ANGUIEN ET TURENNE
ÉPISODES DE LA CAMPAGNE DE 1644
PAR
M. LE DUC D’AUMALE
MEMBRE DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE
Lu dans la séance publique annuelle des cinq Académies
du 25 octobre 1884.
Un seul homme pouvait remplacer Guébriant. Le jour même où la nouvelle du désastre de Tüttlingen parvint à la cour (3 décembre 1643), le roi signa les lettres patentes qui donnaient à son cousin le maréchal de Turenne les pouvoirs de général en son armée d’Allemagne.
Nous allons assister aux premiers pas de Turenne dans la glorieuse carrière du commandement, aux débuts d’un des plus grands capitaines des temps modernes, un des plus purs malgré quelques taches, un des premiers, si ce n’est le premier, parmi les hommes de guerre qui, n’exerçant pas le pouvoir souverain, ou ne s’étant pas affranchis de toute autorité, n’ayant la liberté de choisir ni le but ni les moyens, ont été les interprètes dévoués, héroïques, des plans que d’autres avaient dictés. La fortune, qui placera Louis de Bourbon et Henri de la Tour d’Auvergne si souvent en présence et parfois en face l’un de l’autre, va les rapprocher dès ce jour ; mainte page de ce livre fera ressortir les traits qui les distinguent. Sans essayer de tracer un parallèle entre deux héros qu’on ne saurait comparer, nous voudrions prémunir le lecteur contre la séduction d’antithèses qui ont égaré plus d’un bon esprit. Pour mettre mieux en lumière certaines parties de Turenne, on a souvent dit que son glorieux émule fut improvisé général et se trouva d’emblée victorieux. Il faut quitter cette chimère ; le général improvisé n’a jamais existé qu’en imagination : le génie que Condé tenait de Dieu avait été fécondé par l’étude, l’étude persévérante et habilement dirigée ; cinq ans de pratique des affaires lui avaient donné la maturité. Comme les fruits favorisés du soleil, il avait mari vite ; du premier bond il atteignit l’apogée et sut s’y maintenir sans décroître ; il valait autant à Seneffe qu’à Rocroy. Si on le retrouve à sa dernière bataille, on peut le juger dès la première. Pour connaître Turenne il faut le suivre jusqu’à Salzbach. Chez celui-ci chaque jour marque un progrès ; aucune leçon n’est perdue ; sa prudence était de son tempérament ; la réflexion lui donna l’audace ; sa dernière campagne sera la plus hardie et la plus belle.
Tout semblait laborieux chez lui ; on sentait l’effort jusque dans sa démarche un peu traînante et dans l’expression souvent obscure d’une conception toujours forte. Qui n’a vu son portrait ? Qui ne connaît ce large front surmontant d’épais sourcils presque toujours froncés, ce regard calme, profond, un peu voilé, la carrure des épaules, le dos voûté, et tout cet ensemble massif et robuste ? C’est le Pensieroso de Michel-Ange. Profondément chrétien, longtemps incertain sur les nuances qui séparent les diverses communions, préférant le dogme catholique, mais attaché aux pratiques sévères du calvinisme, il finit par quitter l’église réformée, et conserva dans la romaine un peu de l’esprit puritain. Quand il fut tué, il allait entrer à l’Oratoire pour y terminer sa vie dans la retraite : il avait fait la cène à Brisach[1] en prenant le commandement de l’armée d’Allemagne.
C’est à peine s’il avait eu le temps de prête le serment de maréchal de France, à son retour d’Italie, lorsqu’il reçut sa nouvelle commission : le lendemain il était en route : la fièvre, qu’il avait rapportée des rizières du Piémont, l’arrêta quelques jours à Colmar. Du Plessis-Besançon, sergent de bataille, homme de bon jugement, de sang-froid et d’expérience, l’avait précédé à Brisach, avec mission d’entamer des négociations pour le rachat des prisonniers : c’était, semblait-il, le moyen de recrutement le plus facile, tout au moins le procédé le plus sûr pour remplir les cadres. Du Plessis devait aussi disposer l’ombrageux gouverneur de Brisach à recevoir de bonne grâce le nouveau général en chef ; mais rien n’y fit : à la première nouvelle de la nomination de Turenne, d’Erlach demanda un congé, et, sans l’attendre, abandonnant sa place menacée, fut cacher son dépit dans le château de Castellen. Il ne reparut qu’au bout de plusieurs semaines : la crainte de se voir remplacer par le « lieutenant de Roy » d’Oysonville, qu’il détestait, fut le principal motif de ce retour. Comme on avait besoin de lui, surtout pour traiter avec les Suisses, on lui rendit ses fonctions, en lui sacrifiant d’Oysonville. D’Erlach était une exception. Le choix de Turenne, accueilli avec grande faveur par l’opinion, fut presque une consolation pour les vieux officiers weymariens. Il n’était pas des leurs et n’excitait parmi eux aucune jalousie ; et cependant tous le connaissaient, se souvenaient des éloges que le duc Bernard lui avait donnés au siège de Saverne et en d’autres occasions. Bien qu’au point où nous sommes arrivés il n’eût pas encore donné sa vraie mesure, les services qu’il avait rendus et son mérite éprouvé le mettaient déjà hors de pair. Et puis ; il était de la religion !
Le désarroi était grand : bandes de fantassins sans armes, de cavaliers démontés. débris encore groupés de brigades d’infanterie, de régiments de cavalerie, sans voitures, sans bagages, affamés, vivant de maraude, toutes les épaves de l’armée de Guébriant revenaient par diverses routes, ceux-ci par le Kinsigthal, se répandant en Alsace, ceux-là par Lauffenbourg, Rhinfeld et la vallée du Rhin, ravageant le Brisgau, le Sundgau, allant enlever des chevaux et des bestiaux sur le territoire de Berne et de Soleure. Il fallait pourvoir au plus pressé, calmer les Suisses qui prenaient les armes pour châtier ces pillards, remettre les places en état, rallier tous ces débandés. Pendant les mois de décembre et janvier. Turenne visite et regarnit l’importante place de Rhinfeld, rétablit l’ordre dans Brisach, sans pouvoir y étouffer complètement l’esprit de mutinerie ; puis il fait évacuer l’Alsace, autant pour soulager le pays que pour mettre ses troupes à l’abri des tentatives de l’ennemi, les envoie vivre, se réorganiser et se remonter en arrière, sur les terres du roi d’Espagne et du duc de Lorraine, les dissémine en Franche-Comté et au delà des Vosges, à Vesoul, Luxeuil, Remiremont, où fut son quartier général pendant les mois de février, mars et avril...
… En mai et juin, il tint ses troupes en haleine, éprouva leur tempérament sans en être complètement satisfait. Il ne put ni sauver les positions déjà conquises vers le lac de Constance, ni empêcher Mercy de franchir les défilés de la Forêt-Noire. Le 27 juin, le général bavarois mit le siège devant Fribourg. Turenne lit une vaine tentative pour de à cette place…
« … Je m’étois avancé tout proche de l’ennemi, écrivait-il au premier ministre. Il y a eu un peu de confusion, et il a fallu se retirer. Je diray franchement à Votre Éminence que je n’ay pas jugé à propos de combattre car il est très certain que les malheurs précédents ont donné à nos troupes quelque appréhension de l’armée de l’ennemy. » Et il faisait le tableau de cette armée de Bavière qui a toujours cinq mois de gages réglés, chevaux et bagages en abondance, l’Allemagne entière derrière elle : la comparant à celle de France, mal pourvue de tout, difficilement remontée, irrégulièrement payée, une infanterie toute nouvelle qui se ruinera en peu de temps ; et il se décidait à indiquer le remède, acceptant toutes les conséquences de sa proposition : « Un secours qui nous viendroit seroit de très grande conséquence et remettroit toutes nos troupes en vigueur. Si c’est M. d’Anguien qui le commande, je me tiendray très honoré de servir sous ses ordres et, je luy obéiray comme je dois[2].
… Le duc d’Anguien exerçait en ce moment un emploi qu’on peut appeler secondaire sur les frontières de Champagne. Après s’être appliqué à réunir, à former les troupes toutes neuves qui composaient son armée, il manoeuvrait entre Sarre et Meuse, lorsqu’il reçut l’autorisation, plutôt que l’ordre, de marcher au secours de Turenne. Il partit aussitôt et gagna Brisach en neuf jours ; malgré sa grande diligence, il arrivait trop tard : le gouverneur de Fribourg-, Kanowslii, avait battu la chamade l’avant-veille. Sans perdre un instant, Anguien conduisit les troupes réunies sous son commandement à l’attaque des retranchements que le général bavarois avait élevés sous les murs de sa conquête. Les 3, 5 et 10 août 1644, l’armée du roi livra des combats qui comptent parmi les plus sanglants et les plus disputés du siècle. Mercy avant lâché prise et repassé la Forêt-Noire, M. le Duc conçut une grande opération dans la vallée du Rhin et résolut de l’exécuter immédiatement. Il sut donner le change à ses adversaires sur ses intentions comme sur ses forces réelles, et parut inopinément devant Philisbourg, qui capitula le 10 septembre…
Le public n’attendait pas un succès aussi prompt ; on doutait même du succès, et, à la cour, on était fort disposé à rire de la confiance que montrait M. le Prince dans l’étoile et le mérite de son fils. Quand on sut Philisbourg pris, il y eut un grand revirement, et tout le monde voulait avoir prévu le résultat. « Je pense qu’on ne désapprouvera plus à la cour le conseil d’estre descendu vers le bas du Rhin, au lieu d’assiéger Fribourg. Si le desseing de Philisbourg : eût manqué, on eût dit bien des choses[3]. » Mais ce qui suivit surprit bien davantage.
Aussitôt Bamberg sorti de Philisbourg, M. le Duc disposa entre la place et le fleuve une sorte de camp retranché, où il établit la plus grande partie de son infanterie et quelques escadrons. Il fit passer Turenne sur la rive gauche avec presque toutes les troupes à cheval et « cinq cents mousquetaires commandés », pour continuer l’œuvre commencée par d’Aumont. La prise de la forteresse de Germersheim avait eu un premier résultat considérable : la Chambre impériale de Spire avait aussitôt député vers le duc d’Anguien, lui demandant une protection que depuis bien des années elle attendait en vain de son souverain. Les magistrats qui siégeaient dans cette haute cour de justice parlaient aussi au nom de la ville, qui était une des premières de l’empire et dont la cathédrale avait reçu, pendant cinq cents ans, la sépulture des empereurs. Cette démarche était un indice des dispositions qui animaient les grandes cités rhénanes, un précédent essentiel à consacrer ; l’esprit juste et prompt du duc d’Anguien comprit tout le parti qu’il en pouvait tirer. Il garantit sur-le-champ à la Chambre impériale et aux bourgeois de Spire leurs droits et privilèges. D’Aumont leur porta sa parole, entra dans la ville avec sa cavalerie, y installa une petite garnison, et se retira, laissant derrière lui un sentiment de sécurité tout nouveau dans cette région. Au lieu de provoquer les résistances par la violence, de ravager les campagnes et d’écraser les villes de contributions qui tarissaient les sources de la richesse publique, M. le Duc résolut d’apparaître en protecteur, devinant que la sécurité des personnes et des propriétés, la liberté des transactions, assureraient à son armée des ressources abondantes et des succès inattendus. Tel était le caractère de la mission qu’il confia à Turenne, au lendemain de la prise de Philisbourg…
Négligeant Frankenthal, le maréchal arriva rapidement devant Worms. C’est encore une cité commerçante et populeuse, une ville impériale pleine de souvenirs historiques, où la Diète s’est réunie à mainte époque critique, où Luthef parla devant Charles-Quint ; depuis plusieurs années, elle a été le quartier général habituel du duc de Lorraine, commandant des armées de l’empereur, et la présence de ce grand chef de bande a été un lourd fardeau, surtout pour une ville qui venait d’être rançonnée par Mansfeld, Tilly, les Suédois et autres. À l’approche de Turenne, les bourgeois de Worms forcent la garnison laissée par le duc Charles, à sortir de leurs murs ; ils reçoivent la même protection que Spire. Ceux d’Oppenheim suivent leur exemple, et un petit détachement français occupe le Landskrone, le château de l’empereur Lothaire, auprès de la grande église rouge de sainte Catherine, que l’on voit de toute la vallée.
Enfin, voici Mayence. Ce n’est plus la Mayence d’or, la cité puissante qui, au XIIIe siècle, fonda la ligue du Rhin ce n’est pas encore la vaste place de guise qui sera l’objet de sièges mémorables et qui recevra de nos jours un formidable développement c’est une très grande ville, dont l’activité a été un peu assoupie par le despotisme plus lourd que violent des archevêques-électeurs, mais qui, par son antiquité, sa population, sa situation en face du débouché du Main, au milieu de terres fertiles, de coteaux chargés de vignes, au confluent des principales voies de communication de l’Europe, est restée le centre d’un commerce étendu et une position stratégique de premier ordre. Les fortifications, médiocres, avaient été remises en état, et la garnison impériale occupait une citadelle passable, élevée sur l’emplacement de l’ancien camp romain ; en somme, la place offrait les conditions d’une résistance de quelque durée ; Guébriant avait toujours pensé qu’on ne pourrait y entrer qu’après un siège sérieux, et Turenne, annonçant le 13 septembre l’occupation de Worms, ne paraissait pas croire que Mayence ouvrirait ses portes. Au premier bruit de l’approche des Français, l’électeur avait quitté son magnifique palais, laissant ses pouvoirs au chapitre. Turenne, cependant, s’était logé dans les faubourgs et venait de sommer la ville. Les chanoines hésitaient, partagés entre leurs sympathies espagnoles et la crainte que leur inspirait une armée victorieuse : mais le vieil esprit qui avait jadis animé la bourgeoisie mayençaise, au temps où elle avait donné le signal de la lutte contre les burgraves, commençait ù se réveiller. Le bas clergé, l’Université, n’étaient pas favorables à l’aristocratie sacerdotale et faisaient cause commune avec la bourgeoisie. On força la main aux chanoines, et les propositions de Turenne furent acceptées. Seulement, soit pour gagner du temps, soit pour se mettre en règle vis-à-vis de l’électeur, le chapitre déclara ne pouvoir conclure qu’avec le duc d’Anguien en personne. Turenne envoya aussitôt un exprès à Philisbourg ; il ne pouvait répondre de rien ; mais le succès serait si grand qu’il conseillait de risquer le voyage (14 septembre).
Divers motifs avaient retenti M. le Duc dans son camp, auprès de sa conquête. Il devait d’abord remettre en état les fortifications que la mine et le canon avait ébranlées ; il avait tenu aussi à laisser Turenne conduire les opérations dont le général en chef avait arrêté le plan et déterminé le caractère, mais dont l’exécution semblait devoir appartenir au commandant de l’armée d’Allemagne. Puis il fallait rallier, recueillir les renforts qui n’étaient pas arrivés à temps pour prendre part au siège de Philisbourg, mais qui ne pouvaient tarder, et qui étaient indispensables pour reconstituer l’infanterie destinée à rester sur le Rhin. Enfin, et surtout, il fallait veiller et rester en mesure de combattre toute armée ennemie qui menacerait nos conquêtes ou tâcherait d’interrompre le cours de nos succès. D’un côté, Beck pouvait apparaître descendant des Vosges, et de l’autre Mercy était en mouvement pour se rapprocher ; on lui prêtait l’intention de faire une tentative sur les ponts de Philisbourg, ou quelque importante diversion. Déjà on savait qu’il avait détaché le colonel Wolf avec mille dragons dans la direction du bas Rhin. Néanmoins M. le Duc, ayant achevé de bien établir son infanterie, crut pouvoir répondre à l’appel de Turenne et partit sans délai avec une escorte de quatre cents chevaux ; en dix-huit heures il franchit les vingt-cinq lieues qui le séparent de Mayence, et envoya aussitôt un trompette prévenir les autorités de son arrivée.
Ce trompette trouva le corps de ville et le clergé réunis pour entendre le colonel Wolf. Le lieutenant de Mercy, arrivé quelques heures auparavant avec sa troupe à l’embouchure du Main, avait traversé le Rhin en barque et demandait à faire entrer ses dragons, répondant d’arrêter les Français si Messieurs de Mayence voulaient seulement fermer leurs portes. Déjà les chanoines appuyaient la proposition du colonel et les autres hésitaient, lorsque l’apparition du trompette français retourna les esprits ; le parti populaire reprit le dessus ; Wolf dut sortir et l’arrangement ébauché par Turenne fut définitivement conclu. Les clefs de Mayence furent présentées à M. le Duc par le doyen de la cathédrale accompagné des premiers de la ville, de l’Université et du clergé. Harangué en latin, le prince répondit dans la même langue avec une correction, une facilité qui charmèrent les lettrés de son auditoire, et les lettrés étaient nombreux clans la patrie de Gutenberg ; ils admirèrent dans ce terrible et audacieux capitaine une culture intellectuelle qu’ils ne rencontraient pas toujours chez leurs souverains ecclésiastiques.
À peine entré, M. le Duc fit repartir Turenne et l’envoya occuper Bingen, comprise dans la capitulation qui venait d’être signée. Ce fut vite fait et le maréchal compléta cette occupation par la prise de Bacharach, dans la gorge du Rhin. M. le Duc cependant, resté à Mayence, y installait comme gouverneur le vicomte de Courval qui avait si bien défendu Uberlingen ; il lui laissa une garnison suffisante, pour laquelle il ne demanda que l’ustensile, sans contributions extraordinaires ; aucun désordre ne fut commis ; toutes les propriétés furent respectées, les attributions des autorités civiles et ecclésiastiques furent maintenues.
Le prestige qui entourait la personne du duc d’Anguien, la terreur qu’inspirait son armée, l’ardeur dont il avait su enflammer ses lieutenants ne suffisent pas à expliquer la rapidité, la facilité de ces conquêtes ; la bonne et sage politique qu’il adopta et qu’il imposa autour de lui modifia les dispositions des uns, apaisa les préjugés des autres, et contribua à désarmer les résistances. Ces magistrats, ces prêtres, ces échevins, ces commerçants, habitués à voir les armées se succéder à leurs portes et passer comme des torrents dévastateurs, les généraux n’approcher de leurs villes que pour les rançonner sans merci ou les mettre au pillage ; ces laboureurs, qui désertaient leurs champs et fuyaient avec leurs bestiaux dans les montagnes au premier bruit de la trompette ou du tambour : tous admiraient ce prince étranger qui ne leur imposait que des charges légères et maintenait parmi ses troupes une exacte discipline. « Si le duc d’Anguien trouva toujours le blé à bon marché, si tant de villes s’empressèrent de lui ouvrir leurs portes, c’est qu’il sut protéger les paysans partout, la justice à Spire, le commerce à Francfort et à Strasbourg ; c’est qu’il apparut non en conquérant, mais en protecteur des libertés de l’Allemagne. » Nous citons les propres termes des lettres de Grotius au chancelier de Suède Oxenstiern ; car nul témoignage ne saurait être plus frappant que celui du publiciste éminent qui, le premier, posant les principes du droit des gens, a essayé de circonscrire le fléau de la guerre, d’en atténuer les effets et d’en diminuer l’horreur : témoignage d’autant plus précieux que, pour des raisons personnelles, Grotius était peu disposé à la bienveillance pour les Français, quoiqu’il représentât à Paris une cour alliée de la France, et les paroles de Grotius sont confirmées par des lettres du Sénat de Francfort, du Sénat de Strasbourg, de la Chambre impériale de Spire, du clergé de Mayence, par les déclarations des bourgeois de Trèves, par les dépêches de l’électeur de Bavière, des ministres de l’empereur, par tout un ensemble de faits incontestables. Ce grand exemple de sagesse, de modération habile et humaine n’a pas toujours été suivi ; il est à peu près ignoré. Les cruelles exécutions de 1674 et 1689 ont fait oublier les bienfaits de 1644 ; l’incendie du Palatinat est seul resté dans la mémoire des peuples ; cet odieux souvenir, entretenu par le spectacle de tant d’édifices› en ruines, a presque effacé la trace des longues dévastations exécutées par les armées allemandes, suédoises et autres, à la solde des empereurs ou des princes luthériens. Mais si la conduite du duc d’Anguien a été passée sous silence par l’histoire et omise par la postérité, elle créa au moment même une vive impression et l’effet se fit sentir au loin.
Dans les derniers jours de septembre, un tambour envoyé de Thionville par Marolles s’étant présenté aux portes de Trèves, les trouva occupées par la garde bourgeoise qui refusa de laisser ce parlementaire arriver jusqu’au gouverneur espagnol : « Allez dire à celui qui vous envoie que nous tenons la garnison espagnole bloquée dans le château et que nous attendons le duc d’Anguien ; il nous fera le même traitement qu’à ceux de Mayence ; » et ils députèrent vers Magalotti pour renouveler les mêmes assurances. Partout le duc d’Anguien était acclamé comme un libérateur, et son nom éveillait même des espérances qu’il ne pouvait ou ne voulait satisfaire. « Ce n’est pas seulement à Trèves que vous êtes demandé, lui écrivait-on, vous êtes aussi attendu à Cologne ; allez-y ; vous ne trouverez d’obstacle ni à Coblentz, ni à Andernach, ni à Bonn. Mettez sous la protection de la France les trois électorats ecclésiastiques et le Palatinat ; vous donnerez ainsi à votre roi quatre voix dans le collège électoral de l’empire. Assurez la liberté au commerce, supprimez les octrois ; faites indemniser les paysans ruinés ; forcez les chanoines à recevoir des plébéiens dans les chapitres, etc. ; et vous serez soutenu par la bourgeoisie, le bas clergé et le peuple. » Mais M. le Duc ne songeait pas à tenter de pareilles réformes qui eussent singulièrement compliqué sa tâche. Il ne pouvait pas davantage se lancer dans les entreprises nouvelles ; le terme de sa mission approchait, et personne ne pouvait lui reprocher de n’avoir pas mis le temps à profit. Il lui restait peu à faire pour compléter son œuvre, pour assurer sur la rive gauche du Rhin, de Haguenau à Bingen, la paix qui depuis plusieurs années régnait de Haguenau à Huningue, et donner à toute cette région le calme dont l’Alsace jouissait déjà sous la protection de la France.
Deux forteresses étaient encore occupées par l’ennemi dans le Palatinat. Nous avons dit pourquoi on ne pouvait attaquer Frankenthal où Rebolledo était plus incommode que redoutable. Mais pour couper court aux retours soudains de l’ennemi dans le pays pacifié et pour assurer les communications de Philisbourg avec Metz, il fallait être maître de Landau. — Une longue possession et de glorieux souvenirs rendent ce nom cher à tous les cœurs français. Vauban a fortifié cette place avec amour, en a fait un type ; « voulez-vous connaître le dernier mot de M. de Vauban, disaient les vieux ingénieurs, allez voir Landau. » Ces constructions ont disparu depuis quelques années, et il ne reste plus que les maisons et l’église. En Landau, entourée d’une muraille crénelée avec des tours à l’antique et un bon fossé, était moins importante par ses défenses que par sa situation près des marais de la Queich, à l’entrée de la gorge qui sépare les Vosges du Hardt. M. le Duc n’était pas encore rentré dans son camp de Philisbourg que déjà il avait envoyé à d’Aumont l’ordre d’aller investir Landau avec douze cents hommes de pied et quinze cents chevaux. La petite garnison laissée par le duc de Lorraine se défendit bien. D’Aumont conduisit son attaque avec l’application, le savoir-faire et l’audace qu’il montrait dans toutes les occasions. Le second jour, tandis qu’il visitait les travaux, il reçut un coup de mousquet à la hanche. Turenne courut le remplacer. « Je ne suis arrivé icy qu’à la nuict et aussitost j’ay esté voir M. d’Aumont que j’ay trouvé avec un visage aussi ferme et tranquille que jamais : je n’ay jamais veu personne plus de sang-froid ny plus résolu. Le médecin de Votre Altesse et, mon chirurgien ont mauvaise opinion de sa blessure[4]. » On le transporta à Spire, où il expira deux jours après, « confermant par sa mort toute la réputation de sa vie[5] ».
D’Aumont avait acquis la confiance des troupes, une véritable autorité sur les officiers généraux, et semblait destiné à exercer avec éclat le commandement des armées. Anguien, arrivé trop tard pour recevoir le dernier soupir de son ami, laissa à Turenne l’honneur de signer la capitulation de Landau. Neustadt, ville ouverte qui tenait l’entrée de l’autre passage du Hardt, se rendit sans coup férir. L’œuvre était accomplie. L’opiniâtreté du duc d’Anguien dans les combats du mois d’août, la sûreté de son coup d’œil, la sagacité qui lui avait fait choisir l’entreprise décisive, sa prévoyance, sa promptitude à prendre un parti, à préparer, exécuter l’opération, toute sa conduite hardie et habile avait porté ses fruits. Ce fameux plan de Guébriant, qui était regardé sinon comme chimérique, au moins comme très compliqué, et qui semblait devoir occuper toute une campagne, exiger plusieurs grands sièges et peut-être plusieurs batailles, s’était trouvé accompli en deux mois. La prise de Philisbourg, négligée jusqu’alors dans tous les projets, avait fait tomber les autres places. La France tenait la rive gauche du Rhin de Huningue à Coblentz ; elle avait acquis au delà du fleuve un autre Brisach, et la possession de cette seconde tête de pont changeait les conditions générales de la guerre. Les campagnes suivantes firent comprendre l’importance de cette conquête que le duc d’Anguien avait devinée ; il n’y en avait plus d’autre à entreprendre…