Allocution prononcée à l’occasion de la remise de l’épée
de Pierre Rosenberg
Le 5 novembre 1996
Chers amis,
L’épée que vous avez bien voulu m’offrir m’accompagnera le plus longtemps possible — j’en forme le vœu —, mais déjà elle ne m’appartient plus puisque, en me la donnant, vous avez souhaité qu’elle entre dans les collections du musée du Louvre. À tous ceux, présents ou absents aujourd’hui, qui ont participé avec grande générosité à son acquisition, j’adresse mes remerciements reconnaissants. Je me souviendrai toujours avec émotion de ce 5 novembre 1996, lorsque l’occasion me sera donnée de la porter.
Quelques mots tout d’abord sur cette épée, découverte par mon collègue Daniel Alcouffe, le patron du département des Objets d’art du Louvre. Bonaparte, lorsqu’il étudia le départ de l’armée d’Orient pour l’Égypte, qui devait quitter Toulon le 19 mai 1798 — il y aura bientôt deux siècles —, souhaita s’entourer de spécialistes des disciplines les plus variées, d’interprètes, de savants, d’ingénieurs, de géomètres, de géographes, de chimistes, d’astronomes, de botanistes, de chirurgiens et de pharmaciens, mais aussi d’archéologues, d’architectes et d’artistes et même d’un pianiste du nom d’Henri Jean Rigel... Le rôle de cette « Commission des sciences et des arts » — c’était son titre — fut considérable : chacun des spécialistes s’employa, avec plus ou moins de bonheur, avec plus ou moins d’efficacité, à mettre son savoir au service de l’Égypte. Tous voulurent mieux connaître ce pays, encore mystérieux et magique, et l’étudier selon leurs compétences.
Dès son arrivée au Caire, Bonaparte décida de créer un Institut d’Égypte sur le modèle de l’Institut national qui l’avait élu en 1797. Aux trente-six membres fondateurs de cet Institut, répartis en sections, quinze nouveaux membres furent par la suite adjoints, ce qui porta leur nombre à cinquante et un. Chacun d’eux reçut une épée...
Outre bien évidemment Bonaparte, je citerai quelques figures de l’Institut d’Égypte demeurées célèbres : Dolomieu, Berthollet, Geoffroy Saint- Hilaire, Monge qui le présida, Kléber, Desaix, le chirurgien Larrey dont le Louvre conserve le portrait par Girodet, Bourrienne, Tallien, bien d’autres. Parmi ces membres, je retiendrai quatre noms, ceux de Parseval, de Fourier, de Redouté et de Denon.
Le premier, je le crains, ne vous dira pas grand-chose : c’est pourtant celui d’un des deux membres de l’Académie française — en fait il ne sera élu qu’en 1811 — qui ait fait partie de l’Institut d’Égypte. La notice que lui consacre le Dictionnaire Napoléon publié sous la direction de Jean Tulard est trop sévère pour que j’ose la citer. Celle du Larousse nous apprend que François-Auguste Parseval-Grandmaison (1759-1834) s’essaya d’abord à la peinture avant de se consacrer à la poésie. L’expédition d’Égypte lui inspira un « Dialogue entre un poète et Calliope, pièce en vers, composée pour la conquête de l’Egypte, et lue à l’Institut du Caire devant le général Bonaparte ». Parseval consacra son temps à écrire un long poème historique Philippe-Auguste (1825), que le Larousse qualifie de « fastidieux et sans originalité ». Se racheta-t-il avec sa « Chanson qui fut chantée le jour de l’an à bord de la frégate le Muiron, que montait le général Bonaparte lorsqu’il revint d’Égypte en France » ? J’avoue ne pas l’avoir lue.
Le deuxième nom, en revanche, est celui d’une personnalité de premier plan. Il s’agit du baron Joseph Fourier, un des plus grands géomètres de son siècle. Je le mentionnerai pour deux raisons : il est né à Auxerre — comme Henri Gouhier, mon prédécesseur au vingt-troisième fauteuil de l’Académie — en 1768, tout juste cent trente ans avant celui-ci. La seconde est que Fourier, secrétaire perpétuel de l’Institut d’Égypte, puis secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences, fut appelé à siéger à l’Académie française en 1827.
Redouté fit également partie de l’expédition d’Égypte. Au risque de décevoir les nombreux historiens d’art présents aujourd’hui, je dois cependant préciser qu’il ne s’agit pas de l’illustre Pierre Joseph Redouté surnommé le « Raphaël des roses », mais de son frère Henri Joseph, dit Redouté le Jeune, peintre d’histoire naturelle. Il rapporta d’Égypte de nombreux dessins qui furent gravés et un Journal, bien imparfaitement publié par Abel Hermant Je n’ose rappeler qu’Abel Hermant fut élu en 1927 à ce vingt-troisième fauteuil que j’occuperai bientôt, auquel il dut renoncer après la dernière guerre pour des raisons sur lesquelles je ne m’étendrai pas ce soir.
Il m’est plus facile d’évoquer le quatrième membre de l’Institut d’Égypte : Dominique Vivant Denon, le fondateur de notre musée. Vous savez tout ce que le Louvre lui doit, la résistance farouche qu’il opposa aux Alliés venus reprendre les œuvres d’art que les armées de la Révolution et de l’Empire avaient permis de présenter ici. Le Louvre lui consacrera en 1999 — demain — une grande exposition, un colloque, plusieurs ouvrages. Nous mettrons à profit l’événement pour publier sa correspondance de directeur. Un petit groupe de travail se réunit tous les mois pour préparer ces manifestations. Si vous me pardonnez une confidence, ces réunions sont pour moi une joie. Elles me distraient de tant de commissions dont je ne nie pas l’utilité mais qui, trop souvent, me laissent un sentiment de frustration. Étaient-elles aussi nombreuses du temps du redoutable Denon ? Je l’ignore. Le personnage, en tout cas, est hors du commun : qu’il réside en Russie, à Naples ou à Venise, ou encore qu’il habite, durant sa retraite forcée, son appartement du quai Voltaire, orné du Gilles de Watteau, l’auteur de Point de lendemain mais aussi du Voyage pittoresque à Naples et dans les Deux-Siciles fascine. Il reste le plus grand directeur du Louvre.
Denon s’embarqua pour l’Égypte à bord de la Junon, en brillante compagnie, Monge, Berthollet, j’oubliais Bonaparte. Michel Laclotte, mon prédécesseur à la tête du Louvre, l’autre « plus grand directeur du Louvre », part demain pour ce même pays, mais en avion me suis-je laissé dire. Denon, un Bourguignon comme Henri Gouhier, y séjourna quelque quatorze mois. Je crois savoir que le séjour de Michel Laclotte sera plus bref, hélas pour lui, heureusement pour nous tous. L’activité de Denon en Égypte fut considérable. Il voyagea, il écrivit, il dessina abondamment. D’une curiosité infatigable, il se passionna pour ce pays qu’il parcourut sans se lasser. Son Voyage dans la Basse et la Haute Égypte pendant les campagnes du général Bonaparte, paru en 1802, reçut un accueil enthousiaste. Je vous en recommande la lecture. Denon entrelace, dans un style alerte, les observations les plus pénétrantes et les anecdotes les plus crues. L’acuité du regard et l’humour, la bonne humeur et l’entrain en rendent encore aujourd’hui la lecture facile et fort agréable.
Bien des morceaux mériteraient d’être cités, la découverte de Thèbes, de l’île Éléphantine. Je n’en mentionnerai qu’un, tiré d’une lettre adressée en octobre 1798 par Denon au général Menou : « J’ai payé le tribut au Caire, c’est-à-dire j’ai eu une fièvre plus vigoureuse que moi qui pendant trois jours m’a roué pour quinze Après cela, je suis nommé pour des commissions, il faut faire des rapports. J’ai parlé hier à l’Institut. C’est encore bien pis que la fièvre, j’ai cru que j’en mourrai... » ! Vous mesurez toute l’actualité de ces quelques lignes...
J’en viens à l’épée. Il y en eut, je l’ai dit, cinquante et une, toutes identiques. Qui était le propriétaire de celle que vous avez la générosité de m’offrir et qui est sous vos yeux ? Celle de Bonaparte, en vermeil ou en bronze doré, appartient aujourd’hui à la Malmaison ; celle de Denon serait conservée, me dit-on, chez ses descendants. L’une et l’autre paraissent donc solidement localisées. Est-ce celle de Monge ou celle de Fourier ? Je vous laisse décider, selon votre imagination et vos prédilections. Quoi qu’il en soit, une épée de l’Institut d’Égypte sous une pyramide... Vous ne pouviez, chers amis, mieux trouver.
Je vous dois quelques explications sur cette épée, mon épée, votre épée. Elle est d’argent doré et de nacre. Son pommeau sphérique est ciselé de deux palmettes. La branche de la garde est unie avec fleuron. La coquille, dite aussi guillon — le mot m’était inconnu il y a encore quelques jours — ajourée d’une palmette et d’un velum, est recourbée vers la pointe et se termine par une tête de lion. Je m’arrêterai un instant sur la fusée ornée d’une tête hathorique en bas-relief — c’est tout naturel pour une épée d’Égypte. Vous savez tout — je suppose — sur la déesse Hathor, la vache nourricière qui enfanta le Monde, déesse des morts auxquels elle offrait le pain et l’eau dès la sortie de notre monde, mais aussi déesse des vivants et déesse universelle de la joie, de la danse et de l’amour.
Permettez-moi une confidence : il y a déjà fort longtemps, j’avais songé me consacrer à l’égyptologie. J’avais suivi quelques cours. Le département des Antiquités égyptiennes que dirige aujourd’hui Christiane Ziegler et qui d’ici un an rouvrira ses portes au public, entièrement et magnifiquement réinstallé, l’a échappé belle !
Je ne vous surprendrai guère en vous assurant que l’Académie française en m’élisant parmi ses membres a souhaité reconnaître à l’histoire de l’art son statut de discipline à part entière. Elle a également voulu — je le crois — honorer les musées, le Louvre en particulier. Vous n’ignorez pas que l’histoire de l’art ne jouit pas en France, en dépit des efforts d’André Chastel, d’un grand prestige. Elle demeure méconnue et n’est pas reconnue. Son autonomie, je ne dis pas son indépendance, est souvent contestée aussi bien par les plasticiens que par les historiens qui assurent fréquemment posséder toutes les compétences pour l’enseigner. Il est vrai que nous sommes bien peu à publier et, pour ne prendre qu’un exemple, la place des historiens d’art français dans le vaste et magnifique champ des études italiennes demeure bien modeste. Je m’emploierai plus que jamais — avec vous tous, les jeunes et les moins jeunes — à défendre notre discipline et tenterai, dans la mesure de mes forces, de lui donner les moyens indispensables à son épanouissement.
Les musées français ont connu un grand développement depuis bientôt un quart de siècle. Le Louvre tout particulièrement a bénéficié des généreuses attentions présidentielles. Ville universelle, Paris se doit d’offrir à ses visiteurs des musées de toutes les civilisations et de tous les arts, du passé comme du présent. Ce serait cependant une erreur de voir dans le Louvre un musée universel. Ne lui reproche-t-on pas déjà d’être trop vaste ? C’est dire que je me suis réjoui — avec tous les conservateurs du Louvre — d’apprendre que le musée de l’Homme serait consacré aux civilisations et aux arts africains, océaniens et amérindiens. Paris, qui parfois les avait découverts, n’avait que trop tardé à les reconnaître et manquait, pour ces arts-là, d’un musée comparable au musée Guimet pour les arts asiatiques. Mais c’est également dire que je suis de ceux qui ont pensé et pensent toujours que l’installation au Louvre d’une « antenne », fût-elle provisoire, qui présenterait quelques chefs-d’œuvre africains et océaniens, nuirait à la réussite de cette ambitieuse entreprise.
Quelle histoire de l’art attend-on des musées et de ceux qui en assument la responsabilité et portent le beau titre de conservateur ? La question mérite d’être posée à l’heure où l’œuvre d’art, sous l’emprise d’un discours ouvert à l’excès sur les sciences à la mode, est si souvent réduite à une image que l’on interprète à sa guise, selon son idéologie, selon les besoins de sa cause. On se sert des œuvres d’art, on ne les sert plus. Les musées se sont illustrés, depuis la dernière guerre, en France tout spécialement, par de splendides catalogues d’exposition dont on s’accorde à reconnaître la parfaite érudition. Ces catalogues privilégient une histoire de l’art dite traditionnelle, qui croit à la notion de qualité et ne craint pas le mot de beauté. Ils accordent une place prépondérante à un mot qui m’est cher et qui mériterait quelques développements. Les expositions que vous avez pu visiter avant de nous écouter, Barye et Les nouvelles acquisitions du département des Peintures, sont les parfaits exemples de cette histoire de l’art, celle que j’ai aimé pratiquer et toujours défendue.
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Il me reste l’agréable tâche de remercier les deux présidents du comité de l’épée, Michel Laclotte et Jacques Thuillier, de l’excessive bienveillance de leurs propos. Une étroite collaboration, une longue amitié me lient à l’un et à l’autre. Nous partageons depuis plus de trente-cinq ans le xviie siècle français et le Louvre. Michel Laclotte et Jacques Thuillier furent pour moi et sont toujours des exemples que je me suis efforcé, trop souvent en vain, d’égaler.
Madame Hélène Carrère d’Encausse vient de me remettre une épée que je n’ai pas choisie et qui n’est plus la mienne. Cette épée a été au service d’un Institut qui croyait au progrès. Elle est aujourd’hui au service du Louvre, au service des arts qui, nous le savons bien, ne progressent pas si vous voulez bien admettre que Raphaël n’est pas « mieux » que Giotto, Poussin que Caravage, Matisse que Manet... Elle est également au service de l’histoire de l’art. Cette science, science inexacte mais science quand même, progresse-t-elle ? Je l’ignore. Elle procure, je l’espère, les mêmes plaisirs à ceux qui la pratiquent et à ceux qui en sont les bénéficiaires.
Je remercie Madame Hélène Carrère d’Encausse de sa généreuse et amicale intervention et suis confus, en ce jour d’élection où tous les regards sont tournés vers les États-Unis, de ne pouvoir faire allusion à sa chère Russie (sinon pour rappeler que Denon — toujours lui — en fut expulsé pour une affaire de cœur qui était peut-être une affaire d’espionnage — à moins que ce n’ait été l’inverse, comment savoir ?).
Je voudrais enfin remercier tous ceux et toutes celles qui ont rendu cette fête possible et tout particulièrement mon épouse Béatrice.
Merci d’avoir eu la patience de m’écouter.