Centenaire de la mort de Frédéric Chopin, au château de Nohant

Le 24 juillet 1949

André MAUROIS

Centenaire de la mort de Frédéric Chopin

AU CHATEAU DE NOHANT

Le 24 juillet 19489

DISCOURS

DE

M. ANDRÉ MAUROIS
de l’Académie française

 

 

Il existe en ce monde quelques demeures privilégiées qui sont devenues comme des sanctuaires de la poésie, de la musique ou de la peinture. Telle est, à Paris, la maison de Balzac ; à Rome, celle de Keats ; à Rouen, celle de Flaubert ; à Tolède, celle du Greco ; à Milly, celle de Lamartine ; à Weimar, celle de Goethe. Mais aucune d’entre elles ne m’émeut autant que cette vieille maison de Nohant, où nous sommes aujourd’hui réunis pour commémorer deux génies longtemps unis par l’affection et qui le sont désormais par la gloire. Ici non seulement George Sand travailla toute sa vie, mais Balzac y vint, pour recevoir de cette grande femme qu’il admirait, le sujet, les personnages et les thèmes de Béatrix ; mais Liszt y fit un long séjour avec la belle et pâle Marie d’Agoult ; mais Delacroix y eut avec Chopin des entretiens amicaux où peintre et musicien, tous deux poètes, évoquaient, chacun à sa manière, l’ineffable douceur du clair de lune ; mais Pauline Viardot y chanta, Bocage y déclama, cependant que Michel de Bourges, Pierre Leroux et Louis Blanc y rêvaient d’une France nouvelle.

En vérité, nous éprouvons en ce moment, parmi ces arbres qu’habitent tant de nobles fantômes, des impressions qui ressemblent à celle de Chopin quand, à la Chartreuse de Valdemosa, il croyait voir flotter dans l’air nocturne les ombres des moines trépassés. Je ne serais pas très surpris de trouver ce soir, comme disait Balzac, « la camarade George Sand » fumant un cigare au coin de son feu, en robe de chambre, jolies pantoufles jaunes, bas coquets et pantalon de soie rouge brodé à la turque. Ou bien peut-être sera-t-elle assise sur le perron, l’oreille attentive au Roi des Aulnes que joue Franz Liszt, pendant que « la Princesse » se promènera dans l’ombre autour de la pelouse, enveloppée d’un voile de mousseline blanche. Dans les ténèbres des feuillages, le rossignol placera son point d’orgue extatique. Alors Liszt, abandonnant Schubert, improvisera. « J’aime, disait Sand, ces phrases entrecoupées qu’il jette sur le piano et qui restent un pied en l’air, dansant dans l’espace comme des follets boîteux. Les feuilles des tilleuls se chargent d’achever la mélodie, tout bas, avec un chuchotement mystérieux, comme si elles se confiaient l’une à l’autre les secrets de la nature. »

Mais le spectre le plus lunaire et le plus tendre de Nohant ne peut être que celui de Chopin. S’il s’assied au piano, nous ne saisissons d’abord qu’un dessin vague et incertain. Nos yeux s’emplissent peu à peu de teintes douces. « Puis la note bleue résonne et nous voici dans l’azur de la nuit transparente. Des nuages légers prennent toutes les formes de la fantaisie ; ils remplissent le ciel ; ils viennent se presser autour de la lune qui leur jette de grands disques d’opale et réveille la couleur endormie. » Soudain la mélodie qui flottait, incertaine sur les vagues des sons, s’affirme, se fait souveraine et précise. Un chant sublime s’élève. Ecoutez cette musique divine. Nul autre que Chopin n’aurait pu la rêver.

Mais nul, mieux que George Sand, ne savait la goûter. Son exquise grand-mère, Marie-Aurore de Saxe, lui avait enseigné l’amour de la musique. « Malgré ses doigts à moitié paralysés et sa voix cassée, elle chantait encore admirablement, et les deux ou trois accords qu’elle pouvait faire pour s’accompagner étaient d’une harmonie si heureuse et si large, que quand elle s’enfermait dans sa chambre pour relire quelque vieux opéra à la dérobée, et qu’elle me permettait de rester auprès d’elle, j’étais dans une véritable extase. Je m’asseyais par terre sous le vieux clavecin, où Brillant, son chien favori, me permettait de partager un coin de tapis, et j’aurais passé là ma vie entière, tant cette voix chevrotante et le son criard de cette épinette me charmaient. C’est qu’en dépit des infirmités de cette voix et de cet instrument, c’était de la belle musique admirablement comprise et sentie. J’ai bien entendu chanter depuis, et avec des moyens magnifiques ; mais si j’ai entendu quelque chose de plus, je puis dire que ce n’a jamais été quelque chose de mieux. »[1]

Ainsi se forma un goût pur, sévère et grave. Ses amis musiciens tenaient grand compte du jugement de Sand. Liszt, s’il n’aimait pas toujours la femme, louait la musicienne qui, dès le réveil, guettait les premières notes et qui parfois encore, comme 1a petite fille qu’elle avait été, venait s’asseoir sous le piano. Pauline Viardot était fière de lui avoir servi de modèle pour Consuelo. Et quelle cantatrice ne l’eût été ? Consuelo, la petite Espagnole et bohémienne de Venise, n’est-elle pas l’artiste idéale, qui travaille avec conscience et persévérance, qui a une voix magnifique, le respect de l’art et l’horreur de l’ornement inutile ? Or c’étaient là exactement les vertus de Pauline Viardot, mais aussi celles de George Sand. Proust nous a dit combien sa grand-mère et lui-même goûtaient Sand pour la merveilleuse simplicité, pour la dignité de son style. Que de fois il a loué cette distinction de ton qui était, disait-il, chez l’auteur de François le Champi et des Maîtres Sonneurs, un reflet de la bonté de l’âme. C’était cette bonté aussi, et cette noblesse secrète, que Sand elle-même respectait chez les musiciens qu’elle aimait, et qui étaient les plus grands.

Il ne semble pas qu’elle se soit, sur eux, jamais trompée. Elle a distingué Liszt, elle a choisi Chopin ; elle a protégé de loin la difficile carrière de Berlioz. Nohant n’était pas seulement, pour les artistes, un lieu de repos ; c’était une source intarissable d’inspiration. « Elle fut, a dit Renan de Sang, la harpe éolienne de notre temps... Un instrument d’une sensibilité infinie était en elle… Elle donnait la vie aux aspirations de ceux qui sentaient mais ne surent, pas créer. Elle fut le poète qui revêt d’un corps nos espérances, nos plaintes, nos fautes. Ses œuvres sont vraiment l’écho de notre siècle… » Jugement équitable. Aspirations des femmes, aspirations du peuple, aspirations des artistes, tout un dix-neuvième siècle ardent et neuf a fait vibrer cette harpe éolienne. Autant qu’elle en a créé, plus peut-être, George Sand a dicté des chefs-d’œuvre.

« Oui, disent ses ennemis, elle a inspiré Musset, Chopin, mais qu’a-t-elle fait d’eux ? Et n’a-t-elle pas quitté Chopin au moment où il était déjà tout proche de la mort ? » Je ne crois pas que des reproches soient ici légitimes. George Sand est venue à Chopin, comme elle était allée à Musset, poussée par un sentiment où il y avait plus besoin de protéger que désir d’aimer. Vers la fin de sa vie, elle disait à Madame Juliette Adam : « Quand je m’examine, je vois que les deux seules passions de ma vie ont été 1a maternité et l’amitié… » Elle avait vu en Chopin à la fois un musicien de génie qu’elle voulait aider, et un malade, qu’elle voulait sauver. Lorsque Musset avait quitté Venise, elle avait écrit : « Qui aurai-je à soigner maintenant ? » Elle allait soigner Chopin, pendant huit ans, avec un prodigieux dévouement.

À quoi elle eut un mérite d’autant plus louable que leurs deux natures se heurtaient. Chopin avait une sensibilité toute féminine : un mot maladroit, un sentiment exprimé à contre-temps le froissaient, et Chopin fâché était effrayant. Il avait, quand il rencontra Sand, la crainte et le mépris des choses de la chair. Et pourtant il était d’une jalousie impérieuse, tragique, et souffrait de toute attention accordée par Sand à un autre fût-ce à son propre fils. Ajoutez que sa retenue aristocratique le rendait réticent, qu’il remâchait longtemps ses griefs, et vous imaginez à quel point il devait être difficile à vivre, en particulier pour une George Sand qui avait au contraire une simplicité démocratique, une absence de toute contrainte et une brusquerie presque masculine. Elle tenait de sa mère des goûts populaires. Ses confitures étaient sa fierté. Elle faisait des romans comme on fait du tricot ou du crochet. « Elle était, a dit admirablement Pauline Viardot, une bonne femme de génie… » À sa grand-mère Dupin de Francueil, elle devait des manières de grande dame et ce goût infaillible qui l’avait poussée vers la distinction de Chopin mais sa nature profonde exigeait une liberté que Chopin ne pouvait lui accorder.

Que ce couple étrange et sublime ait pu durer huit ans, voilà ce qui doit surprendre. Et ce ne fut pas George Sand qui le brisa. Elle s’était accoutumés à avoir trois enfants, et l’on s’attache toujours à la faiblesse que l’on protège. Mais l’inévitable arriva. Entre les enfants authentiques et le tertium quid, des drames se nouèrent. Maurice, devenu homme, fut choqué par la présence constante de Chopin. Solange, qui n’était pas bonne, se fit à la fin hostile et coquette. L’affaire de son mariage déclencha la crise latente. Alors entrèrent en scène les amis officieux, ceux qui, dans toutes les vies sentimentales sont responsables des malentendus et des ruptures. On vint dire à George Sand que Chopin conspirait avec Solange ; à Chopin, que Sand essayait de l’éliminer de la famille. Ne jugeons point. Ils souffraient beaucoup l’un et l’autre et je sais peu de scènes plus tristes que cette dernière rencontre, au bas d’un escalier, et que ces phrases banales, échangées en hâte, par deux êtres qui avaient été tout l’un pour l’autre.

Mais les souffrances des artistes ne sont jamais vaines. George Sand a raconté la belle et symbolique histoire du Prélude de la goutte d’eau. Que cette histoire soit vraie ou fausse, que le Prélude ou tel ou tel, importe peu. C’est l’image qui nous intéresse. Donc une nuit d’orage, à la Chartreuse de Valdemosa, Chopin, qui attendait Sand et les enfants, fut terrifié par la violence de la tempête : « Il se voyait noyé dans un lac, écrit Sand, des gouttes d’eau pesantes et glacées lui tombaient en mesure sur la poitrine et, quand je lui fis écouter le bruit de ces gouttes d’eau, qui tombaient en effet en mesure sur le toit, il nia les avoir entendues. Il se fâcha même de ce que je traduisais par le mot d’harmonie imitative. Il protestait de toutes ses forces, et il avait raison, contre la puérilité de ces imitations pour l’oreille. Son génie était plein de mystérieuses harmonies de la nature, traduites par des équivalents sublimes dans sa pensée musicale et non par une répétition servile des sons extérieurs. Sa composition de ce soir-là était bien pleine des gouttes de pluie qui résonnaient sur les tuiles sonores de la Chartreuse, mais elles s’étaient traduites dans son imagination et dans son chant par des larmes tombant du ciel sur son cœur… »

Telle est la vie de l’artiste. Des malheurs, des trahisons il commence par souffrir jusqu’à se croire mort. Puis, sans même en être conscient, il enchâsse ses maux dans un prélude, dans un roman, dans un sonnet. « Sois sage, ô ma douleur, et tiens-toi plus tranquille... » Or poésie, c’est délivrance, et quand un Chopin a composé son nocturne, quand George Sand a écrit Lélia, ils retrouvent la paix de l’âme. Mais le plus beau de l’aventure, c’est que pour les autres hommes, c’est que pour nous qui lisons le livre, qui entendons le chant, qui admirons le tableau, cette douleur est devenue bonheur. Molière, pour peindre Alceste, dut trembler de jalousie ; Balzac fut torturé par la réelle Duchesse de Langeais ; Henri Becque avait dû bien haïr et cruellement aimer sa Parisienne de chair, mais, de ces tragédies, nous sont venues des comédies immortelles. Sand a-t-elle fait souffrir Musset ? Il faut bien le croire, mais, n’eût-il pas souffert, que nous n’aurions eu ni les Nuits, ni la Confession d’un enfant du siècle. Sand a-t-elle fait souffrir Chopin ? Sans doute, car quiconque approchait Chopin faisait vibrer douloureusement ces nerfs à vif. Mais, si Chopin était resté insensible, nous n’aurions eu ni les Nocturnes, ni les Études.

Cette vieille maison a-t-elle entendu des plaintes, des querelles ? A-t-elle vu répandre beaucoup de larmes ? Je ne sais. Mais de ceci nous sommes certains qu’elle a vu naître des œuvres immortelles. Et par là elle est sanctifiée. Quand nous pensons à elle, que voyons-nous ? Ce jardin, où une enfant romanesque allait adorer son dieu Corambé ; cette chambre à la tenture blanche et bleue où chaque matin, en entendant à l’aube les oiseaux, George Sand remerciait le monde d’être si beau. « Soyez forte et courageuse comme le génie qui est en vous », lui écrivait Dumas. Flaubert l’appelait : « Mon cher maître. » Hugo la vénérait. Ces témoignages me suffisent. La grandeur seule appelle la grandeur. Oui certainement, il était bon, il était nécessaire que Chopin et Sand, en cette vaste maison berrichonne, devinssent les protagonistes d’un drame, fût-il douloureux, puisque la dernière scène, après cent ans, nous ramène ici, Français, Polonais, amis de tous pays admirateurs de Sand et de Chopin, rapprochés par la même émotion.

Écoutez. Par la fenêtre ouverte sur le jardin nous arrivent des bouffées de la musique de Chopin. Elles se mêlent au chant des rossignols, à l’odeur des rosiers que planta Sand. Écoutez. Deux grandes voix semblent nous dire : « Ayez confiance, hommes de peu de foi. Il peut y avoir en ce monde de la tendresse et de la beauté. Dans son Journal intime, George Sand, parlant de Marie Dorval, écrivait : « C’est une âme admirablement belle, généreuse et tendre, une intelligence d’élite, avec une vie pleine d’égarements et de misères. Je t’en aime et t’en respecte d’autant plus, ô Marie Dorval… » L’âme de la Bonne Dame de Nohant était, elle aussi, belle, généreuse et tendre. Le cœur de Chopin était noble et fidèle. L’amour, qui avait uni leurs esprits pendant leur vie, fait de nous, pèlerins passionnés, ses intercesseurs, pour les réunir, aujourd’hui et à jamais, dans l’éternité de leur art.

 

[1] George Sand : Histoire de ma vie, tome II, deuxième partie, page 268.