30e anniversaire de la mort de Léon Bérard
EXTRAITS DU DISCOURS DE RÉCEPTION
DE M. JEAN GUITTON
PRÉSENTÉS PAR
M. JEAN-LOUIS CURTIS
Pau, le 3 novembre 1990
Lorsque M. Pierre Tucoo-Chala a écrit à Jean Guitton pour lui demander s’il accepterait de participer au colloque sur Léon Bérard, l’auteur de Un siècle, une vie a aussitôt accepté, bien qu’il ne fût pas certain que son état de santé serait, quelques mois plus tard, assez bon pour lui permettre d’effectuer le voyage ; mais il pensait que, dans ce cas, un de ses confrères, qui justement se trouvait être originaire du Béarn, pourrait le représenter. Il m’a interrogé sur notre Académie de Béarn et m’a parlé de son amitié pour Léon Bérard, qui a été dès lors, à plusieurs reprises, le thème de nos entretiens. Cela se passait le jeudi matin, dans la salle où ont lieu les réunions de la commission du Dictionnaire. Aussi ponctuels l’un que l’autre, nous arrivons toujours, M. Guitton et moi, à cette commission, avec dix minutes ou un quart d’heure d’avance. Nous avons donc un peu de temps devant nous pour causer tranquillement. C’est ainsi que, quelques jeudis à la suite, dans cette pièce où l’on procède à la révision ultime, avant l’envoi à l’Imprimerie nationale, des définitions du dictionnaire élaborées en séance plénière le jeudi après-midi, nous avons évoqué la figure d’un académicien qui fut ministre de l’Instruction publique et se préoccupa beaucoup de préserver à la langue française sa pureté et de maintenir son prestige. Nous avons évoqué aussi ses proches, les cadres où il a vécu, Saint-Gladie, Sauveterre, ce Béarn enfin que Jean Guitton a bien connu autrefois et qu’il aime.
Il aurait voulu y retourner pour participer en personne à ce colloque. Il ne le peut pas malheureusement, et puisque je suis chargé de lire une partie de l’hommage qu’il rendit jadis à Léon Bérard, il m’a recommandé d’exprimer tous ses regrets à Mme Marguerite Bérard-Labbé, qu’il assure de sa fidèle affection, à notre Président M. Pierre Tucoo-Chala, aux membres de l’Académie de Béarn, enfin à tous ceux qui prennent part ou assistent au colloque.
Dans la liste des ouvrages de Jean Guitton, le texte dont je vais lire quelques passages figure, non point sous le titre de Discours de réception à l’Académie française, mais sous celui de Portrait de Léon Bérard, ce qui signifie que l’auteur le tient, non pour un discours de circonstance, mais pour une œuvre autonome, personnelle, originale, une œuvre qu’il faut placer à côté des autres portraits, ceux de M. Pouget ou de M. Bergson, et qui, en effet, prend place à côté d’eux, dans le premier volume des Œuvres complètes intitulé Portraits.
L’auteur commence, selon la tradition, par remercier les membres de l’Académie française de l’accueillir dans leur Compagnie, honneur qu’il reçoit avec joie et humilité. Je lis :
Messieurs, il est paradoxal de se dire indigne de ce que l’on a désiré. Et pourtant ce paradoxe est véritable : c’est le fond de la religion, c’est l’idée de la grâce.
Puis sans attendre, il aborde son sujet, qui est l’éloge de son prédécesseur :
Je m’étais longuement attaché à Léon Bérard. Et vous m’avez comblé en m’appelant à faire le portrait de son être, et à retracer devant vous l’histoire de ce calme destin au travers d’une période des plus troublées.
Cet éloge débute par une description de l’apparence physique de Léon Bérard, de son sourire, de sa voix, de son élocution. L’éloge se développe ensuite selon un plan méthodique, où seront examinées les étapes de la vie professionnelle : nous verrons tour à tour le maître du barreau, l’homme politique, le ministre, l’ambassadeur. C’est le plan même qu’ont suivi les orateurs qui se sont succédé aujourd’hui. Voici l’avocat :
Du barreau il tenait ses manières de penser et de sentir. Dans la vaste famille judiciaire, il goûtait la joie parfaite : celle d’être lui-même sans effort. Le lettré et le juriste étaient également satisfaits : car, disait Bérard, les mots chez nous ne changent de sens (même pendant les Cent jours) lorsqu’ils servent à désigner les valeurs que les avocats ont, juré de maintenir. Et, par un effet de tolérance, par politesse, peut-être aussi par lassitude, ou plutôt parce que l’habitude de se placer au point de vue de l’autre, d’épouser plusieurs perspectives, de ne jamais donner un sens unique à la pitié, diminue chez l’avocat la fureur d’avoir raison, une divergence dans les idées n’ôte pas à la douceur des liens. Et, si elle y ôtait, on se retrouverait d’accord contre toute entreprise qui risque d’assujettir la liberté de l’esprit. Deux fois, il fut juge des juges, garde des Sceaux, et il exerça ce ministère avec magnificence. Il eut surtout le souci de placer dans les hautes fondions des hommes justes. Après trente ans, son souvenir à la Chancellerie n’est pas dissipé.
Jean Guitton souligne chez Léon Bérard les scrupules de l’écrivain soucieux de faire rendre au vocable choisi tout ce qu’il contient de significations évidentes ou implicites.
Il avait de l’amour pour les mots, non les mots rares, mais les, mots simples, ramenés à leur usage, à leur racine, à leur suc. Ces mots français, il les prononçait si musicalement : il semblait écouter à la fois leur son fini et leur sens presque infini, avec ces harmoniques distinctes que le Littré, son inséparable guide, lui avait, comme à Barrès, apprises. Avec surprise, j’ai découvert ses ébauches et leurs surcharges. Léon Bérard savait que la forme ne s’ajoute pas, que fond et forme jaillissent ensemble de l’être incarné. Mais nous avons surtout barre sur la forme : c’est elle qui se murmure d’abord en moi, maladroite, abusive, s’offrant d’elle-même à la rature pour être émondée et devenir la transparence, la vérité de moi-même : mon propre mystère capté dans le miroir du langage.
Voici Bérard partagé entre sa province et Paris, et tirant de l’une et de l’autre les forces vives et contrastées, distinctes mais convergentes, qui entreront dans la lente et patiente formation d’une vie ; d’un destin :
Posséder une terre en province, des racines, un manoir, une enfance qui vous ravitaille en fraîcheur et en nostalgie ; vivre avec le peuple paysan ; monter à Paris pour connaître les fièvres, le savoir, les premières gloires innocentes ; toutefois ne jamais perdre le contact avec les sillons ; et, après avoir présenté à l’homme le tout de l’homme dans quelques écrits, représenter une parcelle d’humanité au Parlement ; y prendre parfois la parole avec crainte ; proposer des lois ; gouverner au besoin lors d’une grande crise passagère ; revenir dans sa terre originelle, entendre sa maison vibrer sous les cris des enfants « comme un grand cœur de pierre » ; recevoir chaque matin les électeurs et l’inspiration ; contempler les longs cercueils glissant au-dessus des berceaux ; courir à cheval le long de ses champs avec ses lévriers. Voilà comment le jeune Léon pouvait se figurer une existence valable.
Ce jeune homme « sans vertige et sans ambition » sera pourtant le parlementaire, le ministre, l’ambassadeur dont on a si bien retracé les carrières successives au cours de cette journée. Jean Guitton s’attache à définir la manière dont il s’acquitta de ces hautes fonctions. Je détache une page où il est question des rapports de Léon Bérard avec les arts, parce que c’est là peut-être un aspect moins connu de sa sensibilité, de sa vie.
Lors de ses passages au pouvoir, Léon Bérard était désigné pour parler des arts, de tous les arts. Il en parlait bien. Je veux retenir quelques pensées sur la peinture, car il avait un sentiment exquis de cet art immobile, synthétique, qui, avec un peu de boue diversement colorée, reproduit et révèle la transfiguration de la matière par la lumière. Pendant son archontat, un malin hasard lui fit un devoir de célébrer Ingres à Montauban et Toulouse-Lautrec à Albi, ces deux peintres si dissemblables : il leur rendait une justice égale. Dans le fils du maître perruquier devenu sénateur, Léon Bérard, qui pourtant préférait Delacroix, saluait le maître de la forme. Ingres serait grand, disait-il, même s’il n’avait fait que ce torse de femme qui se voit au tableau de la Source. Léon Bérard acceptait même les trois vertèbres qu’Ingres avait ajoutées à /’Odalisque, car la déformation ici sauve la forme. Je voudrais dire aussi l’intérêt qu’il portait à ce problème juridique, qui jadis opposa Lady Eden à Whistler, lequel ne lui avait pas livré son portrait, le jugeant inachevé. Léon Bérard admirait ces termes de la cour de Paris sur un cas analogue : « Attendu que le créateur de toute œuvre intellectuelle... a le devoir absolu de déterminer lui-même le moment où il estime que son œuvre est achevée ; que tant qu’il n’a pas achevé son œuvre, celui qui l’a créée en est le seul maître... » Ainsi cet ami de la forme était le défenseur de l’inachèvement. Justement, j’imagine, parce qu’il savait de quelles larmes la forme se paie, il voulait que la loi préservât la liberté des efforts désespérés. Au reste, quelques œuvres d’un éternel prix ressemblent à nos existences : jamais achevées, mais entreprises prolongées, reprises, enfin précipitées. Elles subsistent alors avec leurs lacunes, dans le désordre radieux de l’interruption, comme les Évangiles ou les Pensées de Pascal.
Sur l’ambassade auprès du Saint-Siège, Jean Guitton a beaucoup à dire, lui qui est un familier du Vatican et qui fut un ami de Pie XII.
Voici Pie XII et Léon Bérard face à face : ces deux natures délicates, affectueuses, classiques, modératrices. J’ai dit que le pape et l’ambassadeur se ressemblaient par le frémissement d’une tendresse souvent refoulée mais affleurante, par le bel usage du langage (Pie XII aimait entendre parler Bérard, rien que pour la musique de sa phrase grégorienne) et aussi par ce genre de souffrance qu’éprouvent dans les offices ces natures avides de toucher les autres, d’être touchées et toutefois peu faites pour les durs contacts.
Léon Bérard, qui avait vu travailler Poincaré, trouvait chez Pie XII ce même soin méticuleux des vérifications, cette même faculté de savoir par cœur ce qu’il avait écrit et de se reposer du travail par le travail. Il voyait s’exercer le genre de magistrature qu’il aurait rêvé, de hauteur, de conciliation, de recherche du bien commun en tant qu’il est le lien vital, efficace et suprême.
Redevenu en 1944 un simple citoyen, Léon Bérard devait demeurer au Vatican quatre ans encore, selon la volonté de Pie XII. Il lui était arrivé la même aventure qu’en 1789 au cardinal de Bernis. Pendant que le pape ne s’y promenait pas, il avait la clé des jardins. Pie XII l’entourait d’égards d’autant plus purs qu’ils ne s’adressaient plus à sa fonction mais à sa personne. Voici enfin la conclusion de l’éloge, par la lecture de laquelle je terminerai, sans rien ajouter, car la beauté de cette page se passe de tout commentaire, qui ne ferait qu’en ternir l’enchantement :
J’ai fini de décrire ce qu’a fait et pensé votre confrère. Et toutefois j’ai idée que je n’ai rien dit.
Il est temps de méditer sur le mystère de son existence, sur cette relation secrète de l’être avec les événements, que l’on nomme la destinée : c’est une vue superficielle que celle qui nous fait croire que ces deux registres, celui de notre de notre caractère,celui des accidents de nos vies, sont indépendants, comme si nous entrions dans l’arène avec nos humeurs et que les hasards bondissent de leur coté, comme si ces deux séries de causes s’entremêlaient vaille que vaille pour composer cette catastrophe qui serait pour chacun de nous sa propre histoire. En réalité, notre libre nature et les hasards de l’histoire jaillissent ensemble : c’est pourquoi les événements qui nous arrivent ressemblent parfois à nos profondeurs. Le caractère tisse la destinée.
Léon Bérard se tenait dans cet état que Fénelon eût nommé l’indifférence : trop ami du calme pour être ambitieux, trop dévoué pour être calme, il était disponible aux appels imprévus des devoirs. Une providence, fine d’humour et d’amour, permit que les charges lui fussent imposées latéralement, presque par surprise. À la chasse, il apprit, en 1913, que Poincaré l’avait « pris au collet » pour être son sous-secrétaire d’État. En 1919, c’est au marché de Navarrenx qu’il sut que Clemenceau l’avait fait ministre. Il avait été élu, en 1910, sans effort, par l’abstention, disait-il, de candidats qualifiés. La mission d’Espagne, celle de Rome ne pouvaient presque convenir qu’à lui. C’est à peine si la dernière Visiteuse se fit annoncer. Ainsi Léon Bérard n’eut pas tant à choisir qu’à consentir : et vous observez qu’il en est souvent ainsi dans nos vies, où les conjonctures sont si prévenantes. Le destin fut astucieux pour le prendre au piège. La vocation que Léon Bérard s’attribuait était de vivre à Saint-Gladie parmi ses métayers, avec une meute de livres pour ses songes et une collection de chiens pour chasser lièvres et palombes parmi les blés et les maïs, en souriant du mot d’Henri IV : « J’ai annexé la France au Béarn. » Dans ce Béarn était son attrait, sa limite, sa gravitation. Considérez l’ironie de ces choses : c’est, justement parce que ses compatriotes savaient son impartialité reposante qu’ils le hissèrent au Parlement, de sorte que l’amour du repos finit par le priver de repos, que l’attachement à ses racines le précipita dans les embarras de Paris, que sa fidèle obstination au Béarn en fit un serviteur de la France.
Dans son pays, sous son ciel, Léon Bérard devait revenir une dernière fois et recevoir l’hommage d’un peuple unanime. Le département des Basses-Pyrénées est un des plus singuliers qui soient tg France, puisque le Béarn y compose avec le Pays basque, qui, grâce au mystère linguistique, par sa fidélité à sa race, sous le triple symbole de la prière, des travaux et des, jeux, a su demeurer lui-même, tout en se liant à une plus vaste patrie, de tout son cœur, de toute sa droiture. Léon Bérard unifiait à son foyer ces deux communautés. Celle qu’il avait choisie pour épouse lui apportait la volonté, la vigueur, le velouté de ce peuple basque si gai, si avenant, et qui, comme certains esprits poétiques, est d’autant plus sensibilisé qu’il cache un secret indéchiffrable.
Au seuil de sa maison de Sauveterre, Léon Bérard avait fait inscrire cette simple parole, la plus automnale, la plus discrète de l’Évangile :
« Demeurez avec nous
car il se fait tard
et le jour est sur son déclin »
Je ne sais pourquoi cette demande des disciples d’Emmaüs à leur compagnon résume aussi pour moi le mystère de la vie humaine à son penchant : cette vie douloureuse et charmante et si tendre, si vulnérable, surtout quand elle s’effraie d’entrer dans l’ombre énigmatique et qu’elle voudrait sentir se prolonger, comme un dernier rayon, jusqu’au repas du soir, une divine amitié inconnue.
Sa dépouille revint à Sauveterre par un de ces jours d’avant-printemps où le soleil sur les neiges propose une juste image de ce qu’est la gloire. Basques et Béarnais communiaient dans le silence. Le clocher de Sauveterre donne à ce paysage romantique la solidité romaine. Au loin le pic d’Anie dresse sa neige intacte. L’horizon est baigné dans la lumière. Porté par ses métayers, le corps de votre confrère eut son reposoir, entre la mairie et l’église, au milieu de cette place où il avait régné par la seule bonté de la simple parole. D’Ozenx à Saint-Gladie, d’Arzacq à Navarrenx, les morts, les vivants, les jeunes filles, les notables, les collines légères, le bon peuple, le gave, les anges, les contreforts pyrénéens confondus dans la lumière lui font un cortège de paix. Il repose en paix.
Tel fut cet esprit si rare, si ouvert, si bon dans bien des sens de ce mot infini et qui, en un temps de bouleversement, tenta de préserver l’essence, sauvant l’esprit par la lettre, prolongeant le passé vers l’avenir selon le génie de la France.