Réception de M. Alexandre Ribot
M. Alexandre RIBOT ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. le duc d’AUDIFFRET-PASQUIER, y est venu prendre séance le 20 décembre 1906 et a prononcé le discours suivant :
Messieurs,
En m’appelant à succéder parmi vous à M. le duc d’Audiffret-Pasquier, vous avez montré une fois de plus que l’Académie française est volontiers indulgente pour les hommes politiques. S’ils n’ont pas eu le loisir de cultiver les lettres, vous ne leur tenez pas rigueur. Vous les plaignez de n’avoir pu adoucir la sévérité de leurs travaux. Qu’ils aient gardé le respect de la langue française, l’amour profond de tout ce qui fait la gloire de notre pays, de tout ce qui rattache la France nouvelle à la France du temps passé, cela vous suffit pour leur tendre une main bienveillante. Il vous plaît de reconnaître ainsi que, malgré tant de changements survenus dans nos assemblées politiques, l’esprit français n’y a pas perdu ses droits.
Nos mœurs parlementaires sont, je l’avoue, moins polies qu’autrefois. Ce n’est pas que les passions soient plus fortes : elles ont seulement une manière un peu différente de s’exprimer. Sans doute aussi y a-t-il quelque chose de changé dans la façon d’entendre les idées d’honneur qui, dans les parlements comme ailleurs, sont l’appui nécessaire de la vertu. Mais le talent a-t-il diminué ? L’éloquence a-t-elle moins de prise sur les âmes ? Connaissez-vous en Europe et dans le monde entier une réunion d’hommes où les orateurs soient plus capables que chez nous d’élever les discours à la hauteur des sujets les plus graves, où l’esprit se mêle avec plus d’agrément aux discussions d’affaires ? Y a-t-il quelque part une assemblée où les démagogues eux-mêmes aient un plus grand souci de mériter les suffrages des délicats, de leur plaire tout en les effrayant un peu et de garder la pompe de l’ancien style ? L’esprit classique a toujours fait bon ménage en France avec l’esprit révolutionnaire. Si nous étions condamnés un jour à la décadence, ce qui périrait en dernier lieu chez nous, c’est le goût des idées générales, des belles constructions oratoires, de la justesse, de l’élégance, de la somptuosité du langage. Ce qui nous resterait jusqu’à la fin, c’est la faculté qu’ont les assemblées françaises de découvrir tout de suite les qualités de race où se reconnaissent les talents supérieurs. Non, Messieurs, ce n’est ni le génie oratoire, ni la promptitude à saisir les nuances de la pensée qui manqueront jamais à nos assemblées, pas plus qu’ils n’ont jamais manqué à l’assemblée du peuple d’Athènes. Ne l’avons-nous pas, cette République athénienne naguère promise à notre sagesse ? Ne l’avons-nous pas avec son esprit parfois si exquis et avec ses défauts parfois si choquants ? Nous a-t-on promis que nous ne connaîtrions que la grâce, la mesure, l’éloquence d’un Périclès, que nous n’aurions pas à subir de temps en temps la tyrannie d’un Cléon ? N’est-ce pas assez de ressembler, même d’un peu loin, en bien et en mal, à la démocratie la plus éprise d’art qu’il y ait eu dans le monde ?
Le duc d’Audiffret-Pasquier a été, toute sa vie, un parlementaire. Il s’attristait, dans ses dernières années, de ce que les assemblées n’étaient plus tout à fait ce qu’elles ont été à l’époque où il a contribué à leur donner de l’éclat et de la dignité. Cela ne l’empêchait pas de demeurer obstinément convaincu de la nécessité et des bienfaits de ce régime parlementaire dont il est si aisé de se moquer et si malaisé de se passer. Il n’eût jamais dit de lui ce mot que nous a rapporté le chancelier Pasquier : « Je l’aime toujours, mais je n’y crois plus. » Il eût plutôt demandé à ses détracteurs ce qu’ils auraient mis à sa place, si ce n’est la dictature dont il avait horreur. Vous ne croyez plus à l’appel incessant qu’un tel régime fait à l’opinion, à l’effort qu’il exige de tous les citoyens pour éclairer le pays, pour lui apprendre à se gouverner ! À quoi pourrez-vous donc croire ? D’où viendra aujourd’hui le salut, s’il ne vient du pays lui-même ? Sommes-nous sur le chemin qui mène à l’oubli de toute vertu, de toute distinction, de toute noblesse ? Mais alors toutes les nations n’y sont-elles pas, comme nous, engagées, puisque toutes s’en vont rapidement à la démocratie, au gouvernement de la foule ? Votre confrère avait des regrets mêlés parfois d’inquiétude, des souvenirs d’un temps où il lui semblait que la vie était moins difficile pour les délicats. Mais il aimait la France jusque dans ses faiblesses : il était trop Français pour désespérer d’elle.
Ses origines le rattachaient aux parlementaires d’avant la Révolution. Petit-neveu par sa mère du chancelier Pasquier, il remontait par une suite de magistrats à cet Étienne Pasquier avocat au Parlement de Paris, puis avocat général à la Chambre des Comptes, le défenseur de l’Université contre les Jésuites, l’auteur des Recherches de la France et de lettres si pleines de raison, de grâce familière, d’une langue et d’un tour si français. Le chancelier n’avait pas d’enfants. Il adopta son petit-neveu Gaston d’Audiffret et le fit nommer auditeur au Conseil d’État, C’était une figure aimable et imposante que celle du duc Pasquier. Il avait traversé la fin de l’ancien régime, la Révolution, le Consulat, l’Empire et deux monarchies, en se pliant aux événements, sans rien abandonner de sa dignité. Il s’était acquis le renom d’un esprit fin, judicieux, assoupli à la pratique des affaires. Ses mémoires, publiés par son fils adoptif, ont montré qu’il était capable de vues d’une assez longue portée. De son contact avec tant d’hommes et de gouvernements divers il avait gardé une indulgence où il y avait un peu de scepticisme et surtout l’art de comprendre que les hommes et que les gouvernements ne font ni tout le bien, ni tout le mal qu’on attend d’eux. Ils sont souvent dominés par les circonstances ; l’habileté suprême consiste à se servir de ce qu’ils peuvent avoir de bon et à mettre dans la politique beaucoup de patience, de modération et de cet esprit de transaction qui est le fond de la sagesse humaine.
Autant le chancelier était calme dans ses jugements et mesuré dans ses actions, autant son fils adoptif avait de fougue dans le caractère. Vous le voyez encore avec cette vivacité un peu tumultueuse qu’il a gardée jusque dans un âge avancé, cette assurance de visage et de maintien, ces yeux clairs et pleins de feu, ce sourire aimable, ce mélange de grâce et de hauteur et ce don qu’il avait de tout animer autour de lui. Homme de premier mouvement, il était incapable de se réserver longuement par calcul et de dissimuler les agitations de sa pensée. Sa sincérité allait au-devant des difficultés. Elle l’a obligé quelquefois à reculer. Ceux qui ne l’aimaient pas l’ont par suite accusé d’une certaine mobilité d’esprit, quoique personne n’ait eu des principes plus arrêtés et des convictions plus fermes sur toutes les choses essentielles. Ces dispositions primesautières ont été une partie de son éloquence et de l’action qu’il a exercée sur ses contemporains. Il avait de l’entrain, de l’allure, et de la bravoure dans les paroles comme dans l’action, toutes ces qualités si françaises et toujours si près de se tourner en défauts. Avec cela de l’autorité naturelle, de l’ascendant qu’il devait moins à sa grande situation qu’à ses façons décidées et un peu tranchantes, si bien qu’on n’aurait pas pu dire de lui ce qu’il a écrit un jour d’un ancien ministre républicain, à qui il a toujours témoigné beaucoup d’estime et d’affection, « qu’il avait plus de valeur qu’on ne voulait le reconnaître, mais que, comme tous les modérés, il n’avait ni autorité, ni panache », Votre confrère était, lui aussi, un modéré, mais de cette espèce de modérés qui n’aiment pas à trop s’effacer, qui parlent assez haut pour être entendus, qui ne pensent pas que la modération consiste à toujours préférer les tons gris et neutres aux couleurs plus éclatantes. Il y avait dans ses manières un peu brusques une réelle séduction. Il ramenait par sa bonne grâce ceux dont il heurtait par sa franchise et son humeur vive les opinions ou l’amour-propre.
Par le fond des idées, il a été comme son père adoptif un bourgeois d’ancienne race. Son vrai titre de noblesse à ses yeux, c’était de descendre de ces parlementaires qui ont tant contribué à faire la Royauté française et qui ont si souvent gêné le pouvoir royal. Ils n’ont pas cessé de rappeler à la France qu’il y avait, à défaut de charte écrite, des principes que le Roi lui-même était obligé de respecter ; ils ont maintenu avec une courageuse indépendance la tradition toujours vivace des vieilles franchises et des libertés publiques. Il fallait entendre votre confrère parler de leurs belles remontrances, en homme qui eût excellé dans ce genre de littérature. C’est dans leur intimité qu’il a puisé le respect de la loi, un des traits dominants de son caractère. Il n’a jamais pardonné au second Empire de s’être établi par une violence contre l’ordre légal. Soyez sûrs qu’il n’eût pas été plus indulgent envers certains conseillers imprudents du maréchal de Mac-Mahon, si la loyauté de ce dernier n’avait suffi à les décourager. Il n’a pas caché plus tard son aversion pour les menées dirigées, à l’abri de l’éphémère popularité d’un général, contre un gouvernement qui n’avait aucune de ses sympathies. Cet attachement inviolable à la loi, ce besoin de droiture et de sincérité dans les choses de la politique, cette horreur de tout ce qui ressemble à un coup d’autorité ou à une agitation séditieuse sont assez rares au degré où les a portés le duc d’Audiffret-Pasquier. Je ne crois pas qu’il y ait eu, dans notre époque, sceptique et troublée, une conscience plus pure et plus haute que la sienne.
Un autre trait de son caractère, c’est qu’il a toujours été un libéral. Chose assez peu commune, Messieurs, dans tous les temps, qu’un libéral fidèle à lui-même à travers les changements des partis. L’espèce en serait curieuse à étudier. Il ne manque sans doute pas de gens pour voir dans cette obstination quelque chose comme de l’étroitesse d’esprit et un défaut de souplesse inconciliable avec les grands desseins de la politique. Que de façons, d’ailleurs, d’entendre le libéralisme ! Tel se croit un libéral parce qu’il a toujours détesté les Jésuites. Tel autre n’a jamais voulu, lorsque ses amis étaient les plus forts, que la liberté du bien, c’est-à-dire la liberté pour lui-même ; il n’hésite pas, lorsqu’il est le plus faible, à se présenter comme un apôtre des idées libérales. Les hommages rendus à la liberté ressemblent trop souvent à ces sacrifices qu’on faisait aux dieux pour obtenir d’eux la permission de manquer à ses engagements. Le duc d’Audiffret-Pasquier n’était pas seulement libéral par point d’honneur, parce qu’on se piquait de l’être dans le monde où il a été élevé, ou parce que sous l’Empire toute l’opposition se faisait gloire de réclamer la liberté. C’était le fond de sa nature et la tendance invincible de son esprit.
À quoi reconnaît-on un vrai libéral, sinon à ce qu’il est toujours prêt à demander la liberté pour ses adversaires avec la même énergie que pour lui-même ? Cela n’est pas à la portée de tout le monde. Il faut un certain apprentissage et quelques dispositions naturelles pour comprendre qu’il n’y a pas vraiment de liberté, si elle n’est égale pour tous. Votre confrère avait cette vaillance des cœurs généreux qui croient que la liberté suffit à assurer le règne de la vérité. Écoutez la fière déclaration qu’il faisait un jour au Sénat : « Laisser tout faire et laisser tout dire... j’avouerai, dussent mes amis en être étonnés, que je n’en suis pas éloigné ; je suis libéral par conviction. Je crois au triomphe du vrai, du beau, du bon par la seule puissance de la liberté de discussion, quand la règle est respectée, quand le champ clos est légalement protégé, et qu’on se bat au grand soleil de la liberté ! »
Ce libéral impénitent, comme il s’appelait lui-même, était en même temps un catholique très convaincu.
L’esprit du XVIIIe siècle, assez répandu encore dans la bourgeoisie à l’époque où s’est formée sa conscience religieuse, n’a pas eu de prise sur lui. Il a quelquefois parlé avec irrévérence des Encyclopédistes, quoiqu’il les mit fort au-dessus des Pyrrhoniens de notre temps. L’ironie légère de ces derniers ne lui déplaisait pas moins que les affirmations tranchantes des matérialistes. C’est ici qu’on voit l’opposition de deux faces du génie français ou plutôt du génie humain. Il y aura toujours dans le pays de Montaigne et de Pascal, de Voltaire et de Bossuet, de Renan et de Pasteur des hommes qui éprouveront quelque difficulté à se comprendre. D’un côté, des esprits charmants aussi épris de doute que d’autres le sont de certitude. Des doctrines trop fermes et trop rigides sont pour eux comme les barreaux d’une prison. Ils ont besoin de s’échapper, de voleter en tous sens, de faire mille tours et détours au gré de leur fantaisie. D’autre part, des âmes profondément religieuses qui ne se consolent pas des misères de la vie par un sourire aimable ou railleur. Elles ne trouvent de repos que dans la possession de la vérité et, tant que celle-ci se dérobe à leurs regards, elles la cherchent avec angoisse. S’imaginer que l’un de ces deux courants finira par absorber l’autre, quelle illusion et quel oubli des lois de l’esprit humain ! Se figurer qu’au nom des progrès de la science on anéantira toute foi au surnaturel et que l’humanité entière, lasse de croire et d’espérer cessera de poursuivre, au-delà des choses visibles, le secret de sa destinée et le soulagement de ses souffrances, quelle vanité et quelle pauvre métaphysique ! La science ignore le divin, mais elle se garde de nier ce qui échappe à la discipline de ses méthodes. Elle n’a pas l’ambition de pénétrer les mystères de l’inconnaissable. Le monde réel et le monde idéal ne peuvent se toucher et se confondre que dans l’infini. Chez le duc Pasquier, la religion a été, comme la vie elle-même, quelque chose de grave et de sérieux. Elle n’a été pour lui ni une mode, ni une affaire, ni un masque d’homme bien élevé, ni un repentir d’homme blasé, qui ne sait où se prendre à la fin de ses jours. Plus large d’esprit que les Jansénistes auxquels il se reliait par ses souvenirs de famille, assez libre dans ses propos, se moquant à l’occasion des petites superstitions qui s’attachent à toute religion, comme les végétations parasites aux flancs d’un vaisseau de haut bord après une longue traversée, il s’est efforcé de rester dans le grand courant du catholicisme et de garder le plus possible des vieilles traditions. Son catholicisme ressemblait à celui des anciens parlementaires, en ce qu’il avait, comme il le disait volontiers, un fond de gallicanisme.
Comment peut-on être gallican, Messieurs, dans un temps où le gallicanisme n’est plus qu’une ombre ? Celui de l’ancienne royauté s’en est allé en fumée avec la doctrine de la monarchie de droit divin sur laquelle il s’appuyait pour résister, avec l’aide des évêques, à la prétention de la Papauté d’avoir la haute main sur les gouvernements catholiques. Où trouver des évêques gallicans depuis que la Révolution a enlevé à l’épiscopat et au corps entier du clergé à la fois le goût et les moyens d’une certaine indépendance à l’égard du Saint-Siège ? La Révolution française s’est figuré qu’en exagérant les tendances de l’ancienne monarchie elle pourrait faire un clergé national, à peu près détaché de Rome. Sa puissance s’y est brisée. Les violences et les persécutions n’ont eu d’autre résultat que de rendre, à la fin, la Papauté maîtresse des intérêts religieux de la France à un point où elle ne l’avait été, à aucun moment, sous la monarchie. Le duc d’Audiffret-Pasquier est resté quand même un gallican, en ce sens qu’il a voulu être Français dans son catholicisme, autant qu’on le pouvait faire sans rompre avec l’unité de la foi catholique. Cela le choquait que l’Église de France attendît une inspiration, un mot d’ordre de Rome, non dans les questions de doctrine, mais dans les questions de discipline et pour la conduite de toutes les affaires. Cela lui déplaisait qu’on ne priât plus en France dans les anciens livres, suivant l’ancienne coutume. Il a rappelé lui-même, dans son discours de réception à l’Académie française, qu’il avait été de cœur avec l’opposition, au Concile de 1870, tout en s’excusant avec modestie de n’être pas aussi versé dans la théologie que le prince de Condé ou Mme de Sévigné.
Qu’a-t-il pensé de la rupture qui vient de s’accomplir entre la société civile et la Papauté ? Il a suivi de son lit de mort les débats de la Chambre des députés. Il a souffert de voir cette séparation, qui peut-être ne l’eût pas trop effrayé en d’autres temps, se faire dans des conditions blessantes pour le Saint-Siège et par suite aussi dangereuses pour l’État que pour l’Église catholique. Mais son regard allait plus loin. Il s’est demandé si, après avoir causé bien des déchirements, elle ne ferait pas sortir des entrailles du pays un clergé qui vivrait davantage de la vie de la nation, plus ouvert aux besoins de notre société, plus indépendant que ce clergé de fonctionnaires pour lequel il n’a jamais eu d’admiration. Qui eût prévu en 1791 que l’erreur de l’Assemblée constituante aurait pour effet de donner à l’ultramontanisme, dont on avait si peur, une force capable de tout entraîner ? Qui sait si la liberté restituée au clergé français d’avoir ses assemblées et la nécessité qui s’imposera à lui de se tenir en contact plus étroit avec le pays ne contribueront pas à lui donner comme ailleurs, où la liberté a fait son œuvre, une physionomie plus originale ? C’est la question que se posait en mourant le duc Pasquier. Il entrevoyait peut-être dans l’avenir plus de dignité, plus de force morale et surtout plus d’indépendance dans cette Église de France qu’il aimait de tout son cœur. Il ne croyait pas en tous cas qu’elle dût périr dans cette épreuve. Il avait confiance dans sa faculté de s’adapter à des situations nouvelles et de se prêter, sans rompre avec le passé, à des transformations nécessaires.
Royaliste, le duc d’Audiffret-Pasquier l’a été, en quelque sorte, de naissance et un peu de la même façon qu’il était catholique, à condition de pouvoir garder son franc parler, à condition aussi que la royauté serait libérale et qu’elle voudrait bien s’accorder avec la France de la Révolution. « Je reste, a-t-il écrit, un monarchiste, un libéral de l’école de mes anciens que sous Henri IV on appelait les politiques, parlementaires résolus, discutant leur foi politique, leur foi religieuse, avec des conditions d’autant plus fermes qu’elles étaient le résultat de réflexions longuement méditées. » Le voilà, pris sur le vif. Il n’admet pas qu’on lui impose une foi politique, ni même une foi religieuse, sans qu’il lui soit permis de discuter et de tracer les limites au delà desquelles il n’est pas tenu de croire et de s’incliner. Cela pourrait le mener assez loin, plus loin qu’il ne veut aller ; mais il est assez sûr de lui-même, de son attachement à la monarchie et de ses croyances religieuses pour n’avoir pas peur de cette indépendance qu’il n’hésite pas à s’arroger. Il est bien décidé à-demeurer un monarchiste et un catholique ; mais il veut, comme les parlementaires du XVIe siècle, pouvoir s’affranchir de tous les fanatismes et pouvoir rester toujours du parti de la France. Il ne voit rien de plus beau dans l’histoire que le rôle de ces politiques qui, au milieu des factions et à travers les plus affreux désordres, n’ont pas perdu de vue les intérêts du pays, ont réussi à faire entendre sa voix et ont été, quoi qu’on ait pu dire, les meilleurs serviteurs de la royauté et les meilleurs des catholiques.
Leur race, Messieurs, n’est pas éteinte. Ils ont eu des successeurs qui, sans leur ressembler entièrement, rappellent quelque chose de leur esprit. Tel le chancelier Pasquier, tel aussi ce duc de Richelieu dont votre confrère a retracé les origines dans un livre malheureusement inachevé. Personne n’a travaillé d’un cœur plus sincère à défendre la monarchie contre ceux qui l’ont perdue par leurs exagérations. Ils ont partagé les mêmes luttes, les mêmes espérances et la même défaite qui a été pour la monarchie l’avant-coureur des pires catastrophes. Ne pas rompre avec la tradition, mais s’efforcer d’adapter les anciennes formes et les anciennes mœurs aux façons nouvelles de penser et de sentir, voilà l’idéal qu’à leur exemple le duc d’Audiffret-Pasquier s’est toujours proposé. C’est en raccourci l’histoire de l’Angleterre moderne. Votre confrère, tout Français qu’il était, avait des affinités avec cette aristocratie anglaise du siècle dernier, qui a su ne devenir étrangère ni à son temps, ni aux aspirations des masses populaires. S’il était par ses origines et par son éducation un conservateur, il l’était à la façon de ces conservateurs anglais, assez clairvoyants pour ne pas se refuser aux évolutions nécessaires, assez habiles pour s’appliquer à les rendre pacifiques, à empêcher qu’elles ne se fassent au mépris des droits acquis, des instincts profonds de la race, de tout ce qu’il y a d’immorte1 dans la nation.
Je vous laisse à penser si un royaliste comme le duc d’Audiffret-Pasquier a toujours été compris de ses coreligionnaires. Il ne les ménageait pas toujours dans ses propos, sachant bien qu’ils ne se faisaient pas faute de le lui rendre. Il eût été dans tous les temps un mauvais courtisan. Comme les anciens compagnons du roi de France, il mesurait sa franchise à sa fidélité. « Vous êtes bien, lui disait à Venise en 1863 le comte de Chambord, de votre race frondeuse et parlementaire. » Le duc Pasquier a toujours parlé avec une absolue sincérité. Cela a quelquefois déplu. Il s’est écarté en silence, pour revenir sans amertume quand on est revenu à lui. On ne peut lire sans émotion telle lettre écrite au lendemain de la mort du comte de Paris, d’un beau sentiment, où se découvre de la tendresse. Cet homme si passionné, si âpre, dans ses jugements, il est tendre en effet quand il laisse paraître le fond de sa nature. Il a des abandons charmants, une grande fraîcheur de sentiments, de vrais élans du cœur, mais il n’est pas du tout un sentimental. S’il a de la tendresse d’âme, il a aussi de l’esprit et du plus vif, du plus naturel. Il est de vraie lignée française. Le jour où il est le plus triste, il ne peut se passer d’une certaine gaîté de l’esprit. « Qu’on nous ruine, disait-il en riant à ses amis, mais au moins qu’on nous amuse ! C’est ce qu’on savait faire au temps de Mazarin. »
Quoiqu’il n’ait pas été un mondain, il a, de même que le Chancelier, aimé la société des femmes et montré à leur égard un empressement et une grâce qui rappellent la galanterie du XVIIIe siècle, sans rien du laisser aller des mœurs de cette époque. Dans son ouvrage sur le duc de Richelieu, il a fait revivre les élégances un peu fanées de la petite société qui se groupait au Temple, chez le prince de Conti. Il a parlé dans ses lettres, en termes délicats, des salons du temps de sa jeunesse. Il évoquait le souvenir des hommes éminents que le Chancelier se plaisait à réunir dans le salon du Petit-Luxembourg et dans celui de la rue Royale. Il revoyait les jolies figures de Mme Récamier, de Mme de Boigne, de Mme de Castellane, de Mme de Noailles. « Tout cela, écrivait-il, a disparu pour toujours ; mais tout cela fait partie du patrimoine national, parce que longtemps après que nous ne régnions plus par les armes, par la politique, nous régnions encore par la bonne grâce, par l’esprit, par le charme de cette société... Il fallait que ce charme fût bien grand, car rien ne l’a remplacé. Tous ceux qui l’ont éprouvé en ont gardé l’incurable nostalgie. »
La Révolution de 1848 le surprit, comme elle a surpris la royauté et l’opposition elle-même. Qu’allait-il devenir pendant cette longue période, de 1848 à 1870 ? Passant une grande partie de l’année dans son domaine de Sassy qu’il prenait plaisir à étendre et à embellir, il eut l’ambition de devenir député. Il réussit à se faire nommer conseiller général, mais il échoua deux fois aux élections législatives. L’administration le combattit avec toutes les armes que notre système de centralisation met à la disposition du gouvernement. Il eut à se défendre de vouloir restaurer l’ancien régime et le droit d’aînesse, parce qu’il avait fait un jour, au conseil général, l’éloge de M. Le Play. Je crois bien que si le duc Pasquier fut battu, ce fut encore pour d’autres raisons et surtout parce que, étant l’adversaire du préfet, il ne pouvait rien promettre aux électeurs de ces menues faveurs auxquelles les populations avaient déjà la faiblesse d’attacher quelque prix. Les électeurs normands aiment, comme les autres, à ne pas être brouillés trop longtemps avec le gouvernement. Il leur faut un certain héroïsme, qui leur manquait à cette époque, pour se résigner à être de l’opposition. Songez, Messieurs, à la colère qui s’est amassée, au cours de ces campagnes malheureuses, dans le cœur de votre futur confrère. Vienne une révolution qui se fera d’elle-même au lendemain de nos défaites, ce flot longtemps contenu s’échappera soudain avec violence et vous pouvez avoir une idée de ce que sera ce débordement de passion, lorsqu’il s’agira de demander des comptes au régime, à ses ministres et au souverain lui-même.
Tout entier à sa lutte contre l’administration impériale, le duc Pasquier ne vit pas le danger qui nous menaçait du dehors. Il s’imagina avec tous les Français que la victoire ne pouvait pas déserter nos drapeaux. Sa haine contre l’Empire s’accrut du sentiment que la vérité ne nous avait pas été dite complètement sur l’insuffisance de nos armements en face de la Prusse toute prête, elle, à nous faire la guerre. La surprise de nos défaites, l’accablement qui les suivit, l’effondrement de tout ce qui était pour nous la France, tout cela, Messieurs, est d’hier. Nous ne pouvons oublier nos souffrances et nos angoisses ; elles pèsent toujours sur nos cœurs. Mais que disent ces souvenirs aux générations nouvelles ? Tout s’efface peu à peu, même ces douleurs inconsolables, même ces promesses que nous nous sommes faites d’un relèvement moral, d’une revanche à prendre par un grand effort sur nous-mêmes. Sommes-nous sûrs de ne pas glisser dans les mêmes illusions qu’autrefois ? On a voulu croire à toutes les époques que le progrès de la science, le développement de la solidarité entre les nations, la communauté d’espérances et de haines entre ces multitudes d’hommes qui souffrent dans tous les pays, devaient rendre la guerre impossible. Souvent ces crises où l’humanité s’abandonne à la vision de la fraternité universelle ont été le prélude des périodes les plus sanglantes, comme au XVIIIe siècle où les rêveries sentimentales ont fini par le plus prodigieux élan guerrier et la plus grande épopée de gloire militaire. Travaillons, Messieurs, de tout notre cœur à écarter les conflits ; ne nous refusons pas à l’espérance que la justice régnera un jour parmi les peuples ; mais que l’histoire ne nous reproche pas une fois de plus d’avoir oublié les cruelles leçons du passé !
Le duc Pasquier fut élu, le premier de la liste qui l’emporta au mois de février 1871, dans le département de l’Orne. Que dire de l’Assemblée qui sortit de ces élections faites sous l’œil de l’ennemi ? On est plus équitable pour elle, à mesure que le recul permet de la mieux juger. Ces hommes, que l’Empire avait tenus pour la plupart éloignés des affaires publiques, se sont trouvés tout à coup en présence d’une tâche effrayante. Il fallait conclure la paix, au prix des plus durs sacrifices, réprimer une terrible insurrection, libérer le territoire, créer de nouvelles ressources, refaire l’armée, rendre au pays confiance dans sa fortune. Remercions-les d’avoir aimé la France comme elle veut être aimée dans son malheur. Soyons-leur reconnaissants d’avoir été des patriotes avant d’être des hommes de parti, d’avoir oublié pour un temps les divisions qui devaient les mettre aux prises sur la forme du gouvernement. S’ils se sont trompés sur les sentiments du pays, s’ils ont cru à tort qu’on pouvait, après tant de révolutions, restaurer la monarchie, ce n’est du moins ni l’éclat du talent qui leur a fait défaut, ni l’aptitude à manier les intérêts du pays, ni le goût d’une administration honnête et sévèrement économe des deniers publics, ni même une certaine hardiesse de vues réformatrices.
M. Thiers, que le pays avait désigné à leur choix, apportait au gouvernement, avec une expérience sans rivale, une autorité grandie par son opposition à l’Empire, par la clairvoyance avec laquelle il avait montré les dangers prochains, par la courageuse résistance qu’il avait faite à la déclaration de guerre. Ce n’est pas assez de dire qu’il était devenu l’arbitre des partis. Il les dominait, parce que tout le monde avait le sentiment que seul, dans la détresse du pays, il pouvait prendre en mains ses destinées et le sauver de l’anarchie. Il semble que la grandeur de ce rôle, réservé à sa vieillesse par les malheurs de la France, ait élargi sa pensée et donné à son esprit si agile, si limpide et si séduisant, ce qui lui manquait encore de la hauteur et de la sérénité du génie politique. Chose singulière ! lui qui devait prendre si résolument son parti d’établir en France la République et donner la main, pour accomplir cette œuvre nécessaire, à ceux dont il avait combattu pendant toute sa vie les idées, il était, au fond, plus conservateur que les membres de l’Assemblée nationale demeurés fidèles à la monarchie. S’agissait-il du service militaire ou de la réforme des impôts, ou de donner une plus grande autonomie aux conseils généraux et de remettre l’élection des maires aux conseils municipaux, il était le champion des anciennes conceptions et le défenseur intraitable des institutions du Consulat. À force de connaître les ressorts qu’il avait lui-même fait jouer, il en était arrivé à admirer ce mécanisme jusque dans ses défauts. Si j’avais le goût du paradoxe, je dirais que, pour entreprendre des réformes, il vaut mieux n’avoir pas étudié de trop près ce qu’on veut corriger. Mais par quel jeu du destin, les conservateurs, en voulant rétablir la monarchie, allaient-ils se séparer de M. Thiers et le jeter dans les bras de ses anciens adversaires ?
Ce divorce, plein de conséquences si graves pour l’avenir des idées conservatrices, on ne le prévoyait pas encore au moment où l’Assemblée nationale se réunissait à Bordeaux. Les deux années qui se sont écoulées, de 1871 à 1873, ont été une des périodes les plus belles de notre histoire. L’Assemblée n’a rien refusé à M. Thiers pour l’accomplissement de sa tâche. M. Thiers a été admirable d’énergie, de présence d’esprit, d’activité. Il voyait tout, tenait la main à tout, même aux plus petits détails. Sauf au ministère de la Justice qu’il abandonnait à l’ombrageuse indépendance et à la haute probité de M. Dufaure, le modèle des gardes des Sceaux, il intervenait partout. Il était tout le gouvernement. Relisez ses discours, ses Notes et Souvenirs et la correspondance qu’il entretenait avec les ambassadeurs, rien ne donne plus le sentiment de la vraie grandeur. Quand l’habileté est portée à ce point, elle touche en effet à la grandeur, et il y a presque autant de gloire dans la tristesse de ces deux années que dans les débuts triomphants du Consulat. Ce qui fut plus merveilleux encore que le génie de M. Thiers, ce fut la rapidité du relèvement de la France blessée. Quelques mois après les désastres de la guerre, elle respirait, reprenait confiance, commençait à exciter des craintes chez ses ennemis de la veille. Admirable ressort de notre pays ! Que de fois a-t-il paru près de l’abîme ! Que de fois n’a-t-il pas trompé les prévisions les plus sinistres ! L’histoire n’oubliera pas les grandes discussions qui ont fait honneur à la tribune française, ni surtout la dignité, la sincérité, les passions nobles dont tous les partis ont donné l’exemple. Ce régime des assemblées, qui s’abaisse misérablement quand les caractères eux-mêmes s’abaissent, est une incomparable école de vertus civiques, lorsque, dans les grandes crises de la vie nationale, il élève les cœurs, oblige les partis à se discipliner, à cacher leurs convoitises, à dissimuler les misères de la politique et qu’il fait apparaître, au-dessus de toutes les divisions, l’image de la patrie.
Le duc d’Audiffret-Pasquier eut tout de suite une situation considérable dans l’Assemblée. Il se mêla peu aux premiers débats. Il s’enferma dans la Commission des marchés de la Guerre, dont il était devenu le président. Lorsqu’il prit la parole au mois de mars 1872, au nom de cette Commission, il s’efforça de montrer que le pays avait été trompé et que, si nous n’avions pas été mieux préparés à la guerre, la faute en était moins aux hommes qu’au système de notre administration. L’effet de ce discours fut prodigieux. Au témoignage de ceux qui l’ont entendu, jamais assemblée n’a fait une pareille ovation à un orateur. Les députés debout applaudissaient sans fin, au milieu d’une émotion qui s’exaltait et allait sans cesse en croissant. Les regards cherchaient à son banc l’ancien ministre d’État de l’Empire. Il n’assistait pas à la séance, mais il ne voulut pas rester sous le coup de cette philippique. Dans un discours habile et mesuré, il entreprit de prouver que l’administration de la Guerre ne méritait pas les reproches qu’on lui adressait. Il revendiqua, pour les anciens ministres, toute la responsabilité. « Ah ! vous voulez, s’écria le duc Pasquier, que les responsabilités soient mises à part. Ne vous plaignez pas. Tout à l’heure, je les porterai aussi haut qu’il les faut porter. » Il les porta si haut que tout le monde eut un frisson, lorsque dans une invective ardente il en vint à s’écrier : « Vare, legiones redde ! Rendez-nous nos légions, rendez-nous la gloire de nos armes, rendez-nous nos provinces ! » Ce cri, qui nous émeut encore aujourd’hui, retentissait jusqu’a fond du cœur d’une assemblée toute meurtrie des défaites du pays. Il la soulevait dans un transport de colère, d’enthousiasme et de patriotisme, dont la sincérité donne à toute cette scène un caractère de grandeur tragique.
Qu’est-ce donc, Messieurs, que ce prestige de l’éloquence ? Comment se fait-il qu’un homme ait ce don merveilleux de déchaîner de pareils mouvements dans une assemblée, de vibrer de toutes les passions qu’elle renferme et de les faire vibrer à son tour plus fortes et plus puissantes ? Les maîtres de l’éloquence antique ont eu raison de dire qu’on naît orateur. Chez le duc Pasquier, l’éloquence c’est l’homme même : inégale, embarrassée quelquefois de longueurs, mais sincère, ardente, impétueuse et emportée soudain dans une envolée magnifique. L’étude seule ne fera jamais un orateur de cette trempe, encore qu’elle soit nécessaire à tout orateur pour arriver à la perfection de son art. Tel homme, doué du plus beau génie, restera froid en présence d’une assemblée. Tel autre, au contraire, reçoit toutes les impressions qui se dégagent de la foule, s’émeut, s’anime, s’enflamme, trouve les images les plus saisissantes, découvre d’instinct les moyens de toucher et d’entraîner les esprits. Souvent la peur le saisit à la gorge ; mais il se fait violence, parce que dans son trouble il éprouve l’immense jouissance d’être l’interprète des sentiments de l’assemblée, d’être porté par elle. Il y a, dans l’existence de tout grand orateur, des minutes d’une intensité de vie extraordinaire.
Votre confrère a connu ces enivrements de la parole, ces triomphes de la passion où l’assemblée est complice de l’orateur. Plus son éloquence était spontanée, plus il y mettait de son cœur et de toute sa personne et plus il avait besoin d’être aidé par ceux qui l’écoutaient. Quand cela lui a manqué, il n’a plus parlé que dans des occasions rares, pour soulager sa conscience. Ce démon familier que connaissent tous les vrais politiques et qui les pousse à recommencer la lutte, sans trêve ni repos, tant qu’il reste une chance de succès, il l’a toujours tenu à distance. Il ne s’est pas livré à lui. Cela suffit à marquer la différence de tempérament moral qu’il y a entre un homme comme le duc Pasquier et tel de vos confrères, héritier comme lui d’un grand nom parlementaire, qui a eu le premier rôle dans le parti conservateur à l’Assemblée Nationale et qui était digne d’être un chef de parti par l’ampleur des vues, l’étendue des connaissances, la fertilité des ressources, le goût des combinaisons politiques. Si le duc Pasquier a manqué de quelques-unes des qualités par lesquelles on s’impose à une assemblée indifférente ou hostile, s’il a eu, comme homme politique, des défauts trop évidents, ce sont défauts de grand seigneur qui ne sait pas soigner sa fortune et tirer parti de ses avantages. Il les rachète si bien par la noblesse des manières et la générosité des sentiments qu’on n’a pas de peine à les lui pardonner. Mais quel dommage qu’un homme si bien doué pour les combats de la tribune n’ait pas eu l’âpre volonté de cet autre de ses compagnons d’armes qui a été avant lui président de l’Assemblée Nationale, qui ne s’est jamais élevé comme lui d’un coup d’aile aux sommets de l’éloquence, mais qui pendant trente ans est resté sur la brèche, infatigable, d’autant plus énergique qu’il se sentait plus isolé, prenant plaisir à cette lutte inégale, comme le nautonier sur sa barque battue par les flots aime à recevoir la rude caresse des vents contraires, irritant ses adversaires et forçant leur admiration par sa ténacité !
Le duc d’Audiffret-Pasquier avait tout ce qu’il faut pour être non seulement un entraîneur d’hommes, mais un orateur d’affaires. Il possédait une facilité d’assimilation qui lui eût permis d’aborder tous les sujets. Il s’est attaché de préférence aux questions relatives à la réorganisation de l’armée. Ses discours sur les rapports de l’intendance et du commandement montrent à quel point il avait l’esprit clair, comme il savait discerner les points essentiels et dégager les solutions. Quoiqu’il n’ait guère parlé des questions sociales, il n’était pas indifférent à ce grand mouvement qui entraîne le monde et dont nous avons tant de peine à entrevoir le terme. Il avait proposé à l’Assemblée Nationale d’ouvrir une enquête sur la condition des ouvriers et il avait accepté la tâche de la diriger. Ses lettres laissent voir qu’il est demeuré, dans la façon d’envisager ces problèmes, un optimiste et un libéral. Les conflits du travail et du capital, qu’il avait étudiés de près comme président d’une grande compagnie minière, n’étaient à ses yeux que la bataille pour la vie sous sa forme logique dans un pays démocratique. Si les hommes politiques n’avaient pas la prétention de substituer leurs formules aux libres accords des parties intéressées, il lui semblait que les meilleures solutions seraient trouvées plus aisément qu’on ne croit par les esprits pratiques et les cœurs généreux.
Le rétablissement de la monarchie devait bientôt absorber ses pensées. Fonder en France une monarchie libérale, ce fut le rêve des plus nobles esprits sous la Restauration, sous le gouvernement de Juillet, et plus tard, après nos défaites, des penseurs illustres n’ont pas caché que ce rêve était encore au fond de leurs méditations. La monarchie, telle qu’elle est pratiquée en Angleterre, donne à la liberté, au jeu des partis, à l’esprit réformateur dans ce qu’il a de plus hardi toutes les garanties que peut donner la République. D’autre part, un chef d’État héréditaire ne peut-il pas rendre d’inappréciables services, s’il use de sa situation historique pour maintenir entre les partis certaines traditions de loyauté et de modération, et pour rappeler sans cesse au pays les grands intérêts nationaux trop souvent oubliés dans la lutte des partis ? Le Peuple français a été longtemps un des plus attachés à la monarchie qu’il y eût en Europe, parce qu’il avait conscience que la royauté avait fait la France, créé son unité, soudé ensemble des pays séparés par l’histoire, par la langue, par la race, amené le Nord et le Midi à former une seule nation. Mais la royauté a travaillé, dans la France moderne comme dans l’ancien régime, à se détruire elle-même. Le roi Charles X a ruiné en quelques années l’idée monarchique plus à fond que n’aurait pu faire un siècle de propagande républicaine.
En 1830, le pays était déjà plus républicain qu’il n’osait se l’avouer. Dix-huit années de paix et de sage administration n’ont pas suffi pour fonder une nouvelle dynastie. Celle-ci fut emportée sans secousse. La faiblesse de ce régime fut de ne pas entrer en contact assez intime avec la masse du pays. Ce n’était pas à vrai dire la bourgeoisie qui avait la puissance politique, mais une aristocratie de bourgeois trop peu préoccupés d’élever à eux le reste de la nation. On s’achemina à une révolution par peur d’étendre ce qu’on appelait le pays légal, sans se douter qu’il y avait dans le suffrage universel lui-même de véritables réserves pour l’esprit de conservation. Que l’événement ne nous rende pas, toutefois, injustes pour cette bourgeoisie libérale dont le duc d’Audiffret-Pasquier a été un des derniers représentants et qui a rempli la scène pendant plus d’un demi-siècle. Gardons-nous de méconnaître ce qu’il y eut d’intelligence et de valeur morale chez ces hommes un peu étroits dans leur conception de l’ordre politique et de l’ordre social, mais sincèrement épris des idées que la Révolution a répandues dans le monde, pleins d’une confiance excessive dans leurs propres forces, dans la puissance de l’éloquence et de la raison, ayant gardé la religion des gloires du passé, alliant à l’amour des lettres, des arts et des sciences, le culte de la grandeur militaire, avides de bien-être, plus avides encore de l’influence que donne la fortune, mais capables de s’élever au-dessus des calculs d’un bas égoïsme, de mêler un peu d’imagination à leur goût des réalités, de faire ou de laisser faire une révolution pour obéir à une idée, plutôt que pour y trouver un avantage ou un profit. Ils avaient grand air malgré tout et couvraient leurs faiblesses de ce prestige du talent auquel rien ne résiste dans notre société. Le régime qui s’appuyait sur eux et qui résumait en lui leurs qualités et leurs défauts eut le malheur de ne pas parler assez à l’imagination populaire. La France s’ennuyait, suivant le mot de Lamartine, et c’est ce qu’on pardonne le moins chez nous à un gouvernement. Il semble que la France n’a plus le loisir de s’ennuyer ; elle est devenue plus indulgente depuis qu’elle éprouve la sensation délicieuse d’être emportée un peu trop vite vers des régions inconnues.
Essayer de rétablir sur le trône la maison de Bourbon, c’était pour le parti conservateur une entreprise pleine de hasards et de dangers. Une monarchie contestée n’est pas un point d’appui pour les idées conservatrices. Un parti capable de tenir la campagne n’a-t-il pas mieux à faire que d’user ses forces à relever les murs d’une citadelle où il sait qu’on viendra bientôt l’assiéger ? Quand M. Thiers expliquait qu’une Restauration était impossible, parce qu’il y avait trop de prétendants, il donnait un argument propre à frapper tous les esprits. Il ne montrait pas la raison profonde de la nécessité de la République. Celle-ci était déjà entrée au cœur du pays ; elle était déjà, aux yeux des masses, plus qu’une forme de gouvernement. Elle avait la force d’un idéal entrevu par elles, d’une espérance un peu confuse de grands changements et de transformations sociales. C’est par là qu’elle avait commencé à s’emparer de l’imagination du pays. Elle devait s’identifier de plus en plus avec une politique de réformes démocratiques qui n’eût pas laissé que d’inquiéter M. Thiers, si les hommes d’État pouvaient apercevoir toutes les suites des évolutions les plus nécessaires.
Qui oserait, Messieurs, reprocher au duc Pasquier d’avoir compris qu’au lendemain de nos malheurs, qui l’avaient rendu plus cher à tous les Français, on ne pouvait pas abaisser le drapeau tricolore devant les souvenirs de l’ancien régime ? Comment s’étonner de sa résistance, du trouble de conscience avec lequel il s’est demandé, avant le fameux message de 1872, si les conservateurs n’avaient pas le devoir d’aider M. Thiers à établir la République, de la passion qu’il a mise ensuite à vouloir pousser à la présidence un prince de la maison d’Orléans, avec qui il était lié d’une de ces amitiés où l’homme se donne tout entier, un vrai Français, comme lui-même, de la France moderne ? Comment pourrait-on ne pas rendre hommage à son patriotisme, lorsque, après la défaite de ses espérances, il ne songea plus qu’à la France, et usa de son influence pour presser le vote de la Constitution de 1875 ? Personne n’a eu plus que lui le dédain des petites habiletés par lesquelles on se flatte de détourner le cours des choses. Il aimait à regarder en face les hommes et les situations. Il avait horreur de cette intransigeance qui attend toujours le salut de l’excès du mal, de cet état d’esprit de l’émigration, où il y a toujours eu plus de légèreté que de mysticisme. Rien n’eût pu faire de lui un émigré à l’intérieur.
Faut-il rappeler avec quelle dignité, quelle autorité et quelle aisance il dirigea les derniers travaux de l’Assemblée nationale, par quel vote presque unanime il fut élu sénateur à vie, et avec quelle fermeté impérieuse, devenu président du Sénat, il fit entendre, au lendemain des élections du mois d’octobre 1877, le conseil de se soumettre à la volonté nationale ? Après que la majorité du Sénat eut été changée, un an plus tard, il se retira de la présidence, non sans quelque tristesse. Ce n’est pas qu’il fût déçu dans ses rêves d’ambition. Il sentait la noblesse d’un grand rôle à jouer, d’une lutte à soutenir pour ses idées, d’un service à rendre au pays. Il avait cette pointe d’orgueil si nécessaire pour remplir tout entières les grandes situations qu’il a occupées. Mais il goûtait trop les joies intérieures, pour être de la race des grands ambitieux. Il ne pouvait se plier aux manèges, aux petites servitudes, aux abandons de dignité qui sont trop souvent la condition du succès. De là, cette généreuse fierté qu’on trouve dans son langage, et qui, selon le mot de Montaigne, accompagne une bonne conscience. « Si j’ai pu me tromper dans ma vie politique, écrivait-il au duc d’Aumale, mes amis ne seront pas obligés de mentir pour l’expliquer et la défendre. » Mais il entrevoyait la défaite peut-être irrémédiable des idées auxquelles il était le plus attaché, et il se rendait compte que le pouvoir allait passer pour longtemps à des hommes dont il redoutait les desseins.
La lutte qui s’ouvrit bientôt autour de la liberté d’enseignement ne le surprit pas. Il avait vu l’orage monter à l’horizon. Pourquoi ne dirais-je pas, Messieurs, ce que cet homme si sincère n’a jamais caché à ses amis ? Il se plaignait que l’Église de France, si instruite et si nationale, — ce sont ses propres expressions, — n’eût pas été toujours conduite avec la prudence et la sagesse d’autrefois. Il reprochait à ses défenseurs d’avoir trop souvent confondu sa cause avec celle d’un parti politique, et employé quelquefois un admirable talent à persuader au pays qu’il y a un antagonisme profond, une incompatibilité absolue entre le catholicisme et les principes de la Révolution française. L’Église n’a aucun intérêt à se placer d’elle-même dans un dilemme aussi redoutable. C’est au contraire la tactique de ses adversaires de l’y pousser. Ils triomphent lorsque les champions de l’Église commettent la faute de proclamer eux-mêmes que ce duel si malheureusement engagé ne peut se terminer que par la complète soumission de l’un des combattants.
L’Église catholique a conquis, de nos jours, la liberté d’enseignement. Elle a réussi à vaincre le préjugé si tenace chez nous que l’éducation doit être dans la main de l’État. Qu’elle se garde de réveiller ce sentiment jaloux du pays en laissant croire qu’elle n’a réclamé la liberté que dans un dessein politique. Instruire les jeunes générations n’est-ce pas pourtant leur donner une direction pour toute la conduite de la vie ? Ne prend-on pas par l’éducation l’homme tout entier ? Cela est vrai, mais pourquoi ne s’avise-t-on pas aux États-Unis, en Angleterre, partout où existe la liberté d’enseignement la plus large, de demander compte des tendances de l’enseignement donné sous l’inspiration de l’Église catholique ? Serait-ce, Messieurs, que les mêmes doctrines sont ici plus dangereuses que là-bas ? Non, cela vient de ce que les catholiques ne forment pas là-bas un parti, qu’ils ont accepté ouvertement les institutions du pays, que personne ne doute de leur sincérité, que l’Église se renferme dans sa mission spirituelle, qu’on ne peut saisir sa main dans les luttes politiques.
C’est que, d’autre part, les partis les plus hostiles à l’Église catholique n’ont pas l’ombrageuse disposition qu’on a chez nous à toujours accuser ses adversaires, à généraliser des soupçons, à voir dans les divergences d’idées un péril national. Nous sommes toujours hantés, les uns et les autres, de la pensée qu’on peut rétablir par la contrainte ce qu’on appelle l’unité morale du pays. On s’est battu pendant des siècles avec l’espoir de détruire ses adversaires. Il y a dans nos querelles d’aujourd’hui un arrière-goût des anciennes guerres civiles qui ne déplaît ni aux uns ni aux autres. Aucun parti, lorsqu’il est vainqueur, ne sait s’arrêter à temps, Jamais on n’a observé fidèlement les traités de paix. Que sont devenues autrefois les promesses faites aux protestants ? On a voulu les écraser, lorsqu’ils étaient le moins dangereux. De nos jours, on a fait un nouvel édit de Nantes. On a promis aux catholiques, quand on a enlevé tout caractère confessionnel aux écoles publiques, de ne pas s’inquiéter de la robe des maîtres qui enseignent dans les écoles privées, mais seulement de savoir si la Constitution et la loi y sont respectées. Qu’est-il advenu de cette promesse ? C’est ce qui rend la paix toujours si précaire et les réconciliations si difficiles. Quand nous résignerons-nous à comprendre que les antagonismes profonds ne se résolvent que dans la liberté ? La force morale d’un pays, de même que la richesse d’une civilisation vient de la diversité des éléments qui la composent. C’est risquer de l’appauvrir que de vouloir trop la simplifier.
Le duc d’Audiffret-Pasquier, dans le beau discours qu’il prononça au Sénat, s’inspira de la grande consultation du confrère éminent dont l’Académie française porte aujourd’hui le deuil. Il revendiqua le droit des citoyens de diriger l’éducation de leurs enfants. Ce jour-là, le descendant d’Étienne Pasquier fut du côté des Jésuites contre les amis imprudents de l’Université. S’il défendit avec éloquence ses croyances catholiques et ses convictions libérales, il y eut auprès de lui des hommes qui, n’étant pas des catholiques mais simplement des libéraux, tinrent à honneur d’élever aussi la voix. Leur sort a toujours été difficile. Ils ont toujours couru le risque de recevoir des coups des deux côtés ; mais ce n’est pas aux chances de succès qu’on mesure son effort en politique, sans quoi la politique perdrait bientôt toute dignité. Il y a des jours où on doit être fidèle à ses idées, plus encore qu’à son parti. On peut se résigner à la défaite quand on a soutenu avec tout son cœur et toutes les forces de sa raison ce combat pour la liberté où se sont épuisés les serviteurs les plus passionnés de la France.
Les dernières années du duc d’Audiffret-Pasquier furent attristées par le sentiment qu’il avait de son impuissance et de la destinée à laquelle son parti était condamné. Il avait la mélancolie de survivre au monde où il avait vécu. Tout lui semblait s’abaisser, l’opposition aussi bien que le gouvernement. Ce qui l’inquiétait le plus, c’était que les privilégiés de la fortune fussent plus occupés de leurs plaisirs que de leur devoir social. Il s’emportait souvent dans ses lettres, disait à tout le monde de dures vérités, s’élevait sans effort à l’éloquence, trouvait les expressions les plus pittoresques, de ces mots qui portent et qu’on n’oublie pas. C’est seulement en regardant la grande figure du Chancelier qui remplit et domine sa bibliothèque de Sassy qu’il découvrait des raisons de ne pas désespérer. « Notre vieux Chancelier, écrivait-il, en avait vu bien d’autres et sa sérénité, sa probité, son respect des adversaires donnent à son œuvre quelque chose de supérieur, de réconfortant qui, par le temps qui court, est une haute leçon. » La France, d’ailleurs, n’a-t-elle pas presque toujours mieux valu que ses gouvernements ? Comment notre pays a-t-il pu garder une si grande place dans le monde, après les folies et les sottises de ses Rois, de ses Empereurs, de tous ceux qui ont été ses maîtres ? Quelle force intérieure lui a permis de résister à tant de causes de ruine ? Cette philosophie que notre confrère tirait de ses lectures et du spectacle des choses le consolait un peu de ses déceptions. Il se tournait vers la France immortelle qui survit à tous les gouvernements, qui n’est pas faite seulement du génie de ses penseurs, de ses savants, de ses généraux, de ses hommes d’État, mais aussi du dévouement infatigable, du travail silencieux, de l’abnégation héroïque de la foule obscure de ses plus modestes serviteurs.
Il aimait de plus en plus la campagne et son château de Sassy. Il jouissait des beaux couchers de soleil sur son étang de Vrigny, de l’ombre de ses futaies, du calme de cette solitude et surtout de cette bibliothèque où il passait de si bonnes heures. S’étant marié à vingt et un ans, il avait toujours été l’homme des joies de la famille. Dans ses lettres, il en parle avec une délicatesse et une émotion touchantes. Rien de plus charmant que sa tendresse pour ses petits-enfants. Il se mettait avec eux en frais d’éloquence, rappelait ses souvenirs, improvisait de petits discours. De cruels chagrins lui étaient réservés. Il vit s’en aller presque subitement celle qui avait été pendant près de soixante ans la compagne de sa vie et qui l’avait toujours soutenu par la douce fermeté d’un esprit très distingué et d’une volonté très sûre d’elle-même. L’année suivante, son fils lui fut enlevé par un terrible accident. Il sentit que sa vie était atteinte du même coup et, tout en restant debout jusqu’à la fin, il acheva lentement de mourir. Le dernier mot qu’il a écrit, à l’occasion de la mort d’un cardinal qu’il avait beaucoup aimé, c’est le mot de l’Évangile : Beati mites ! Lui qui avait été, dans sa vie, si redoutable à ses adversaires et quelquefois à ses amis, il se disait, avant de quitter le monde, que la douceur est la plus grande force ici-bas et que toute la gloire achetée au prix de la violence ne vaut pas la joie d’avoir fait un peu de bien et d’avoir mérité d’être aimé. Il nous laisse un grand exemple. Sa mémoire restera particulièrement chère à l’Académie française qui a pu apprécier ce qu’il y avait en lui, en même temps que de simplicité et de bonne grâce, de véritable distinction, de digité, de fermeté dans les convictions, d’élévation d’esprit et de sincère libéralisme.