Centenaire de naissance d’Octave Gréard célébré en Sorbonne

Le 11 novembre 1928

Camille JULLIAN

CENTENAIRE DE LA NAISSANCE D’OCTAVE GRÉARD
CÉLÉBRÉ DANS LE GRAND AMPHITHÉATRE DE LA SORBONNE

le dimanche 11 novembre 1928

DISCOURS

DE

M. CAMILLE JULLIAN
MEMBRE DE L’INSTITUT

AU NOM DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

 

MESSIEURS,

Le 25 avril 1904, au matin, Gréard dirigeait les débats du Conseil supérieur de l’Instruction publique. Je ne dis point qu’il présidât le Conseil, mais il y était l’arbitre des décisions, grâce à sa compétence d’administrateur, à sa connaissance des hommes, à son incomparable habileté à n’intervenir qu’au moment opportun. Ce jour-là, on s’était livré à une discussion longue et confuse. Personne ne savait quel vote en sortirait ; longtemps, Gréard n’avait rien dit, écoutant et attendant. À la fin, il prit la parole, et lentement, posément, il mit de la clarté dans l’esprit de chacun, indiqua, sans insister, la solution préférable, et sans peine, ensuite, obtint le résultat qu’il avait désiré. Il était midi et demi. Sauf lui, tout le monde sortit lassé de la séance. II se retira de son pas tranquille, et les universitaires qui se trouvaient là s’inclinèrent devant leur vrai maître.

Quand ils se retrouvèrent dans la salle du Conseil, à deux heures, Gréard venait de mourir.

Ce qu’on éprouva alors, ce ne fut pas seulement de la stupeur, mais une étrange tristesse et une sorte de colère, à cette disparition imprévue de l’une des plus grandes forces de notre vie intellectuelle.

De proche en proche, la nouvelle se propagea, le deuil s’étendit, et lorsque l’Académie, à son tour, fut informée, elle aussi, en parfait accord avec l’Université, elle se sentit frappée au plus profond d’elle-même.

Car Octave Gréard était un des hommes en qui l’Académie se reconnaissait le plus fidèlement ; il la représentait à souhait par son attitude et son tempérament ; il aimait, il défendait tous les sentiments et toutes les causes qui sont l’agrément et la raison d’être de notre Compagnie.

Elle entend rester étrangère aux passions politiques : elle est d’une patrie, elle n’est pas d’un parti. Chacun de ses membres, sans doute, a fixé ses opinions et ses tendances, et y demeure attaché. Mais, à l’heure des controverses ou aux séances de vote, il oublie, ou il doit oublier, qu’il existe ailleurs une gauche et une droite, et il ne voit plus que des problèmes littéraires à résoudre et des talents ou des vertus à récompenser. Sans jamais faiblir, Octave Gréard réalisa ce devoir d’impartialité. Il eut souvent, en face de lui, des hommes qui étaient ses adversaires en d’autres assemblées. Pourtant, eux et lui savaient se détacher du dehors, et, au milieu de l’Académie, s’élever en ces sphères de libéralisme où les convictions sincères peuvent se rejoindre et s’unir. Car il fut, et dans toute l’acception du mot, et en ce temps-là le mot gardait son prestige moral, sa valeur française, il fut un libéral, un homme de tolérance et de liberté.

Cet esprit de conciliation donnait une sincérité particulière à la bonne grâce, à l’exquise amabilité dont il accompagnait l’accent de ses paroles ou le mouvement de ses gestes. Ces réponses obligeantes venaient du désir d’obliger ; cette main tendue venait du désir d’être utile. Nul mieux que lui ne sut que l’Académie est un salon, non pas seulement de bon ton et de bonne compagnie, mais surtout d’entente affectueuse et de confiance réciproque.

L’urbanité de Gréard était la parure naturelle de la dignité de sa vie et de la droiture de son caractère. Il fut mêlé à bien des conflits, et quelques-unes de ses entreprises furent âprement combattues. Mais l’homme ne fut jamais attaqué, aucun soupçon ne l’effleura au temps des pires polémiques et les plus irréductibles de ses contradicteurs furent obligés d’avouer, devant Gréard, qu’il est de ces délicatesses d’âme auxquelles il ne faut point toucher.

Tel il était dans la vie publique, tel il était dans la vie privée ; et s’il ne m’est point permis de faire ici état de souvenirs personnels, je ne peux cependant pas passer sous silence cet esprit familial, cet amour des siens, ce culte de la maison et de l’amitié qui expliquent, mieux que bien des choses, la pureté d’existence et la fermeté de conduite de certains hommes d’État : Gréard vécut la vie d’intimité avec une simplicité, un charme souverains. Je me rappelle les nombreux élans d’espérance et de joie avec lesquels il vit naître, grandir et se former le petit-fils auquel on donna son prénom familier. Il y avait chez lui, au moment du foyer, tout ensemble de la gravité religieuse et de l’abandon sentimental. Comme il a bien mérité que ceux qui descendent de lui aient retenu et continué le nom qu’il a porté !

Peut-être aurait-on aperçu, dans ce sens de la famille et de sa perpétuité, quelque influence de la morale antique. Il avait fait de Plutarque l’auteur préféré de sa jeunesse, il lui avait consacré un beau livre. Ah ! ce livre de Gréard sur la Morale de Plutarque, combien d’entre nous l’ont relu dans leur adolescence ! car on le donnait souvent comme prix, dans les collèges et les lycées, aux premières années de l’ère républicaine. Comme il nous a révélé une Antiquité que nous ne soupçonnions pas ! non plus des conquérants ou des despotes tels qu’un César ou un Néron, mais de braves gens épris de bonté et de justice, des parents étroitement unis, des femmes héroïques dans le malheur, des amis modèles, tout un monde de douceur et d’abnégation, déjà presque teinté de charité chrétienne, que Gréard, suivant les traces du moraliste grec, faisait revivre dans nos jeunes cœurs attendris. Notre génération doit beaucoup à ce livre. Il nous a fait sentir les belles choses de l’âme en nous montrant que l’Antiquité les avait pratiquées. Et aujourd’hui encore l’ouvrage demeure comme une doctrine et un conseil, de ne point effacer les leçons données par Plutarque, et de maintenir cette vérité, que s’il faut aimer toutes les fleurs des lettres françaises, c’est en se souvenant qu’elles furent longtemps animées des parfums de l’Hellénisme.

L’humaniste qu’était Gréard ne séparait point, en effet, ces deux sources de notre vie universitaire : l’étude de l’Antiquité et les traditions de l’esprit français. Il était bien l’homme de cette Académie, qui va de Corneille à Victor Hugo. Il fallait l’entendre, au Conseil supérieur ou à l’Institut, traiter des questions de grammaire, de lexique d’orthographe ou de style. Il était merveilleux de clarté, de sobriété, d’exactitude et d’érudition. Comment avait-il nu, lui sans cesse en action, en cours d’affaire, comment avait-il pu lire tous les auteurs de notre langue, saisir le sens réel de leurs phrases, découvrir la trame d’une œuvre écrite avec la même finesse de discernement qu’il sondait la nature de ses collaborateurs ? et on eût dit qu’il avait collaboré lui-même, pour le langage, avec Malherbe ou Descartes. Je n’ai jamais entendu qu’un homme qui fût, comme Gréard, l’analyste de l’écriture française, et c’est Jean Richepin. Voilà deux lettrés bien différents, presque les contraires l’un de l’autre. Mais avoir le droit de les rapprocher au profit de la langue française, n’est-ce pas la preuve que cette langue est vraiment celle de notre humeur de Français, qu’elle a en elle un pouvoir d’entente et d’harmonie ?

C’est encore la France et son destin supérieur que nous rencontrerons dans la grande tâche à laquelle Gréard voua le meilleur de sa vie, depuis sa pleine maturité jusqu’aux années de sa vieillesse toujours active : la réorganisation de l’enseignement et surtout de l’Université de Paris. Elle est, cette grande Sorbonne, ce bâtiment qui nous domine ou nous enveloppe, qui dessine de toutes parts l’horizon de notre colline inspirée, elle est maintenant le symbole et l’abri de ce que Gréard avait rêvé pour l’Université de Paris : une maison de travail où toutes les sciences se rejoindraient pour se secourir et se soutenir ; un exemple de vie intellectuelle pour les Universités de province, dont la prospérité ne doit point souffrir des ambitions de la nôtre, et dont Gréard voulut que les armes parlantes fussent figurées sur les murs de la nouvelle Sorbonne ; et enfin un foyer spirituel où, dans la France républicaine, les étudiants du monde entier se donneraient rendez-vous, comme autrefois, dans la France chrétienne, et ici même, les compatriotes de Dante et les disciples d’Abélard. Et ceux d’entre vous, Messieurs, qui ont imaginé et réalisé cette Cité Universitaire où vont se grouper les fils de toutes les provinces et de toutes les colonies de notre patrie, et avec eux les jeunesses envoyées par toutes les patries de la terre, ceux-là n’ont fait qu’achever, de façon splendide, l’œuvre d’Octave Gréard. Et l’Académie française les remercie, j’ose presque dire en son nom.

Pourrait-elle également ne pas remercier aujourd’hui les deux grands universitaires, disparus après lui, qui furent ses compagnons de labeur et d’espoir : Louis Liard et Ernest Lavisse ? Celui-là, Liard, ne fut point des nôtres : mais avec quelle sympathie, j’en suis sûr, on eût accueilli ce noble et robuste Français, débordant d’activité, d’intelligence et de dévouement ! et je ne puis prononcer son nom, en cet endroit où nous l’avons si souvent rencontré, sans l’émotion d’une reconnaissante piété. Et notre Ernest Lavisse, si longtemps nôtre celui-ci, et dont le souvenir, en dépit de certaines apparences, est toujours présent à l’Académie ! C’est un devoir pour elle et pour moi, en cette Sorbonne où il enseigna durant trente-cinq ans, non loin de cette petite place parisienne qui se créa sous ses efforts et où il put voir se dresser le buste de Gréard, devant cette image de l’homme qui fut son ami, c’est un devoir de rappeler le nom de Lavisse et de l’associer à l’hommage d’admiration et de gratitude nationales que nous rendons, en cette heure française, à Octave Gréard.