Discours prononcé lors du décès de M. Roger Caillois

Le 11 janvier 1979

Étienne WOLFF

Discours prononcé en séance

 

 

Messieurs,

L’Académie française, déjà très éprouvée cette année par la mort de cinq de ses membres, vient de connaître un nouveau deuil : le décès de notre confrère Roger Caillois. Notre dernière séance avait été profondément troublée par les nouvelles alarmantes qui le concernaient. Deux jours après, nous apprenions l’irrémédiable.

Il est toujours désolant de penser qu’une individualité s’est éteinte, surtout quand nous l’avons côtoyée, estimée, admirée. Mais nous sommes désemparés quand il s’agit d’un homme vigoureux de corps et d’esprit, dans la plénitude de ses moyens, et quand rien ne faisait prévoir une fin si proche.

Roger Caillois était un homme d’une haute culture, d’une compétence si étendue qu’on n’en connaissait pas les limites. Il passait avec aisance du rêve au réel, du profane au sacré, de la mythologie grecque à la littérature sud-américaine, de l’atome aux molécules, aux minéraux, aux insectes, aux méduses, à l’organisation des formes et des sociétés. Il n’est pas un domaine de la pensée qui lui ait été étranger. Il est peu d’hommes qui se soient plus approchés de ce que peut être un pur esprit.

S’il n’était pas un familier du grand public, son influence et son renom avaient franchi toutes les frontières, depuis l’Amérique du Sud jusqu’au Japon. Les articles qui lui ont été consacrés dans la presse montrent à quel point il était estimé et admiré dans les sphères intellectuelles et par les élites de nombreux pays. Bien qu’ayant fréquenté toutes les écoles, celles du passé, du présent et du futur — car il fut surréaliste — Roger Caillois n’était affilié à aucune. Il était libre, indépendant, disponible. Il était classique par le style et la culture. Il avait une très haute idée des activités de la pensée. Très exigeant envers les autres comme envers lui-même, il critiquait durement les œuvres dont la pensée et le style étaient relâchés. Lui-même écrivait juste et précis. Son immense savoir lui permettait de passer aisément d’un sujet à d’autres, en apparence disparates, reliés en vérité par une idée conductrice qui le menait bien au-delà de nos concepts scientifiques, littéraires, artistiques. Il visait à retrouver l’unité de l’Univers au travers de ces Sciences Diagonales auxquelles il a attaché son nom et qui tendent à réunifier les disciplines traditionnelles et traditionnellement compartimentées. C’est ce qu’il étudiait aussi dans « Convergences ». Il planait très haut au-dessus de nos sciences terre à terre, sans pour cela se départir d’une grande rigueur. On est à la fois emporté et dépassé par la hauteur de ses vues, par l’immensité de son savoir. Le temps n’est pas venu de dire ici ce que furent ses idées-forces de prévoir ce que seront leur avenir, leur influence.

Évoquons l’homme que nous avons connu. Il venait régulièrement à nos séances, il intervenait souvent et avec passion dans nos travaux du dictionnaire. Il y apportait une fougue, qu’on aurait cru parfois batailleuse : c’était la manifestation de son intérêt, de sa rigueur, de sa compétence.

Roger Caillois était d’un abord un peu froid, comme s’il se retranchait derrière une barrière, pour éviter de se livrer trop vite. Homme franc et direct, il maniait l’ironie sans complaisance. C’est ce qui le rendait un peu abrupt au premier abord. Mais il était l’homme le plus simple, le plus agréable, le plus gai, pour ceux qui avaient réussi à franchir le mur de sa réserve.

Pour terminer et pour vaincre la gêne que j’ai de définir en termes imparfaits un si grand caractère et une si belle œuvre, je voudrais emprunter à Roger Caillois lui-même le texte qu’il dédiait à Jean Paulhan et que l’on peut si bien tourner vers lui :

« Ces notations voudraient être les touches sincères d’un portrait véridique. Elles n’entendent pas ébaucher un éloge qu’il n’eût pas supporté et qui eût trahi à la fois sa modestie et son exemple... Mais peut-être ces scrupules sont-ils l’effet d’une influence persistante que son absence ne fait qu’accroître et qui soudain devient inexplicablement intimidante, quand il s’agit de parler de lui. J’aurais préféré pouvoir dire en une phrase que j’avais rencontré peu d’hommes aussi dignes que lui d’estime, d’amitié, d’admiration. »

Et je voudrais enfin dire à son épouse, qui fut son associée dans le travail comme dans la vie privée, notre amitié et notre peine.