Hommage à Marcel Arland prononcé en séance

Le 23 janvier 1986

René de CASTRIES

Cette année 1986, si importante pour l’avenir politique de la France, débute pour notre compagnie par un deuil cruel.

Le dimanche 12 janvier Marcel Arland a succombé à une crise cardiaque.

Il était né à la fin du XIXe siècle, exactement le 5 janvier 1899 dans le petit bourg de Varennes-sur-Amance, aux confins de la Bourgogne et de la Lorraine.

Il perdit son père à l’âge de trois ans et il commença ses études à l’école de son village. Ensuite sa mère alla s’établir modestement dans la ville voisine de Langres.

Cette patrie de Diderot présente un caractère attachant : d’imposantes fortifications, une admirable cathédrale, quelques beaux hôtels dans de petites rues tortueuses.

Ce fut dans cette cité qu’il poursuivit ses études au collège Diderot, puis, son baccalauréat obtenu, il vint à Paris où il passa brillamment une licence de lettres.

Sa vie matérielle étant difficile il dut trouver une situation et il devint rédacteur au Bulletin de l’Association des Étudiants, puis professeur au collège de Montcel.

À douze ans, il avait lu « Le Rouge et le Noir », ce qui décida de sa vocation littéraire. Avec quelques amis qui s’appelaient Malraux, Dhotel, Crevel, il fonda une revue de littérature qui se nommait « Aventures » ; elle périt après son troisième numéro.

Une seconde revue appelée « Dés » connut une carrière encore moins heureuse puisqu’elle ne compta qu’un seul numéro.

Mais le goût d’écrire était pris. Arland commença par des articles dans la N.R.F. où il devait par la suite jouer un rôle de premier plan.

Il débuta dans l’édition par un volume dans la collection « Une œuvre, un portrait ». Le portrait était une litho de Galanis ; ce premier livre se nommait « Terres étrangères ». Il fut suivi par « Étienne » et la « Route obscure », ouvrages qui furent vivement loués par Valéry Larbaud, Albert Thibaudet et Edmond Jaloux.

Le directeur de la N.R.F., Jacques Rivière, lui demanda d’exposer les tendances littéraires de la jeune génération. Il le fit dans un texte superbe intitulé « Sur un nouveau mal du siècle », essai qu’il concluait courageusement pour l’époque puisqu’il affirmait qu’à son avis il n’était pas de littérature sans éthique.

Il appliquait ce principe dans un grand roman, un des plus importants du siècle. Ce livre intitulé « L’ordre » devait lui valoir le prix Goncourt 1929. À trente ans Marcel Arland devenait célèbre.

Je voudrais m’arrêter un instant sur cette œuvre maîtresse, récemment portée à la télévision. J’en ai oublié en partie la trame mais non l’influence que ce livre exerça sur ma jeunesse en crise ; c’est à sa lecture que je dois l’orientation de ma vie. Mais je n’ai pu en remercier Marcel Arland que quarante-quatre ans plus tard lors de l’un de mes premiers jeudis académiques.

Un an après avoir reçu le prix Goncourt Marcel Arland devenait secrétaire de la N.R.F., dont Jean Paulhan avait pris la direction après la mort de Jacques Rivière. Arland devait passer le reste de sa vie au service de cette importante revue littéraire dont il assura la codirection à partir de 1953.

Ce fut dans le giron de cette vénérable maison qu’il composa la suite de son œuvre littéraire ; elle fut de grande qualité et aussi fort abondante puisqu’elle comprend plus de trente volumes.

Son talent valut à Marcel Arland de prestigieuses récompenses : le grand prix littéraire de notre Académie en 1952, puis le grand prix national des Lettres en 1960.

Marcel Arland était un homme d’une extrême modestie ; il ne chercha jamais les grands succès de librairie qu’eut mérité une œuvre d’une rare qualité.

Vers l’année 1967, notre défunt confrère Jean Guéhenno, qui était opposé à nos méthodes électorales, voulut imposer la cooptation en faveur de Marcel Arland. Celui-ci consentit à poser sa candidature sans concurrent. L’élection avait été fixée au mois de mai 1968. En raison des troubles qui agitaient l’Université on ne put atteindre le quorum au jour fixé pour le scrutin. Il fallut remettre l’élection ; elle eut lieu finalement le jeudi 20 juin 1968. Marcel Arland succédait à un de nos plus illustres confrères, André Maurois, à ce XXVIe fauteuil qui offre la particularité d’être celui qui compta le moins de titulaires.

Il fut reçu le 24 avril 1969. Il appréciait modérément l’œuvre de Maurois et bien que son discours ait été d’une rare qualité, il ne plut pas à tout le monde.

Jean Mistler lui répondit avec beaucoup de sensibilité et avec un grand talent.

Sa présence à l’Académie, où il ne fut pas un grand assidu, ne troubla pas son goût de l’écriture. Nous devons à sa période académique des œuvres de haute qualité telles que « Attendez l’aube », « Proche du silence », « Avons-nous vécu ? », « La consolation du voyageur », « Ce fut ainsi », touchant recueil de souvenirs.

Son dernier livre « Lumière du soir » rendait un peu le son d’un glas tant il était émouvant.

« Je suis allé vers mes jours, mon destin est presque clos. » Ainsi débute ce livre presque testamentaire dont je tiens à citer un passage que Marcel Arland a consacré à un pèlerinage aux lieux où se déroula sa jeunesse :

« Je voudrais m’attarder encore au long de cette rue, passer des heures devant ce qui fut la forge, revoir la Vierge bleue du vitrail, entrer, invisible, dans chacune des maisons pour en surprendre et en partager la vie. »

Et il poursuit sur un lumineux réveil :

« Après des jours pluvieux et sombres, des nuits dans le malaise et dans la crainte, tout à coup, dès l’aube, cette lumière étincelante, ce ciel bleu, ce royaume doré des arbres, des champs et des jardins. Qu’ai-je vu de plus beau ? Jamais le monde ne fut à ce point lumineux. C’est que les feuilles proches de leur chute se laissent transpercer par la lumière. Elles sont lumière. Ce n’est pas un spectacle qui s’offre, c’est une âme qui vibre. »

Telles sont quelques touchantes réflexions d’un homme qui avait découvert que la vieillesse est le point culminant de la vie, celui qu’on atteint comme on touche au sommet d’une montagne. Age des bilans, la vieillesse est aussi le bilan des âmes.

En sus de ses activités académiques, Marcel Arland n’avait pas répugné à certaines servitudes de la vie littéraire : il était le président d’honneur des écrivains de Champagne, président des amis de Rimbaud et de Valéry Larbaud.

Pour honorer ses mérites le Gouvernement l’avait promu à la dignité de Grand Officier de la Légion d’honneur et l’avait nommé Commandeur des Arts et Lettres.

Nous nous inclinons avec tristesse et respect devant sa mémoire et nous prions Madame Arland d’accepter l’expression de la sympathie émue de toute notre compagnie.

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Marcel Arland décédé le 12 janvier 1986