins ſe faire obeïr par les ſiens que redouter par ſes ennemis : qu’il ne fait la guerre que pour rendre heureux les peuples en ſe les aſſujettiſſant, & qu’il a trouvé dans ſa victoire quelque choſe de plus glorieux que la victoire meſme. Enfin après que vous aurez couronné ſes exploits, & que vous aurez fait l’éloge de toutes ſes qualitez Royales, vous acheverez ſon Panegyrique en publiant cette grandeur d’ame qui luy fait oublier ſa propre gloire, & qui l’arreſte au milieu de ſes conqueſtes pour faire ſentir pleinement à ſes ſujets la félicité de ſon regne dans les douceurs de la paix. Content d’avoir fait connoiſtre qu’il peut tout vaincre par ſa valeur, il veut faire voir auſſi qu’il ſe peut ſurmonter luy-meſme ; & ne craignez point de dire que cette paix qu’il donne à ſes ennemis eſt un plus beau trophée que celuy qu’il auroit élevé après les avoir entierement ſubjuguez. Mais, MESSIEURS, attendez que ce grand Ouvrage fois achevé ; il ne faut rien d’imparfait dans l’Éloge d’un Monarque que le Ciel a fait naiſtre pour accomplir le bonheur de toute la terre, d’un Monarque inimitable dans la guerre, inimitable dans la Paix, luy ſeul comparable à luy meſme, Pour moy, MESSIEURS, je taſcheray de me former ſur vos exemples je profiteray de l’avantage que j’ay d’entrer dans voſtre ſçavante Compagnie ; trop heureux ſi je puis me rendre capable de publier un jour avec vous les louanges de noſtre fameux Conquerant.