Célébration du 350e anniversaire de l’Académie française. Richelieu, auteur spirituel

Le 12 décembre 1985

Robert-Ambroise-Marie CARRÉ

Célébration du 350e anniversaire
de l’Académie française

Richelieu, auteur spirituel

 

Messieurs,

Cet homme d’Église dont l’entrée dans les ordres eut pour motif la sauvegarde de l’un des privilèges de sa famille, cet évêque qui dut aux services rendus à son roi le cardinalat dont il rêvait, cet homme d’État « à qui un seul génie avait manqué, celui du pardon », dira avec quelque injustice un illustre orateur du siècle dernier, quel étonnement de le voir figurer parmi ces guides inspirés que l’on nomme les auteurs spirituels !

N’en déplaise à ses tenaces calomniateurs – et quels que soient les jugements divergents portés par les historiens sur les méthodes et les résultats de sa politique –, Armand Jean du Plessis de Richelieu mérite ce titre d’auteur spirituel par certains de ses écrits et de ses propos, écrits et propos qui ne sont point de convenance, de calcul ou d’opportunité. Ils trouvent leur source dans une vie intérieure nourrie par les exercices d’une piété authentique : confession chaque semaine, filiale dévotion à la Vierge, retraite annuelle dans un couvent, oraison quotidienne, le soir, à genoux devant ce Dieu « pour qui, dit-il dans une admirable prière du soir, il n’y a point de nuit ».

Ses œuvres religieuses – qui n’ont guère été étudiées que par Gabriel Hanotaux et le duc de La Force, le cardinal Grente, Renée Casin – s’étendent tout au long de sa vie, les périodes les plus fécondes étant, d’ailleurs, celles que marquèrent les plus rudes épreuves physiques ou les guerres décisives. Nous imaginons volontiers qu’un disciple du Christ ne communique ses certitudes et ses conseils que dans le calme d’un cloître, à l’abri du monde, selon une formule consacrée. C’est oublier, entre autres, que saint Augustin continua d’instruire ses fidèles alors que les Barbares progressaient vers Hippone, et que les prières liturgiques du Missel romain, qui devaient traverser les siècles, furent rédigées par le pape Grégoire le Grand, défenseur de son peuple accablé de malheurs.

La vocation qu’il n’avait point, Richelieu l’assuma, me semble-t-il, à cause de la profondeur de sa foi, par loyauté aussi, car il n’allait pas jouer la comédie à Dieu, et puis grâce à ce diocèse de Luçon dont l’état misérable, au lieu de le décourager, transforma le jeune abbé de cour en apôtre.

Soucieux de mettre les vérités chrétiennes à la portée de tous, à commencer par les plus humbles, ce pasteur ne se contente pas de sillonner son diocèse et d’y prêcher. Il commence la rédaction de l’Instruction du chrétien. Ce commentaire théologique, clair, rigoureux, très didactique, des articles du Credo, du Décalogue, de l’Oraison dominicale et de l’Ave Maria, Richelieu ne l’achèvera que pendant son exil en Avignon, quelque dix ans après son élévation à l’épiscopat. Il ne nous livre pas encore les orientations majeures de sa spiritualité, mais il insiste à plusieurs reprises sur ce qui est essentiel dans le christianisme : la charité. Il demande que l’on aime tendrement Jésus-Christ.

Nombre de chrétiens, pourtant cultivés, pensent que saint François de Sales fut le seul, en ce temps-là, à restaurer la valeur absolue de l’amour. Or écoutez celui que le roi Henri IV se plaisait à appeler « mon évêque ». Il sait que l’on peut utiliser ces formules : croire Dieu, croire à Dieu, croire en Dieu, mais il choisit sans hésitation : « Croire en Dieu ne dit pas seulement un acte de foi, mais de foi et d’amour conjointement... Les Apôtres ont particulièrement usé de ce terme pour nous apprendre que la foi est vaine sans amour. » À l’amour du prochain il donne, comme l’Évangile, la même place qu’à l’amour de Dieu. Moraliste sourcilleux, il entre dans le concret pour examiner les fautes qui crient vengeance vers le Ciel.

Entre Dieu et l’homme l’amour appelle l’amour. Richelieu ne fait pas que l’enseigner. Comme chez lui pensée et action ne se dissocient pas, il agit avec vigueur. Il est un des premiers à promouvoir les séminaires, afin de préparer des prêtres qui puissent accomplir avec dignité leur mission jusque dans les plus lointaines campagnes. De même il soutient les ordres religieux et réforme les couvents, bien avant que se fasse sentir l’influence du Père Joseph.

L’auteur spirituel, dont l’actualité paraît grande, se donne les coudées franches dans un second ouvrage : Le Traité de la perfection du chrétien. La guerre de Trente Ans voit la France envahie. La ville de Corbie est prise. Richelieu et Louis XIII font face au déferlement ennemi. De 1636 à 1639, année où l’horizon s’éclairera, Richelieu compose son œuvre avec ténacité. Pourquoi écrit-il ? Il le confie au détour d’une page : « Si nous aimons la vie, il en faut chercher une qui ne finisse point. » Aussi, en dépit des alarmes extérieures, le style, le ton, le mouvement de la pensée sont-ils allègres et animés par la passion des âmes. Nous tenons là un vrai chef-d’œuvre. Comment se fait-il qu’un tel silence le recouvre ?

D’emblée le Cardinal prend position sur un terrain où les écoles et les tendances ne cesseront de s’affronter : la confiance en Dieu Sauveur. Le jansénisme commence à ronger les consciences. Richelieu, que Jansénius, d’ailleurs, attaquera personnellement, affirme que s’il ne faut pas user de présomption à l’égard de la miséricorde, n’importe qui peut néanmoins placer en elle son espérance. Le quatrième chapitre s’intitule tout bonnement : « De la facilité qu’il y a à se sauver. Et de la difficulté qu’il y a à se damner ». Jugement surprenant, n’est-ce pas ? La première justification qu’en donne l’auteur ne rassurera pas tout le monde, car elle suppose une foi, blessée sans doute mais toujours vivante. Fondées sur l’autorité des Pères de l’Église, nous lisons ces lignes : « L’injustice du péché a au moins cette justice de ne se souffrir jamais impunie, et d’être soi-même vengeresse de sa propre malice. Il n’y a point en effet de plus cruel bourreau du péché que le remords qu’il laisse en la conscience de celui qui le commet. » On objectera que l’Évangile parle d’une voie étroite pour atteindre le royaume des Cieux. Réponse qui ne manque pas d’humour : le chemin de l’Enfer n’est large que parce qu’il est encombré de beaucoup de gens...

Vient ensuite la preuve essentielle qu’il est facile de se sauver : les chrétiens disposent de soutiens innombrables, et d’abord de cet amour que Dieu met en eux, et dont Richelieu va parler ici, dix fois, cent fois plus que dans l’Instruction.

Si les hommes suivent « l’intention pour laquelle il a plu à Dieu de les mettre au monde », devant cette destinée éternelle « ils ne pourront, écrit-il, (s’ils n’ont le cœur de roche) ne pas fondre en larmes et en amour, pour celui qui les a tant aimés ».

Richelieu prend alors position sur l’appel universel à la sainteté, appel que le concile Vatican II a reconnu avec force. Il traite de la perfection. Eh bien, que tous sachent que cette perfection est à leur portée ! Il n’existe pas une sorte d’aristocratie du salut. Richelieu cite la réflexion curieuse d’un docteur de l’Église dont il s’inspire volontiers : « Notre vie, dit saint Chrysostome, est comme une comédie, où les acteurs ne sont pas estimés pour la qualité des personnages qu’ils représentent ; mais pour l’excellence... de leurs actions, sous quelque personnage qu’ils paraissent. » Autrement dit, prince ou valet dans le monde, peu importe ; ce qui compte pour Dieu, c’est la manière dont le rôle est tenu, est vécu.

Devant les situations différentes où les chrétiens se trouvent, Richelieu propose maintenant vingt conseils qu’il adapte au fur et à mesure. Dans le premier de ces conseils nous lisons : « Il faut se garder d’être en matière de dévotion comme les singes qui veulent imiter tout ce qu’ils voient : chacun doit regarder sa portée et non pas celle de son compagnon. » Vous croyez entendre saint François de Sales. Le voici, car Richelieu le cite : « Il faut se corriger de ses défauts avec raison, modération et douceur ; de peur de faire, dit le bienheureux évêque de Genève, comme ces huissiers qui, criant avec trop de véhémence pour obliger au silence, font plus de bruit que ceux qu’ils veulent faire taire ».

Les observations piquantes, et inattendues, abondent dans ces conseils. Retenons-en une encore : « La femme dont la chasteté n’est point en doute croit tellement obliger son mari... qu’elle s’imagine qu’il lui est permis de le traiter indignement. » Pour améliorer la situation conjugale Richelieu ne prône pas pour autant l’adultère

Des pages éclatantes sont consacrées aux sacrements, aides puissantes car elles favorisent l’accord de la volonté humaine aux vouloirs de Dieu : la Pénitence qui réconcilie (Richelieu en parle comme un clinicien des âmes), et l’Eucharistie avec la communion fréquente. S’élèvent ici tour à tour la voix – devenue traditionnelle – de saint Thomas d’Aquin et celle d’un pape qui, près de trois siècles plus tard, permettra l’accès de tous, y compris les enfants, au Pain de vie, Pie X.

Cependant, le projet puis la rédaction d’un autre ouvrage hante les veilles du Cardinal. Six ans après sa mort, trente-quatre ans avant la Révocation de l’Édit de Nantes, sera publié le Traité qui contient la méthode la plus facile et la plus assurée pour convertir ceux qui se sont séparés de l’Église. Notre curiosité s’inquiète. Cette fois, l’auteur spirituel va-t-il céder le pas au chef de guerre ? Nous ne connaîtrons pas cette déception, car Richelieu adopte un comportement alors incongru dont il a souvent expérimenté l’efficacité, quand il ne s’agissait pas d’ennemis de l’État : la tolérance.

Il y a une tolérance qui pactise avec l’erreur, et une autre qui, sans pactiser avec l’erreur, s’inspire du respect de ceux qui la professent. Écoutons cette affirmation de Richelieu, en 1624: « Les progrès de la foi se font plus par le temps, par la raison et la douceur que par traité, convention et espèce de contrainte. » Certaines images d’Épinal retenues par nos manuels d’histoire démentent évidemment cette affirmation, mais elles sont tendancieuses sinon caricaturales, à preuve la colère qui souleva de nombreux catholiques, jusque dans le diocèse de Luçon, contre celui que les ultras nommèrent le « cardinal des hérétiques ». La raison est pour lui le terrain où doit s’engager tout débat. Faisant allusion au fameux siège de La Rochelle – voilà l’image d’Épinal –, il déclare clairement : « Je pensais durant ce siège à retirer de l’hérésie par la raison ceux que le roi retirait de la rébellion par la force. » Distinguons le parti protestant, qu’il combat, des protestants eux-mêmes avec qui il veut de toutes ses forces la réconciliation. Le Traité engage donc avec ceux qui se sont séparés un dialogue dont, à l’heure actuelle, nous reconnaissons la valeur prophétique. Le temps me manque pour comparer l’argumentation qui est mise en œuvre et celle, fort différente, reconnaissons-le, que l’œcuménisme emploie aujourd’hui. L’essentiel est de souligner une attitude éminemment positive qui, si elle avait été suivie, eût évité de tragiques déchirements à la France.

Auteur spirituel, soucieux du rapprochement entre fidèles des différentes Églises, Richelieu est un de ceux qui se seront le plus adressés à la raison, à la lumière naturelle, à la conscience. De son premier à son dernier livre, et dans certaines pages de son immense correspondance, il cherche, Dieu aidant, à convaincre mais dans la liberté. Fait remarquable : lui qui souffre dans son corps mort et passion, il ne cède jamais à la commune tentation de verser dans le dolorisme. Sa santé morale, j’allais dire théologale, est si assurée qu’il lui suffit de voir, comme saint Paul, dans les souffrances acceptées « de vraies semences de gloire ». Son terrain privilégié, répétons-le, c’est la raison éclairée, introduite dans le monde invisible, par la docilité à la lumière divine.

Mourant, avec la piété profonde qui fut toujours sienne il s’en remet à son seul Juge. Laissons-les face à face. Auprès du Dieu juste et miséricordieux, a dû plaider, entre autres gestes, le don suprême de sa fortune à quelqu’un qu’il avait toujours soutenu et compris, quelqu’un qui était capable de recouvrir la pourpre du Prince de l’Église, pécheur comme nous tous, du manteau royal de la pauvreté. Celui-là, nous l’appelons avec quelque tendresse Monsieur Vincent.