Le Mot et la Circonstance
«Emphatique et farceur »
« Sphinx éloquent... »
« Version originale de M. Hulot... »
Ces descriptions insolites, mais imagées, ne leur cherchez pas, Messieurs, Madame, paternité chez Mauriac ou chez Malraux, pas plus que chez Dutourd ou Frossard, tous auteurs qui ne résistèrent pas à pimenter parfois d’une affectueuse impertinence leurs apologies du général de Gaulle, comme l’ont accoutumé les grands écrivains lorsqu’ils traitent des plus grands de leurs contemporains.
J’ai cueilli ces formules, simplement, dans les meilleures copies du concours ouvert aux élèves des lycées français de l’étranger et auxquels il était proposé de disserter, en cette année du Centenaire, sur la personne et l’œuvre de Charles de Gaulle.
N’est-il pas remarquable que pour des adolescents nés après sa disparition, et dans des sociétés bien éloignées de la France, qui donc ne peuvent le connaître autrement que par leurs lectures, le ouï-dire, et quelques émissions télévisées, de Gaulle soit assez présent, assez vivant, assez familier, qu’il habite assez leur univers mental pour qu’ils en puissent pousser le portrait jusqu’à la caricature ?
C’est la preuve, s’il en était besoin, que de Gaulle impose à l’Histoire non seulement la mémoire de ses actions, mais celle de son personnage. Le phénomène est rare. Il y faut une conjonction parfaitement singulière des dons, du dessein, du destin.
De Gaulle avait le caractère, il avait la conviction, il avait la prévision, il avait la décision, il avait l’audace, il avait l’autorité, il avait l’impavidité. Mais de surcroît il avait, pour sublimer cet ensemble d’aptitudes et de vertus, une maîtrise totale de la langue française. Il en fit son arme et son charme.
On m’accordera de le placer en symétrique de l’autre suprême manieur du français en notre siècle : Paul Valéry.
Valéry était pétri de grec, ainsi qu’il convient au penseur. Il surprenait, c’est-à-dire qu’il éveillait l’attention, par l’emploi le plus savant, le plus exact, le plus subtil de toutes les ressources qu’offrent le vocabulaire et la syntaxe, dans une langue analytique.
De Gaulle était nourri de latin, ce qui convient à l’efficacité de l’action.
Narration précise et distanciée de César, ampleur de Cicéron, brièveté et densité de Salluste, périodes balancées et didactiques de Sénèque, et jusque même aux boutades impériales : il interprétait en français toutes ces partitions, il jouait à sa guise de tous ces instruments, avec un sens inné, spontané, de l’adéquation du mot à la circonstance.
Chacun de ses actes historiques fut d’abord un texte, à commencer par « l’Appel » dont il ruminait certaines des démonstrations imprécatoires depuis plusieurs semaines, et en tout cas depuis le 21 mai 1940, au lendemain de la bataille de Montcornet.
Mais j’invite à ouvrir, à n’importe quelle page, n’importe lequel des douze tomes des Lettres, notes et carnets, publiés par les soins filiaux de l’amiral de Gaulle. On a là de Gaulle écrivain au jour le jour, et passant d’un registre à l’autre, selon les sujets, les urgences, les préoccupations.
Qu’il s’agisse du canevas d’un discours, de l’orientation d’une loi, d’instructions diplomatiques ou militaires, de lignes de conduite tracées à ses ministres, de correspondances adressées à des chefs d’État ou des cardinaux, aussi bien que de lettres familiales, ou de condoléances, ou de félicitations, ou de remerciements, toujours il adopte le ton approprié, et sans jamais se départir, jusque dans l’ironie, d’une certaine grandeur souveraine.
L’éducation reçue avait inculqué à de Gaulle, par les préceptes et par l’exemple, les bonnes manières, celles qui témoignent du respect à autrui, mais font également qu’on se rend soi-même respectable.
L’armée y avait ajouté un peu de raideur. « De la tenue ! » a-t-on toujours répété aux jeunes officiers. De la tenue dans la vie courante, parce que l’on est l’image d’un grand corps social. De la tenue dans le commandement, si l’on veut être obéi. De la tenue devant l’imprévu et le danger, pour rester maître de soi. Mais de la tenue aussi dans l’écriture.
Ajoutons que, habité d’un sentiment de prédestination, il semblait que de Gaulle ait eu dans son berceau un Plutarque pour oreiller. Et de bonne heure il écrivit comme il vécut, sous l’œil de la postérité.
Les Lettres, notes et carnets sont alors à regarder comme un manuel du comportement de l’homme d’État, une institutio, au sens de celle de Quintilien, et dont tout gouvernant tirerait avantage à l’avoir constamment à portée de la main.
L’officier supérieur qui, notant le capitaine de Gaulle à sa sortie de l’École de guerre, avait parlé de « son attitude de roi en exil », celui-là, qui pensait émettre une critique, avait fait preuve involontairement d’un discernement prémonitoire. À Londres, de Gaulle vécut en exil et s’habitua à être roi.
Je le revois traversant Pall Mall, longue figure de chevalier médiéval, je le revois à Carlton Gardens, Charles sans terre, mais non sans certitude. La parole était son épée.
Pour la longue circonstance qui va du 18 Juin à l’installation du gouvernement provisoire à Alger, puis au débarquement de Normandie, l’état d’esprit de De Gaulle est tout entier résumé par sa réplique fameuse, au cours d’une discussion assez orageuse avec Churchill. Ils sont face à face, ces deux tenaces, ces deux amis, mais d’abord ces deux patriotes exigeants, « le grand Charles » comme l’appelaient ses volontaires de la France libre, et le massif « old Winston » comme le désignaient affectueusement les Anglais. « Mais vous me parlez, Général, comme si vous étiez la France ! » s’écrie soudain celui-ci. Et de Gaulle de répondre : « Mais si je ne l’étais pas, Monsieur le Premier ministre, pour quelle raison serais je donc dans votre bureau ? »
Arrive la Libération tant espérée. Le talent gaullien s’y éploie dans toute sa diversité.
Après le ton épique de l’improvisation du 25 août 1944 à l’Hôtel de Ville : « Paris outragé ! Paris brisé ! Paris martyrisé ! mais Paris libéré ! », voici le ton intime, descriptif, et rassurant, dans la lettre à Mme de Gaulle, au lendemain de la descente des Champs-Élysées, cette « entrée » comme la capitale n’en avait pas vu depuis celle de Henri IV :
« Tout va très bien. Hier manifestation inouïe ! Cela s’est terminé à Notre-Dame, par une sorte de fusillade qui n’était qu’une tartarinade. Il y a ici beaucoup de gens armés qui, échauffés par les combats précédents, tirent vers les toits à tout propos. Le premier coup de feu déclenche une pétarade générale aux moineaux. Cela ne durera pas...
Donne une réponse au général Juin qui repartira pour Paris deux jours après son arrivée à Alger et qui te porte cette lettre. Donne-lui aussi du linge et des souliers pour moi.
Je t’embrasse de tout mon cœur. Mille affections à Élisabeth et Anne. Ton pauvre mari. Charles. »
N’est-il pas étonnant, ce « pauvre mari », dans la circonstance « inouïe » dont il décrira plus tard l’immensité ? Non ; c’est le soupir de l’homme qui, au-delà du triomphe mesure le poids de sa charge : remettre sur pied l’infortuné royaume en désorganisation totale, et que beaucoup n’ont pas tellement envie de voir se réorganiser.
Mais dans la même heure, voici le ton prescriptif de la lettre à Henri Queuille, ministre chargé de la Coordination, et que portera le même messager.
« J’attends avec beaucoup d’impatience l’arrivée du gouvernement ici. Je vous ai adressé à ce sujet plusieurs télégrammes auxquels je n’ai reçu aucune réponse par aucune voie. Il est indispensable que vous veniez tous ici, fût-ce par des moyens étrangers si vous ne pouvez en employer d’autres. Toutefois, le général Catroux doit rester à Alger comme délégué du gouvernement en Afrique du Nord. Ultérieurement un décret précisera ses attributions…
Je demande à Joxe d’arriver sans délai avec son premier échelon, et de mettre en route ses moyens de transmission. Nous espérons pouvoir mettre en action demain un poste radio de la Marine que nous avons trouvé ici et qui, je le pense, pourra communiquer directement avec Alger. »
Cela donne la mesure des soucis du « pauvre mari ». Le roi en exil avait retrouvé sa terre, mais il y marchait quasiment sans souliers.
Apprend-il dans le même moment que le général Giraud a été blessé dans un attentat ? Il lui manifeste, par télégramme secret, son indignation et sa sollicitude, assorties des ordres donnés pour son transport en Bretagne.
Et dans la fin du message, bien que les rapports avec Giraud n’aient pas toujours été tendres, perce une note de sentimentalité militaire :
« Je pense beaucoup à vous en ce jour où nos alliés entrent à Metz, dans des conditions stratégiques qui me paraissent inexplicables. Meilleurs vœux et déférentes amitiés. »
À la suite, retour au style impératif, et qui s’adresse à qui ? Au général Eisenhower.
« Je suis informé que certains personnels civils et militaires, actuellement à Alger, et dont le gouvernement français a besoin d’urgence à Paris, seraient retardés dans leur départ par un ordre du SHAEF.
Je vous demande de noter que je désire voir arriver ici, dans le plus bref délai possible, les personnes désignées, et que le général Catroux, à Alger, a qualité pour mettre en route.
J’ajoute que je vous remercie d’avance des moyens de transport aérien que vous voudrez bien mettre éventuellement à leur disposition. »
La colère bouillait sous cette exigence polie.
« La France est rentrée chez elle », déclare-t-il superbement quelques jours plus tard, en ouvrant sa première conférence de presse donnée à Paris pour les journalistes alliés.
Tout y est passé en revue, au fil des questions spontanées ou provoquées, et de Gaulle, plus enclin à énoncer des principes qu’à exposer les détails de leur application, se plaît à répondre sur tout : sur la participation de la France à la reddition de l’Allemagne nazie — il fallait « concevoir comme inimaginable que les conditions en seraient réglées sans la France » — ; sur l’intégration des FFI à l’armée ; sur l’Europe — « Je crois que les États de l’ouest de l’Europe... étant immédiatement voisins, l’organisation de leurs rapports pour ce qui est de leur sécurité immédiate et aussi pour ce qui est de leurs échanges commerciaux et économiques, est une chose qui s’impose » — ; sur la situation de l’Espagne ; sur les mesures en faveur de nos prisonniers de guerre ; sur l’avenir du Proche-Orient — « Je répète que le but de la France est que la Syrie et le Liban soient deux États indépendants de tous les côtés » — ; sur les réserves financières du pays ; sur la démocratie nouvelle ; sur les populations noires — « Après Brazzaville, le gouvernement français a fixé sa politique. Cette politique d’ailleurs ne s’applique pas seulement aux territoires habités par des Noirs, elle s’applique à tous les territoires français ou associés à la France. La politique française consiste à mener chacun de ces peuples à un développement qui lui permette de s’administrer et, plus tard, de se gouverner lui-même. »
Oui, dans ces mois-là, de Gaulle s’occupait de tout, se préoccupait de tout, avait déterminé une ligne de conduite pour tout.
Il se préoccupait même de l’Académie française.
Ainsi au début de 1945 réunit-il à dîner, rue Saint-Dominique, les Académiciens qui n’avaient pas été séduits par les sirènes de la collaboration, et il leur adressa ces mots, parfaitement pesés, que m’a rapportés René Brouillez : « Nous avons à reconstruire la France. Nous avons à reconstruire ses institutions. La vôtre est au premier rang, et j’ai pour elle une considération particulière. »
Considération qu’il lui marquera toujours, et notamment en faisant placer les Académiciens français à un rang élevé, exceptionnellement élevé dans les dîners de l’Élysée. Mais il demandait que nous y parussions sous nos costumes d’apparat.
Il montrait par là, au-delà de nos personnes, son souci du protocole qu’il définissait comme « l’expression de l’ordre dans l’État ».
L’ordre dans l’État, l’ordre dans les idées, l’ordre dans les mots.
À constater l’ample variété de ceux qui, aujourd’hui, explicitement ou implicitement, se réfèrent aux définitions institutionnelles, diplomatiques, géopolitiques, stratégiques, participatives et même culturelles de De Gaulle, qui les invoquent ou les utilisent, on se prend à méditer sur le temps et la puissance qu’aurait gagnés la France en laissant au restaurateur de son indépendance la possibilité de les mettre en œuvre immédiatement.
Pendant douze ans, à part l’épisode du RPF qui lui prouva que, décidément, il n’était pas fait « pour les jeux du forum », Cincinnatus retourne à son sillon, le sillon que trace le soc de la plume sur la glèbe de la page blanche. Il ne lève les yeux que pour jeter un regard désolé sur le pays. Les plus lourds épis de sa moisson seront les Mémoires de guerre et le discours de Bayeux.
Les drames se rapprochent, et donc rapprochent la France de lui.
L’état de sa pensée devant la circonstance, j’en puis donner témoignage personnel par ce passage d’une lettre, vers la fin d’avril 1958, un mois avant son retour aux affaires : « Ce que l’on fait au service de la France est naturellement dramatique et nos rois, qui sont vos héros, ont accompli des tragédies... Mais vous faites voir aussi que l’État et le pays furent, au total, les bénéficiaires de tout, y compris des cruautés commises en leur nom. »
Il savait que la période allait être cruelle ; et l’on peut alors appliquer à de Gaulle la formule qu’emploie Mgr Jacqueline pour saint Bernard : « L’autorité conçue comme un service. »
Nombreux, plus nombreux que ceux du temps de Londres, sont les Français qui gardent mémoire des onze années qui commençaient.
Nombreux sont ceux qui ont aux oreilles ses adresses au vocatif : « Eh bien, mon cher et vieux pays... » ou encore, quand le bateau tanguait : « La France n’est pas à la dérive. La République est debout. Les responsables sont à leur place... Je compte sur vous, vous pouvez compter sur moi. »
De même gardons-nous en mémoire les expressions qu’il forgea, comme « l’ardente obligation », si souvent utilisée depuis par des gens de moins d’ardeur, ou la formule « en réserve de la République » par laquelle il désignait les hommes qu’il estimait pouvoir légitimement lui succéder, et dont nous ne saurions oublier qu’il l’inventa pour Michel Debré.
Mais que la jeunesse n’aille pas imaginer, à la faveur des hagiographies, qu’il demeurait perpétuellement sur les hauteurs. Dans la moindre note de service, on reconnaissait sa patte, ou sa griffe.
Ainsi au retour d’une cérémonie du 8 Mai : « Pour l’arc de Triomphe. Beaucoup trop de motards. D’autant plus qu’il y a un énorme escadron à cheval. »
Même affecté de la cataracte, il voyait tout, et il lisait tout.
On a trop souvent parlé de ses relations avec les écrivains pour qu’il soit besoin d’y revenir longuement. Nous avons presque tous reçu, en tout cas tous ceux qui publiaient de son vivant, ces étonnants billets manuscrits, enveloppe comprise, qu’il envoyait de Colombey le dimanche, et de préférence un jour d’élection ou de référendum, pour prouver sa sérénité. Nous avons tous eu droit à ces remerciements superbement tournés, à ces jugements ponctués de points d’exclamation. « Vous avez été aujourd’hui ma compagnie... Que de savoir, que de talent !... Vos beaux vers m’ont charmé l’âme et élevé l’esprit... Comme toujours j’ai été impressionné... je salue votre talent, son relief, sa couleur..., etc. »
Ce côté homme de lettres ne peut manquer de frapper le lecteur de sa correspondance. Suprême artisan du langage, il marquait une particulière révérence à ceux dont l’écriture est le métier. De plus — toujours l’héritage latin — il était bien conscient que le héros ne vit dans l’Histoire que par le témoignage des gens de plume ; et s’il donnait volontiers, à leur égard, dans l’hyperbole, c’est qu’il savait combien la louange amollit les âmes.
Mais il y entrait aussi une part de convenances. Dans son privé comme dans les affaires de l’État, de Gaulle était attentif à toujours faire « ce qui convient » ; il était respectueux des « usages » qui avaient dans ceux de la cour de France leur origine. Mais il en sentait bien l’érosion. Alors il les rajeunissait, en tout cas dans l’écriture. Il usait de la tournure rare ; il déplaçait l’épithète dans le cliché ; il rendait aux formules de courtoisie, très savamment graduées, leur sens plein et premier. Il refusait la banalité.
Comme m’en faisait réflexion Jean Marin, un jour du printemps dernier où nous marchions sur les chemins du souvenir : « Et, en plus, il a renouvelé le conformisme. » Mais n’est-ce pas là, Messieurs, ce à quoi s’emploie l’Académie, à longueur de siècle ?
Tel était donc, dans son quotidien épistolaire, celui qu’on a appelé « l’homme des tempêtes ».
Oh ! il ne les détestait pas, les tempêtes ! Quand il entendait s’élever leur rumeur, il se mettait à sa table et, tandis que les rafales battaient sa porte, lui, auteur d’une histoire qu’il écrivait avant de la vivre, taillait, gravait, assemblait des pages rédigées pour l’éternité autant que pour l’instant, et il construisait une digue de mots. Par quatre fois, au moins, la tempête se brisa sur ce style que Régis Debray, témoin pour une génération cadette, qualifie de « granit immatériel ».
Et le 28 avril 1969, à Colombey, au cœur de la nuit, il grave la dernière pierre.
« Je cesse d’exercer mes fondions de président de la République. Cette décision prend effet aujourd’hui à midi. » Jamais démission ne fut donnée de manière plus lapidaire, plus altière, plus mémorable. Toute explication, toute justification, tout commentaire en eût affaibli le retentissement. Le pur énoncé de la circonstance en créait la grandeur. Ultime sublimité de monarque, ou inspiration de poète épique ?
Car, au bout de tous comptes, Charles de Gaulle fut un poète.
Le poète donne existence aux choses en les nommant. Par le mot tracé, par le mot proféré, de Gaulle créait l’Histoire.
Et nous qui avons vécu, durant un tiers de siècle, sous le règne de sa voix, nous aurons tous été de quelque manière, volens nolens, ses créatures.