Le Style
« Un style, de Gaulle ? Allons donc ! Tout au plus la rhétorique de n’importe quel élève en humanités classiques, au début du siècle ! »
Ce genre d’injustice, Messieurs, Madame, on la rencontre, comme par hasard, chez les antigaullistes historiques. C’est une vieille malice que de traiter par le dédain la forme d’une œuvre, pour n’avoir pas à considérer un fond qui embarrasse.
Le style diffère de la rhétorique en ce qu’on identifie aussitôt son auteur, et qu’il incite aux caricatures. À ne retenir que ce critère, l’écrivain Charles de Gaulle dépasse tous ses contemporains, tant on le repère au premier coup d’œil, et tant on l’a pastiché.
Quantité de tours familiers facilitaient les imitations. Charles de Gaulle lui-même aurait parlé de « manies », dont le style consisterait, selon lui, à « se délivrer ». J’emploie exprès le conditionnel, car cette confidence, qui apporte de l’eau au moulin de ses détracteurs, figure dans Les Chênes qu’on abat, livre qui brille de mille qualités, sauf, peut-être, la rigueur exigée par les historiens.
Manies ou réflexes, il est vrai que l’œuvre écrite et parlée de de Gaulle est si pleine de formules repérables comme autant d’estampilles qu’elle nous laisse l’embarras du choix. Nous aurions pu nous attarder aux ablatifs absolus qui, sur le modèle des « choses étant ce qu’elles sont », précèdent les énoncés gaulliens d’événements ou de décisions, tels des attendus de justice. Nous aurions pu regarder de près l’art de remettre en honneur des mots désuets comme « quarteron » ou « chienlit », l’art de les placer en évidence dans la phrase. Nous aurions pu recenser les interjections et raccourcis célèbres, les « hélas ! », les « eh bien ! », les « ah ! », les « allons ! », les « dès lors que », les « quant à moi », les « bref », les « il n’en fut rien », observés plus de dix fois dans les seuls Mémoires de guerre...
Car la stylistique, à l’âge de l’électronique, ne laisse aucun dénombrement au hasard. L’ordinateur de l’Institut, devant lequel nous passons pour descendre en séance, s’offrait à me livrer toutes les statistiques imaginables sur le style gaullien ; à l’exception, cependant, des fréquences de rythmes, sur lesquelles je l’ai interrogé en vain.
Cette limite de la technique, dont on se réjouit désormais comme d’un sursis laissé aux charmes anciens de l’esprit, j’y ai vu une bonne façon de choisir, faute de temps, entre les si nombreux aspects de l’art poétique selon de Gaulle. Arrêtons-nous donc à cette caractéristique sur laquelle la machine reste muette, et qui est la plus fameuse, parce que la plus facile à observer : ce rythme ternaire qui veut que tout, dans la prose gaullienne, aille par trois.
Le Général s’exclame-t-il : « hélas ! », ou « l’Europe ! » ; il le fait — qui ne s’en souvient ? — à trois reprises. Le seul appel du 18 Juin comporte plusieurs triades. La conviction que la France « n’est pas seule » est assenée trois fois de suite.
Présente dès les premiers écrits, cette habitude porte d’abord sur les substantifs. Charles de Gaulle résume-t-il la figure de son père ? C’est comme homme « de pensée, de culture, de tradition ». Staline ? Quelqu’un dont « rien n’entame la lucidité, l’âpreté, la ruse ». Il arrive même que la salve de trois mots soit redoublée à l’intérieur d’une période. La paix revenue en 1945, ce serait la fin « de l’union, de l’élan, du sacrifice », pour écouter « les intérêts, les préjugés, les antagonismes bien que nous soyons un » ; cela, bi « grand peuple fait pour l’exemple, l’entreprise, le combat », toujours en vedette de l’histoire, « qu’il soit tyran, victime, ou champion ».
Les verbes obéissent à la règle ternaire autant que les noms et les adjectifs. Jamais le Général ne vit Paul Reynaud « s’emporter, s’indigner, se plaindre ». La Russie « observe, calcule, se méfie ». En 1941, Washington encourage officieusement « ce qui se dit, s’écrit, se trame, à l’encontre du Général ». À la Libération, il importe que le pays soit « nourri, administré, redressé ». Après la traversée du désert au cours de laquelle « lisant, écrivant, rêvant », aucune illusion n’adoucit son « amère sérénité », le Général s’appuiera sur l’ardeur de Michel Debré à « entreprendre, réformer, rectifier. »
Le redoublement des triades n’est pas rare, non plus, avec les verbes ou adjectifs verbaux. La Constitution de 1958 fera en sorte que l’« État ne redevienne pas la proie des fractions multiples, divergentes et dévorantes qui l’avaient dominé, abaissé et paralysé ». Les pieds-noirs pensaient que si la France cessait de « gouverner, d’administrer, de réprimer », eux-mêmes seraient « submergés, dépouillés, chassés ».
Cédons enfin au bonheur de relire, dans Vers l’armée de métier, ce portrait cadencé de nos compatriotes, où culmine, éblouissant, le style de l’écrivain de Gaulle : « Ce Français, qui met dans son esprit tant d’ordre, et si peu dans ses ailes, ce logicien qui doute de tout, ce laborieux nonchalant, ce casanier qui colonise, ce fervent de l’alexandrin, de l’habit à queue, du jardin royal, qui tout de même pousse la chanson, se débraille et salit les pelouses, ce Colbert collègue de Louvois, ce jacobin qui crie : “Vive l’Empereur !”, ce politicien qui fait l’union sacrée, ce battu de Charleroi qui donne l’assaut sur la Marne, bref ce peuple mobile, incertain, contradictoire, comment le Germain pourrait-il le rejoindre, le comprendre, s’y reposer ? »
Une question vient naturellement à l’esprit : l’écrivain Charles de Gaulle s’est-il expliqué sur cette tendance si constante au tambourinement ? Aucun texte connu n’apporte de révélations à ce propos, sinon le passage déjà cité des Chênes qu’on abat. Le Général ayant confié sa difficulté à se délivrer de ses « manies » d’écriture, Malraux lui coupe littéralement la parole en précisant : « Le Général fait allusion au rythme ternaire, qui l’obsède et l’irrite. » À lire de près, l’allusion à une obsession irritante, qui ne ressemble guère au Général, n’est en effet pas de lui, mais de Malraux, qui ne s’en explique pas davantage et saute à tout autre chose, dans un de ces coq-à-l’âne dont il a le secret.
Ces trinités de mots, l’habitude en vient-elle, comme souvent, de lectures favorites ? Bien que, pour le malheur des historiens, il ne semble pas exister de relevé de la bibliothèque de Colombey, on sait par l’intéressé et par divers témoins quels étaient les auteurs prisés du Général.
En remontant le temps, ce furent Mauriac, Bernanos, et Barrès, tous trois attentifs, sinon à la rythmique qui nous occupe, du moins à la musicalité de la phrase. Auparavant, il y eut Péguy, apprécié pour sa conscience d’une vocation intemporelle de la France, et chez qui j’ai trouvé, en un premier survol, une bonne vingtaine de triades à la manière qu’allait cultiver Charles de Gaulle.
J’ai aussi relu de l’Albert Samain, puisque le Général aimait ce poète au point de reprocher à Georges Pompidou de l’avoir rayé de son Anthologie. Je n’ai croisé qu’une passe de trois, au demeurant bien charmante : « J’adore l’indécis, les sons, les couleurs frêles. » J’ai compté plusieurs triades, en revanche, chez Edmond Rostand, et dans le seul Aiglon, à la création duquel on sait que Charles de Gaulle enfant assista, ébloui.
Ni Boutroux, ni Bergson, philosophes placés très haut par le Général, ne permettent d’expliquer ses tours stylistiques. D’autres maîtres cités par le futur écrivain parmi ses lectures de chevet ont pu former son sens de la sonorité et de la scansion : Anatole France, Chateaubriand, Tocqueville. Plus lointainement, on aurait tort de négliger l’influence d’un Laclos, cet autre militaire anticonformiste pour qui la phrase, à l’égal des conquêtes amoureuses, est affaire de stratégie. Et Saint-Simon ? Et le cardinal de Retz ? On imagine le jeune saint-cyrien en faisant son ordinaire, et l’ermite de Colombey y revenant comme aux sources du grand mémorialisme à la française, d’une prose drapée comme les plis savants et moirés d’une gravure de Largillière.
Le creuset de tous ces styles, l’origine commune qui a permis de parler de rhétorique à leur propos, c’est évidemment le discours latin, auquel l’élève de Gaulle a été plus qu’initié et auquel, on le sait, il a pris goût. Ni dans Brutus, où Cicéron traite de l’éloquence, ni dans le De Oratore, on ne trouve recommandé explicitement un type de répétition. Mais il y est prescrit de flatter l’oreille du public, autant que son esprit. César, lui aussi, s’impose une concision martelée dont s’inspireront tous les chefs de guerre à venir, au moment de relater leurs exploits. La fameuse triade : « Veni, vidi, vici », quoi de plus gaullien, avec vingt siècles d’avance !
Il y a du style « ordre du jour » et « citation » de combattant dans l’énoncé gaullien, sans réplique, d’actions ou de qualités humaines. Mais la recherche de la contradiction ne va pas, chez lui, sans souci d’éloquence, ni jeu sur le souffle. Au commencement est le Verbe parlé ; avant l’écrit. Rappelons-nous l’avertissement des Mémoires de guerre : « Je parle. Il le faut bien. L’action met les ardeurs en œuvre. Mais c’est la parole qui les suscite. »
Par paradoxe, cet élan oratoire ne vise pas à la persuasion. « Je reconnais que vous m’avez convaincu », dit un jour à Malraux le Général, bien décidé à maintenir, dès le lendemain, son point de vue.
L’écrivain de Gaulle, comme le chef de guerre et d’État, ne s’abaisse pas à ouvrir une discussion : il énonce ce qui doit être, ce qu’il aurait fallu éviter, ce qui ne manquera pas de survenir. Il crée le réel, plus qu’il ne l’analyse. Il est dépositaire et comptable d’une vérité préalable, et provisoirement contrariée. Son style démontre moins qu’il n’invoque, sur le mode de la prophétie. De là son goût pour le visionnaire Péguy et son espèce de suffocation.
Comme dans tout style incantatoire, les séries de mots n’ajoutent pas forcément au sens de ce qui est dit. Les éventuelles redondances jouent un rôle eurythmique d’apaisement. Albert Thibaudes voyait, dans les cadences ternaires de Flaubert, un remède contre l’angoisse, comme plus tard les tambourinements d’Antonin Artaud contre la souffrance. De Gaulle n’est pas assidu de Flaubert, ni sans doute lecteur de Thibaudet — en 1935, il a plus urgent à méditer — mais tout son style porte à l’imaginer pratiquant le « gueuloir », fût-ce à voix basse.
Les triades apparaissant bien avant juin 1940, il faudrait admettre que l’anxiété combattue par le battement des mots n’est pas conjoncturelle mais qu’elle constitue une donnée permanente de la personnalité du Général face à on ne sait quel vertige, au néant, à la mort. Charles de Gaulle ne serait pas le premier écrivain à protéger jalousement son « moi » et à l’exposer sitôt qu’il prend la plume, ce risque d’aveux involontaires fondant la plupart des vocations artistiques.
Il faudrait beaucoup de séances comme celle-ci pour chercher dans les recoins de l’œuvre l’accès à un inconscient qui existait sûrement, même si, comme on l’a beaucoup dit, la personne privée de de Gaulle se tenait à l’écart. Ce temps nous manque, et je m’en réjouis, l’effraction freudienne s’appliquant particulièrement mal à la prose qui nous a tant envoûtés.
J’aimerais plutôt trouver, pour finir, une métaphore qui rendrait compte de ce que ses assemblages de mots ont, à la fois, de militaire et de pacifique. « Longtemps, j’ai pris ma plume pour une épée », proclame Sartre. Des deux hommes, le belliqueux n’est pas celui qu’on pense. Charles de Gaulle n’aurait jamais comparé ses paroles à des armes. Il connaissait trop le pouvoir des unes et des autres pour les confondre jamais. (Ah, ce « jamais » sans négation, comme il en jouait à merveille ! Et comme il aurait été agréable de se laisser conduire par cet autre tour familier vers d’autres réflexions stylistiques !)
Ce n’est pas un hasard si, au plus incertain de l’épopée londonienne, Charles de Gaulle s’imagine, le temps d’un bref découragement, bibliothécaire à Pontivy, se demandant si Mme de Sévigné est passée par la Bretagne, écrivant soixante pages sur ce point capital de l’histoire de France, chicanant le chanoine du diocèse sur une date...
Ce rêve, avant d’être d’un homme d’épée, est d’un homme de lettres, c’est-à-dire de quelqu’un qui compte sur les mots pour mettre un peu d’ordre dans le monde.
J’ai longtemps cherché par quel modèle suprême était hanté l’écrivain Charles de Gaulle quand il retombait machinalement dans ses trilles de mots. Était-ce le modèle du Dieu en trois personnes qui soutenait sa Foi ? Celui des trois vertus théologales ? Des trois Grâces ? Des trois règnes naturels, des trois fonctions selon Dumézil, des trois unités de la tragédie classique, des trois coups de brigadier au théâtre, ou encore des trois armes dont se compose sa chère armée ?
C’est alors que s’est imposée à moi, je vous la livre en toute modestie, une image plus proche de l’artifice humain qu’est la création de sens avec des mots : l’image des fusils en faisceaux tels que le saint-cyrien d’avant quatorze dut s’entraîner à les former, ces faisceaux qui exigent précisément, pour tenir en l’air, qu’une troisième arme, au moins, s’encastre dans la fourche des deux premières, tout comme les épithètes gaulliennes s’emboîtent par bouquets de trois au-dessus de la page vide.
Ces triades de baïonnettes prêtes à donner l’assaut à l’aube du lendemain, mais, pour l’heure, pointées innocemment vers la nuit, près d’un feu de bois qui meurt, oui, j’y vois les répliques exactes du style gaullien, je crois les voir, là, au centre de notre Coupole dédiée aux prestiges de tous les langages.
Et tandis qu’au-dehors s’entend à nouveau le cliquetis des armes, songeons, voulez-vous, au bienheureux bivouac que l’écriture de Charles de Gaulle fut pour lui-même, et qu’elle demeure pour nous !