La langue populaire est source, souvent inconsciemment, de jolis rapprochements. Ainsi, la forme abrégée par apocope apéro ne diffère que par une lettre du verbe latin dont le mot apéritif est issu après quelques détours, aperio, « j’ouvre ». Dans la langue latine, aperio entretenait d’ailleurs aussi une étrange proximité avec une forme qui était son antonyme, puisque, une fois encore, une seule lettre le distinguait de operio, « je ferme, je bouche », verbe dont un dérivé, operculum, nous a donné la forme savante « opercule », et un autre, cooperculum, la forme populaire « couvercle ». Apéritif est d’abord un adjectif signifiant « qui ouvre ». Pascal, dans ses Pensées, pour railler par l’exemple la préciosité qui énonce banalités et tautologies, évoque d’étonnantes formules comme « la vertu attractive d’un croc » et « la vertu apéritive d’une clef ». Mais cet adjectif s’est d’abord rencontré, au xiiie siècle, avec le sens de « qui ouvre les voies d’élimination ». Celui de « qui ouvre l’appétit » ne viendra que cinq siècles plus tard. On lisait, au sujet de ce mot, dans la première édition de notre Dictionnaire : « Terme de médecine : Qui ouvre & qui débouche ». Dans la quatrième édition, on donnait à ces deux verbes un complément d’objet direct : « le ventre ». Quant à la sixième, elle disait joliment, au sujet du substantif, un apéritif, qui en était tiré : « Nom générique des médicaments propres à entretenir la liberté des voies biliaires, urinaires, etc. » En 1606, Nicot, dans son Dictionnaire, l’appelait aussi deoppilatif, (on aurait dit jadis désopilant, au sens ancien de « désobstruant ». On rappellera que l’on pensait que l’obstruction de la rate empêchait le rire et que le tour ancien désopiler la rate, remplacer aujourd’hui par désopiler, signifiait « réjouir, faire rire »). Ces sens vont cependant peu à peu s’effacer au profit de celui qu’apéritif a aujourd’hui, c’est-à-dire « qui met en appétit » (son sens ancien cédant la place à « laxatif »). Mais si aujourd’hui l’apéritif ou, dans une langue plus populaire, l’apéro, est un moment festif où la joie et la convivialité l’emportent sur le désir de se mettre en appétit, il n’en a pas toujours été ainsi, et il fut un temps où ce qui était apéritif n’avait, contrairement à sa fonction première qui était de favoriser l’élimination, pas d’autres fonctions que celle de faire manger beaucoup et de prendre du poids et du volume. Maupassant en témoigne dans cet extrait d’un récit de voyage, La Vie errante, qu’il a ramené de Tunis : « Dès qu’approche l’âge du mariage, […], les fillettes d’Israël rêvent d’engraisser ; car plus la femme est lourde, plus elle fait honneur à son mari et plus elle a de chances de le choisir à son gré. À quatorze, à quinze ans, elles sont, ces gamines sveltes et légères, des merveilles de beauté, de finesse et de grâce. Puis elles songent à l’époux. Alors commence l’inconcevable gavage qui fera d’elles des monstres. […] Immobiles maintenant, après avoir pris chaque matin la boulette d’herbes apéritives qui surexcitent l’estomac, elles passent des journées entières à manger des pâtes épaisses qui les enflent incroyablement. Les seins se gonflent, les ventres ballonnent, les croupes s’arrondissent, les cuisses s’écartent, séparées par la bouffissure. […] Êtres inexprimablement surprenants, dont la figure demeure encore souvent jolie sur ces corps d’hippopotames. Dans bien peu d’années, sans doute, devenues des dames européennes, elles s’habilleront à la française et, pour obéir à la mode, jeûneront afin de maigrir. Ce sera tant mieux pour elles et tant pis pour nous, les spectateurs. »
Maupassant ne donne pas d’autres renseignements sur ces boulettes d’herbes apéritives, dont – faut-il s’en réjouir ou s’en plaindre ? – on ignore la composition. Mais revenons maintenant à notre apéritif, qui était naguère un élément de la culture populaire et qui s’est embourgeoisé. Il n’est, pour s’en rendre compte, pas nécessaire de passer par ces apéritifs dînatoires, voire ces apéros dînatoires, qui voisinent avec les apéros minceur et les apéros maison dans les rayons cuisine des librairies ou des blogues. L’apéritif est aujourd’hui pensé, exhibé, au risque de perdre la convivialité d’un tu viens prendre l’apéro, qui faisait, il y a peu encore, tout son charme, et d’enfouir sous une surenchère de préparatifs chichiteux, mêlée à une volonté d’esbroufe, la simplicité et la spontanéité qui le caractérisaient.