DES RAPPORTS DE LA POLITIQUE AVEC LES LETTRES
Lu dans la séance publique annuelle des cinq Académies,
le 14 août 1868,
PAR
M. PRÉVOST-PARADOL
MEMBRE DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE.
MESSIEURS,
C’est le plus souvent en beaux vers que l’Académie française paye son tribut annuel à cette grande réunion de l’Institut, et cette séance même nous remettrait en mémoire la plus récente de nos pertes, si tant d’autres raisons ne nous défendaient d’ailleurs de l’oublier. Nous sommes tous tentés de chercher aujourd’hui des yeux ce spirituel confrère qui portait avec tant de vigueur le poids de sa longue vieillesse, si toutefois l’on peut appeler vieillesse le seul affaiblissement de notre enveloppe mortelle lorsque l’esprit qui l’habite a conservé non-seulement l’activité et l’énergie de l’âge mûr, mais encore les vives passions et les charmantes illusions qui nous soutiennent au début de la vie. Certes M. Viennet ne nous eût point refusé cette année quelques-unes de ces fables qui ne prétendaient point sans doute égaler la poésie naïve et touchante, ni la grâce infinie du plus décourageant des modèles, mais auxquelles ne manquait pas du moins l’attrait d’une vivacité piquante, d’une malice ingénieuse et d’un tour vraiment français. Vous savez avec quelle honnêteté consciencieuse notre regrettable confrère a été mêlé en son temps aux luttes de la politique, et tout le monde sait mieux encore avec quelle passion il a, jusqu’à son dernier jour, aimé et cultivé les lettres. C’est donc nous occuper de lui en quelque sorte et lui rendre un indirect hommage que de nous demander s’il est vrai, comme on l’entend soutenir quelquefois de nos jours, que le développement de la politique soit contraire à la prospérité des lettres, et s’il faut chercher en effet dans cet envahissement de la politique la cause de la décadence littéraire qui se verrait, dit-on, parmi nous.
Et d’abord, cette décadence est-elle si marquée qu’elle soit incontestable ? Question délicate, à laquelle il n’est pas aisé de répondre, car c’est juger d’un seul coup bien des œuvres et bien des hommes. Si pourtant je jette les yeux sur cet Institut, si je compte et si je pèse les noms qui l’honorent, il ne me semble point que, dans la première moitié de ce siècle, l’esprit français soit en perte, ni que la nation ait laissé sans accroissement sa gloire littéraire, ce noble héritage qui, plus inviolable que notre grandeur matérielles est à l’abri de tout caprice du sort ; car, si nous pouvons malheureusement cesser d’y ajouter, aucune faute du moins n’est capable de nous le ravir. Cet héritage s’est cependant accru pendant la première moitié de ce siècle, surtout pendant les dernières années de la Restauration et les premières années du gouvernement de Juillet, et l’on ne peut certainement prétendre que la politique faisait alors silence pour venir en aide aux lettres. Si, d’autre part, on veut chercher plus près de nous des signes plus visibles de cet affaiblissement littéraire, et s’en tenir aux vingt dernières années, comment éviter alors de reconnaître que c’est précisément pendant le silence de la politique que cette langueur des lettres aurait commencé ? Ce silence a-t-il été fécond ? La politique s’était retirée et avait laissé la place vide ; cette place, qui l’a prise ? est-ce la passion des lettres ? Non certes. Nous savons tous, Messieurs, quelles passions moins hautes et moins pures se sont aussitôt donné carrière.
Comment expliquerait-on d’ailleurs cet antagonisme entre la politique et les lettres ? Il suffit d’un peu de réflexion pour voir qu’il existe, au contraire, entre la politique et les lettres un échange perpétuel et inévitable de secours et de services. La politique, qui est, après tout, l’art de n’employer que la moindre force nécessaire pour la conduite des affaires humaines, et d’agir sur la volonté par la puissance de la raison, n’est-elle pas amenée à emprunter sans cesse à l’art de parler et d’écrire les moyens de persuader, qui sont tous du ressort des lettres ? Et, par un juste retour, elle a enrichi le domaine des lettres de quelques-unes des plus grandes œuvres qui aient encore honoré l’esprit humain.
Ne relèvent-elles pas de la politique, les œuvres des philosophes qui ont écrit sur les tendances des sociétés humaines et sur l’organisation des États ? Quel appauvrissement pour les lettres si vous en retranchiez tant de méditations profondes et de démonstrations éloquentes ? La perte d’une partie des œuvres politiques d’Aristote n’est-elle pas un deuil pour les lettres aussi bien que pour la science du gouvernement ? Platon renonce-t-il au charme élevé de sa parole quand il traite de la République et des Lois, et les conseils que Xénophon prête à Socrate causant avec un jeune ambitieux ont-ils moins de grâce et d’esprit que le reste de ses dialogues ? Quelle fête a été pour les amis des lettres la restitution de ce traité de Cicéron sur la République, qui a trouvé aussitôt dans notre pays et dans cet Institut un interprète cligne de ce grand sujet et de ce grand homme ! Si nous considérons des temps plus rapprochés de nous, plus d’un nom illustre viendrait sur nos lèvres. Les lettres françaises comptent à bon droit parmi leurs trésors la profonde justesse et le vif éclat de l’Esprit des lois. Plus près de nous encore, un des membres les plus regrettés de notre Académie a tracé de la démocratie américaine un tableau dont nous avons pu apprécier plus tard la fidélité frappante, et qui contenait en partie, mais en partie seulement, notre propre histoire. Ces grandes études sur les États, Messieurs, appartiennent aux lettres, au même titre que les plus belles pages d’un Buffon ou d’un Cuvier sur la nature. Et si l’on peut atteindre les plus hauts sommets de la gloire littéraire en comprenant et en décrivant avec une éloquente clarté les révolutions physiques de notre demeure terrestre, une gloire non moins élevée est promise à qui sait comprendre et décrire le spectacle plus agité encore, plus instructif et plus émouvant pour notre âme, l’homme vivant en société, créant des lois et cherchant la justice.
L’histoire, qui est une des plus riches provinces de la république des lettres, ne doit-elle pas à la politique ses inspirations les plus heureuses et ses succès les plus durables C’est en vain qu’on a parfois interdit à l’historien d’écrire pour prouver, et qu’on a voulu pousser son impartialité jusqu’à l’indifférence. La nature de l’esprit humain se refuse à cette mutilation volontaire, et les plus belles œuvres de l’histoire sont celles où le goût de la vérité subsiste à côté d’une passion noble. Hérodote a écrit pour célébrer la gloire de la race hellénique et la défaite des Barbares, Thucydide pour flétrir les ambitieux qui ont déchiré la Grèce et les démagogues qui Font perdue, Tite-Live pour perpétuer la grandeur de Rome, et Tacite pour relever la dignité du genre humain. On a souvent comparé de tels écrits à des monuments de bronze ; oui, c’est un bronze qui a passé par la flamme, car sa beauté et sa durée lui viennent de ce feu puissant qui est caché dans l’âme humaine, et qu’une émotion forte en fait jaillir. De nos jours même, Messieurs, si vous avez couronné comme l’œuvre la plus éminente de notre littérature contemporaine une vaste et savante composition d’histoire, est-ce seulement à l’importance du sujet, à l’art simple de ce grand récit, à la clarté transparente du langage qu’il faut attribuer votre choix unanime ? Vous avez, en outre, été touchés de voir se dégager de la conclusion et, cet éloquent ouvrage deux sentiments politiques qui en sont pour ainsi dire la morale, et qu’il doit contribuer à répandre : la passion de la grandeur française et l’amour éclairé de la liberté.
Mais la politique ne peut se contenter d’inspirer des traités théoriques sur l’art du gouvernement, et d’ennoblir l’histoire en lui donnant un but élevé ; elle a besoin de moyens plus directs pour agir sur les esprits, et ces moyens, loin d’être contraires ou seulement étrangers aux lettre à, constituent deux genres de littérature, dont l’un est aussi ancien que les sociétés humaines, et dont l’autre, plus récent, s’est fait une place considérable dans le monde moderne. Le premier de ces moyens d’action est l’éloquence délibérative ; le second s’appelle d’un mot nouveau comme la chose qu’il représente, le journalisme. Vous me reprocheriez avec raison d’insister inutilement sur les œuvres immortelles dont l’éloquence politique, depuis que le genre humain en recueille les traces, a enrichi la littérature. Certes les hommes ont délibéré avant d’écrire, et de même qu’un poète anglais a dit en vers touchants qu’un cimetière de campagne peut bien contenir un Cromwell resté inconnu et innocent, plus d’un Démosthène ignoré a dû emporter par l’éloquence, au sein de quelque forêt ou au bord de quelque fleuve, les déterminations de nos sauvages aïeux. Mais, pour nous en tenir à deux ou trois noms que ce genre de gloire a inscrits pour jamais dans les annales humaines, quelle place tiennent dans l’histoire des lettres un Périclès, un Démosthène, un Cicéron ! On dit encore le siècle de Périclès, tant a été profonde la trace de cet homme qui, sans autorité légale, sans soldats, sans titre, sans magistrature même, gouvernait uniquement et presque absolument au moyen de la parole, par une sorte de confusion admirable entre la raison éloquente et le pouvoir qui était bien digne de la cité de Minerve. Cependant le nom de Démosthène brille peut-être, dais l’histoire commune de la politique et des lettres, d’un éclat plus vif encore ; carie malheur achève la gloire, et quoi de plus difficile d’ailleurs que d’arracher à une nation défaillante et menacée ce suprême effort qui lui permet du moins de mourir avec honneur ? Certes Démosthène était irréfutable, même au point de vue de la froide raison, car mieux vaut cent fois tenter la fortune, bien qu’avec des armes inégales, quand l’inaction a les mêmes conséquences que la défaite et ne conduit pas vers une perte moins assurée ; mais c’est là une de ces vérités dures que le comble de l’art et du génie est de faire accepter par la foule, et Démosthène, qui a élevé de la sorte un peuple expirant au-dessus de lui-même, a mérité ainsi de devenir parmi les hommes le symbole vivant de l’éloquence. C’est pour des raisons assez semblables que le nom de Cicéron a grandi d’âge en âge, et sa défaite, après tant de chefs-d’œuvre oratoires, rehausse encore sa renommée. Plus le monde vieillira, et plus la sympathie des honnêtes gens et des hommes éclairés sera vive pour ce grand et bon citoyen qui, après avoir châtié Catilina et lutté contre César, est tombé sous le vil accord d’Antoine et d’Octave. Je m’arrête, Messieurs, car si j’allais chercher plus près de nous des exemples de cette union de la politique et des lettres dans l’éloquence, j’en rencontrerais de si récents, ou, pour mieux dire, de si actuels, que le devoir de louer les présents autant qu’ils le méritent gênerait ma parole et reculerait les bornes déjà trop éloignées de ce discours.
Il est de la nature du journalisme de susciter plus de griefs et de créer plus de ressentiments que l’éloquence délibérative ; mais, quand on a cité le glorieux pseudonyme de Junius, les noms de Swift et de Bolingbroke en Angleterre, et chez nous les noms de Chateaubriand et de Benjamin Constant, sans ajouter d’autres noms présents à toutes les mémoires, il est bien difficile de contester que ce soit un genre de littérature qui a, comme tous les genres, ses règles, ses modèles et ses chefs-d’œuvre même, bien qu’en général la durée leur fasse défaut. C’est qu’un journal, comme le mot l’indique, est surtout la chose du jour, et vise à produire un effet immédiat plutôt qu’à laisser un long souvenir. Néanmoins. Messieurs, je demande avec quelque confiance à quiconque s’est jamais mêlé d’écrire, si ce sont de médiocres qualités littéraires que la clarté, la concision et la force, et ce sont là les vraies conditions du journalisme. Si vous ajoutez à ces qualités littéraires la belle condition que Caton imposait à l’orateur en l’appelant vir bonus dicendi peritus, et si vous supposez que le publiciste est intègre, de bonne foi, indépendant à l’égard du pouvoir, ferme contre les passions injustes, et dédaigneux d’une popularité trop facile, n’aurez-vous point porté assez haut cet art indispensable aux sociétés modernes pour lui donner pleinement droit de cité dans les régions élevées de la littérature ? Mais, dira-t-on, ces conditions sont rarement atteintes. Soit ; mais clans combien d’autres genres littéraires la plupart de ceux qui les suivent ne restent-ils pas au-dessous des sévères conditions de leur art L’éloquence du barreau, par exemple, est justement honorée, et compte dans cet Institut d’illustres représentants ; quoi de pire cependant qu’un mauvais avocat, j’entends qu’un avocat devenu indifférent au juste et à l’injuste, prêt pour toutes les causes, parlant sans embarras contre l’évidence, et capable de tout contre la saine raison et le bon droit ? Cette honteuse corruption d’un des plus nobles emplois de la parole humaine fait-elle déchoir le barreau dans l’estime publique, et porte-t-elle atteinte à l’éclat de ce grand art ? En aucune manière, et c’est justice. Il est vrai que le journalisme est plus entouré de la foule, et que sa voix est plus retentissante, si bien qu’un mauvais journaliste attire plus d’attention et fait plus de bruit que cent mauvais avocats. Mais, si le scandale est grand, il est court ; toutes ces feuilles, à peine noircies, sont emportées par le fleuve du temps comme une écume légère ; rarement il en surnage quelques-unes qui réveillent quelque grand souvenir le mauvais, le médiocre même, s’écoulent avec une incroyable vitesse, le bon ne leur survit guère, l’excellent seul est à peine compté.
C’est cependant cette multiplicité et cette brièveté des œuvres du journalisme qui servent quelquefois d’arguments pour soutenir que, de ce côté du moins, la politique a fait tort à la littérature. Veut-on dire par là que ceux qui écrivent dans les journaux auraient sans les journaux fait de bons vers, de bons romans, de bonnes comédies ? Le journalisme est bien innocent de ces détournements intellectuels dont on l’accuse ; il séduit, il est vrai, par sa facilité apparente, des jeunes gens qui peut-être auraient fait de mauvais vers, de mauvaises comédies ou de mauvais romans, et qui, neuf fois sur dix, les font tout de même ; mais il n’a étouffé chez personne le grand instinct qui donne l’art d’écrire, et il amortit encore moins le mouvement intérieur qui pousse toujours à produire ceux que la nature a doués d’une fécondité véritable. Est-ce aujourd’hui la foule qui manque dans les voies littéraires autres que le journalisme.’ Ne se fabrique-t-il pas chaque année, en dehors des journaux, une quantité raisonnable de prose et de vers. Mais le n’y est pas. s’écrie-t-on. D’accord, mais à qui la faute : Est-ce les journaux qui l’accaparent ? On y verrait alors le génie déborder ? Ils ne méritent pas, hélas ! un si beau reproche. Notre confrère M. Viennet aurait pu nous conter, sur cette querelle des divers genres de littérature, s’accusant mutuellement de leur stérilité, quelque jolie fable. Il nous aurait montré, par exemple, plusieurs ruisseaux appauvris coulant péniblement à travers la campagne et se reprochant l’un à l’autre d’avoir causé leur indigence. — Qui m’a pris mon eau ? dirait celui-ci ; n’est-ce pas mon voisin ? — Parlez pour vous, répondrait l’autre, vous me dérobez la mienne. Et la querelle pourrait durer jusqu’à ce que la source élevée de laquelle tous découlent prît la parole à son tour, pour leur apprendre qu’une main toute-puissante a réduit pour un temps et pour tous le flot mystérieux qui les nourrit.
De toute manière, ce n’est point porter remède à cette stérilité passagère que d’exhorter les lettres à se séparer de la politique, à laquelle les unit, comme on le voit aisément, une antique et féconde alliance, et les écrivains suivraient un conseil funeste s’ils aimaient, comme on le dit quelquefois, les lettres pour elles-mêmes. Le culte de l’art pour l’art a été en tout temps le chemin de l’afféterie, de la subtilité prétentieuse et de la médiocrité. Les Muses sont femmes, dit-on ; c’est pourquoi elles veulent quelque fierté chez ceux qui les aiment, et passer sa vie à leurs genoux n’est pas le vrai moyen de leur plaire. Elles ne refusent pas tout, sans doute, à l’importunité du suppliant obstiné qui les implore ; mais leurs faveurs les plus précieuses sont réservées au mortel courageux fui, en allant à son travail, les salue avec un mâle amour, qui, sans rester en contemplation devant elles, songe à leur beauté au milieu des combats de la vie, qui les prend eu esprit pour compagnes de ses fatigues, pour témoins de ses efforts, pour consolatrices de ses épreuves, et qui leur apporte enfin, comme un tribut digne d’elles, de grandes pensées et de généreuses espérances : voilà ceux d’entre nous qu’elles accueillent le plus souvent d’un divin sourire, qu’elles font passer brusquement à travers la foule banale de leurs adorateurs ordinaires et que leur juste caprice revêt d’immortalité.