Le nom carrefour est issu du substantif quadrifurcus qui, en latin tardif, désignait la même réalité et dont le grammairien Priscien a expliqué l’origine dans ses Institutiones grammaticae : « Quadrifurcus : quatuor habens furcas (“qui a quatre fourches”) ». Ce nom coexiste alors avec son synonyme plus ancien quadrivium. Dans le panthéon gréco-latin existait une déesse des carrefours, Hécate. Ce rôle, qui lui avait sans doute été dévolu parce qu’elle reliait le ciel, la terre et les enfers, lui valut différents surnoms, entre autres trioditis chez les Grecs et trivia chez les Romains, c’est-à-dire « (protectrice) des carrefours », les noms grec odos et latin via signifiant l’un et l’autre « route, chemin ». Mais il y avait dans le monde ancien deux types de carrefours : les uns étaient des places publiques fréquentées par des oisifs et des bavards, généralement situées à l’intersection de deux rues ; les autres se trouvaient à l’extérieur des villes, à l’endroit où deux routes rejoignaient celle qui menait à la cité. C’est dans ces espaces reculés qu’étaient bâtis les cimetières et c’est là aussi que se rencontrait toute une population de réprouvés, voleurs, charlatans, mendiants ou prostituées de bas étage. C’est là encore que l’on invoquait une Hécate maléfique, qui apparaissait avec la lune et que l’on imaginait accompagnée de chiens, animaux qu’on lui sacrifiait d’ailleurs en ces lieux.
Ce carrefour était donc un lieu interlope. C’est pour cette raison que les locutions grecques ex triodou et ex triodôn, « de carrefour », ont été employées pour qualifier les propos jugés inintéressants, usés et grossiers qui se tenaient dans ces lieux. Le latin employait, lui, l’adjectif trivialis, « de carrefour », proprement « de trois voies », à l’origine des mots trivial et trivialité, liés l’un et l’autre à ces paroles rebattues et vulgaires. Dans le monde ancien, ces propos dits « de carrefour » étaient l’équivalent de nos propos « de comptoir ».
On constatera avec amusement que si l’idée de carrefour est liée à celle de trivialité, de grossièreté et d’inculture, elle est aussi liée à l’idée d’éducation. En effet, le nom latin quadrivium ou quadruvium, qui désignait d’abord le carrefour, désigne, à partir de Boèce et son De Institutione arithmetica, quatre sciences, l’arithmétique, la géométrie, la musique et l’astronomie – ce quadrivium n’étant désormais plus perçu comme un carrefour, mais comme l’ensemble des quatre voies à parcourir pour parvenir à la sagesse. Au Moyen Âge, cet ensemble constituait un second niveau d’études, précédé qu’il était par le trivium formé par trois disciplines littéraires, la grammaire, la dialectique et la rhétorique.
Notons pour finir que les carrefours, qui étaient des lieux aisément repérables, ont laissé des traces, souvent de manière imagée, dans les toponymes comme La Fourche, La Patte-d’oie, Les Quatre-routes, Les Trois-routes, mais aussi dans des noms plus célèbres comme Carrouges, en Normandie, directement issu du latin quadruvium, et comme la tour Saint-Martin, à Oxford, plus communément appelée, parce qu’elle se trouve où aboutissent quatre rues, tour Carfax, nom issu, par l’intermédiaire du français carrefour, du latin quadrifurcus.