DISCOURS PRONONCÉ
le samedi 7 juin 1952
AU NOM DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE
PAR
PASTEUR VALLERY-RADOT
AU CENTENAIRE
DE L’ACADÉMIE DES SCIENCES, BELLES-LETTRES ET ARTS
DE BESANÇON
L’Académie française a voulu témoigner à sa sœur cadette, l’Académie des Sciences, Belles-Lettres et Arts de Besançon son admiration pour le travail fécond que depuis deux siècles celle-ci n’a cessé d’accomplir, réalisant le vœu formulé dans son règlement : « Propager le goût des sciences, des lettres et des arts et recueillir les matériaux de l’histoire de la Franche-Comté ».
Messieurs, il n’est que de parcourir les mémoires de votre Compagnie pour être étonné du nombre et de la qualité des travaux publiés par vos membres. Si un historien ou un économiste s’intéresse au passé de la Franche-Comté, à sa géographie, à ses monuments, à ses industries, à ses institutions ou à ses mœurs ; si un critique veut faire l’étude d’un savant, d’un littérateur ou d’un artiste comtois, si un Français, de quelque origine qu’il soit, veut saisir ce que furent et, ce que demeurent les pays du Doubs, du Jura et de la Haute-Saône, où vibrent l’esprit et l’âme de la France, c’est à ces pages des académiciens de Besançon qu’il doit se référer. Ces pages, je ne les ai pas parcourues sans émotion. Tout ce qui touche au pays où sont mes attaches ancestrales me fait battre le cœur ; tout ce qui est d’ici résonne en moi comme une chanson entendue depuis l’enfance dont on fredonne, sans même en être conscient, tout en travaillant ou en rêvant, les refrains qui bercent. Volontiers je dirais comme mon aïeul : il n’est de solide et de bon que ce qui vient de Franche-Comté. Je pense, Messieurs, que ce n’est pas vous qui me contredirez.
Quels liens serrés unissent nos deux Académies ! Que de personnages illustres, comtois d’origine, furent membres de l’une et de l’autre ! Vous rappellerai-je les noms d’Olivet, qui continua la tâche entreprise par Boileau de régenter la langue française ; de Suard, secrétaire perpétuel l’Académie française, ami de Mme Geoffrin et de Mme Staël, qui, dans son zèle pour la monarchie, fit exiler de l’Institut de France neuf de ses confrères après le retour des Bourbons ; de Charles Nocher, à la fois conteur, romancier, poète, critique, et même naturaliste, qui se réfugia à Besançon, sa ville natale, après la publication de son œuvre satirique la Napoléone et qui, plus tard, bibliothécaire de l’Arsenal, charma dans son salon littéraire toute une génération d’écrivains par la fantaisie de son esprit et la grâce spirituelle de sa parole.
Vous rappellerai-je encore le nom de Xavier Marmier, grand voyageur à une époque où les intellectuels n’aimaient que les voyages autour de leur chambre ? Marmier ramena de charmants souvenirs des pays qu’il avait parcourus, la Suisse, la Belgique, la Hollande, l’Allemagne, le Danemark, l’Islande, la Suède, la Russie, l’Afrique du nord, les Amériques, et il fit connaître aux Français les littératures des pays du Nord. Vous citerai-je les noms de Cuvier, le plus grand naturaliste français, de Montalembert, de Taine, du duc d’Aumale, et de combien d’autres hommes illustres qui firent partie des deux Académies ? de Victor Hugo lui-même qui, à vrai dire, n’évoque dans son œuvre immense sa ville natale que par ces quatre mots, dans les Feuilles d’Automne : « Besançon, vieille ville espagnole » ; quatre mots seulement, et cependant ces quatre mots ont fait le tour du monde !
Qu’ils étaient jeunes, Messieurs, ceux que vos prédécesseurs admettaient à l’honneur de prendre place dans votre Compagnie ! Nodier avait 32 ans, Marmier 30 ans, Victor Hugo 25 ans. Il est bien qu’il en ait été ainsi. Il m’a toujours semblé que devaient être admis dans les Académies ceux qui sont dans la force de l’âge. N’est-il pas mieux d’encourager la carrière d’un homme marqué du sceau du génie que de couronner la vie d’un vieillard illustre, sans espoirs de lendemains féconds ? Sur le sceau de votre Académie on voit un Temple des Muses dont la porte est entr’ouverte ; jamais cette porte ne s’est fermée devant les jeunes qui manifestent du talent. Soyez-en loués.
Parmi ceux qui firent partie des deux Académies, il en est un, peut-être plus cher à nos cœurs que les autres, savant illustre entre tous qui, d’origine jurassienne, resta toute sa vie attaché à son pays natal. Vous avez reconnu, Messieurs, Louis Pasteur. Il semble que tout ait été dit sur ce Franc-Comtois prodigieux, et cependant les facettes du savant et celles de l’homme sont si multiples que sans cesse on découvre en lui des aspects nouveaux Mais jamais l’analyse à laquelle on se livre de ses pensées et de ses sentiments n’est conforme à la vérité si l’on fait abstraction de ses origines comtoises. C’est ici, dans ces marches de l’est du pays de France, que son esprit et son cœur se sont formés, et sont restés attachés, telles les racines d’un chêne pénètrent dans la profondeur du sol pour constituer l’arbre et sans cesse le renouveler.
Pendant les trois années que Pasteur passa au collège royal de Besançon de l’automne 1839 à l’automne 1842, un fait, un simple fait, apparemment sans importance, eut sur lui une influence considérable : un Bizontin, membre de l’Académie française et de l’Académie de Besançon, Joseph Droz, lui prêta un de ses livres, Essai sur l’art d’être heureux. Le jeune Louis Pasteur se procura un autre ouvrage du même auteur, intitulé De la philosophie morale. Ces deux œuvres furent, pour Pasteur, ce que les Pensées de Marc Aurèle ou les Évangiles furent pour d’autres jeunes gens de sa génération. Elles devinrent son éthique. Parlant de La philosophie morale, il écrit, le 7 décembre 1840, à ses parents : « Je n’ai jamais rien lu de plus sage, de plus moral et de plus vertueux. Rien n’est mieux écrit. À la fin de l’année je vous rapporterai toutes ces œuvres de M. Droz. On éprouve, à les lire, un charme irrésistible qui pénètre l’âme et l’enflamme des sentiments les plus sublimes et les plus généreux. Il n’y a pas dans ce que je vous dis une seule lettre exagérée. Aussi je ne lis le dimanche, aux offices, que les ouvrages de M. Droz, et je crois, en agissant ainsi, malgré tout ce qu’en pourrait dire le cagotisme irréfléchi et niais, me conformer aux plus belles idées religieuses. »
Neveu du magistrat François Nicolas Eugène Droz, conseiller au Parlement de Besançon, secrétaire perpétuel de votre Académie pendant un quart de siècle, Joseph Droz était « un homme universellement estimé, qui personnifiait en lui toute l’idée qu’on peut se faire de l’homme de bien et aussi de l’homme de lettres d’autrefois » : ainsi parlait de lui Saint-Beuve, dont le jugement sur les hommes n’était jamais erroné. C’est encore Sainte-Beuve qui disait de lui : « Il avait reçu de ses pères comme par héritage la droiture de l’esprit, la douceur du cœur et la disposition au bien. Il était né et il resta toute sa vie de la race des bons et des justes. »
Joseph Droz, en 1840, venait de publier les deux premiers volumes de son œuvre maîtresse Le Règne de Louis XVI pendant les années où l’on pouvait prévenir ou diriger la Révolution française, ouvrage qui montre comment la Révolution eût pu ne pas dégénérer en violence si un homme éclairé et ferme s’était trouvé investi à temps du pouvoir.
À lire les volumes qui enthousiasmaient Louis Pasteur, on peut résumer par cette formule la philosophie de Joseph Droz : L’homme doit tendre au perfectionnement de soi-même ; il doit avoir la passion du bien et le souci du bonheur de ses semblables.
Cette morale est saine : elle fut celle des hommes d’honneur du dix-neuvième siècle. Morale quelque peu oubliée, sinon bafouée, par bien de nos contemporains. Morale constructive : elle a fait la France grande et forte.
M. Roux m’a raconté qu’un jour Pasteur, parlant d’un de ses contradicteurs qui avait fait de mauvaises expériences de laboratoire s’écria : « Je ne m’étonnerais pas qu’un homme dont le raisonnement est aussi faux battît sa femme » Ceci, qui se passait en 1878, ne faisait pas sourire les contemporains de Pasteur : au dix-neuvième siècle, Cousin et bien d’autres philosophes pensaient que le vrai, le beau et le bien ne pouvaient que se confondre. Nous ne saurions donc être surpris de voir Droz, passionné pour le bien, être un fervent disciple de Descartes. : « Le discours sur la méthode, écrit-il, est un des chefs d’œuvre de l’esprit humain. On’ y trouve un certain nombre d’idées qui paraissent aujourd’hui communes. Quelle gloire pour l’auteur ! Quand il écrivit ces idées, fallait autant de génie pour les découvrir que de courage pour les dénoncer ; et c’est lui, c’est son influence qui les a rendues vulgaires. Jamais on n’offrira de plus sages conseils à ceux qui cherchent la vérité ; jamais on ne saura mieux inspirer des pensées justes et des sentiments élevés.
« ... La France peut citer avec orgueil des hommes de génie dans tous les genres ; mais, si l’on demandait quel est le Français dont les méditations ont exercé la plus vaste et la plus utile influence, c’est Descartes qu’il faudrait nommer. »
Droz fait preuve d’une âme sereine, toujours élevée. Il ne connaît pas cette inquiétude qui agite les Romantiques : il ne dut pas comprendre Rolla. Il n’admet pas le sourire sur les principes de la morale qui, pour lui, sont sacrés : on raconte qu’il ne put achever la lecture de Candide. Souvent revient sous sa plume le mot vertu, ce mot qui n’est plus employé de nos jours, tant il nous semble avoir perdu tout sens : c’est du moins, ce que nous fait remarquer Paul Valéry dans son discours sur les Prix de Vertus.
Droz a confiance dans le perfectionnement moral de l’humanité, comme quelques années plus tard Renan aura foi dans le progrès ordonné de la science. « Les progrès de l’espèce humaine, écrit Droz, vers une meilleure situation morale seront nécessairement très lents. S’il faut des années pour l’éducation d’un homme dont la vie est courte et sur lequel on a tant de moyens d’agir, quel espace de temps doit exiger l’éducation des peuples ? Toutefois, l’activité de l’esprit humain atteste qu’il produira tout ce qu’il est capable de produire. L’époque prendra ses plus nobles développements ne saurait être prédite, mais ces développements se manifesteront, parce qu’ils sont conformes à la nature des choses. »
Toutes ces pensées, tous ces sentiments de Droz eurent une résonnance dans l’esprit et le cœur du jeune collégien Louis Pasteur. Plus tard, quand celui-ci dira : « Ma philosophie est toute du cœur et point de l’esprit », ne songera-t-il pas au moraliste bizontin qui eut une si profonde influence sur sa jeunesse ? Quand il mettra ces mots, au bas d’un de ses portraits qui lui était demandé par un admirateur : « En fait de bien à répandre, le devoir ne cesse que là où le pouvoir manque », ne pensera-t-il pas à cette morale si noble, que lui a enseignée à dix-huit ans Joseph Droz ?
C’est encore Droz qui sera son inspirateur quand, au soir de sa vie, lors de la célébration de son jubilé, il donnera aux jeunes gens cette forte leçon de morale :
« Vivez dans la paix sereine des laboratoires et des bibliothèques. Dites-vous d’abord : « Qu’ai-je fait pour mon instruction ? » Puis, à mesure que vous avancerez : « Qu’ai-je fait pour mon pays ? » jusqu’au moment où vous aurez peut-être cet immense bonheur de penser que vous avez contribué en quelque chose au progrès et au bien de l’humanité. Mais, que les efforts soient plus ou moins favorisés par la vie, il faut, quand on approché du grand but, être en droit de se dire « J’ai fait ce que j’ai pu ».
Les principes que Pasteur puisa dans les volumes de Droz, associés à la rigide discipline moral que lui imposa son père voilà ce qui nous explique comment l’ancien élève du collège royal de Besançon fut toute sa vie l’exemple le plus pur de la droiture et de la force d’âme, Français de la meilleure trempe qui, est celle de Franche-Comté.
Pasteur comme son maître Droz, eut le souci constant de son propre perfectionnement et, comme son maître Droz, il ne cessa de vouloir rendre meilleurs ceux qui l’entouraient. De Besançon il donne des conseils à ses sœurs : « Mes chères sœurs, écrit-il le 26 janvier 1840, je vous le recommande encore, travaillez, aimez-vous. Travaillez ; d’abord, je le crois, ça peut procurer du dégoût, de l’ennui ; mais, une fois qu’on est fait au travail, on ne peut plus vivre sans lui. D’ailleurs, c’est de là que dépend tout dans le monde ; avec de la science on est heureux ; avec de la science on s’élève au-dessus de tous les autres et c’est si beau dans le monde de voir une demoiselle instruite. Mais j’espère que ces conseils vous sont inutiles et je suis sûr que chaque jour vous sacrifiez bien des moments à apprendre votre grammaire. »
Un autre jour, il écrit :
« Mes chers parents, mes sœurs, quand j’ai reçu les deux lettres que vous m’avez envoyées en même temps, j’ai cru d’abord qu’il était arrivé quelque chose d’extraordinaire, mais il n’en était rien. Cependant la seconde que vous avez écrite m’a fait beaucoup de plaisir : elle m’apprend que, pour la première fois peut-être, mes sœurs ont voulu. C’est beaucoup, mes chères sœurs, que de vouloir ; car le travail suit toujours la volonté et, presque toujours aussi, le travail a pour compagnon le succès. Ces trois choses : la volonté, le travail, le succès, se partagent toute l’existence humaine. La volonté ouvre la porte aux carrières brillantes et heureuses ; le travail les franchit, et une fois arrivé au terme du voyage, le succès vient couronner l’œuvre ;
« Ainsi, mes chères sœurs, si, votre résolution est ferme, votre tâche, quelle qu’elle puisse être, est déjà commencée ; vous n’avez plus qu’à marcher en avant, elle s’achèvera d’elle-même. Si, par, hasard, vous chanceliez dans votre voyage, une main serait là pour vous soutenir ; et, à son défaut, Dieu, qui vous l’aurait ravie, se chargerait d’accomplir son ouvrage...
« Puissent mes paroles être senties et comprises par vous, mes chères sœurs ! Gravez-les dans votre âme. Qu’elles soient votre guide. »
Il donne même des conseils à ses parents pour l’éducation de sa sœur Joséphine : « … Ainsi nécessairement, écrit-il le 9 mai 1841, il faut mettre Joséphine en pension l’année prochaine. Elle devrait déjà y être depuis le commencement de cette année. Mais pour que, allant en pension, elle puisse y profiter beaucoup et obtenir des succès, il faut que pendant la fin de cette année elle travaille beaucoup, et pour cela je recommande à maman de ne pas l’envoyer continuellement en commissions. Il faut lui laisser le temps de travailler. »
Et, plus tard, voici une nouvelle lettre à ses parents : « Je n’ai nullement été satisfait de ce que vous me dites pour Joséphine. Certes, si vous lui écrivez des lettres comme vous me parlez d’elle dans la vôtre, elle ne doit pas être encouragée beaucoup au travail. Vous qui êtes là en famille, ça ne vous coûte rien de crier contre elle ; mais quand on est en pension comme elle, ça ne doit pas amuser beaucoup de s’entendre dire que l’on ne sait rien, qu’on a de la mauvaise volonté. Ce n’est pas ainsi qu’on encourage au travail. »
Ah ! que nous voilà loin, Messieurs, avec Droz et Pasteur, de la philosophie de Sartre ! Comme je préfère aux jeunes existentialistes, qui nient les principes de la morale et les impératifs du devoir dans les caves de Saint-Germain-des-Prés, l’élève Louis Pasteur qui, sur les marches du Palais Granvelle, devise avec son père venu d’Arbois pour vendre les peaux de la tannerie des bords de la Cuisance ! Le père, toujours grave, austère, donne des leçons de devoir au fils, il lui rappelle la formule inscrite sur le porte-feuille en cuir qui lui sert à noter les prix de ses peaux vendues à la foire de Besançon : « Ne penser jamais qu’à ce qu’on fait dans le moment. » Et le fils parle au père de la morale de Droz ou de Picciola qu’il vient de lire et qu’il aime avec une candeur charmante : cette histoire d’amour d’un prisonnier pour une fragile plante l’émeut, car il est sentimental et toute sa vie il le restera : « Rien ne dessèche le cœur, écrit-il un jour de Besançon, rien ne dessèche le cœur comme cette étude des mathématiques ; on n’est plus sensible à rien ; on finit par ne plus voir devant soi que figures géométriques, que lettres, calculs, formules. Moi qui autrefois avais l’âme si expansive, qui chaque soir et chaque matin (dans mon année de philosophie) priais Dieu avec tant de ferveur, à présent j’ai tout abandonné. Jeudi je suis sorti et j’ai lu une histoire charmante ; j’ai pleuré en la lisant, ce qui m’a étonné beaucoup. Car il y a longtemps que pareille chose ne m’était arrivée. » D’autres fois, le fils entraîne le père vers le parloir du collège où il lui montre les dessins et les pastels qu’il a exécutés les jours de congé. À les voir aujourd’hui, on est étonné de la sûreté de goût, ainsi que du don d’observation et du souci d’exactitude, dont ils témoignent. Ils annoncent le savant qui, la loupe à la main, examinera les cristaux et verra ce que nul autre avant lui n’avait su voir. Un jour, un grand artiste, regardant un de ces pastels, me dit : « Quel dommage que Pasteur n’ait pas fait une carrière de peintre ! — C’est possible, lui répondis-je, mais je crois que l’humanité n’a pas à le regretter. »
Les voix de Droz et de Pasteur se sont tues. Et cependant, tant qu’il y aura des hommes soucieux de la dignité humaine, ils percevront dans les profondeurs de leur conscience comme un écho des fortes leçons de morale que, nous donnèrent les deux grands Franc-Comtois, membres illustres de l’Académie des Sciences, Belles-Lettres et Arts de Besançon, cette Académie aujourd’hui bi-centenaire, à laquelle l’Académie française souhaite un avenir aussi brillant que son passé fut glorieux.