De la vertu et des vertus. Séance publique annuelle

Le 3 décembre 1992

Alain DECAUX

 

De la vertu et des vertus

 

 

Messieurs,

À cent trente-sept kilomètres de Paris, lorsque l’on s’achemine vers Châlons-sur-Marne, on rencontre une charmante bourgade qui compte 2 870 habitants. Elle se signale par une église du XIIe siècle, malheureusement endommagée en 1940. Des vestiges de remparts et des maisons anciennes attestent son antiquité. Je me garderai de passer sous silence ses vins de la Côte d’Avize que les gourmets classent parmi les meilleurs de la Champagne. Ce chef-lieu de canton du département de la Marne est aussi — ce qui ne gâte rien — la patrie d’Eustache Deschamps. Le guide Michelin accorde deux maisons à l’Hostellerie de la Reine-Blanche, avenue Louis Lenoir, dont le nom est flanqué d’une chaise longue, signe que l’on y trouve silence et repos — chose rare aujourd’hui. On y propose aux amateurs vingt-trois chambres où l’on bénéficiera, selon le même guide, de salles de bains, du téléphone et même de la télévision.

Ce bourg, situé à la source de la Berle qui prend naissance sous le chevet de son église, fut érigé en comté-pairie en 1361 et donné en dot à Isabelle de France, mariée à Jean-Galéas Visconti depuis duc de Milan. Il appartint plus tard aux Maisons de Bretagne, de Rohan et de Bourbon. En 1815, les cent cinquante mille hommes des troupes russes de l’occupation y furent passés en revue par le tsar Alexandre, assisté de l’empereur d’Autriche et du roi de Prusse.

Vous savez tout maintenant de cette intéressante cité. Il me reste à vous en livrer le nom : elle s’appelle Vertus. Avec un s, ce qui, à mes yeux, en accroit considérablement l’attrait.
J’ajouterai que, si vous poursuivez votre route par la départementale 9, vous découvrirez un lieu-dit qui se nomme, lui, Bergères-lès-Vertus. Je confesserai que je ne m’y suis pas rendu. Mais, depuis que j’en connais l’existence, je rêve tant de Bergères-lès-Vertus que ma visite en un lieu rassemblant deux vocables aussi bucoliques que complémentaires ne saurait tarder.

Chaque année, l’un des membres de cette Compagnie doit parler ici — c’est un devoir — de vertu. Pour ma part, vous voudrez bien reconnaître que c’est fait. J’ai prononcé le mot. Mon devoir est accompli et je pourrais interrompre mon discours. Je m’en garderai bien. Ce serait manquer à la recommandation qui m’a été donnée : parler au moins un quart d’heure sans pour cela dépasser quinze minutes.

La découverte de la commune de Vertus et le détour par Bergères-lès-Vertus ne nous ont occupés que trois minutes et demie. D’obligation, il me faut demeurer à cette tribune. J’y suis en si bonne compagnie que je ne saurais m’en plaindre.

Reste à savoir ce que je vais bien pouvoir dire au cours des onze minutes et demie qui me restent.
En général, c’est le plus récent élu que l’on charge de cette tâche particulièrement honorable. Celui qui vient pour la première fois d’endosser l’habit vert en ressent une telle satisfaction qu’il ne songe jamais à se dérober à l’exercice qu’on lui propose. Il advient pourtant que certains, moins candides et de ce fait moins empressés, passent à travers les mailles du filet implacable qui s’abat sur le nouvel académicien. Les années passant, on oublie qu’il a échappé à l’usage. Ou bien, si l’on s’en souvient, on l’envie.

Vous avouerai-je, Messieurs, que ce fut mon cas ? Désigné l’année de ma réception pour prendre la parole au nom de notre Compagnie, au cours de la séance qui réunit nos cinq Académies, j’avais été libéré du discours sur les Prix de Vertu. Il y a douze ans de cela. Par quelle fatalité, cherchant pour cette année l’orateur prévu par le règlement, le regard inquisiteur de notre secrétaire perpétuel, errant sur nos fronts inclinés — je dis bien nos fronts parce que, pour échapper à ce regard, nous baissons tous obstinément la tête — pourquoi notre secrétaire perpétuel s’est-il tout à coup souvenu que j’étais de ceux, très rares, qui avaient échappé à cette fatalité ?

J’entends encore la voix de M. Maurice Druon déclarer dans le silence qui pesait sur nos rangs : « Serait-il possible que M. Decaux n’ait pas encore prononcé le discours sur les Prix de Vertu ? » Comment oser mentir, comment se dérober ? J’ai relevé la tête et j’ai répondu « Pas encore, en effet. »

Aussitôt la joie a enluminé le visage du secrétaire perpétuel et — m’a-t-il semblé — aussi les traits de certains de nos confrères qui se trouvaient dans le même cas que moi. J’étais désigné, ils n’avaient plus rien à redouter. Pour l’instant.

Voici donc le cent soixante-treizième discours sur les Prix de Vertu prononcé dans cette enceinte depuis la mort du baron de Montyon. Cent soixante-douze orateurs ont donc avant moi traité de la vertu. Ils l’ont chantée, magnifiée, encensée, louangée, glorifiée, adulée, exaltée, mise au pinacle, portée aux nues. Certains n’ont pas redouté de traiter le sujet à rebours et, du coup, cette vertu, ils l’ont méprisée, rabaissée, dédaignée, moquée, raillée, persiflée, bafouée, narguée.

Que me restait-il donc, à moi, cent soixante-treizième ?

Ils voudront bien s’en souvenir, j’ai interrogé mes anciens. Chaque fois leur visage s’est épanoui. À les en croire, la séance au cours de laquelle ils ont prononcé le discours sur les Prix de Vertu représente l’un de ces jalons mémorables qui émaillent toute carrière académique et dont ils gardent, marquée au plus profond d’eux-mêmes, la trace indélébile. Lorsqu’ils en parlent, un rêve passe dans leur regard, une nostalgie, un regret. On sent que va jusqu’à s’y mêler un peu de désespoir : hélas ! ayant déjà prononcé le discours sur les Prix de Vertu, il leur sera impossible de rejoindre une seconde fois un tel sommet.

Me suis-je alors senti encouragé ? Atterré, plutôt. Pour dire le vrai, de ne pas tout à fait me sentir à leur unisson me procurait un sentiment où sourdait un peu de honte.

Peut-être l’ont-ils deviné. Curieusement, c’est par une phrase identique qu’ils ont tenté de venir à mon secours. Dix fois, vingt fois, je l’ai entendue, articulée sur le même ton de promesse savoureuse :
— Tu vas voir (ou : vous allez voir), c’est un exercice de style.

Je n’en disconviens pas. Pour traiter de la vertu, il suffit de relire l’excellente définition donnée par le Dictionnaire de l’Académie française. Elle dit tout. Elle est parfaite : « Disposition ferme, constante de l’âme, qui porte à faire le bien et à fuir le mal. »

Au-delà, que peut-on réellement ajouter ? On raconte qu’à Ludwig van Beethoven manquant un jour d’inspiration, une dame lança les quatre premières notes de la Cinquième Symphonie en ajoutant
— Brodez !

Et il est vrai qu’il a brodé. C’est ce qu’ont fait tous mes prédécesseurs. Si les premiers ont honnêtement traité le sujet, les autres — enfin, presque tous les autres — se sont ingéniés à tourner autour de ce noble thème, à chercher des chemins nouveaux, voire paradoxaux, qui permettent un développement inattendu destiné à prendre l’auditoire par surprise, lequel, ébloui par la forme, oubliait de penser au fond.

J’ai songé à m’inscrire dans leur sillage. Pour ne pas les imiter, je me suis fait communiquer la masse imposante des discours prononcés depuis cinquante ans. J’avoue n’être pas remonté au-delà. Une douloureuse déconvenue fut au bout de ma route : de voltes en virevoltes, mes confrères ont si bien torturé le mot vertu qu’ils ne m’ont plus laissé la moindre issue.

Songez à mon émoi. Je me voyais engagé au fond d’un cul-de-sac.

J’ai tenu, avec franchise et humilité, à vous en faire part ici. Je ne vous ai rien caché. Rien. D’autant plus que cet aveu vient de me prendre six minutes. J’en suis donc présentement à neuf minutes et demie.

Certes, on a souvent présenté ici l’éloge du baron de Montyon. Malgré tout, je me suis demandé s’il ne restait pas là une voie que je pouvais explorer. Faute de parler du prix qu’il a fondé, pourrais-je au moins m’exprimer sur le fondateur ?

Ce qui m’a frappé, c’est que les prix, pour cet homme-là, représentaient en quelque sorte une manie. Il était riche — tant mieux pour lui... et pour nous. Nous avons à constater que, jeune encore, dès 1780, il fondait des prix comme à la volée, dans des domaines les plus divers et s’adressant à n’importe qui, destinés à couronner par exemple des « expériences utiles aux arts » ou « l’ouvrage littéraire regardé comme le plus utile à la société » — c’est donc qu’il considérait qu’un ouvrage littéraire pouvait être utile —, mais aussi, et celui-ci m’a frappé, le prix récompensant — écoutez bien — le « procédé qui rendrait moins malsaines les opérations mécaniques faites par les ouvriers ou les artistes ».

Je suis tenté de saluer. J’aime que M. de Montyon — en quelque sorte visionnaire — ait pris conscience des risques qui menacent aujourd’hui les écrivains qu’une insuffisance manuelle et peut-être intellectuelle — c’est mon cas — rend totalement inaptes au maniement des ordinateurs, magnétoscopes et autres engins diaboliques.

Nous ne pouvons que nous arrêter, au milieu de cette avalanche de prix, à l’année 1783. C’est celle au cours de laquelle M. de Montyon a confié à notre Académie la mission de couronner chaque année « un alpe de vertu fait par un Français pauvre ».

Il faut bien étudier chaque mot de cette définition : la vertu à laquelle l’Académie devait rendre hommage était nécessairement française. Et pauvre. Imaginez un milliardaire bon nageur sauvant dans le même élan cent jeunes filles en train de se noyer, il devait, en ce qui concerne notre Prix de Vertu, perdre toute espérance. Mais si un jeune homme, en arrêtant un cheval emballé, sauvait une vieille dame que la bête écumante allait piétiner, si ce jeune homme, dis-je, pouvait démontrer qu’il échappait à l’impôt sur le revenu — lequel n’existait pas encore, maïs il ne perdait rien pour attendre — alors c’est avec la joie la plus pure que l’Académie pouvait consacrer sa vertu.

La Révolution fut fatale au Prix de Vertu. Non pas — et je le démontrerai — qu’elle lui fût hostile par système, mais pour la raison, tout simplement, qu’ayant supprimé l’Académie française, elle avait anéanti de ce fait tous ses prix.

Ce qui doit nous toucher, c’est que, parti pour l’émigration, rentré en France en 1814, M. de Montyon semble n’avoir plus été animé que d’une seule obsession : obtenir de l’Académie, entre-temps restaurée, le rétablissement du Prix de Vertu Le testament qu’il rédigea en 1819 apportait à l’Académie les fonds nécessaires et rappelait la définition à laquelle, après trente ans de convulsions nationales et européennes, s’attachait toujours le fondateur. Elle n’avait changé que dans l’ordre des mots : nous devons récompenser annuellement « le Français pauvre ayant fait dans l’année l’action la plus vertueuse ». Devons-nous croire que vertu et aisance soient des notions antinomiques ? Le système fiscal français, nous devons en convenir, a élargi considérablement le nombre de nos compatriotes pouvant prétendre à la récompense voulue par M. de Montyon.

C’est en 1820 que l’Académie française, pour la première fois depuis la Révolution, a décerné de nouveau le Prix de Vertu. La même année, M. de Montyon rendit son âme à Dieu comme si, ayant achevé la tâche pour laquelle il était né et il avait vécu, le moment était venu de prendre congé de l’Académie, des Français — et des pauvres.

Nous éprouvons tous ici de la reconnaissance pour le baron de Montyon, mais ma gratitude personnelle se doit d’être plus vive que celle d’aucun autre. Grâce au fondateur du Prix de Vertu, je viens de gagner cinq minutes.

Votre supplice, Messieurs, touche à sa fin. Le mien aussi. Mais j’ai promis. Je tiendrai. Je ne tricherai pas d’une seconde.

Une solution de facilité eût été de vous lire la liste de ceux que nous avons couronnés depuis 1820, avec la mention des raisons qui nous ont conduits à les choisir.

Cette liste, je l’ai devant moi.

En 1820, Pierre Alexandre Phlipault, ancien concierge des Académies de peinture et de sculpture, a reçu 1 200 francs « pour toute une carrière de dévouement et de bienfaisance et pour s’être chargé, malgré sa pauvreté, de l’éducation de deux orphelins, enfants de M. Renou ».

En 1823, Marie-Barbe Ansement, portière à Paris, reçut un prix de 1 500 francs « pour avoir recueilli et soigné avec un admirable dévouement une jeune fille atteinte d’une maladie contagieuse ».

En 1825, Pierre-Antoine Roch Martin, de Montigny (Moselle), bénéficia d’un prix cette fois de 10 000 francs « pour son héroïque dévouement envers une famille composée de quatre personnes infirmes, pendant dix ans, au prix des plus affreuses privations ».

La liste est longue. Parvenu à ce point de ma réflexion, je me suis dit que l’énumération des raisons qui ont fait décerner cent soixante-douze prix risquerait de vous lasser. Je ne me le pardonnerais pas. Ainsi, j’en resterai là.

Le mieux, pour conclure, n’était-il pas de revenir à cette discipline qui est mienne depuis près d’un demi-siècle : l’histoire ?

Voulons-nous savoir quel sens nos plus lointains ancêtres donnaient au mot vertu ? À l’égard des femmes gauloises, il semble que, de toute l’Antiquité, jaillisse un concert de louanges. Diodore, Strabon, Ammien vantent la taille, la force, la beauté des femmes gauloises. Et leur vertu. Des mères excellentes, des épouses fidèles : c’est ce que soutient Plutarque. L’historien doit apprendre à se méfier de tous les Plutarque. Strabon nous dit que, chez les Gaulois, « les femmes étaient communes entre les mâles ». Saint Jérôme et Dion Cassius se font l’écho de ces mêmes bruits fâcheux. Saint Eusèbe — plus tardivement il est vrai — n’y va pas par quatre chemins : d’après lui « les Gaulois s’accouplent en toute liberté et sans aucune pudeur ». Alors, qu’en. est-il de la vertu ? La multiplicité des partenaires et des étreintes parait n’avoir en rien altéré celle dont on pare nos ancêtres les Gauloises.

L’âge d’or de la vertu fut le XVIIIe siècle. Jamais le mot mis à la mode par Jean-Jacques Rousseau ne fut autant admiré, cité, adopté. Le paradoxe est alors à son zénith. Le siècle du libertinage et des Liaisons dangereuses se veut aussi — au moins dans les mots — le plus vertueux. Ce serait un thème à proposer pour une maîtrise que la recherche de la fréquence du mot vertu dans les comptes rendus des assemblées révolutionnaires. À la tribune, l’orateur s’adresse aux vertueux partisans de ses propres idées et ce n’est qu’à l’adversaire qu’il refuse le vocable. Mirabeau va jusqu’à s’écrier — et nous le regrettons pour lui : « La délation est la plus importante de nos nouvelles vertus. »

La naïveté sublime des grands ancêtres éclatera sans limites quand, par un vote enthousiaste de la Convention, ils décréteront que la Terreur et la Vertu sont en même temps mises à l’ordre du jour de la République. Pour la terreur, rien de plus clair et de plus simple : elle s’applique par des lois, des tribunaux, des jugements, des échafauds, des guillotines. Mais la vertu ?

En vérité, les rapports de la vertu avec l’histoire restent pour nous une énigme. Il est à redouter qu’elle subsiste longtemps.

Mon Dieu, je m’aperçois que l’heure a tourné. Voici que j’ai oublié de compter les dernières minutes. Ne craignez rien. Dans un instant j’en aurai fini.

Je vous demande seulement une permission : consacrer les quelques secondes qui me restent à une jeune personne fort belle qui vivait au XVIe siècle et dont Tallemant des Réaux a conté l’histoire.
Elle était fille du marquis de La Varenne-Fouquet et de complexion fort amoureuse. Folle de son corps, qui d’ailleurs était fort beau, elle le montrait sans vergogne à la façon d’une œuvre d’art. Elle eut tant de galants qu’il fut bientôt impossible au comte son époux de les dénombrer. Un jour, lassé par cette monotonie, il fit mettre à mort l’un de ces jeunes gens. Grave erreur. C’était oublier qu’elle pouvait en prendre d’autres, ce à quoi elle ne manqua point.

Le veuvage ni le troisième âge ne ralentirent ses ardeurs. À soixante-treize ans, elle épousa un jeune homme, le chevalier Delaporte, dont elle dit : « C’eût été dommage de laisser mourir d’amour un pauvre garçon qui, apparemment, a encore longtemps à vivre. » Le pauvre garçon joua le rôle pour lequel elle l’avait engagé et, semble-t-il, à la satisfaction de la dame qui mourut comblée.
Il me reste simplement à vous dire comment elle se nommait : elle était comtesse de Vertus.