250e anniversaire de l'Académie de Bordeaux

Le 15 mai 1962

Louis Pasteur VALLERY-RADOT

ACADÉMIE DE BORDEAUX

SÉANCE POUR LE 250e ANNIVERSAIRE
DE SA FONDATION

à Bordeaux, le mardi 15 mai 1962

 

 

C’est le 1er mai 1716 que Montesquieu, le plus illustre de vos confrères, fut reçu à l’Académie de Bordeaux.

1716 ! Début de ce XVIIIe siècle qui allait redonner à Bordeaux sa splendeur passée et son activité perdue. Les grands travaux d’urbanisme en firent « une ville de majesté », selon l’expression de l’époque, aspect qui l’a mise au rang des cités les plus importantes de France. Aussi bien l’intendant Tourny que le duc de Richelieu, Gouverneur de Guyenne et Gascogne, allaient s’adresser aux plus célèbres architectes du temps, Gabriel et Victor Louis, pour créer, dans la vieille ville et le long du port, ces magnifiques places, ces grandes perspectives, ces superbes jardins, cet admirable théâtre qui sont une joie pour les yeux et un motif toujours renouvelé d’admiration. Bordeaux devait retrouver bientôt sa prospérité d’antan, grâce au commerce de plus en plus actif avec les pays fabuleux, qu’on appelait de ce nom plein de mystère, « les îles ».

L’Académie, qui avait été fondée à Bordeaux en 1707, avait reçu, quatre ans avant l’élection de Montesquieu, par l’entremise de son protecteur, le Duc de la Force, ses lettres de patente. Louis XIV les avait signées le 5 septembre 1712.

À l’origine, l’Académie était simplement une société musicale réunissant quelques mélomanes. L’homme le plus érudit de Bordeaux, l’abbé Bellet, avait proposé pour elle une lyre comme emblème. Cette société s’appela alors Académie des Lyriques.

Bientôt l’Académie ne se contenta plus de s’occuper de musique, elle s’empara avec ardeur des lettres et des sciences et, lorsqu’elle eut reçu ses lettres patentes, elle prit le nom d’Académie Royale des Sciences, Belles-Lettres et Arts.

Une querelle naquit bientôt au sein de l’Académie : certains membres n’admettaient guère qu’on parlât de science, ils auraient voulu que seule la littérature fût à l’honneur. Deux partis s’affrontèrent : les scientifiques (qu’on appelait les physiciens) et les antiscientifiques (ou anti-physiciens). Après de dures batailles, il fut entendu que les sciences auraient autant de part que les lettres.

Lorsque Montesquieu fut élu à l’Académie de Bordeaux, il avait vingt-sept ans. Heureuse époque où l’on reconnaissait le génie dès la jeunesse, où les Académies vous ouvraient leurs portes, alors qu’on était dans la fleur de l’âge ! Que ces temps ont changé ! Ne pourrait-on revenir aux sages coutumes de jadis ?

Montesquieu académicien était, depuis deux ans, Conseiller au Parlement de Bordeaux et son oncle était sur le point de lui céder sa charge de président à mortier. Curieux de tout, il cultivait davantage les sciences que les lettres, mais il songeait déjà à écrire ces étonnantes Lettres persanes qui, bien que publiées sans nom d’auteur, devaient le rendre d’emblée célèbre.

Le 15 novembre 1717, étant Président de l’Académie, il prononce le discours de rentrée. Il y fait état de ce que doit être le rôle de cette académie dans le domaine scientifique : elle doit s’intéresser à la physique, à l’astronomie, à l’anatomie, à la chimie ; elle doit « réformer les erreurs de la médecine, cette Parque cruelle qui tranche tant de jours, cette science en même temps si étendue et si bornée ».

Dans cette académie, dit Montesquieu avec emphase, on cherche la vérité « dans les ténèbres les plus épaisses où elle puisse se retirer ».

Mais Montesquieu se laisse aller au pessimisme :

« Les découvertes sont devenues bien rares. Il semble qu’il y ait une espèce d’épuisement et dans les observations et dans les observateurs. On dirait que la nature a fait comme ces vierges qui conservent longtemps ce qu’elles ont de plus précieux et se laissent ravir en un moment ce même trésor qu’elles ont conservé avec tant de soin et défendu avec tant de constance. Après s’être cachée pendant tant d’années, elle se montra tout à coup dans le siècle passé... On fit dans ce siècle tant de découvertes qu’on peut le regarder non seulement comme le plus florissant, mais encore comme le premier âge de la philosophie qui, dans les siècles précédents, n’était pas même dans son enfance. C’est alors qu’on mit à jour ces systèmes, qu’on développa ces principes, qu’on découvrit ces méthodes si fécondes et si générales. Nous ne travaillons plus que d’après ces grands philosophes ; il semble que les découvertes d’à présent ne soient qu’un hommage que nous leur rendons, et un humble aveu que nous tenons tout d’eux : nous sommes presque réduits à pleurer, comme Alexandre, de ce que nos pères ont tout fait, et n’ont rien laissé à notre gloire. »

C’est toujours pour moi une surprise de constater que chaque époque depuis Aristote s’est imaginé que l’ère des grandes découvertes était révolue ; même les philosophes de la fin du XIXe siècle croyaient que tout était trouvé dans le domaine scientifique. En 1875, nous raconte Louis Armand, un directeur du bureau des brevets, aux États-Unis, envoyait sa démission à son ministre. « Pourquoi rester, disait-il, il n’y a plus rien à inventer... » Berthelot écrivait : « L’univers est désormais sans mystère. »

Cependant le XXe siècle ne fut-il pas dans les sciences le siècle le plus extraordinaire que l’humanité ait connu ? Nous avons jeté bas les assises sur lesquelles étaient fondées la chimie, la physique, l’astronomie, la plupart des sciences naturelles. Toutes nos connaissances ont été entièrement renouvelées. Un univers insoupçonné nous est apparu. Pour la première fois depuis le début de l’aventure humaine sur la petite planète Terre, l’univers ne fut plus considéré à la mesure de l’homme ; c’est l’homme qui fut considéré à l’échelle de l’univers.

Nous pouvons sourire de cette affirmation de Renan en 1890 : « Le peu de choses que nous savons, écrivait-il dans L’Avenir de la science, est au moins parfaitement acquis et ira toujours grandissant. »

J’aimerais savoir ce qui est aujourd’hui parfaitement acquis ! Que de fois, depuis l’origine de la pensée, les dogmes se sont effondrés et un monde nouveau a été dévoilé, tout différent de celui que l’on avait vu jusque-là ! Il est probable que les générations futures, elles aussi, imagineront un monde bien différent de celui que nous avons conçu.

Montesquieu, après s’être montré pessimiste dans son discours, ne voulut pas que ses confrères se laissassent aller au découragement.

« Cependant, dit-il, ne perdons point courage : que savons-nous de ce qui nous est réservé ? peut-être y a-t-il encore mille secrets cachés : quand les géographes sont parvenus au terme de leurs connaissances, ils placent dans leurs cartes des mers immenses et des climats sauvages ; mais peut-être que dans ces mers et dans ces climats il y a encore plus de richesses que nous n’en avons. »

Quelle sagesse ! On prévoit ici l’auteur de L’Esprit des Lois.

Voici Montesquieu s’attachant pendant plus de deux ans à résoudre maints problèmes scientifiques ou à commenter des travaux présentés à l’Académie par divers candidats, concourant pour des prix. On ne peut s’empêcher de s’étonner que cet homme, parmi les plus grands de son époque, ait pu énoncer en science tant de puérilités. Je m’excuse, Messieurs, de ce mot fort irrévérencieux, je le reconnais, pour parler d’une personnalité aussi éminente qui allait bientôt donner toute la mesure de son génie dans les Lettres Persanes et, plus tard, dans L’Esprit des Lois. Oublions, Messieurs, si vous voulez bien, l’aspect scientifique de ses mémoires ou de ses commentaires, n’en retenons que l’aspect littéraire.

Quelle élégance dans les présentations de Montesquieu ! Comme on voudrait voir aujourd’hui les hommes de science parer de si beaux atours les faits scientifiques dont ils font part au public ! Mais, peut-être, trouverait-on qu’un style aussi fleuri ne sied plus guère. Qu’on en juge. Voici le début du discours par lequel Montesquieu propose à votre Académie un candidat au prix qui avait pour sujet La cause de l’écho :

« Le jour de la naissance d’Auguste il naquit un laurier dans le palais, des branches duquel on couronnait ceux qui avaient mérité l’honneur du triomphe.

« Il est né, Messieurs, des lauriers avec cette Académie et elle s’en sert pour faire des couronnes aux savants qui ont triomphé des savants. Il n’est point de climat si reculé d’où l’on ne brigue ses suffrages : dépositaire de la réputation, dispensatrice de la gloire, elle trouve du plaisir à consoler les philosophes de leurs veilles, et les venger, pour ainsi dire, de l’injustice de leur siècle et de la jalousie des petits esprits. »

Une autre fois, l’Académie ayant choisi pour sujet de prix « L’usage des glandes rénales » (nous dirions aujourd’hui surrénales), voyez avec quelle élégance de style Montesquieu termine son analyse des divers mémoires présentés à l’Académie dont aucun n’avait été digne du prix :

« Ceux qui font profession de chercher la vérité ne sont pas moins sujets que les autres aux caprices de la fortune : peut-être ce qui a coûté aujourd’hui tant de sueurs inutiles ne tiendra pas contre les premières réflexions d’un auteur plus heureux. Archimède trouva, dans les délices d’un bain, le fameux problème que ses longues méditations avaient mille fois manqué. La vérité semble quelquefois courir au-devant de celui qui la cherche ; souvent il n’y a point d’intervalle entre le désir, l’espoir et la jouissance. Les poètes nous disent que Pallas sortit sans douleur de la tête de Jupiter, pour nous faire sentir sans doute que les productions de l’esprit ne sont pas toutes laborieuses. »

Les Observations de Montesquieu sur l’Histoire Naturelle, lues le 20 novembre 1721 devant l’Académie, sont plus intéressantes que les remarques à propos des travaux présentés par divers candidats. Ces observations ont, en effet, été faites par Montesquieu lui-même. Si elles ne sont plus guère valables, elles nous montrent néanmoins l’esprit d’observation de l’auteur. Il passe successivement en revue des insectes observés au microscope, la constitution du gui, l’anatomie d’une grenouille, la mousse qui croît sur les chênes vue au microscope, la végétation des plantes en général, etc.

Montesquieu termine son exposé avec beaucoup de modestie « C’est, dit-il, le fruit de l’oisiveté de la campagne... Il ne faut pas avoir beaucoup d’esprit pour avoir vu le Panthéon, le Colisée, des Pyramides ; il n’en faut pas davantage pour voir un ciron dans le microscope, ou une étoile par le moyen des grandes lunettes ; et c’est en cela que la physique est si admirable : grands génies, esprits étroits, gens médiocres, tout y joue son personnage : celui qui ne saura pas faire un système comme Newton fera une observation avec laquelle il mettra à la torture ce grand philosophe ; cependant Newton sera toujours Newton, c’est-à-dire le successeur de Descartes, et l’autre un homme commun, un vil artiste qui a vu une fois, et n’a peut-être jamais pensé. »

Montesquieu se croyait-il un homme commun ? Je ne le pense pas.

En 1719, l’Académie ayant projeté de publier une Histoire de la terre ancienne et moderne et de tous les changements qui lui sont arrivés, Montesquieu fut chargé par ses confrères de demander aux différents savants du monde de lui adresser des mémoires sur les observations qu’ils auront pu faire. C’est avec une prudence qu’on ne saurait assez louer que Montesquieu supplie ces savants, « par l’amour que tous les hommes doivent avoir pour la vérité, de ne rien envoyer légèrement, et de ne donner pour certain que ce qu’ils auront mûrement examiné. On avertit même, ajoute-t-il, qu’on prendra toutes sortes de mesures pour ne se point laisser surprendre, et que, dans les faits singuliers et extraordinaires, on ne s’en rapportera pas au témoignage d’un seul, et qu’on les fera examiner de nouveau ». Voilà du bon esprit scientifique !

Parmi les autres discours de Montesquieu, prononcés devant votre Académie, je voudrais rappeler le Discours sur les motifs qui doivent nous encourager aux sciences, dans lequel se trouvent ces mots remarquables : « Les sciences se touchent les unes les autres, les plus abstraites aboutissent à celles qui le sont moins. »

En 1728, Montesquieu est élu à l’Académie française. Il avait trente-neuf ans. Il devait se sentir très vieux puisque, dans ses Pensées, nous lisons : « À l’âge de trente-cinq ans, j’aimais encore. » Donc, d’après Montesquieu, à partir de trente-cinq ans, on est un vieillard, il est extraordinaire qu’on soit encore capable d’aimer. Heureusement, au XXe siècle, la médecine a su prolonger la vie, en même temps que le temps d’aimer.

 

Messieurs, vous m’excuserez, je pense, de vous avoir parlé si longuement de votre illustre ancêtre, Montesquieu. C’est qu’il m’est apparu comme l’homme exceptionnel qui donna à votre Académie son impulsion. Désormais, elle n’avait plus qu’à parcourir sa glorieuse destinée dans les domaines des lettres, des arts et des sciences. Elle le fit, et avec quel éclat, jusqu’à nos jours !

L’Académie française, qui suit avec attention vos travaux, est heureuse de vous apporter, à l’occasion du 250e anniversaire de votre fondation, le témoignage de sa sympathie et de son admiration.