COMMÉMORATION DU 150e ANNIVERSAIRE
DE LA MORT DU PRINCE DE LIGNE
BRUXELLES, le 5 décembre 1964
Monsieur le Ministre,
Mesdames, Messieurs,
L’Académie française, dont j’ai l’honneur d’être le délégué, vous est profondément reconnaissante d’avoir songé à l’associer officiellement à la commémoration du 150e anniversaire de la mort du prince de Ligne.
Vous avez par là entendu rappeler — avec combien de raison ! —que Charles-Joseph, prince de Ligne et du Saint-Empire, marquis de Roubaix, sénéchal de Hainaut, grand d’Espagne, encore que né à Bruxelles et ayant parcouru la plus grande partie de sa carrière militaire sous les drapeaux de l’Autriche, fut avant tout un citoyen de cette république idéale qui n’a d’autres frontières que celles définies par le bon usage de la langue française et par l’attachement aux valeurs spirituelles qui lui sont inhérentes.
De ce bon usage, de ces valeurs spirituelles, l’Académie royale de langue et de littérature françaises et l’Académie française sont toutes deux les gardiennes. Il est hautement convenable qu’elles s’unissent de cœur pour honorer la mémoire d’un homme qui en fut la vivante et si aimable expression.
Ajouterai-je qu’évoquer aujourd’hui le souvenir du prince de Ligne ne répond pas seulement à une opportunité chronologique. Cette évocation me semble présenter un net caractère d’actualité.
Jamais en effet n’a-t-on parlé autant, ni à meilleur escient, de la nécessité d’unir l’Europe. Mais rarement sont apparues aussi sensibles les difficultés de ce dessein.
Ce n’est point que les plans fassent défaut : il en est d’admirables, et de solides substructions ont même déjà été jetées. Ce n’est point que les bonnes volontés manquent : elles sont aussi nombreuses qu’incontestables. Mais ce qu’on distingue trop rarement c’est, chez les citoyens des pays intéressés, un esprit véritablement européen, c’est-à-dire affranchi de tout préjugé particulariste et disposé à faire le sacrifice de certaines habitudes égoïstes au profit de la grande entreprise dont on peut penser que dépend le salut de notre civilisation.
L’exemple du prince de Ligne — du prince de l’Europe française, comme le qualifiait le si regretté Dumont-Wilden — est là pour montrer que cet esprit européen n’est pas une chimère inventée par les technocrates contemporains, et que, voici deux siècles, il animait effectivement, non seulement des hommes de pensée, comme Voltaire ou le baron de Grimm, mais des hommes d’action.
L’image serait toutefois bien fausse qui représenterait notre héros comme un doctrinaire et un champion conscient de l’idée européenne. Sans doute se prétendait-il Français en Autriche, Autrichien en France, l’un ou l’autre en Russie. Mais cette boutade ne se rattachait certainement à aucun système pourpensé. Charles-Joseph de Ligne était européen comme il était grand seigneur, comme il était brave, comme il était homme d’honneur, homme d’esprit et homme à bonnes fortunes, comme même il était écrivain, c’est-à-dire naturellement, sans effort, sans songer à s’en piquer et, pour ainsi dire, sans y penser. Cette spontanéité ne l’emporterait-elle point d’aventure, en vertu d’efficace, sur les acquisitions laborieuses ?
Il me plaît que la livrée des gens de la maison de Ligne ait été couleur de rose. Ainsi, dès sa première enfance, Charles-Joseph fut-il environné de cette couleur. Il en devait toujours conserver quelque reflet. Le rose — un rose non point pâle et anémique, mais soutenu et tirant sur le carmin — nuancera sa vie entière : il y aura jusqu’au bout chez lui du Rosenkavalier.
Au début on y trouve aussi du Chérubin. Adolescent, avec sa haute taille bien prise, ses cheveux blonds, son teint de pêche, ses yeux pleins de feu, sa bouche charnue, son nez au vent, son air de hardiesse, il est joli comme les amours. « Ah ! si celui-là manque de femmes !... » s’exclame Suzanne à propos de Chérubin dans les Noces de Figaro. Charles-Joseph de Ligne n’en devait jamais manquer.
L’environnement de son jeune âge fut pourtant assez morose : un père qui, on ne sait pourquoi ! ne l’aimait pas, des précepteurs très médiocres, guère d’échappées hors du château ancestral de Beloeil... Mais rien ne saurait longtemps contraindre un tempérament fait pour le mouvement et l’action. Héritier d’une lignée belliqueuse, notre garçon ne rêve que de se battre.
Il ne pourrait être question de contrarier sa vocation. À dix-sept ans, il entre en qualité d’enseigne au régiment de Ligne-Infanterie dont son père est propriétaire. Deux années plus tard il reçoit le baptême du feu. « J’étais, écrira-t-il, heureux comme un roi. »
Accessoirement, Charles-Joseph s’est marié, ou plutôt a été marié avec une jeune princesse de Liechtenstein, âgée de quinze printemps. Jamais, avant le jour des noces, il n’avait eu l’occasion de lui parler. Cette aventure, il la prend gaiement, sans y attacher trop d’importance et, alors que ses camarades de régiment vont être présentés à l’épousée, il leur déclare :
« Je vous préviens qu’elle n’est, hélas ! nullement jolie ; mais du moins, étant fort bonne et fort simple, elle ne gênera personne, pas même moi !... »
En effet, il ne s’en embarrassera guère, ne vivra que rarement avec elle, aura d’innombrables liaisons ; pourtant, étant galant homme et peu ménager de ses forces, il trouvera le temps de lui faire seize enfants.
Guerre de Sept Ans. Marches, contre-marches, combats d’avant et d’arrière-garde, batailles rangées. Partout Charles-Joseph se distingue : ce n’est pas sa seule naissance qui lui vaut d’être, à vingt-trois ans, colonel, et à vingt-sept général-major.
Il en a trente et un quand la mort de son père fait de lui, en même temps qu’un chef de nom et d’armes, le propriétaire d’une immense fortune. La paix revenue l’éloigne des camps, mais si attaché soit-il au domaine de Beloeil qu’il ne va cesser d’embellir, il n’a nulle envie de jouer, sur ses terres, au seigneur féodal. Essentiellement sociable, il est invinciblement attiré par les lieux où la vie de société brille alors d’un éclat jamais égalé : Paris et Versailles.
C’est donc à Paris et Versailles que, jusqu’aux approches de la Révolution française, il va passer plusieurs mois par an. Dans la capitale il fréquente les esprits les plus distingués de l’époque. Dieu sait s’il y en a !... et, en particulier, est un assidu du salon de Mme du Deffand. « Il est doux, poli, bon enfant, un peu fou », dit de lui cette dernière. À la Cour il se lie d’intime amitié avec le sémillant comte d’Artois et se voit par lui introduit dans la familiarité de Marie-Antoinette. Bientôt sa grâce, son enjouement, son entrain, ses bons mots le rendent indispensable. Il est de tous les bals, de tous les spectacles, de toutes les cavalcades, de toutes les bergeries où se complaît la jeune souveraine qui, comme l’écrira Sainte-Beuve, « effleurait et ravissait les cœurs tout en ne cessant de mériter les respects ».
Jours de la douceur de vivre. Jours alcyoniens précédant la tempête. Le prince de Ligne en jouit avec intensité. Aussi Français que le plus accompli des Français, voire, si l’on en croit Mme de Staël, « le seul étranger qui, dans le genre français, soit devenu modèle au lieu d’être imitateur », il n’en oublie pas pour autant sa terre natale. Il se rend fréquemment à Bruxelles, y protège le théâtre, y est l’amant de deux belles comédiennes et participe à la fondation d’une Société littéraire promise à un bel avenir.
Toutefois ce feu follet — ce « météore » comme l’ont surnommé les salons parisiens — ne saurait indéfiniment contenter son besoin de mouvement dans le même canton de l’Europe. En 1787, sur la demande de l’impératrice Catherine II à laquelle il a déjà été présenté, il se rend en Russie pour participer au triomphal voyage qu’a organisé le ministre-favori Potemkine et qui, le long du Dniepr, mène la souveraine jusqu’en Crimée.
C’est un monde nouveau qui se révèle aux yeux constamment jeunes, constamment curieux du prince de Ligne. Il en est si fort séduit que, la nostalgie de la poudre aidant, il prend service dans l’armée russe pour s’aller battre, au voisinage de la mer Noire, contre le Turc. Dix-huit mois plus tard, l’Autriche s’étant à son tour déclarée ennemie du Grand Seigneur, il réintègre les forces du Saint-Empire et assiste, comme lieutenant général, au siège de Belgrade.
La guerre est sa passion maîtresse, une passion qui, ainsi que vient de le montrer votre éminent secrétaire perpétuel, peut être noble dans la mesure où elle comporte une « offre de soi ». Aussi bien s’agit-il alors d’une guerre où l’individu a véritablement la liberté de « s’offrir » et n’est pas encore le jouet passif de forces monstrueuses.
Cette guerre peut, auprès de celles que connaîtra le XXe siècle, paraître presque en dentelles. Le prince en fait l’objet d’une étude approfondie qui le conduit à professer, en matière de stratégie comme de tactique, des idées aussi neuves que judicieuses. Son rêve, un rêve nullement absurde, serait de devenir un autre Eugène de Savoie, un autre Maurice de Saxe.
Hélas ! le Conseil aulique de Vienne est routinier, et puis les dehors si brillants de notre aspirant-grand capitaine offusquent un peu la solidité de son fond... Bref, tout en restant apparemment bien en cour, le prince de Ligne ne recevra jamais de grand commandement ; il devra se contenter d’emplois honorifiques et n’accédera qu’âgé de soixante-treize ans à la dignité de feld-maréchal, trop tard pour qu’elle lui soit autre chose qu’une décoration.
Il supportera cette semi-disgrâce avec sa belle humeur habituelle ; il en éprouvera pourtant une blessure qui, pour être soigneusement dissimulée, n’en sera pas moins cruelle.
Bien d’autres infortunes s’abattent cependant sur cette tête charmante. La Révolution vient balayer, voire noyer dans le sang, la haute société française où le prince avait trouvé tant de délices ; son cher domaine de Beloeil est occupé par les armées républicaines ; ses terres, ses fiefs sont séquestrés, sa fortune est volatilisée. Enfin et surtout, Charles, son fils aîné, l’objet de toute sa dilection, est tué en Argonne, à la veille de Valmy, par un boulet français.
De tous ces malheurs, seul le dernier atteint irrémédiablement le prince de Ligne et il ne s’en consolera pas. Pour les autres, il les accueille avec une insouciance qui confine à la grandeur. Jamais il ne se plaindra ; jamais, même quand des temps moins dramatiques seront venus, il ne fera la plus petite démarche pour recouvrer son patrimoine ; jamais il ne voudra revoir Beloeil et, lorsque le séquestre en sera levé, il en abandonnera la propriété à son fils cadet Louis. Bien plus, jamais il ne vitupérera la Révolution française ; il ne lui reprochera qu’un défaut de manières joint à un manque de goût. Il aura même une sorte d’admiration — à vrai dire nuancée de quelque condescendance — pour l’héritier de cette Révolution, pour Napoléon ; il acceptera que Louis serve dans la garde impériale et il approuvera le mariage de Marie-Louise, « belle génisse, écrira-t-il, jetée au Minotaure ».
Réfugié à Vienne, il y loge dans une petite maison bâtie sur le rempart, toute voisine de celle de Beethoven, et qu’il nomme son « perchoir de perroquet » ; il dispose aussi, aux environs, d’une gentilhommière, modeste à la vérité, mais jouissant d’un beau point de vue.
Dans ces demeures sans faste, il fait large accueil à tout ce que la société autrichienne compte d’élégant comme aussi à tous les étrangers de quelque distinction, et d’abord aux Français, tant émigrés que ralliés à Napoléon.
Chaque jour un monde brillant et cosmopolite s’entasse dans des pièces étroites et horriblement encombrées. On n’y trouve pour s’asseoir que des chaises de paille et encore faut-il le plus souvent rester debout. On demeure pourtant le plus longtemps possible. « Je passe, écrit en 1808 Germaine de Staël, ma vie dans la maison du prince de Ligne ; cet homme, le plus aimable de la terre, me traite comme sa fille. » Et la volcanique personne d’ajouter : « Comme sa fille, hélas ! » Notez que l’objet de ce regret a alors soixante-seize ans...
Si étincelants causeurs que puissent être ses hôtes — les conversations étant, bien entendu, toujours tenues en français — le prince les éclipse tous par ses grandes façons, sa communicative gaieté et l’inattendu de ses propos. Le secret de sa supériorité tient sans doute à ce qu’il ne se force jamais et que, alors que tant d’autres s’attachent à plaire, lui ne cherche que son plaisir — et le trouve.
« Je n’ai eu, a-t-il écrit, que quatre vrais jours de bonheur : celui où j’ai, pour la première fois, endossé l’uniforme ; celui où j’ai, pour la première fois, été au feu ; celui où pour la première fois une femme m’a dit qu’elle m’aimait ; celui où j’ai été guéri de la petite vérole. »
Soit. Mais en revanche, combien de jours riches en plaisirs ! Qu’on ne pense d’ailleurs pas que, retiré à Vienne et vieillissant, le prince se contente de ceux que lui offrent les réunions mondaines. Il lui en a toujours fallu, il lui en faut toujours, de plus intimes. S’il ne propose pas à Germaine de Staël de les partager, il est loin d’avoir, à l’égard de toutes, la même réserve. Peut-être, avec le temps, ses conquêtes se font-elles moins huppées ; elles restent cependant nombreuses et, alors qu’il sera presque octogénaire, deux belles Israélites accorderont encore leurs faveurs à l’éternel prince Charmant. « Que je serais heureux, écrit-il, si la gloire m’avait traité aussi bien que l’amour ! »
Il n’a, remarquons-le, jamais été un libertin systématique, un autre Valmont, et son cœur n’est point sec. Seulement sa vitalité surabondante et son insatiable appétit de nouveautés lui ont constamment rendu insupportables des liens tant soit peu pesants. « En amour, déclare-t-il, il n’y a que le commencement qui soit charmant : je ne m’étonne pas qu’on trouve du plaisir à recommencer si souvent. »
Tout a une fin. Le 13 décembre 1814, tandis qu’il atteint sa quatre-vingtième année et qu’autour de lui danse le Congrès de Vienne, le prince est emporté par une fluxion de poitrine contractée pour avoir accompagné, sans manteau, des dames à leur calèche.
Sa maladie a été brève, trop longue pourtant au gré de ce galant homme. Coquet jusqu’au bout et redoutant de laisser une image amoindrie, une de ses ultimes paroles fut :
« Je ne croyais pas faire tant de façons pour mourir. »
Mesdames, Messieurs,
Entraîné dans le sillage de l’homme, je n’ai encore rien dit de l’œuvre.
Peut-être le grand seigneur qu’était le prince de Ligne n’eût-il pas beaucoup goûté d’être classé parmi les gens de lettres. Il fut néanmoins un auteur étonnamment fécond et qui ne dédaigna nullement de se faire imprimer. Il a laissé plus de quarante volumes et, comme l’a dit Paul Morand, « eût-il connu le magnétophone, nous en aurions cinq cents ».
Dans cette masse d’écrits, le prince touche, non pas à tout, mais à une foule de choses.
À l’art militaire d’abord. Il n’a pas seize ans et n’est point encore soldat qu’il rédige déjà un Discours sur la profession des armes. Suivent, au fur et à mesure de ses campagnes, un Journal de la guerre de Sept ans, des Mémoires sur les guerres contre les Turcs, des Essais sur les préjugés militaires, des Fantaisies militaires, des Mémoires sur l’ancienne et la nouvelle armée françaises. J’en dépasse... Ligne y prodigue des vues qui sont, à l’époque, très originales et les innovations qu’il préconise — ordre dispersé, mobilité de l’artillerie, fusil à tir rapide — si elles choquent les têtes emperruquées du Conseil aulique viennois, ne tardent pas à être partagées par les meilleurs techniciens.
Ligne est toutefois le contraire d’un spécialiste. À côté de l’art militaire, il fait, dans ses écrits, place à celui des jardins. Dès 1781, son Coup d’œil sur Beloeil le classe autorité en la matière et Marie-Antoinette le consulte pour Trianon. C’est au retour d’un voyage en Angleterre qu’il a redessiné son parc et rédigé sa brochure. Sans proscrire l’ordonnance régulière du jardin français, il souhaite qu’on lui associe la variété et qu’au bout de telle pièce d’eau, au débouché de telle charmille, on découvre un bosquet, une grotte, une salle de verdure, un nymphéa, une perspective imprévue. Il demande aussi un intime accord entre l’esprit des bâtiments et celui des jardins. Enfin, qu’il s’agisse du beau ou du simple, du magnifique ou du joli, il recommande, toujours et partout, « le propre, le piquant et le distingué »... Trois mots qui le peignent presque entier.
Un autre art soigneusement cultivé par le prince est l’art de voyager. Le sujet l’échauffe tellement qu’il le traite en vers. Des vers qui ne sont point excellents, mais qui traduisent bien la griserie que le galop des chevaux de poste, le claquement du fouet des postillons suscitent chez le bouillant « météore ».
Quant à l’art d’aimer, celui peut-être auquel il s’adonne avec le plus de brio, innombrables sont dans ses écrits les passages où il en fait une théorie vigoureusement étayée par des conseils pratiques.
Le temps me manque pour faire mieux qu’évoquer l’œuvre maîtresse du prince de Ligne, ces Mélanges qui ne remplissent pas moins de trente-quatre volumes. Aussi bien, M. Marcel Thiry vous en a-t-il parlé avec une parfaite pertinence.
Etonnant et savoureux pot-pourri que les Mélanges. Sont-ce des souvenirs ? Un recueil d’anecdotes ? Une galerie de portraits ? Un cahier de maximes ? Une suite d’essais politiques ? Un défilé de fantaisies allant du cocasse au sentimental en passant par le polisson ? Ils sont tout cela, plus encore, et parfois zébrés d’un éclair de quasi géniale intuition. Je mentionnerai, entre beaucoup d’autres, la page où l’auteur propose de restituer aux Juifs, « pour leur bonheur », le territoire de l’antique Judée. Voici, deux siècles à l’avance, l’État d’Israël annoncé. Et que dire de ce Plan de Paris dont nos urbanistes pourraient encore, avec profit, s’inspirer...
Sans doute pourtant est-ce la correspondance du prince qui l’emporte sur le reste.
Correspondance d’une prodigieuse abondance et d’une incroyable diversité. On y trouve des billets d’amour, rarement passionnés mais toujours éclairés d’une flamme dansante ; des lettres à des amis, dont plusieurs fameux, tels d’Alembert, le comte de Ségur, La Harpe, Casanova, et qui sautent sans effort du badin au grave, quelquefois au profond ; des lettres à des souverains — Joseph II, la grande Catherine, le roi de Pologne — alliant avec tact la familiarité à la flatterie ; des lettres enfin à Charles, au fils chéri, missives débordantes de tendresse et qui nous montrent un Ligne fort différent de celui qu’applaudissaient les beaux esprits.
Place de choix doit être faite aux lettres à la marquise de Coigny écrites tandis que le prince guerroyait contre les Turcs. Autant de tableautins achevés, de scènes grouillantes de vie, d’authentiques petits chefs-d’œuvre.
Charles-Joseph écrivait-il bien ?... La question est mal posée. Le prince écrivait moins qu’il ne parlait en prenant le papier pour confident. Et il n’avait ni le loisir, ni le goût de se relire. D’où du lâché, du débridé, des redites, des incidentes rendant quelquefois la phrase embarrassée. Mais en revanche, quel jaillissement, quel mouvement, quelle verdeur, quel entrain jamais démenti ! Et de temps à autre, quels raccourcis fulgurants, quelles sentences frappées comme des médailles ! Jamais aussi bien qu’au prince de Ligne ne s’appliqua l’apophtegme : « Le style, c’est l’homme même ».
Parce que celui dont nous honorons aujourd’hui la mémoire était un être d’exception, son style était aussi, dans le meilleur sens, un style d’exception.
Mesdames, Messieurs,
Qu’il me soit permis, en terminant, de souligner celle des qualités du prince de Ligne qui mérite le plus, à mon gré, de retenir l’attention de nos contemporains : comme nous l’a déjà indiqué M. Marcel Thiry, l’homme était gai.
Notre époque n’est pas gaie, particulièrement sa jeunesse. Il a, dira-t-on, d’excellentes raisons à cela : nous avons connu des jours tragiques et qui oserait jurer que nos enfants n’en connaîtront point d’analogues ? Mais beaucoup des jours que vécut le prince ne furent-ils pas bien sombres ? Il sut cependant transcender l’angoisse ambiante et constamment montrer, face aux calamités, un visage souriant. On distingue chez lui une sorte d’héroïsme moral qui, bien que ne lui ayant coûté nul effort, mérite, je crois, l’admiration. Il était léger, murmurent d’aucuns en faisant la moue. Si l’on veut... Le mot a toutefois deux sens. Il peut vouloir dire superficiel et indifférent. La vie comme les écrits du prince de Ligne manifestent qu’il ne fut ni l’un ni l’autre. Mais légèreté peut également signifier au contraire de pesanteur, le contraire de cette cuistrerie qui confond lourdeur et opacité avec profondeur, l’absence aussi de toute délectation morose. Pris dans cette acception, le terme est assez voisin de ceux de rebondissement, d’allégresse et d’optimiste confiance.
Cette dionysienne légèreté était celle du prince de Ligne. C’est par là que la commémoration qui est faite aujourd’hui de l’envol de son âme, non seulement constitue un hommage mérité rendu à un insigne écrivain d’expression française, mais encore comporte un enseignement vivifiant, tonifiant et d’une singulière valeur exemplaire.