Remise de l'épée d'académicien à M. Jacques-Yves Cousteau, au Musée de la Marine

Le 15 juin 1989

Maurice DRUON

Discours prononcé par M. Maurice DRUON
Secrétaire perpétuel

pour la remise de l’épée d’académicien à

M. Jacques-Yves COUSTEAU

Musée de la Marine, le 15 juin 1989

———

 

Cher nouveau Confrère,

Cher Jacques-Yves Cousteau,

 

Deux Académies en un mois, que dis-je, en une quinzaine, voilà ce qui s’appelle, en langage de chasseur, un beau doublé, ou comme on dit aussi : mettre les bouchées doubles.

C’est cette performance-là que vous venez d’accomplir. Le 5 juin dernier, vous entriez à l’Académie du Royaume du Maroc pour y occuper le siège d’Edgar Faure. Aujourd’hui même vous avez été installé à l’Académie française où vous succédez à Jean Delay. Deux noms pour moi évocateurs de longs souvenirs et de fidèle amitié.

Entre l’astronaute Neil Armstrong, le héros du premier vol lunaire, qui vous accueillit l’autre jour dans la Compagnie marocaine réunie à l’UNESCO, et l’écrivain passionné de la mer, Bertrand Poirot-Delpech, qui, sous la Coupole jeudi prochain, vous souhaitera éloquemment au nom des Quarante la bienvenue, peut-être fallait-il pour effectuer la soudure un simple terrien, ce qui est ma seule qualification dans ce dialogue des éléments, quelqu’un qui est plus familier des arbres que des algues, des chevaux que des poulpes, et pour qui les astres ont surtout rapport avec la mythologie.

Lorsque certains de mes confrères parmi les plus prestigieux et les plus écoutés m’eurent dit : « Cousteau devrait être des nôtres », il me parut de mon devoir de m’informer de vos dispositions, et, si j’ose dire, de sonder l’homme du fond des mers.

Comme nous avons accoutumé l’un et l’autre de voir surgir des incidents cocasses au milieu de nos affaires sérieuses, et comme j’ignorais vos habitudes vestimentaires, il advint qu’on vous fit difficulté à l’entrée du club où je vous conviai, et dont les règles sont assez strictes en matière de tenue, parce que vous ne portiez pas cravate. Toutefois, considérant combien il était gênant de repousser ainsi une gloire nationale, et internationale, on nous logea dans une petite salle à manger dissimulée, en nous priant, avec mille courtoisies, de bien vouloir nous y rendre en passant par les cuisines, ce qui nous mit en joie l’un et l’autre. Ad augusta per angusta; ainsi commença votre progression vers les splendeurs académiques.

Un peu plus tard, comme j’avais l’occasion de m’entretenir de certains de vos projets avec le roi du Maroc, Sa Majesté me dit tout à trac : « Pourquoi n’aurions-nous pas Cousteau dans mon Académie ? » Et une seconde fois, je fus amené à vous informer de l’attention qu’on vous portait.

Je dois dire que, dans l’un et l’autre cas, vous ne fîtes pas de manières. Vous êtes homme de décision rapide, qui ne prenez pas de chemins courbes pour atteindre aux honneurs, mais qui avez la simplicité d’accepter avec naturel et satisfaction ceux qui vous sont offerts. Sans doute est-ce à mon modeste rôle d’intercesseur répétitif que je dois d’avoir le privilège de vous remettre votre épée.

Étrange épée pour un étrange homme ! Elle n’a point de pareille, comme vous-même n’en avez point.

On vous a dit : symbole; vous prenez les choses au sérieux. Vous avez pensé votre épée pour qu’elle soit vraiment symbolique. Vous l’avez voulue transparente, comme de l’eau solidifiée. Transparente aussi pour signifier ce qui vous tient à cœur : le droit de chacun à savoir tout.

Cette formule ambitieuse mérite, je crois, d’être nuancée. Car si chacun savait tout de ce que font et pensent les autres à tout moment, la vie deviendrait rapidement insupportable entre les peuples et dans les familles. Il ne faut pas pousser trop loin la « glasnost ».

Ce que vous voulez établir, c’est l’importance et même l’obligation qu’il y a de faire connaître aussi largement que possible les menaces que les entreprises humaines font peser sur la santé de la planète et des espèces qui y vivent, à commencer par la nôtre.

Mais le droit de savoir n’est vraiment utile que s’il s’accompagne de la capacité de comprendre, ce qui implique une formation des esprits et donc un enseignement qui doit être dispensé dès les classes primaires. Une attitude générale de respect des équilibres naturels doit être inculquée, dès l’enfance, et pour s’appliquer aux actes de la vie quotidienne comme plus tard à toute exploitation par la technique du patrimoine planétaire.

Venons-en maintenant à décrire cette transparence que vous porterez au côté et dont vous avez confié la composition à votre ami Luc Marie Bayle, officier de la Royale, peintre de talent et ancien directeur du musée de la Marine.

Le pommeau de votre épée est en cristal, un cristal travaillé à Baccarat, qui figure le globe terrestre et ses océans, avec les deux pôles bien visibles. Il est soutenu par trois pingouins d’or et d’émail orfévrés chez Boucheron.

La fusée en verre de Venise, un verre soufflé par le plus fameux des maîtres verriers de Murano, le signor Alfredo Barbini, quia réussi du bout de sa canne creuse à insérer dans le verre, lorsqu’il était encore pâteux et ductile, la bouffée de bulles d’air qu’exhale le plongeur, les plus petites bulles se trouvant en bas.

Le bras est de cette matière éminemment géologique qui nous fait toujours rêver sur les grands accidents, ébullitions fabuleuses, compressions titanesques, qui présidèrent à la formation de l’écorce terrestre : le cristal de roche.

À Idar-Oberstein, dans le Palatinat, célèbre dès les temps romains par son gisement d’agate, se trouvent depuis le XVe siècle les meilleurs tailleurs de toutes les pierres dures du monde, penchés sur leurs meules de grès.

Ce sont eux qui ont donné à votre bras d’épée les trois enroulements auxquels vous aurez dédié le plus de temps au long de votre existence : enroulement des tuyaux de respiration du scaphandre autonome, par vous mis au point et utilisé aujourd’hui par des millions de plongeurs; enroulement des tentacules du poulpe, votre favori parmi les animaux marins, le sommet des invertébrés, dites-vous, auquel vous apprenez à jouer avec vous, ou avec une langouste, et dont les facultés intellectuelles vous fascinent; enroulement enfin de la pellicule du film, support médiatique de vos explorations et de vos découvertes.

Pour la garde, une ancre romaine, dont les guillons sont en verre de Murano translucide, comme l’écusson ou coquille, bagué d’or, bagué par Boucheron, qui y a appliqué les symboles de vos deux navires, l’Alcyone et la glorieuse Calypso.

Pour le bouton, un nautile, cet animal merveilleux, enroulé, cloisonné, qui a cinq cents millions d’années, que l’on appelle ammonite quand on en découvre la coquille dans les gisements fossiles, parce que la forme s’en est transmise, presque à l’identique, aux cornes du bélier.

Nous retrouvons l’art et le souffle du maestro Barbini dans la lame de votre épée, rectifiée et parfaite par les opticiens Delfour et Maris.

Sur cette lame quelques lettres et chiffres sont gravés : EN 1930 ═ 204 JYC. Ce ne sont point là des indications d’entrée dans un ordinateur. EN signifie École navale, 193o est votre année d’admission, 204 JYC votre numéro de hamac, numéro sous lequel vous vous présentiez ou répondiez aux appels. Telle est la seule allusion que vous fassiez à votre carrière militaire, marquée par la chasse aux sous-marins et par vos activités clandestines de renseignement, dans la Résistance.

Une lame de verre ? Que voilà une arme bien fragile et qui va se briser au premier choc, fût-ce dans les déplacements les plus pacifiques ! Mais non. Cette lame aura été trempée, selon les procédés utilisés à Saint-Gobain afin de rendre le verre incassable.

Pour le fourreau, nous retournons en Allemagne, à Fischbach, où le cristal en fut coulé dans les ateliers Albert Leyser, coupé dans la longueur en deux parties égales creusées avec une fraise spéciale pour y ménager le logement de la lame, puis collées à la colle optique, et enfin habillées par Boucheron. L’embout stylise une amphore grecque qui rappelle vos plongées archéologiques et cette partie de la mémoire des civilisations que vous avez ramenée à la surface du temps. Sur cette amphore sont gravées la date de votre élection dans la Compagnie et la signature de l’artiste, Luc Marie Bayle, répétons son nom, qui a conçu le tout.

Faut-il ajouter que l’écrin, en peau de buffle, fut confectionné par un relieur de la rue Elzévir, et qu’y sont figurés une ancre à jas vénitienne et cet œil protecteur que les marins grecs faisaient et font toujours peindre à l’avant de leurs embarcations ?

Voilà, Monsieur, votre épée décrite. Toutes nos épées témoignent d’imagination. On reconnaîtra que la vôtre à cet égard remporte la palme, qu’il a fallu pour la réaliser joindre les talents et les industries de trois pays, et que les techniques les plus nouvelles y ont été mises au service de la symbolique la plus ancienne.

Vous aimez gloser sur la tradition et la nouveauté. Vous avez déclaré, au soir du jour où vous fûtes élu, que la tradition était indispensable à l’innovation, qui y prenait appui. Vous prouviez de la sorte que vous aviez bien compris l’Académie, son esprit et son rôle.

Vous avez passé beaucoup de temps sous l’eau, Commandant. Maintenant vous allez prendre l’air, l’air de la Compagnie, et découvrir les règles écrites et non écrites qui fondent notre liberté.

Je ne doute pas que, après quelques mois de repérage, vous apportiez beaucoup, avec ou sans voile tubulaire, à une navigation commencée voici trois siècles et demi. Chacun que nous appelons à nous rejoindre apporte son bagage. Dans le vôtre, il y a le vent des océans, la connaissance des éléments, la fréquentation de plusieurs continents et la célébrité que vous en avez retirée.

Votre seule présence nous rappellera que la France reste la troisième puissance du monde pour l’étendue de la souveraineté maritime, ce qui comporte quelques obligations. Or, il y a dans votre sac de marin, et c’est peut-être le plus précieux, vos interrogations sur les devoirs de l’homme envers son avenir.

Vous êtes-vous, comme Don Quichotte, abîmé en prière, toute la nuit dernière au fond d’une chapelle, avant d’être « adoubé » ?

Vos heures, vos années passées dans la grande chapelle sous-marine, où s’est formée la vie et où gisent tant de nos ressources, vous en tiennent lieu.

C’est une forme de prière, et des plus efficaces, que de défendre la vie.

Si robuste que soit cette épée qui laisse passer la lumière, je ne puis me garder d’une certaine prudence en la prenant pour vous la remettre au nom de vos confrères qui vous expriment par ma voix leur très haute estime et leur amitié.