Dire, ne pas dire

Tête-à-tête est une expression anglaise

Le 8 novembre 2018

Bloc-notes

Nous savons que beaucoup de mots anglais sont d’origine française. Savons-nous aussi que certains d’entre eux ont gardé leur orthographe, pourtant étrangère au génie de la langue anglaise, et même leur prononciation, que les Anglais écorchent légèrement mais dont ils conservent la singularité ? Ce ne sont pas, pour la plupart, des mots doctes ou techniques : ils incluent carte blanche, coup, coup de main, dossier, entourage, entrepreneur, lingerie, nouveau riche, pot-pourri. Si le substantif rendezvous a perdu son trait d’union, il a donné naissance à un verbe, to rendezvous. Le vocabulaire spécialisé du ballet se déploie en entrechat, jeté, pas de deux et bien d’autres, celui de l’escrime en appel, coulé, touché, celui de la cuisine en petits fours, purée, soufflé, sans que personne exige que l’on cherche fiévreusement des équivalents anglais.

Même phénomène avec certaines œuvres musicales allemandes. La Sonate pour piano opus 106 de Beethoven, Hammerklavier, s’appelle ainsi également en anglais ; même sa Grande Fugue pour quatuor à cordes est connue sous le titre Grosse Fuge.

Des mots comme jeté ou coulé témoignent d’un respect encore plus marqué pour leur origine française, puisque en traversant la Manche ils n’ont pas été privés de leur accent. Ils sont loin d’être seuls : parmi d’autres immigrés on trouve coup de grâce, entrée, entrepôt, tête-à-tête, qui exhibent eux aussi leurs diacritiques inconnus à l’anglais. Certains de ces termes sont tout à fait courants : un Anglais peut donner, dans un café, le résumé d’un coup d’État.

Les Français ne procèdent pas de cette façon. Ils préfèrent franciser les emprunts aux langues étrangères, afin que ces présences barbares respectent la morphologie du français et qu’elles s’ajustent à son harmonie. Ils se trouvent dépaysés par des prononciations qui paraissent incorrectes – football, par exemple, ou surf –, et les règles de l’œil et de l’oreille les incitent à changer un supporter en supporteur. Ils ne semblent pas prendre plaisir à articuler des sons qui ne se trouvent pas dans le répertoire de leur langue, tout en s’habituant aux bruits louches de match ou de parking.

Ce qui n’empêche pas une armée de mots anglais d’envahir la France sous nos yeux, avec le même succès foudroyant que Henry V mais sans la moindre mauvaise intention – ni le moindre effort – de la part des anglophones. Faut-il penser que l’accueil enthousiaste de low cost, outlet store, discount, lifting, fitness et de tant d’autres qui ont un look anglais étrange mais apparemment attirant, infirme la différence que j’ai supposée entre les deux positions nationales ? Je ne le crois pas. Les mots français que j’ai cités ont été adoptés en Angleterre pendant une longue période allant du xve au xixe siècle, chacun d’eux au moment où on l’estimait intéressant et utile. Les mots anglais contre lesquels on se heurte maintenant arrivent, par contagion ou par snobisme, de la langue devenue l’idiome commun pour la planète, et ne sont peut-être que des touristes temporaires. Surtout, ils rencontrent une certaine résistance. On s’évertue à les remplacer par des mots français, alors que les Anglais se plaisent à parler, par exemple, d’une jeune fille au pair ou d’une femme fatale.

Ces deux attitudes devant la langue maternelle correspondent à des choix sociétaux également divergents. L’anglais pratique une sorte de communautarisme, où non seulement la minorité des mots français a le droit de s’exprimer comme elle veut, mais les Anglais apprécient, chez eux, des mots étrangers qui enrichissent les sens et les sons de leur langue. Le français se révèle, au fond et malgré tant d’emprunts, une langue se voulant une et indivisible, refusant le communautarisme au nom de l’intégrité de son territoire. On peut aimer, ou critiquer, l’un ou l’autre point de vue ; on peut décider ce qui est mieux pour sa propre langue, son propre pays. Cependant, n’étant au-dessus ni des langues ni des peuples, on ne peut pas juger. On peut seulement apprendre.

 

Sir Michael Edwards
 l’Académie française