M. Charles Blanc, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. de Carné, y est venu prendre séance le jeudi 30 novembre 1876, et a prononcé le discours qui suit :
Messieurs,
C’est la première fois, si je ne me trompe, que l’Académie française ouvre ses portes à un membre de la quatrième classe de l’Institut, à un écrivain dont les seuls titres sont d’avoir consacré sa vie à l’étude des arts, non pour les pratiquer, mais pour en écrire l’histoire, pour en découvrir les lois, s’il était possible, et pour en dire les beautés. En me donnant à représenter ce genre d’étude dans une compagnie telle que la vôtre, vous m’avez fait un honneur qui me déconseille la modestie, car il me semble que je manquerais de respect à tant d’hommes illustres qui m’ont accordé leur suffrage, si j’affectais de m’en croire indigne.
Oui, Messieurs, quand j’ai appris mon élection à l’Académie, j’ai été heureux et fier, très-fier et très-heureux ; mais, après les premiers moments de joie, j’ai dû songer au devoir que j’avais à remplir avant de prendre séance au milieu de vous ; j’ai dû m’enquérir de vos usages et, en compulsant les archives de votre Académie, j’ai vu que ces usages avaient un peu varié. Au commencement, lorsque la compagnie, sortant de la maison de Conrart, fut accueillie par le chancelier Séguier dans son hôtel, ce fut une convenance de n’y être reçu qu’en adressant un compliment à l’Académie et en faisant l’éloge de son fondateur et de son hôte. Mais le cardinal ne voulut pas être loué de son vivant, et il biffa de sa main l’article des premiers statuts portant que les académiciens promettaient de vénérer la mémoire de Monseigneur. Bientôt s’établit la coutume de développer dans les discours de réception un thème librement choisi par le récipiendaire, qui ne se croyait pas tenu d’y joindre un éloge de son prédécesseur. Bossuet, par exemple, prend pour sujet l’institution de l’Académie et ne dit pas un mot de M. du Châtelet auquel il a succédé. Le maréchal de Villars, un peu surpris de se voir académicien, oublie les ouvrages et les mérites de l’évêque de Senlis. Buffon, exposant avec pompe ses idées sur le style, ne prononce pas même le nom de l’archevêque de Sens qu’il a remplacé.
Si j’invoque ces souvenirs, Messieurs, ce n’est pas pour me dispenser de faire l’éloge de M. de Carné, c’est seulement pour qu’on me pardonne si, ne pouvant peindre le portrait achevé d’un homme que j’ai très-peu connu, je ne vous donne qu’un léger crayon de sa personne, de son caractère et de son talent.
M. le comte Louis de Carné était un gentilhomme breton. Il était né à Quimper et il comptait plus de six cents ans de noblesse dans sa famille ; lui-même il nous, apprend qu’en 1248, Olivier de Carné fut un de ceux qui, sur la semonce du duc de Bretagne, s’embarquèrent à Nantes pour aller rejoindre en Chypre les croisés. Lorsque Louis de Carné entra dans la vie, sa famille était ruinée. Le premier spectacle de son enfance fut celui d’un duel incessant entre la détresse et l’orgueil, et le premier sentiment qu’on lui inspira fut la haine de la Révolution. Dans la maison paternelle, les entretiens du soir roulaient sur les scènes de la Terreur. On lui parlait de son père, qui avait émigré ; des’ prisons de la ville, où sa mère avait été enfermée deux ans ; des visites domiciliaires ordonnées par le district ; des prêtres qui s’étaient cachés pour dire leur messe, et qu’on avait poursuivis... Enfin, les impressions de ses jeunes années furent sinistres autant que les commencements de sa vie étaient rudes. Un jour d’hiver, en 1819, — il avait à peine seize ans, — sa mère reçut de Paris une lettre tout à fait inattendue, une lettre qu’elle regarda comme un message de la Providence : c’était la lettre d’un grand-oncle maternel, octogénaire, qu’on avait perdu de vue depuis longtemps, et qui proposait de recevoir chez lui son petit-neveu, pour lui faire continuer et achever ses études, à Paris. Justement, Louis de Carné, qui végétait alors sur les bancs d’un collége communal, rêvait d’un avenir inconnu et aspirait, de toutes les puissances de sa jeune âme, à connaître cette ville célèbre, où l’on n’avait guère les moyens de l’envoyer pour l’y entretenir. Expédié en grande vitesse par la diligence, il ne mit que cinq jours pour arriver à Paris.
Dans son oncle, qui s’appelait le chevalier de Lanzay-Trézurin, Louis de Carné allait retrouver les sentiments de sa famille. Seulement, la haine de la Révolution était associée, chez M. de Trézurin, à un voltairianisme élégant et frivole, qui avait son origine dans un séjour à Ferney et dans les bontés de Mme Denis, la nièce de M. de Voltaire. En recevant son petit-neveu, le chevalier de Lanzay lui tint à peu près ce langage : « Vous êtes ici dans une ville qui offre beaucoup de ressources pour l’instruction et pour le plaisir. Visitez les monuments et les curiosités de Paris, suivez les écoles ; ne vous faites pas écraser par les voitures, et, quand vous traverserez ce salon, ne dérangez pas mon échiquier. »
Quel ne fut pas l’étonnement du vieillard lorsqu’il s’aperçut, au bout de quelques jours, que son neveu ne quittait pas le quartier latin, qu’il ne connaissait pas d’autre plaisir que de suivre assidûment les cours de la Sorbonne et du Collége de France, qu’il s’intéressait à la politique, qu’il lisait la Minerve, et que son plus vif désir était d’obtenir un billet pour la Chambre des députés ! L’idée qu’il allait réchauffer dans son sein un petit serpent doctrinaire, surprenait au dernier point M. de Trézurin et le révoltait. Il se répandait en sarcasmes sur les singulières tendances de la jeunesse d’alors, sur une conduite si peu semblable à celle qu’il avait tenue lui-même avant de partir pour la Guerre de sept ans, — où, par parenthèse, il avait assisté, disait-il, à des batailles qui valaient bien celle d’Austerlitz, — et il répétait à son neveu, sur tous les tons, qu’il n’appartenait pas à un jeune homme bien élevé d’aller voir les ministres du roi se colleter avec des avocats et des pédants, pour les menus plaisirs de la galerie, et cela de par la charte, qu’il prononçait la chatte, et qui, en somme, lui paraissait une chose assez peu décente... Mais bientôt la colère du chevalier s’éteignait dans un fin sourire qui semblait trahir vaguement cette pensée :
Prêtez-moi vos vingt ans si vous n’en faites rien.
On parle beaucoup aujourd’hui de l’influence des milieux ; si cette influence était décisive, elle eût fait de M. de Carné un ennemi acharné des idées de 89, un ultra, comme on disait alors ; mais les milieux ont aussi le pouvoir de pousser aux réactions les natures quelque peu originales, et ils engendrent souvent les contraires aussi bien que les semblables. M. de Carné, il est vrai, restait le moins possible chez son oncle. Il avait élu domicile à la place Cambrai. Résolu à faire lui-même son éducation, il consommait tous les livres, il suivait tous les cours, allant de M. Villemain à M. Burnouf, de M. Cousin à M. Guizot, de M. Barbier du Bocage à M. de Portetz. Il apprenait ainsi l’histoire, la littérature, la philosophie, la haute latinité, le droit des gens, la géographie, même un peu de chimie, et telle était son assiduité, — il le raconte lui-même, — que l’appariteur, le croyant homme à tout endurer, lui vint un jour demander timidement s’il ne voudrait pas servir d’auditoire au professeur de chinois.
Tout était plaisir, rien n’était travail, dans cette éducation, à la fois attrayante et passive, de M. de Carné. La gravité de M. Guizot lui imposait, lorsque le maître, en développant l’histoire de la civilisation, marquait les étapes de la liberté. M. Cousin l’électrisait pour un moment, lorsque, entraînant son auditoire et entraîné lui-même par son éloquence, il exposait avec feu ses croyances spiritualistes et ses idées sur l’éclectisme, idées qui paraissaient alors des hardiesses à quelques auditeurs, car, s’il y a du bon dans toutes les philosophies, c’est qu’il y a du mauvais dans toutes, aucune ne contenant la vérité absolue, et comment le jeune Bas-Breton pouvait-il admettre que la vérité absolue fût à chercher encore, lorsqu’il la croyait trouvée, fixée, depuis des siècles, dans la foi de ses pères ?
Anti-voltairien, fort peu gallican, catholique pur, M. de Carné était tout cela avec passion ; mais, si l’on n’est pas toujours de son milieu, on est toujours un peu de son temps, et, comme la liberté était alors dans l’air que chacun respirait, il se fit au fond de son âme une sorte de compromis. Ultra en religion, il n’entendait pas être ultra en politique. Il déplorait la suppression des Jésuites, mais il blâmait la suppression de l’École normale. Comme cette partie de la jeunesse qui était affiliée à la Société des bonnes études, et qui allait fonder avec lui le Correspondant, il espérait concilier la liberté avec le catholicisme ultramontain, et rendre la monarchie impérissable en lui infusant une certaine dose de libéralisme. C’était là le rêve de sa jeunesse ; ce fut la pensée de sa vie entière. Il poursuivit cette pensée dans les diverses carrières où il entra : au ministère des relations extérieures, où il débuta dans le bureau des attachés, créé par M. de Damas ; à la légation de Lisbonne, où il rejoignit le duc de Rauzan ; dans la presse catholique, dont il fut au commencement l’écrivain le plus actif ; à la Chambre des députés, où il fut envoyé quatre fois par les électeurs du Finistère ; enfin à l’Académie française, où nous savons qu’il était particulièrement honoré.
Vous me pardonnerez, Messieurs, si je me borne à esquisser la biographie de M. de Carné. Lui-même, il l’a écrite en partie, d’une couleur discrète, mais avec infiniment plus d’intérêt que je ne saurais le faire, dans un livre qui est un de ses meilleurs ouvrages : Souvenirs de ma jeunesse au temps de la Restauration. L’auteur y raconte le voyage qu’il fit en Espagne, avec la permission du ministre, avant de se rendre à Lisbonne ; puis les troubles sanglants qui furent suscités en Portugal par la trahison et l’odieux coup d’État de l’infant don Miguel, ensuite l’excursion qu’il fit à Londres pour y prendre une teinture de l’Angleterre et surtout pour y voir O’Connell. À chaque pas de son récit on est arrêté par un portrait finement touché, mais sommairement, par une anecdote significative, par une peinture de mœurs, comme celle-ci, par exemple : « Quelle impression (dit M. de Carné) peut emporter de la société espagnole un homme du monde dressé à nos réunions élégantes et froides, lorsqu’il se trouve dans une tertulia où les femmes arrivent sans toilette et les hommes en redingote, soirée libre et bruyante qui, lors même qu’elle a lieu chez une personne d’un rang élevé, éveille, par la familiarité des interpellations et le sans-gêne des habitudes, l’idée d’une bruyante assemblée de grisettes, causant chacune en aparté avec des commis de magasins ? Dans toutes les classes de la société espagnole, ces réunions ont la même physionomie pittoresque et simple, car partout la franqueza est la même et le naturel charmant. Les Espagnoles sont assurément les plus séduisantes créatures du monde entier. Plaire est leur plus chère pensée, et c’est sans art comme sans calcul qu’elles s’abandonnent à la plus constante préoccupation de leur vie. Passionnées sans coquetterie, et plus souvent infidèles au devoir qu’à l’amour, ignorantes, mais spirituelles, devinant tout sans avoir rien appris, elles ont une surabondance de sève qui confond l’étranger de surprise, tant ces riches plantes en plein vent contrastent avec nos savantes cultures en espalier ! »
Ce que M. de Carné a écrit sur lui-même s’arrête à 1830 ; mais il est facile de compléter son récit en parcourant le Moniteur, où l’on peut lire tous ses discours à la Chambre, la Revue des Deux-Mondes, où il écrivit beaucoup, les Études sur le gouvernement représentatif en France, les Fondateurs de l’unité française et les États de Bretagne.
Je ne vous dirai pas, Messieurs, le rôle que joua M. de Carné à la Chambre sous le règne de Louis-Philippe. Les questions qui s’agitaient en ce temps-là ont beaucoup perdu de leur importance depuis les terribles événements de la guerre et de l’invasion ; la plupart des débats qui passionnaient alors les esprits n’ont guère laissé plus de trace que des conversations interrompues par un tremblement de terre. Cependant, parmi tant de discours oubliés, il en est qui ont conservé un intérêt politique, parce qu’ils portent sur des problèmes non encore résolus. Je veux rappeler ici l’attitude que prit M. de Carné dans la question d’Orient,si brûlante sous le ministère de M. Thiers. La Turquie était déjà, en 1840 ce singulier malade qui semblait ne devoir la vie qu’à la peur que chacun avait de le voir mourir dans les bras d’un autre. M. de Carné prit une vive part au débat soulevé par les victoires d’Ibrahim, et il prononça un discours remarquable, qui a été résumé de la manière la plus lucide et la plus ferme par l’auteur de l’Histoire de dix ans :
« .... Tout autre était le système de M. de Carné. À la légitimité morte d’un droit condamné par les batailles, la civilisation et le destin, il opposait la vivante et féconde légitimité du fait. Il saluait dans Méhémet-Ali le régénérateur d’une race que mal à propos on avait jugée éteinte. Selon M. de Carné, la nationalité arabe allait refleurir sous les auspices du vice-roi, évidemment destiné à tenir le sceptre de l’Orient rajeuni. Il importait donc de ne rien jeter entre sa fortune et Constantinople. Après Koniah, vingt marches l’eussent conduit au sérail ! Pourquoi l’avait-on arrêté ? Puisque la Turquie agonisait, puisqu’elle ne pouvait plus s’interposer efficacement entre l’Europe occidentale et les Russes, que ne cherchait-on à la remplacer ? On voulait l’intégrité de l’empire ottoman, et elle n’était plus possible au moyen du sultan et des Turcs : il fallait donc la rendre possible au moyen des Arabes et de Méhémet-Ali. Sur le trône de Constantinople siégeait un fantôme : il y fallait mettre un homme armé. Méhémet-Ali, d’ailleurs, n’était-il pas un ami de la France ? Et l’Égypte, soumise à notre influence, ne faisait-elle pas de la Méditerranée ce qu’avait deviné le génie de Napoléon, un lac français ? »
Mais ce n’est pas comme orateur, c’est comme écrivain que M. de Carné a été reçu de l’Académie française. C’est donc de ses livres que je dois m’occuper, bien qu’il y agite des questions qui sont un peu en dehors du cadre de mes études. À vous parler franchement, l’impartialité n’est pas son fait, ni la modération sa vertu, et, comme simple littérateur, je serais tenté de m’en réjouir, car le style de votre confrère devient toujours plus vivant, plus mordant, lorsque la fièvre le conseille. L’indignation fait sa meilleure prose. C’est surtout quand il s’occupe de la Révolution française, de celle qui a dépassé les idées de Mounier et de Malouet, que M. de Carné perd tout son sang-froid. Et pourtant, à la distance où nous sommes de ces grands événements, il semble qu’on pourrait les apprécier aujourd’hui avec plus de calme, que le moment serait venu de ne plus se faire des convictions avec des préventions, et d’appliquer à l’étude de l’histoire cette souveraine méthode que Descartes avait inventée « pour bien conduire sa raison ». Mais, sous ce rapport, M. de Carné n’est guère traitable. Il parle de la Révolution comme en parlerait un Vendéen. Ah ! ce n’est pas pour rien qu’il était né, au commencement de ce siècle, dans le fond de cette partie de la France qu’on appelait le Finistère, parce qu’on la regardait autrefois comme l’extrémité du monde, finis terræ. Ce qu’il pensait de la Révolution, M. de Carné le pensait, cela va sans dire, et encore plus, de la république. Il la regardait comme une innovation redoutable, comme un rêve des plus dangereux. Toutefois, cette innovation tant redoutée nous laisse aujourd’hui bien tranquilles ; cette forme de gouvernement, réputée impossible, est reconnue, par les plus grands esprits, nécessaire, et les périls dont on nous menaçait sont à leur tour devenus des rêves.
À ce sujet, permettez-moi, Monsieur, de vous dire ce que j’ai lu à ma grande surprise dans l’histoire de votre compagnie.
J’y ai lu ceci : qu’il fallut trois ans de sollicitations de la part d’un ministre qui s’appelait Richelieu, et trois lettres de cachet du roi Louis XIII, pour obtenir du parlement de Paris l’entérinement des lettres patentes qui autorisaient la fondation de l’Académie française. Et sait-on pourquoi le parlement répugnait si fort à vérifier ces lettres patentes ? C’est qu’il croyait voir dans l’établissement de votre académie une innovation dangereuse... Et en lisant cela, je me disais : De quelle institution, grand Dieu ! ne pourra-t-on pas dire qu’elle est une innovation dangereuse, quand on l’a dit de l’Académie française !
Les Études sur le gouvernement représentatif sont moins un livre qu’une réunion d’articles destinés à servir les idées de l’auteur, et les opinions d’un recueil qui est lu partout. Le ton en est souvent agressif. Il est bien rare que l’écrivain rende justice à ses adversaires, et, de la meilleure foi du monde, il a beaucoup de peine à les supposer capables d’une bonne action. Aussi, lorsqu’il les surprend par hasard en flagrant délit de bien faire, il attribue volontiers à un calcul machiavélique ce que le lecteur, dans sa simplicité, regarde comme l’effet d’un bon sentiment.
Le fond et la forme sont bien meilleurs, il me semble, dans son livre sur les États de Bretagne. Ici l’auteur est sur son terrain. Il parle de choses dont il avait pour ainsi dire la science infuse, il en parle avec autorité, avec chaleur, et en homme dont les informations, d’ailleurs, sont toujours puisées aux bonnes sources et toujours précises. L’esprit de justice ne lui manque pas, cette fois, même envers ceux de ses compatriotes dont la pensée est aux antipodes de la sienne. C’est ainsi que, dans un beau chapitre consacré au procureur général de la Chalotais, M. de Carné rend hommage à la grande âme de ce magistrat, reconnaissant la fierté sublime avec laquelle il supporta les traitements les plus iniques et les plus durs, dans le cachot où, comme dit Voltaire, « son cure-dent gravait pour l’immortalité », et admirant la magnifique colère qui lui inspira, contre ses calomniateurs, des pages d’une beauté antique. Cependant la Chalotais avait été l’implacable ennemi de la Société de Jésus. C’était lui qui, prenant la part la plus active à la guerre engagée contre cette société par les trois branches de la maison de Bourbon, avait fulminé les Comptes rendus, ce réquisitoire fameux dont les conclusions furent adoptées par l’arrêt du parlement de Bretagne qui interdisait l’enseignement aux jésuites, leur enjoignait d’abandonner leurs colléges et dénonçait leurs doctrines « comme sacriléges et homicides ». Il faut savoir gré à un Breton bretonnant, qui n’a jamais dissimulé sa tendresse pour la compagnie de Jésus, d’avoir été plus juste envers la Chalotais qu’il ne l’a jamais été envers les hommes de la Révolution française. Il est vrai que, dans la pensée de M. de Carné, l’auteur des Comptes rendus se serait certainement converti s’il eût vécu jusqu’à nos jours. Janséniste au dix-huitième siècle, mais devenu jésuite au dix-neuvième, la Chalotais, — M. de Carné l’affirme, — « ferait élever aujourd’hui ses enfants par la société qu’il proscrivit ». Je ne sais si l’ombre de l’illustre magistrat confesserait ce remords posthume ; mais je trouve plus prudent et plus sûr de m’en tenir aux opinions qu’il exprimait, vivant, que de le ressusciter tout exprès pour lui prêter des opinions contraires. Les morts ne vont pas si vite.
Les États de Bretagne sont un beau livre. Quant aux deux volumes que M. de Carné publia, il y a vingt ans, sous ce titre : les Fondateurs de l’unité française, — Suger, saint Louis, Duguesclin, Jeanne d’Arc, Louis XI, Henri IV, Richelieu, Mazarin, — c’est un ouvrage très-bien fait, mais qui était peut-être plus facile à faire, par la raison que, dans ces parties très-éclairées de notre histoire, il suffit d’un point de vue bien choisi pour ouvrir des perspectives imprévues et lumineuses. Avec infiniment de sagacité, de mesure, et dans un noble langage, l’auteur fait une juste part à chacun de ceux qui, en travaillant à l’unité de la France, fondèrent sa grandeur. Mais le livre le plus agréable de M. de Carné, — j’y reviens et j’y insiste, — c’est celui dont j’ai parlé déjà, les Souvenirs de ma jeunesse. Il y a mis dans la forme un peu moins de réserve, et cette pointe de familiarité qui est une politesse de l’écrivain envers ses lecteurs, une manière de leur offrir avec abandon l’hospitalité de son esprit.
Dans sa carrière diplomatique et parlementaire, M. de Carné avait contracté l’habitude d’un certain style qui a été pendant quelque temps de mise dans les hautes sphères, et qui a fait école. Ce style, il faut le dire, avait altéré le caractère de la langue française, de cette langue incisive, pleine de saveur et de relief, sobrement mais vivement colorée, à laquelle ne manquent ni l’élément familier qui tempère le sérieux, ni le tour imprévu qui réveille l’attention, ni la morsure du mot franc, ni l’éclat... de cette langue qu’ont parlée, après tout, les grands maîtres, Montaigne, Pascal, Bossuet, Sévigné, Molière, la Fontaine, la Bruyère, Montesquieu, Voltaire, Jean-Jacques Rousseau lui-même, tout pompeux qu’il est. On allait en venir à n’employer que des termes généraux, abstraits, incolores, à ne jamais nommer les choses par leur nom, et je crois, Dieu me pardonne, que Boileau, le grave, le classique Boileau, eût été vertement censuré pour s’être permis d’appeler « un chat un chat et Rolet un fripon ».
Le langage élevé et digne, mais tendu et convenu, dont je parle, M. de Carné, comme ses amis, l’avait longtemps manié, et supérieurement. Mais un jour de l’année fatale, de l’année terrible, se trouvant sur les bords de la mer armoricaine qu’il entendait mugir, accablé des malheurs de son pays et de ses propres malheurs, voyant se mourir lentement auprès de lui un de ses fils, — celui qui s’est fait un nom par un voyage d’exploration aux bouches du Mékong et à celles du fleuve Bleu, — il résolut d’échapper, s’il était possible, à l’amertume de ses pensées présentes, en évoquant les souvenirs de sa vie de jeune homme au temps de la Restauration, et en les écrivant d’une plume qu’il laisserait courir, cette fois, comme un cheval en liberté. Cela porta bonheur à son style.
Ce dut être un temps heureux pour la jeunesse de Paris que les dernières années de la Restauration. Des accents de liberté retentissaient partout, et l’écho en arrivait, il m’en souvient, au fond des collèges. On pressentait une révolution qu’on espérait féconde et qu’on trouvait légitime. On attendait de grands jours. On jouissait de ce bonheur qui n’est jamais plus savouré que lorsqu’il est à l’état de promesse. Ah ! sans doute, les jeunes gens qui florissaient à la veille et au lendemain de 1830 étaient comme ceux de tous les temps. Ils allaient gaiement, dit M. de Carné, « danser le soir à la Grande-Chaumière ». Ils ne laissaient pas chômer leurs vingt ans... mais ils étaient studieux, avides de savoir et de problèmes, ardents à toutes les controverses, passionnés pour le beau, non pour la fortune, amoureux de la muse. Ils se battaient pour un drame, pour un vers, pour un hémistiche. Ils savaient par cœur les poésies de cet enfant sublime qui avait grandi et qui s’appelait Victor Hugo ; ils murmuraient les Méditations de Lamartine, ils chantaient les romances d’Alfred de Musset, ils scandaient les Iambes d’Auguste Barbier, ils étaient pleins d’enthousiasme, enfin, et il n’eût pas fait bon opposer à leurs sentiments généreux un froid persiflage : ils ne l’auraient pas compris, ils ne l’auraient pas souffert.
La peinture que fait M. de Carné des derniers temps de la Restauration est une peinture attachante. On y voit paraître et agir les personnages qui étaient le plus en évidence, et dont quelques-uns lui accordèrent des entrevues qu’il raconte avec esprit. M. de Lamartine le reçut cavalièrement, et, dès les premiers mots, il se montra impatienté de sa gloire de poëte. Sans dissimuler qu’il y avait une émeute d’acheteurs à la porte de Gosselin, il déclara que ses véritables aptitudes étaient celles d’un économiste, et que nul ne pouvait le lui disputer en compétence dans l’industrie du sucre de betteraves. L’entretien de M. de Carné avec le prince de Polignac ne fut pas moins curieux. Le prince était alors en possession du ministère qu’il avait longtemps guetté, lorsqu’il était notre ambassadeur à Londres, car, à cette époque, dit l’auteur des Souvenirs, « M. de Polignac, quittant fréquemment son poste sans congé, arrivait à l’improviste au château, semblant ne s’y présenter que pour voir, comme le disait la presse du temps, si le ministère était cuit et bien à point. » Au moment où M. de Carné le vit, le prince, naïvement infatué de lui-même, méditait de sauver la monarchie par les ordonnances. Il laissa tomber dans la conversation quelques paroles bien remarquables : si l’opposition, disait-il, voulait s’entendre avec lui et ne pas trop le chicaner sur tel ou tel antécédent de sa vie, il se portait fort que la monarchie doterait le pays de bienfaits inestimables, qu’elle établirait, par exemple, « une communication entre l’Océan et la Méditerranée, en faisant de Paris un port de mer »
Il y a vraiment plaisir à lire ces mémoires de M. de Carné. On pénètre avec l’auteur dans les salons où le faisaient admettre facilement son nom, ses relations, et aussi sa bonne mine, car, si j’en juge par ce qu’il était vers la fin de sa vie, M. de Carné dut être un beau jeune homme, élégant, aux traits réguliers et fins, et dont l’œil noir brillait sous des sourcils abondants et expressifs. Du salon de Mme de Montcalm, sœur du duc de Richelieu, où se réunissaient les membres du corps diplomatique, entre autres lord Granville, le comte Pozzo di Borgo, M. de Lovenhielm, l’écrivain nous fait passer dans le salon de Mme d’Aguesseau, fille du ministre Lamoignon, chez laquelle se présentent tour à tour M. Molé, qui unit aux manières de l’ancien régime les formes de l’Empire ; M. Pasquier, homme d’importance, bien qu’il ne soit pas encore duc ni de l’Académie française, et M. de Chateaubriand, qui traverse quelquefois le salon de la marquise pour se rendre à l’Abbaye-aux-Bois. L’espoir de le rencontrer dans une de ces rares visites suffisait pour attirer là un monde choisi, notamment de jeunes écrivains tels que Mérimée et Sainte-Beuve : le premier, déjà retranché dans son incrédulité hardie ; le second, qui hésitait encore entre le couvent de la Trappe et l’abbaye de Thélème, car « les paris étaient ouverts, dit M. de Carné, pour savoir s’il mourrait disciple de Rancé ou disciple de Rabelais ».
Chez Mme d’Aguesseau, on ferait des folies pour que M. de Chateaubriand redevînt ministre ; chez M. de Lacretelle, on dresserait des barricades pour défendre la légitimité littéraire des trois unités, et les habitués de ce salon académique, où pleuvent les alexandrins, déplorent entre deux lectures, que Célimène ait accepté un rôle dans la nouvelle pièce d’un jeune homme à qui l’on voulait bien reconnaître pourtant de la verve, l’intelligence de la scène, et quelque esprit, Alexandre Dumas !
Les portraits que trace légèrement M. de Carné, des personnages de son temps, sont tellement vraisemblables, qu’on en affirmerait la ressemblance sans avoir vu les originaux. Pour ma part, je puis certifier d’une fidélité absolue les portraits du comte Pozzo di Borgo, ambassadeur de Russie, et de M. de Lamennais, que j’ai connus, l’un et l’autre, quelques années plus tard. L’ambassadeur, avec l’expression pénétrante et féline de son œil corse et sa taille dégagée, avait bien l’air, en effet, d’un monsignor romain transformé en officier de cavalerie. Diplomate raffiné, « il paraissait jouer toujours cartes sur table », et sa discrétion profonde consistait à porter légèrement le poids de ses secrets. Quant à M. de Lamennais, je l’ai vu venir souvent dans l’atelier de Calamatta, mon maître, et je vois encore l’abbé avec sa culotte de ratine et sa lévite noire, chétif, le dos voûté, la figure ravagée par les troubles de l’âme, la peau parcheminée, et le regard étincelant sous un front anguleux et rayonnant de pensées. Au souvenir de Lamennais s’en rattache un autre que l’Académie française me saura gré certainement de rappeler ici, celui d’une femme à jamais célèbre, qui entra un jour, quelques minutes après Lamennais, chez Calamatta, et dont les yeux éclairèrent toute la chambre : c’était George Sand.
Vous le voyez, Messieurs, le livre de M. de Carné forme un tableau très-intéressant de la Restauration ; mais une chose me frappe, une lacune (et vous ne serez pas étonnés que le penchant de mon esprit me fasse trouver cette lacune inconcevable), c’est que l’auteur n’ait pas dit un mot, pas un seul mot de ce que fut le mouvement des arts dans un temps qu’il a si bien connu. Et cependant les querelles religieuses, les débats politiques et littéraires, les coups d’État, les coups de théâtre ne sont pas uniquement ce qui a marqué cette époque de notre histoire. Pendant que la bourgeoisie préparait son triomphe, pendant que la littérature courait à de nouvelles destinées, une révolution s’accomplissait dans le monde des arts. D’un atelier classique, orthodoxe, celui de Guérin, étaient sortis de hardis novateurs, infectés d’hérésie, résolus d’en finir avec la race d’Agamemnon, et de saccager la vieille école de David. Géricault s’étonnait qu’il fallût remonter jusqu’à Léonidas pour rencontrer un héros, lorsqu’il n’avait besoin, lui, que d’un hussard à cheval ou d’un naufragé sans nom. Eugène Delacroix, comme pour compromettre l’antique avec le génie moderne, faisait apparaître l’ombre de Virgile dans la Barque du Dante, et ses plus belles couleurs éclataient au sein de l’enfer. Sigalon, sans renoncer à peindre les personnages de l’ancienne Rome, les voulait mettre en scène, non pas dignes et froids comme le marbre destiné aux immortels, mais humains et vivants, émus et colorés. Eugène Devéria, sous prétexte de représenter l’accouchement de Jeanne d’Albret, entendait sans doute nous montrer un nouveau-né qui était la peinture d’un autre Rubens. Et comme si la vérité devait rentrer dans le temple par toutes les portes à la fois, Ingres, pauvre encore et obscur, travaillait à réformer la réforme de son maître. Romantique à sa manière, il voulait réconcilier le style avec la nature, et il osait mettre dans l’Apothéose d’Homère des familiarités superbes, des modernes avec leur costume, qu’on était surpris, mais non choqué, de voir figurer à côté des héros de l’Iliade et de l’Odyssée.
Qui le croirait pourtant ? Au moment même où la jeune école demandait à grands cris qu’on la délivrât des Romains et des Grecs, elle conspirait avec tout le monde pour délivrer d’esclavage la patrie des héros dont elle était si fatiguée. Par une coïncidence étrange, c’était encore la Grèce qui fournissait au romantisme ses premières données, et ce n’étaient pas les moins brillantes. Byron dépensait pour la Grèce toute sa fortune et toute sa poésie. La pitié envers les Hellènes inspirait le Massacre de Scio à Delacroix ; aux Messéniennes de Casimir Delavigne semblaient répondre les Femmes souliotes d’Ary Scheffer, et les plus belles scènes des Orientales, si j’ai bonne mémoire, se passaient quelque part près d’Athènes, sur les bords du Céphise ou de l’Ilissus.
Mais tout à coup un événement des plus mémorables, la bataille de Navarin, nous ouvrit les portes de la Grèce, fermées à la civilisation depuis environ quatre siècles, de la Grèce où ne pénétra jamais aucun de ceux qui furent à eux tous la Renaissance, ni Léon-Baptiste Alberti, ni Brunelleschi, ni Donatello, ni Ghiberti, ni Léonard, ni Michel-Ange, ni Bramante, ni Palladio, ni Vignole, ni Raphaël. Une victoire, qui semblait n’être que la prise d’une flotte et qui était l’affranchissement d’un peuple moderne, allait de plus nous conduire à la découverte du véritable art antique, à régénérer l’architecture et la statuaire, à renouveler toute l’esthétique, autrement dit, toute la philosophie du sentiment. Lorsque les merveilles de l’Acropole d’Athènes, les Propylées, le Parthénon, le temple d’Érechthée et celui de la Victoire sans ailes, apparurent, à demi ruinées, mais augustes, à nos yeux dessillés, étonnés, il fallut bien reconnaître que Vitruve s’était trompé ; qu’on avait pris à tort les monuments romains pour des exemplaires de l’architecture grecque, et que nous possédions enfin pleinement l’édition princeps de l’art antique.
Ce fut vers le même temps que parurent en France les premiers moulages de la frise du Parthénon, et ces moulages nous révélèrent le génie, mal connu encore, de la sculpture athénienne. En voyant ces divines empreintes, on s’aperçut que les romantiques avaient plus raison qu’ils ne le savaient, qu’ils ne le croyaient eux-mêmes, et que l’art grec, loin d’être un art froid, conventionnel et figé, était un art plein de chaleur interne et de vie, un art exquis dans la mesure, épuré dans le vrai, un art ému et contenu tout ensemble. Les sages durent s’écrier alors : « Ce sont les faux Grecs seulement dont il faut qu’on nous délivre ! » Aussi le mouvement qui avait affranchi la peinture renouvela-t-il la statuaire. Dans sa figure du jeune Barra, dans ses bustes de Chateaubriand et de Goethe, dans ses médaillons, David (d’Angers) faisait vibrer le marbre et frémir l’argile, comme Barye, dans ses lions, faisait rugir le bronze. Le Danseur de Duret, le Pêcheur de Rude, offraient, avec une ingénuité apparente, un choix excellent de formes vivantes et naturelles. Et Pradier, — je ne parle que des morts, — modelait pour les tympans de l’Arc de Triomphe ces victoires palpitantes et humainement divines, qui sont des chefs-d’œuvre.
Oui, c’est une époque de fermentation et de renouvellement, dans le génie moderne, que la fin de la Restauration et les premières années du règne suivant. La musique semble avoir gagné, elle aussi, la fièvre contagieuse de la liberté. L’auteur romantique de Robin des Bois, en appelant les chasseurs dans les forêts enchantées, remue toutes les âmes par l’expression des sentiments farouches. Le génie fantastique de Shakspeare nous arrive dans les accents d’Obéron. Le plus brillant des compositeurs, montant tout à coup son ton et son style au diapason de la France, célèbre le libérateur de l’Helvétie dans une musique expressive, grande et fière. Enfin, pour la première fois, la Société des concerts fait entendre à Paris la Symphonie héroïque. Ce n’est pas tout : la gravure elle-même reçoit le contre-coup de ce mouvement universel, nos maîtres graveurs ayant renoncé à la conduite rigoureusement compassée et solennelle du burin, pour emprunter quelque chose des libres allures de l’eau-forte,et suivre de plus près la marche haletante de la lithographie, belle invention, venue alors tout exprès pour tenir lieu d’une gravure populaire, et qui, maniée par Charlet comme le fut la chanson par Béranger, allait faire gratuitement l’éducation des illettrés en montrant des idées à ceux qui n’ auraient pas su les lire.
Voilà, Messieurs, tracée rapidement et en raccourci, la page d’histoire que j’espérais trouver écrite par M. de Carné, mais j’ai vu avec peine que l’art tînt si peu de place dans les pensées de nos hommes politiques, alors qu’il occupe tant de place dans notre gloire et dans notre fortune. Je dis dans notre fortune, et je le prouve. — Ceci s’adresse particulièrement aux esprits positifs, aux économistes. —Étant donné une somme représentant la valeur de nos exportations, somme qui, pour une certaine période, s’est élevée à deux milliards 70 millions, les objets d’art, ceux qui relèvent du dessin, ceux qui tirent leur prix du cachet que le goût y a imprimé, ces objets entrent dans la somme totale pour 418 millions, c’est-à-dire pour un cinquième !... Comment ne pas s’étonner maintenant que lorsque des barbares, fort distingués d’ailleurs, viennent demander à la Chambre la réduction, sinon la suppression du budget des beaux-arts, de ce budget que, par économie, on devrait quadrupler, de pareilles énormités, non-seulement ne soulèvent pas l’indignation de l’assemblée, mais soient admises en libre pratique dans la discussion des affaires ?
Non, Messieurs, nous ne sommes pas assez artistes, nous n’avons pas assez la notion du rôle que doit jouer un gouvernement dans les arts, en raison du besoin qu’il en a pour l’embellissement des villes, pour la décoration des édifices publics, pour l’ornement des jardins, pour la célébration des fêtes nationales. Et n’est-il pas bien frappant, au surplus, que les deux personnages politiques qui ont le plus marqué, depuis quarante ans, aient commencé leur carrière, l’un, M. Guizot, par le Salon de1810, l’autre, M. Thiers, par le Salon de 1822, et que l’amour persévérant des arts, joint à la connaissance des plus fameux artistes et de leurs chefs-d’œuvre et de leur histoire, soit une des supériorités de l’homme d’État dont les grandes facultés semblent avoir grandi naguère en proportion même de nos désastres ?
Dans l’état actuel de l’Europe, trois choses nous manquent pour être dignes du premier rang : une école normale où soient formés des professeurs de dessin, l’introduction de l’esthétique dans l’enseignement supérieur, et la reconstitution d’un ministère des beaux-arts comme celui qu’avait conçu et organisé le puissant esprit de Colbert, — comprenant les arts, bâtiments et manufactures, — mais d’un ministère établi à l’écart et à long terme, non sujet aux continuelles secousses, aux variations journalières de la politique, et dans lequel on puisse former de nobles entreprises, sans être arrêté par la crainte de voir démolir demain ce qu’on aura péniblement édifié aujourd’hui.
Le dessin n’est pas seulement un luxe, une élégance, un art d’agrément, comme on l’entend dire quelquefois : c’est une faculté indispensable pour la pratique des industries dans lesquelles prime la France. Lorsque le monde est invité à une de ces expositions universelles dont on va bientôt nous redonner le spectacle, on peut voir qu’en fin de compte, la prééminence appartient toujours aux nations qui ont su le mieux dessiner. Rappelons-nous que l’Égypte, qui fut le plus grand peuple de la haute antiquité, avait su enseigner le dessin rien qu’en enseignant l’écriture. La nature d’ailleurs n’a pas de plus vif langage que celui des formes et des couleurs. Le plus bel instrument de sa parole est un rayon de soleil, accusant les saillies, creusant les ombres et colorant tout. C’est par sa forme que ce quadrupède nous dit : Je suis un lion ; c’est par sa couleur que cette pierre nous dit : Je suis une émeraude. Comment bien comprendre la nature si nous ne possédons pas les principaux termes de sa muette éloquence ? Comment apprendre à la voir ?
Un jour, me promenant dans les rues de Madrid, je fus arrêté par cette inscription qui se lisait au-dessus d’un portail : MINISTERIO DEL FOMENTO. Je fus touché au fond de l’âme de voir si chaleureusement exprimé par un seul mot le devoir imposé à tout gouvernement d’attiser le feu sacré, de l’entretenir dans un foyer permanent, inextinguible, et je compris sur-le-champ ce que pourrait en France une administration chargée, non pas d’encourager les petites choses, mais de fomenter les grandes.
Aussi bien, la République romprait avec toutes ses traditions si elle n’était pas ce que nous désirons qu’elle soit, ce que nous espérons qu’elle sera, favorable au développement des beaux-arts. Certainement, — je le concède à la mémoire de M. de Carné, — la monarchie et la papauté ont fait de belles choses, elles ont élevé des monuments superbes et suscité des œuvres qui resteront. Mais les artistes supérieurs dont elles ont employé le génie sont tous éclos sous l’aile de la liberté, et pour l’affirmer, Dieu merci, je n’ai pas besoin de faire violence à l’histoire. Phidias, Ictinus, Apelle, étaient les enfants de la Grèce démocratique. Lorsque l’Italie fut la nouvelle patrie du grand art, la république de Florence vit naître et se former dans son sein ces artistes prodigieux, Léonard de Vinci, Michel-Ange, et donna son second baptême, le baptême du style, à ce jeune homme qui était venu d’Urbin et qui portait le nom de Raphaël. Venise était une république, aussi, lorsque Giorgione, Titien et Véronèse y firent éclater les merveilles de la couleur, lorsque les promoteurs du drame lyrique, les Gabrieli, les Monteverde, inventèrent le coloris de l’orchestre. La Hollande était une république, aussi, lorsqu’au milieu d’une école silencieuse, vouée à la représentation des intimités de la nature et du foyer domestique, sortit tout à coup d’une condition obscure le grand peintre qui allait trouver toutes les expressions, toutes les poésies de la lumière, Rembrandt. Plus tard, enfin, — et à son tour M. de Carné, s’il vivait, ne me démentirait point, — lorsque la Révolution a transformé David pour être par lui représentée dans l’art, lorsqu’elle l’a marqué de son empreinte et façonné à son image, elle lui inspire ces grandes œuvres qu’aucune réaction ne saurait effacer, ces œuvres contemporaines des chants sublimes de Rouget de l’Isle et de Méhul : le Serment du jeu de paume, les Sabines, la Mort de Socrate. C’est alors qu’aux jolies débauches du pinceau, à ces paravents aimables qui sont le dernier mot du maniérisme, et pour lesquels on affecte aujourd’hui tant de tendresse, vont succéder, grâce à l’influence persistante du maître, les batailles épiques de Gros, l’Endymion de Girodet, le Portrait du pape par David lui-même, les adorables divinités de Prudhon, la Clytemnestre de Guérin, le Bélisaire de Gérard, l’Œdipe d’Ingres, les pathétiques intérieurs de Granet.
Heureux les peuples dont l’art est si étroitement lié à leur histoire qu’il en est inséparable. À nous de créer ou de commander de belles œuvres d’art, à nous d’ériger des monuments durables, dignes d’une décoration héroïque, si nous voulons que nos historiens futurs aient à écrire autre chose que des récits de querelles et de batailles. Celui qui entreprendrait de composer un livre sur le gouvernement de Périclès, n’aurait pas à nous parler seulement de ses luttes contre l’aristocratie d’Athènes, de ses rivalités avec Cimon et Thucydide ; il serait bien empêché, j’imagine, de ne pas nous dire quelque chose touchant la Minerve chryséléphantine de Phidias, et son colosse de bronze qu’on apercevait du cap Sunium, et les peintures de Polygnote au Pœcile, et le Parthénon, et les Propylées.