Discours prononcé le 29 décembre 1714 par M. l’Abbé Massieu de l’Académie Royale des Médailles & des Inscriptions, & Professeur Royal en Langue Grecque, lorsqu’il fut reçu à la place de M. l’Abbé de Clerambault.
Messieurs,
Que ne doivent point esperer ceux qui cultivent les Lettres avec du génie & des talens ? Moi qui n’ai d’autre mérite que celui de les avoir toujours aimées ; je me vois parvenu à tout ce qui est le plus capable de flatter une ambition délicate & éclairée. Élevé déja depuis quelque temps à deux places considerables dans la République Litteraire, honoré de protections respectables, admis enfin, pour comble de gloire, dans cette Auguste Compagnie, je n’ai plus de souhaits à former. Mais, oseois-je le dire, ces avantages insignes, dont je connois tout le prix, ne sont pas ce qui me touche le plus ; c’est l’honneur de les tenir de vous. Oui, Messieurs, dussiez-vous rougir de votre ouvrage, je vous dois originairement tout ce que je suis. Permettez-moi un détail, qui en établissant un fait si glorieux pour moi, vous prouvera peut-être encore que rien n’échappe à ma reconnoissance.
Ce fut un de vos Confreres[1], Messieurs, qui m’ouvrit la carriere de la Gloire. Le Roi venait de donner une nouvelle forme à une Compagnie, qui née de la vôtre, soûtenoit avec honneur l’éclat de son origine. Je ne crains point de lui rendre devant vous la justice qui lui est düe. Sortie de son sein, composée en partie de ceux que vous comptez entre vos principaux ornemens, émule de votre application & de votre zele, occupée comme vous sans relâche à transmettre aux siecles à venir les évenements du plus glorieux de tous les Regnes ; elle merite de vous être chere. J’y fus reçü, Messieurs, je n’oublierai jamais cette premiere faveur, source de toutes celles qui m’ont été depuis accordées. Mais je n’oublierai jamais aussi que j’en fus redevable à un des plus dignes Sujets qu’a eu l’Académie Françoise ; à un homme qui plus recommandable encore par l’intégrité de ses mœurs & la droiture de son caractere, que par l’élevation de son génie & la force de son éloquence, réunissoit en sa personne les vertus de Caton & les talens de Démosthene.
Bien-tôt après, une place se presenta dans ce fameux Lycée, qui sera un monument éternel du zele de François I. pour les Lettres, & qui embrasse la connoissance de toutes les Langues scavantes. la mort enleva le docte personnage, qui enseignoit celle qu’Homere & Pindare ont parlée. Ce fut encore parmi vous, Messieurs, que je trouvai dans cette occasion un Mécene[2]. Et de qui cet homme illustre ne l’est-il pas ? Cheri & réveré de tout ce qu’il y a de Scavants en France & dans les Pays étrangers, il semble n’avoir d’autorité que pour la faire servir à l’accroissement des Sciences. il crut entrevoir en moi les qualitez que demandoit l’emploi vacant. Et graces à ses soins génereux, je succédai à Monsieur l’Abbé Galois dans la fonction honorable d’exposer les beautez d’une Langue, qui n’a cessé que depuis votre établissement de tenir le premier rang sur toutes les autres.
Je n’avois jusques-là des obligations qu’à quelques-uns de vous, Messieurs ; j’en eus dans la suite à toute l’Académie. Depuis ce tems, elle ne fit presque point de pertes, qu’elle ne daignât jetter vers moi quelques regards. Je trouvai au milieu de vous un grand nombre d’amis zelez. Ceux-même, qui ne montrerent pas tant d’ardeur, s’expliquerent en des termes si obligeants, que j’eus tout lieu d’esperer qu’à l’avenir ils ne me seroient pas moins favorables que ceux qui se déclaroient le plus vivement. Et peut-être que dès-lors j’aurois eu également à me louer des uns & des autres, si des hommes du premier ordre, distinguez par la plus haute naissance & par les plus éminentes dignitez, mais plus distinguez encore par les qualitez personnelles & par le mérite réel, n’avoient réuni en leur faveur les suffrages de toute l’Académie, & les vœux de toute la France. L’attention qu’il vous plut de me donner dans ces différentes conjonctures, m’attira celle du Public. Je sortis de l’obscurité, où j’étois demeuré jusqu’alors par mon insuffisance & par goût. Je commençai malgré moi d’avoir un nom. Et que ne vous dois-je pas, Messieurs, pour les heureux effets qui suivirent ? Les bontez que vous me témoignâtes, redoublerent celles qu’un gnereux Protecteur[3] m’avoit marquées dès sa plus tendre jeunesse ; il se sçut gré d’avoir toujours pensé de moi, ce que vous paroissiez en penser vous-mêmes ; il m’appella auprès de lui. Que vous dirai-je ? Il mit le comble à ses bienfaits & aux vôtres, en inspirant les sentimens qu’il avoit pour moi, au vigilant & infatigable Ministre, avec lequel il est encore plus uni par le cœur que par l’alliance ; & qui après avoir soutenu l’État pendant les difficultez d’une longue & cruelle guerre, s’occupe maintenant tout entier, à chercher les moïens de nous faire goûter pleinement les fruits de la Paix.
Mais où m’emporte le souvenir des bontez, dont vous m’avez prévenu ? je ne songe pas que les raconter, c’est publier moi-même ma honte. Qu’avois-je fait alors, & qu’ai-je fait depuis pour les mériter ? Je ne me suis point négligé, Messieurs. Qu’il me soit permis de vous rendre compte de mon loisir. J’ay travaillé selon mes forces ; & les deux places que j’occupe m’ont souvent mis à portée d’assayer le goût du Public. Mais quoiqu’il ait paru quelquefois recevoir assez favorablement mes foibles productions, quoiqu’il ait témoigné quelque envie de les avoir ; une juste défiance m’a toujours retenu. J’ai pensé que si je les exposois au grand jour, elles paroîtroient sous vos yeux ; je les ai jugées sur le point de perfection où vous avez porté les règles ; je les ai comparées avec les chef-d’œuvres qui sortent tous les jours de vos mains ; j’ai senti la disproportion. Faites-moi grace sur un manquement de titre, qui ne vient que de la haute idée que j’ai de vous.
Du moins si au défaut des ouvrates, je vous apportois quelques-unes des excellentes parties qui se trouvoient dans mon illustre Prédecesseur. il n’étoit pas de ces hommes qualifiez, qui s’imaginent qu’un grand nom est un privilege d’ignorance. Monsieur l’Abbé de Clerambault brûla toute sa vie d’un désir insatiable d’apprendre. Issu d’une Maison, où la gloire des armes étoit héreditaire, mais appellé à un état qui ne lui laissoit en partage que l’Éetude ; il résolut de porter l’érudition aussi loin que ses Ayeuls avoient porté la valeur. Personne n’a jamais fait un meilleur usage du temps précieux de la jeunesse. La Sorbonne retentit encore des applaudissemens, que lui attirerent ses premiers succés. Philosophe & Theologien, il parloit sçavamment de ce que la Nature & la Religion ont de plus obscur. Profond dans l’Histoire, on eut dit qu’il s’étoit trouvé à tous les siecles, qu’il avoit vû tous les païs. Combien de fois avez-vous admiré cette multitude prodigieuse de faits dont il avoit rempli sa mémoire ? Sur quel évenement, sur quelle circonstance, sur quelle date l’avez-vous trouvé en défaut ? Sa curiosité ne s’étoit pas bornée à ce que les Sciences ont d’attrayant & de gracieux. L’envie d’être utile l’avoit engagé dans ces recherches désagréables & rebutantes, dont on doit tenir d’autant plus de compte aux personnes qui les font, qu’on n’a pas le courage de les faire soi-même ; & qu’on est ravi pourtant de trouver au besoin des hommes qui ayent bien voulu se charger d’un semblable travail. Que dirai-je de son admiration & de son zele pour l’Académie ? C’est sur ce point, Messieurs, que je ferai gloire de ne lui ceder jamais.
J’ai toujours regardé cette Compagnie, non seulement comme l’élite de la plus polie de toutes les Nations ; mais encore comme le précis de ce qu’il y a eu de génie, de sçavoir & de goût dans tous les siecles. Obligé par mon ministere de feuilletter jour & nuit ces ouvrages immortels que l’Antiquité nous a laissez, je les ai retourvez dans les vôtres. J’ai reconnu que sur tous les genres d’écrire, la France avoit en vous de quoi opposer aux plus excellens hommes que l’Italie & la Grece ayent produits ; j’ai senti que souvent égaux, quelquefois supérieurs à ces grands modèles vous nous avez approprié toutes leurs beautez ; que vous nous en avez donné qui ne sont que de vous ; en un mot que vous avez fait de notre Langue, ce qu’ils ont fait de la leur. Que dis-je, Messieurs, notre Langue aura par vos soins un sort que n’ont point eu celles des Romains & des Grecs. Non contents de l’avoir élevée au dernier degré de pureté, d’élegance, de précision é de force ; vous travaillez continuellement à la maintenir dans l’état où vous l’avez mise. Et j’ose assurer que cette seconde attention n’est pas moins digne de vous que la première. Vous le sçaver, Messieurs, les Langues ne sont jamais plus exposées à dégenerer, que lorsqu’elles sont plus parfaites. L’heureux intervalle, qui produisit les meilleurs Écrivains de Rome, ne fut pas de longue durée. Le penchant que les hommes ont au changement, l’amour de la singularité, la tentation de dire des choses neuves, bannirent bien-tôt les graces naturelles, & introduisirent les ornemens recherchez. On ne voulut plus s’énoncer qu’avec esprit. On entendit finesse à tout. Les expressions eurent deux faces ; & outre un sens direct, en presentement un détourné. On substitua aux beautez réelles des riens délicats. La symmetrie marquée prit la place de l’ordre caché. On hazarda au-delà de bornes. Tout ce que l’on écrivit étincella de traits, & à chaque mot excita la surprise. Manière d’autant plus dangereuse, qu’elle est plus propre à éblouir ; que circonspecte au commencement, elle ne garde plus de mesures dans la suite ; & qu’on ne s’aperçoit de ses pernicieux effets, que lorsqu’elle a entièrement corrompu le fond d’une Langue. Celle que nous parlons, Messieurs, n’aura rien de semblable à craindre. Vous prenez toutes les précautions nécessaires pour la préserver de ces changements imperceptibles. Vous vous opposez avec vigueur à ces défauts agréables, qui tâchent de s’insinuer sous les apparences des beautez. Vous ne cessez de rappeller nos écrivains, de l’affectations à la nature, du raffinement à la simplicité, du brillant au solide ; de la manière des Lucains & des Seneques, à celle des Cicerons & des Virgiles.
Tel fut le double objet que se proposa votre célèbre Fondateur. Il ne se promit pas simplement que vous porteriez le langage François à toute la perfection dont il étoit susceptible ; il compta que la perfection, où vous auriez porté, subsisteroit autant que la Monarchie. Ce profond & vaste Genie, né pour changer la nature des choses, entreprit de rendre stable ce qui jusqu’alors avoit été sujet à de continuelles vicissitudes ; & après avoir fixé la fortune de l’État, forma le hardi projet de fixer celle de notre Langue.
Il ne fut pas long-temps sans reconnoître qu’il ne s’étoit pas trompé dans ses vües. Tout le Royaume sentit l’utilité de votre institution. Ce qu’il y avoit de plus respectable dans les divers ordres qui le comoosent, souhaita d’être admis parmi vous. Un fameux Chancelier se fit honneur d’être votre Confrere. Non moins Chef des Lettres que de la Justice, il vous ménagea tous les momens, que lui laissoient ses importantes occupations. Il fut comme un second Fondateur pour vous, lorsque vous eutes perdu le premier ; & acceptât alors la qualité de votre Protecteur, que vous lui déferaces unanimement, il crut ajouter par là un nouvel éclat aux grandes dignitez dont il étoit revêtu.
Mais si Armand & Seguier furent si touchez de ce titre, qu’eussent-ils pensé, s’ils avoient pû prévoir toute la gloire qui lui étoit réservée ? s’ils avoeint sçû qu’un jour il seroit porté par LOUIS ; qu’il deviendroit un droit de la Couronne ; & que sur la Liste des Protecteurs de l’Académie, on ne trouveroit plus après leurs noms, que des noms de Rois ?
Ici, Messieurs, tous vos cœurs volent vers le grand Prince, à qui vous êtes redevables d’une prérogative si singuliére. Appliquez sans cesse à lui marquer votre reconnoissance, vous ne pouvez vous satisfaire sur ce premier de vos devoirs. Quelques efforts que vous fassiez, vous éprouverez toujours que vos expressions sont autant au-dessous de vos sentimens qu’elles sont au-dessous de sa gloire. Mais l’impossibilité de trouver des termes, qui la représentent avec tout son éclat, ne rallentit point votre zele. Dans cette foule de merveilles, dont son regne est un enchaînement continuel, il n’y en a point que vous n’ayez célébrée. Vous avez peint des plus vives couleurs cet assemblage de rares qualitez, qui ne s’est jamais trouvé qu’en lui seul : cette piété, qui le rend plus grand aux yeux de Dieu, qu’il ne l’est par sa dignité aux yeux des hommes ; cette justice, qui l’a plus d’une fois obligé de prononcer contre lui-même ; cette modération, qui lorsqu’il peut tout, le porte à ne vouloir que ce qu’il doit ; cette égalité d’ame, qui l’éleve au-dessus de l’une & de l’autre fortune ; cette prudence, qui change les revers en succès, & tire la prospérité du sein même de la disgrace ; ce Heroïsme enfin, qui porté au comble se soutient de toutes parts, & forme son véritable caractere. Il vous reste à le pleindre dans le point de vüe où il se présente aujourd’hui : Triomphant de ses ennemis, plus par le charme de ses vertus, que par la force de ses rames ; achevant d’étouffer les restes de la révolte & de la guerre ; assurant le repos des Nations ; rendant la Paix au monde. Mais en traçant à la postérité, ce qu’il fait pour l’Univers ; gravez en caractères ineffaçables, ce qu’il a fait depuis peu pour nous. Eh qui de nous, Messieurs, n’a pas été attendri d’un spectacle si touchant ? Plus Père encore que Roi, il ne se contente pas de faire notre bonheur, il songe à l’éterniser ; dans l’envie de l’établir sur des fondemens inébranlables ; il perce l’avenir ; il porte ses vües augustes sur un tems auquel nous ne pouvons penser sans frayeur ; il fait taire les plus justes répugnances de la nature, pour se livrer tout entier aux mouvemens de sa tendresse. Que ce dernier trait de sa bonté, redouble, Messieurs, votre ardeur. Remplissez tous vos ouvrages de son nom sacré. Multipliez à l’envi les monumens de votre reconnoissance. Quel avantage pour moi, de pouvoir estre le spectateur de vos travaux ! Heureux, si çà force de les étudier, de les admirer, je pouvois parvenir quelque jour à en être l’imitateur.