Discours de réception, et réponse de Mme Florence Delay

Le 14 mai 2009

Claude DAGENS

Réception de Mgr Claude Dagens

 

Mgr Claude Dagens ayant été élu à l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. René Rémond, y est venu prendre séance le jeudi 14 mai 2009, et a prononcé le discours suivant :

 

Mesdames et Messieurs de l’Académie française,

Être admis parmi vous est une épreuve de vérité. J’en ai, en ce moment même, une très vive conscience. Ce qui me rassure, avec votre compréhension, c’est la mémoire de mes parents. Ils n’avaient que le certificat d’études, mais j’ai appris d’eux l’essentiel. D’abord l’amour de la langue française : mon père appréciait beaucoup Anatole France et ma mère soignait les lettres qu’elle adressait aux membres de notre famille et à nos amis. Mais, à travers eux, j’ai surtout compris, j’ai vu où se trouvent les vraies valeurs de la vie : le refus du mensonge, des compromissions et du mépris, le goût intransigeant du respect, de la droiture et de la justice. C’est à eux que je dédie ce moment qui me dépasse, d’autant plus que je suis ici revêtu de cette soutane qui vient de Rome et que je porte là-bas lorsque je rencontre le pape et ses collaborateurs.

Permettez-moi de vous confier aussi que j’éprouve à votre égard une gratitude profonde. Pour une raison simple : il y a un peu plus d’un an, quand vous m’avez élu au premier fauteuil de votre compagnie, j’ai eu aussitôt l’intime conviction que cette élection devait être pour moi comme un appel, dont je ne vous assurerais pas qu’il vînt de Dieu, mais dont je suis presque certain qu’il était passé par des relais humains que vous avez connus. Tout particulièrement par ce prêtre, ce religieux vêtu de blanc, cet homme rayonnant de bienveillance qu’était le père Ambroise-Marie Carré, devenu l’ami et le confident de plusieurs d’entre vous.

Je n’hésite pas à penser que René Rémond, à sa manière, qui était tout à la fois discrète et ferme, a dû lui aussi inspirer votre choix, qui me vaut de prendre place maintenant parmi vous pour lui succéder et pour évoquer sa figure exceptionnelle d’historien, d’universitaire, d’intellectuel, largement reconnu comme un des meilleurs connaisseurs de la vie et des idées politiques dans la société française de ces deux derniers siècles.
Je ne peux pas oublier que ce maître de la science historique, si fortement lié aux institutions de notre République laïque, était aussi un laïc chrétien, un Christifidelis laïcus, un membre de l’Église catholique romaine, spécialement de celle qui vit en France et dont il était d’autant plus libre d’apprécier les engagements et les évolutions qu’il connaissait très bien son histoire mouvementée, surtout depuis la Révolution française, avec ces affrontements fameux, parfois violents et parfois aussi pittoresques, entre le parti de la Tradition et celui de la Révolution, entre les cléricaux et les laïcs, les monarchistes et les républicains, pour ne rien dire des curés et des instituteurs.
Je m’apprête donc à faire l’éloge de René Rémond, « historien dans le siècle » et chrétien dans la cité des hommes. Mais, auparavant, je tiens à vous livrer encore un autre aveu : sous cette Coupole vénérable et dans cette ancienne chapelle du collège des Quatre-Nations, conçu par le cardinal Mazarin, un évêque pourrait être tenté de prononcer une homélie qui serait consacrée au mystère de l’histoire et à la communion entre les vivants et les morts.
D’autant plus que les rites de votre Académie ne sont pas sans analogie avec les pratiques catholiques dans le domaine des sacrements. Étant, comme évêque, chargé d’adresser aux futurs baptisés l’appel de l’Église, il me semble que les procédures employées parmi vous pour l’admission d’un nouvel académicien ressemblent quelque peu à cette discipline du catéchuménat. Tout commence par une élection, à laquelle on est heureux de répondre. Vient ensuite le temps de l’attente et de la préparation, où l’on est proche des élus sans être encore associé à leurs travaux. Et puis, voici l’heure où va s’accomplir le rite de l’incorporation, avec l’échange des discours qui ont valeur de reconnaissance mutuelle.

Je sais très bien que l’Académie française est une institution profane et que le baptême chrétien fait avant tout appel au don et à l’engagement de Dieu. Mais je ne peux pas m’empêcher de penser qu’il nous est bon à tous de respecter ces rites, qui nous relient à ce qui nous dépasse et qui traverse les siècles, et, pour nous, chrétiens, nous fait participer au mystère de Dieu.

Arrivé à ce point et à ce nom, je dois sans doute vous rassurer, s’il le faut. Non, je ne prononcerai pas ici une homélie, car je ne confonds pas les genres littéraires et je n’ignore pas que nous sommes réunis avant tout pour un acte de mémoire qui doit aller du XVIIe au XXIe siècle, du chancelier Pierre Séguier, le premier titulaire de ce fauteuil et le protecteur respecté de votre Académie, dans le sillage prestigieux du cardinal de Richelieu, jusqu’à l’historien René Rémond. Lui-même était fier de succéder en même temps à Michel Debré et à François Furet. Le premier fut un homme d’État passionné et courageux, sans lequel les institutions de notre Ve République ne seraient pas ce qu’elles sont, selon la volonté du général de Gaulle, capables de réconcilier le meilleur de la tradition républicaine et une certaine part de la tradition monarchique. C’est aussi grâce à lui que l’enseignement catholique en France a été durablement associé à l’éducation nationale, par la fameuse loi du 31 décembre 1959. Nous ne l’oublions pas. Quant au second, François Furet, il entreprit de penser autrement, sans présupposé idéologique, la Révolution française et les événements qui la constituent. Il eut aussi le courage de montrer comment l’idée communiste, qu’il avait bien des raisons de connaître, s’était incrustée et développée, tout au long du XXe siècle, en faisant appel à l’imaginaire et à la mythologie politique autant qu’à la pensée philosophique, séduisant ainsi beaucoup d’intellectuels en Europe et en France.

Et me voici fier, à mon tour, de prendre place dans cette lignée, à ce fauteuil qui fut occupé au XVIIIe siècle par l’archevêque de Cambrai et par celui de Sens, et aussi au XIXe siècle, sous la monarchie de Juillet, par un ministre de l’Instruction publique, le comte Narcisse-Achille de Salvandy, qui était hostile à la liberté de l’enseignement, ce qui lui valut quelques affrontements avec l’abbé Jean-Marie de Lamennais, le fondateur de la congrégation de Ploërmel, et le propre frère du grand Félicité, auquel René Rémond a consacré en 1948 son premier livre, un livre étonnamment passionné que j’évoquerai plus tard.

Cette date de 1948 pourrait annoncer un parcours chronologique. Détrompez-vous. Il me semble que les étapes d’une carrière et même d’une œuvre risquent de ne saisir que la part la plus extérieure et souvent la plus superficielle d’une personne. Mieux vaut aller au cœur, autant qu’il est possible, sans se prendre pour Dieu, mais en essayant de comprendre ce qui a pu inspirer cette œuvre ou animer le développement de cette carrière.
René Rémond : ce nom évoque un style, autant que des écrits, un style particulier, où se mélangent inextricablement une présence physique, une certaine manière de se tenir dans l’existence, un véritable ars docendi allié de plus en plus à un ars gubernandi, et aussi un réel talent d’écriture, un art non seulement de penser, mais d’écrire l’histoire.
Ce grand professeur, dans tous les sens du terme, avait l’allure d’un « éternel jeune homme », comme le disaient ses étudiants, et aussi ses collègues et ses amis, qui admiraient en lui cette espèce d’élan infatigable avec lequel il s’engageait dans toutes les missions qui lui étaient confiées. On aurait dit que sa connaissance du passé de la France renouvelait sans cesse sa capacité de comprendre l’histoire du temps présent et d’y intervenir, en demeurant, selon sa propre expression, « le contemporain du contemporain ».

Dans une certaine mesure, sa manière de réfléchir était comme à l’image de son corps : car ce penseur était aussi un marcheur et il exerçait son intelligence un peu comme l’on chemine en montagne, à travers une forêt ou en escaladant des éboulis de rochers. On ne s’arrête pas à la moindre difficulté. On cherche à repérer les obstacles et on trouve les passages qui permettent d’aller de l’avant, sans oublier le but de la randonnée.

Il y avait du montagnard chez cet historien de la France. Sans doute était-il heureux, durant les vacances, avec sa femme, ses enfants et ses amis, du côté de Morzine ou de Manosque, de pratiquer ces longues marches qui renouvellent l’énergie intérieure, comme si le mouvement des jambes était inséparable du travail de l’esprit.
Et c’est la même conviction qui l’animait dans son métier d’enseignant, en particulier du côté de l’Institut d’études politiques, quand il balisait les séminaires de recherches qu’il proposait à ses étudiants. Il aimait ce mouvement incessant de la pensée qui fait appel aux confrontations d’idées. Je le cite : « Plus question en effet de dispenser un enseignement achevé, la démarche ordinaire est celle d’un questionnement ininterrompu où chaque acquis relance l’interrogation, où tout résultat est le point de départ pour d’autres questions, où surtout la conversation entretient le va-et-vient entre l’esprit et la réalité » (Essais d’ego-histoire, réunis par Pierre Nora, Paris, 1987, p. 342).
C’est clair : René Rémond n’avait rien d’un « mandarin », au mauvais sens de ce terme. Lui qui croyait aux vertus de l’intelligence raisonnable appliquée à l’histoire des idées, il ne cherchait pas à séduire ou à dominer. Il faisait confiance à la liberté de l’esprit. Il acceptait les critiques. Cette façon de pratiquer l’art de l’enseignement, à travers des débats réels, l’a certainement beaucoup aidé quand il eut à exercer des tâches de gouvernement. Il l’a lui-même raconté : à l’université de Nanterre, dans des moments difficiles, lorsque la salle des conseils était envahie par des groupes contestataires, il faisait baisser la tension, en obligeant les perturbateurs à expliquer leurs raisons, s’ils le pouvaient. Et lui gardait son calme, au moins en apparence.

Ce professeur, qui savait maîtriser sa pensée, savait aussi moduler son expression. Il avait incontestablement des talents d’écrivain, qu’il était heureux d’exercer, en se souvenant de ce que, lorsqu’il était entré à l’École normale supérieure, en 1942, il avait hésité entre des études d’histoire et des études littéraires. De cette hésitation lui était resté un grand souci du langage et, comme il l’a confié lui-même, « l’attention aux mots, une manière de les palper, de les manipuler comme des galets, de les ouvrir comme des fruits pour en extraire le suc, la conviction qu’ils recèlent une substance précieuse pour la connaissance d’un temps ou d’une famille d’esprit » (ibid., p. 296).
En élisant René Rémond, l’Académie française a certainement reconnu ce souci esthétique appliqué à l’écriture de l’histoire, et de l’histoire pratiquée, comme il le dit lui-même, non seulement comme une science, mais comme « un art d’évocation et de restitution » (ibid., p. 314). De sorte que l’exactitude objective dans l’analyse et l’interprétation des événements n’exclut pas, lorsque cela est possible, le recours au lyrisme, car l’historien n’est pas fait pour décrire des enchaînements automatiques de phénomènes, mais pour éveiller l’étonnement devant ce qui advient de nouveau dans le devenir des sociétés. « Comme il serait à plaindre celui qui ne saisirait pas ce qu’il peut y avoir de noble ou d’exaltant dans une certaine idée de la France que se fait la droite. Marc Bloch a écrit quelque part que ne serait pas historien celui qui n’aurait pas l’âme assez grande pour être capable à la fois de partager la ferveur religieuse du peuple au sacre de ses rois et l’enthousiasme des foules révolutionnaires célébrant la rénovation de la France à la fête de la Fédération » (Les Droites en France, Paris, 1982, p. 356). Et René Rémond, à la fin de cette nouvelle édition de son histoire des droites en France, prolonge à sa manière cette conviction de Marc Bloch en évoquant l’histoire la plus contemporaine : « Ceux qui rendirent par une froide et pluvieuse soirée de novembre 1970 un dernier hommage au général de Gaulle aussi bien que ceux qui firent cortège le 21 mai 1981 au président Mitterrand dans sa marche vers la montagne Sainte-Geneviève font partie d’un même peuple et écrivent des chapitres d’une même histoire. Le déclarer n’est pas approuver toute politique, ni justifier toutes les décisions : c’est tout simplement reconnaître ce qu’il y a de grand, de noble, de généreux dans l’engagement des uns et des autres » (Ibid.)

Voilà ce qui animait René Rémond au plus profond de sa conscience : le souci de faire appel à la mémoire française dans toute sa diversité et de recourir à cette mémoire pour comprendre le temps présent d’une manière intelligente, raisonnable et positive.

Rassurez-vous encore, s’il le faut. Je ne prétends pas faire de René Rémond un philosophe de l’histoire. Il n’aurait pas accepté cette dignité. Mais il y a chez lui une manière particulière, originale de vivre et de penser l’histoire, non seulement à travers ses recherches et ses enseignements, mais aussi dans le cadre des responsabilités dont il fut investi de plus en plus largement, de la présidence de l’université de Nanterre, de 1970 à 1976, à celle de la Fondation nationale des sciences politiques, de 1981 à 2006, sans compter les multiples organismes et associations où son expérience et sa sagesse rendaient de grands services.
René Rémond n’a pas composé d’autobiographie. Ce n’était pas son genre littéraire : il n’aimait pas livrer ses états d’âme, qu’ils soient politiques ou religieux. Il se référait simplement à sa mémoire personnelle. Il avait vingt ans en 1938, au moment de la signature des accords de Munich : il comprenait le trouble des démocraties européennes devant la montée du totalitarisme nazi, dont on ignorait encore les effets dévastateurs. Onze ans plus tôt, en 1927, il avait été témoin, avec son père, du siège que soutenaient les ligueurs de l’Action française dans leurs bureaux de la rue de Rome, après la condamnation de leur mouvement par le pape Pie XI. Le futur secrétaire général de la Jeunesse étudiante chrétienne aura plus tard une vive conscience des engagements nouveaux qu’exige la présence des catholiques à l’intérieur de la République. Mais c’est surtout en 1934, au moment de la soirée sanglante du 6 février, que le jeune lycéen s’est éveillé vraiment à la vie politique. Il le dira lui-même : il a commencé alors à mesurer la fragilité des démocraties et l’importance de l’éducation à des choix réfléchis.

Plus tard, grâce à la Fondation nationale des sciences politiques, il cherchera à réévaluer, voire à réhabiliter cette période mouvementée et parfois délaissée ou discréditée des années 1930, en suscitant des débats intelligents au sujet des gouvernements de Léon Blum et d’Édouard Daladier. D’une manière plus générale, il était toujours porté à plaider pour l’équité dans les jugements politiques. Il se refusait à accabler les vaincus, qu’il s’agisse de la IIIe République, accusée en 1940 de toutes les fautes par le régime de Vichy, ou, en 1958, de la IVe, dont le gaullisme triomphant refusait de reconnaître les mérites, ou encore, en 1981, du travail accompli par les droites gaulliste ou libérale, que dénonçait vigoureusement la gauche parvenue au pouvoir avec François Mitterrand.

De quel côté penchait politiquement René Rémond ? Du côté de cette exigence de justice qui oblige à ne jamais diaboliser les adversaires, surtout s’ils sont disqualifiés, et à cultiver cette intelligence de l’histoire qui cherche à comprendre les évolutions en cours au-delà des résultats immédiats.

Certes René Rémond était expert en science politique et l’on sait à quel point ses commentaires étaient attendus, écoutés et répercutés lors des soirées électorales à la télévision. Mais d’où lui venait la liberté avec laquelle il n’hésitait pas à dégager les enjeux d’un vote, qu’il s’agisse des élections présidentielle, législatives ou municipales ? Pas seulement de sa connaissance précise des circonscriptions, mais de son aptitude à situer des résultats particuliers dans la continuité d’une longue histoire.

À cette longue histoire, il appliquait toujours un principe de compréhension qui était lié à sa propre mémoire. Il savait que les événements politiques sont radicalement contingents : c’est-à-dire au mieux imprévisibles, au pire violents, et souvent irrationnels ou surprenants. Sa propre expérience de Nanterre n’a pu que renforcer cette conviction primordiale : il a alors vu de près à quel point le pire est toujours à craindre et peut être aussi évité.
Il vérifiait ainsi, d’une façon pratique, ce qu’il avait compris d’une façon théorique : la contingence radicale de l’histoire exclut les interprétations systématiques, elle manifeste aussi le pouvoir de la liberté humaine sur les événements eux-mêmes, elle oblige à faire des choix conformes à la démocratie et à favoriser avec obstination le pluralisme.

Ces convictions étaient déjà celles de l’historien. Elles n’ont pu que se développer encore, chez l’homme d’institution et de gouvernement qu’il est devenu peu à peu. Dans les années 1950, en s’intéressant à l’histoire des droites en France, il avait pris ses distances par rapport aux orientations dominantes de la science historique : il refusait les pensées idéologiques. Il n’acceptait pas que les choix politiques ne puissent dépendre que des appartenances sociales, comme le pensaient les marxistes. Il n’appréciait pas davantage ceux qui, en s’inspirant de l’école des Annales, valorisaient à l’excès les déterminations économiques dans le devenir des peuples.
Il croyait à l’importance des idées, à l’influence décisive des réalités intellectuelles, culturelles, religieuses dans les développements de l’histoire. Il croyait surtout à la liberté des hommes, au rôle décisif de leurs choix et de leurs actes pour infléchir le cours des événements. C’est cette espèce de confiance obstinée, certains diront d’optimisme, qui lui permettait de faire face aux situations difficiles auxquelles il fut exposé, même s’il redoutait les conflits. Il l’a avoué lui-même : il a connu la peur, à certains moments, lorsqu’il avait à exercer son autorité de président d’université pour garantir l’ordre. Il faut lire et relire cette grande méditation sur le gouvernement d’une société en crise, qu’il évoque dans La Règle et le consentement (Paris, 1979).

On y verra ce qu’il avait à redouter le plus : non pas seulement la violence, mais l’alliance des extrêmes, aussi bien des groupuscules gauchistes que des militants d’extrême droite, qui s’accordaient les uns avec les autres pour mener la politique du pire : « Je n’ai jamais si bien compris qu’en voyant manœuvrer gauchistes et fascistes à quel point la vraie frontière n’est pas celle qui sépare les droites des gauches, mais la ligne de partage, autrement décisive et sans doute infranchissable, qui court entre des minorités décidées à recourir à la violence pour imposer leurs vues et les autres qui ont en commun d’observer quelques règles de vie commune et reconnaissent la loi de la majorité : bref, entre les démocrates et ceux qui ne le sont point » (La Règle et le consentement, p. 290).

Il y a là une forte leçon d’éthique politique. Et l’on peut comprendre que le choix de la démocratie n’est pas celui du juste milieu, mais le choix, extrêmement exigeant, qui fait appel à la fois à des règles effectivement conformes à la démocratie et à un authentique consentement, préparé et assumé de façon collective.

On devine sans peine qu’un tel consentement passe par des tensions surmontées et aussi par des arbitrages parfois difficiles. René Rémond a payé de sa personne, souvent avec courage, pour parvenir à ce consentement. Il tenait aussi à associer ses plus proches collaborateurs à ce choix résolu de la « voie démocratique ».

C’est au nom de cette même exigence qu’il plaidait inlassablement pour la reconnaissance d’un réel pluralisme à l’intérieur de l’ordre politique. Ce n’étaient pas les options partisanes qui l’intéressaient, c’était la pratique de la diversité interne à ce que l’on appelle la droite, ou les droites, et qui vaut aussi pour la gauche, ou les gauches. L’important à ses yeux consistait à comprendre quels courants d’idées, quelles convictions, quelles croyances sont à l’œuvre dans le développement de ce pluralisme, d’une manière beaucoup plus continue que ne le laisseraient penser les crises et les révolutions qui jalonnent notre histoire.

L’Action française de Charles Maurras et l’intégrisme de Mgr Lefebvre héritent à leur manière de la philosophie contre-révolutionnaire inspirée au début du XIXe siècle par Bonald et de Maistre. La droite libérale, qui s’affirme sous la Ve République, est dans le sillage de ce parti orléaniste si influent sous la monarchie de Juillet et au début du Second Empire, et qui cherche à réconcilier la tradition et les « idées nouvelles ». Quant au gaullisme, il s’inscrit sans doute dans ce courant bonapartiste qui voudrait allier le pouvoir personnel et la volonté populaire.
René Rémond était légitimement fier d’avoir montré ainsi que l’histoire politique de la nation française n’est pas faite seulement de bouleversements institutionnels, mais de mouvements profonds et durables, qui font appel à la force des idées et des engagements. Qu’on le veuille ou non, l’universitaire est ainsi devenu non pas exactement un maître à penser, mais plutôt un maître à discerner ce qui demeure à travers ce qui évolue.

Ce discernement approfondi, il l’appliquait aussi aux réalités religieuses et spécialement à l’histoire de l’Église catholique. Il admirait les « hommes d’Église », comme l’on dit, qui sont capables de le pratiquer eux-mêmes dans l’exercice de leur mission, et tout particulièrement les papes. Car cet éminent connaisseur du catholicisme français était profondément attaché à Rome, aux autorités romaines et il avait bien des raisons de comprendre le rôle primordial, à la fois spirituel et politique, attaché à celui qui devient le successeur de l’apôtre Pierre. René Rémond a toujours porté des jugements nuancés sur les papes du XXe siècle. Il ne cachait pas son admiration pour Pie XI, le pape de sa jeunesse, celui qui avait fermement condamné le mouvement inspiré par la pensée positiviste de Charles Maurras, l’Action française, et qui avait surtout vigoureusement encouragé l’Action catholique et ses militants. Mais il mesurait aussi à quel point les affirmations de la doctrine catholique devaient tenir compte de la complexité croissante du monde et de ses violences, de l’Italie à l’Allemagne et à la Russie.

Par rapport aux successeurs de Pie XI, Pie XII et Jean XXIII, il a toujours évité les jugements tranchants, qui prévalent parfois à leur sujet, plutôt critiques à l’égard du premier et plutôt enthousiastes à l’égard du second. Il ne réduisait pas le gouvernement de Pie XII aux mesures sévères prises dans les années 1950 contre des théologiens français et contre les prêtres-ouvriers. Il soulignait que le pape de l’après-guerre avait fortement affirmé la valeur des régimes démocratiques en Europe et dans le monde. Quant à Jean XXIII, il reconnaissait qu’il s’était trompé sur son compte, en ne percevant que son aspect débonnaire, mais il précisait qu’en convoquant le concile de Vatican II, ce pape n’avait pas cherché à bouleverser la tradition catholique, mais au contraire à la renouveler de l’intérieur, en fonction même de son expérience personnelle et de sa connaissance des réformes issues du concile de Trente.

Mais c’est incontestablement vers Paul VI que le portait sa sympathie. Il l’avait rencontré personnellement. Il admirait sa pénétration intellectuelle et son courage, et il sera heureux de conclure le colloque qui lui sera consacré en 1983 à l’École française de Rome, en prononçant à son égard des paroles extrêmement significatives : « Paul VI raisonne dans le temps : il tient compte de la catégorie historique. Il sait que le monde change ; mieux : qu’il est dans l’ordre des choses qu’il change. Il ne s’attachera donc pas à tous les aspects de l’institution et de la société au même degré : il saura discerner le durable du périssable […] Paul VI a aimé son temps : loin de le bouder, il en perçoit la grandeur, il en pressent les richesses virtuelles ; son testament en célèbre la beauté et la magnificence. Il en apprécie les aspects les plus modernes […] Cette ouverture à son temps, cette disponibilité à l’égard de ses attentes, cette attention à ses aspirations et aux besoins nouveaux, sont des traits fortement dessinés de sa personnalité et qui marqueront son pontificat » (Paul VI et la modernité dans l’Église, Colloque de l’École française de Rome, 1984).

On pourrait penser que ces lignes contiennent une sorte d’autoportrait. Elles sont certainement l’écho des convictions qui animaient René Rémond lui-même et qu’il était heureux de partager avec le pape de la « modernité dans l’Église ». Mais cette attitude à l’égard du monde n’empêchait pas le réalisme chez l’historien du catholicisme français, ce réalisme qui oblige à reconnaître que l’institution ecclésiale n’est pas et ne peut pas être un bloc monolithique : depuis les lendemains de la Révolution française jusqu’à l’époque actuelle, des positions différentes s’y expriment et s’y affrontent, elles-mêmes liées à deux courants de pensée que l’on qualifie généralement de libéral et d’intransigeant.

Tout en retraçant le développement des droites, René Rémond se plaît à montrer quelles alliances et quelles connivences s’établissent entre les orientations religieuses et les évolutions de la vie politique. Voici que vers 1852, au début du Second Empire, le catholicisme libéral prend son essor, en se liant au parti orléaniste, qui, politiquement marginalisé, s’affirme sur le terrain intellectuel, en profitant de l’élection à l’Académie française de ses principaux représentants et, parmi eux, d’éminentes personnalités catholiques : le comte de Montalembert, Mgr Dupanloup et le père Lacordaire. Tous sauront faire entendre ici même leur engagement au service de la liberté, et spécialement de la liberté de l’Église dans la société moderne.

En revanche, si l’on peut dire, près de vingt ans plus tard, au début de la IIIe République, le catholicisme intransigeant relève la tête et fait alliance avec le légitimisme ultramontain. L’un et l’autre dénoncent l’infidélité de la France à sa vocation chrétienne et incitent l’Église à adopter des attitudes offensives, surtout face à l’idéologie laïque qui commence à se déployer de manière également conquérante.

L’opposition larvée ou publique entre ces deux formes de la sensibilité catholique traverse le XIXe et le XXe siècle, et René Rémond ne peut pas s’empêcher de faire les portraits croisés de ces deux courants, en montrant qu’au-delà des options politiques ou des convictions religieuses, leur antagonisme a des racines et des raisons culturelles et spirituelles ; il s’agit de savoir quelle attitude adopter à l’égard de la société moderne : « La société moderne inspire au catholicisme libéral sympathie, bienveillance, indulgence et volonté de compréhension ; le catholicisme intransigeant ne se sent pour elle que défiance et suspicion. Le premier insiste sur la variété et la complexité des situations de fait, le second ne veut connaître que l’absolue et immuable simplicité des principes. Celui-là recommande une adaptation simple et plus conforme à l’esprit qu’à la lettre, celui-ci prescrit l’application totale et littérale » (Histoire des droites, Paris, 1982, p. 115).

Il serait facile et tentant de se demander auquel de ces deux courants se rattachait celui qui a exercé ainsi son discernement d’historien. Beaucoup voient en René Rémond un héritier naturel du catholicisme libéral. Il me semble que la réalité est à la fois plus simple et plus complexe. Plus simple, parce que le futur secrétaire général de la Jeunesse étudiante chrétienne est un homme du XXe siècle, formé par l’Action catholique, dont le programme consistait à inscrire tout l’Évangile dans toute la société. Plus complexe aussi, parce qu’il ne s’agit pas pour lui de choisir entre deux courants, mais plutôt de vivre et de pratiquer la conjonction de deux éléments constitutifs de sa propre histoire, son appartenance à l’Église et sa vocation intellectuelle.

Il l’a confessé à plusieurs reprises : dès son enfance, grâce à ses parents et aussi à son oncle, Monseigneur Paul Rémond, devenu en 1930 évêque de Nice et qu’il admirait beaucoup, le jeune Franc-Comtois qu’il est par sa naissance s’est senti catholique et français, français et catholique, inséparablement. Il sait par expérience que le catholicisme fait partie des racines historiques de la France et de l’Europe, et il saura le dire avec clarté et modération lorsque sera élaborée une nouvelle constitution pour l’Europe.

Sa conscience politique et religieuse s’est éveillée durant les années 1930. Sans avoir lu encore Jacques Maritain ou Emmanuel Mounier, le jeune militant d’Action catholique porte en lui une conviction spontanée : il faut que la Tradition chrétienne et l’Église prennent leur place dans la société moderne et dans la République laïque. Elles n’y parviendront qu’au prix d’un certain nombre d’engagements onéreux, qui sont surtout d’ordre culturel et intellectuel, et qui exigent de véritables conversions. Il s’agit de renoncer à toute nostalgie du passé et à tout désir de revanche, pour montrer que l’identité catholique et l’identité française sont effectivement compatibles, y compris dans le domaine politique et institutionnel.

L’homme de conciliation que s’efforçait toujours d’être René Rémond sera fier de vérifier, dans l’exercice de ses responsabilités universitaires, que ce souhait était réalisable. Au moment même où il était choisi à Nanterre comme assesseur du doyen Paul Ricœur, en mars 1968, il ouvrait, à la grande salle de la Mutualité, la Semaine des intellectuels catholiques autour de la question : « Qui est Jésus-Christ ? », et deux ans plus tard, à la fin mai 1970, le soir même du jour où il avait été élu président de l’université de Nanterre, il présidait au Palais des sports une grande conférence de don Helder Camara, le célèbre archevêque de Recife.

Et il était fier de constater lui-même que l’ère des soupçons, des exclusions et des antagonismes d’antan était dépassée, au sein de l’enseignement supérieur : « L’indépendance des opinions personnelles, au moins en matière de foi, est admise comme parfaitement normale par rapport à l’appartenance au service public, et même à l’exercice d’une grande responsabilité à la tête d’une institution d’État » (La Règle et le consentement, p. 51).

Ceux qui l’ont bien connu pouvaient parfois être inquiets de cette extrême diversité des charges qu’il assumait. Mais cet homme, qui avait le sens de la conciliation, avait aussi celui des distinctions nécessaires, y compris à l’intérieur même de l’Église. Je veux dire qu’il était un catholique fidèle, mais soucieux d’affirmer les droits et les devoirs de ce que l’on appelle le laïcat. Il le montra fortement en 1965, quand l’archevêque coadjuteur de Paris, Mgr Pierre Veuillot, se rendit au secrétariat général de la Jeunesse étudiante chrétienne pour demander aux responsables du mouvement de déclarer leur foi catholique et leur adhésion à l’Église. René Rémond intervint aussitôt pour exprimer son malaise. Il voulait être certain que cette culture chrétienne de l’engagement, à laquelle il tenait tant et dont il avait l’expérience personnelle, ne risquait pas d’être brimée par des exigences extérieures. Sans doute comprit-il plus tard – il l’a expliqué lui-même – que cette intervention de Mgr Veuillot, si maladroite dans sa forme, pouvait être utile à moyen terme, pour éviter que de jeunes laïcs ne mettent l’absolu dans des engagements exclusifs, au risque que cet absolu politique ne prenne la place de leur foi chrétienne.

Quelques mois plus tard, René Rémond allait devenir président du Centre catholique des intellectuels français. Il savait déjà quelle était l’importance de cette responsabilité : il s’agissait de participer à une véritable « pastorale de l’intelligence », selon la formule du même Mgr Veuillot, en montrant que la Révélation de Dieu est aussi une source de compréhension du monde et de l’histoire. Il s’agissait en même temps d’associer à ce travail de l’intelligence chrétienne des hommes et des femmes divers, au titre de leurs compétences et de leurs réflexions personnelles.

Il est évident qu’à travers les activités et les initiatives du C.C.I.F., le professeur René Rémond était heureux de donner forme institutionnelle à plusieurs de ses convictions concernant la présence catholique dans la société française. Comme il aura bien des occasions de le redire, l’engagement social ne suffit pas. Le travail de l’intelligence est aussi un véritable engagement. La mission de l’Église doit s’exercer sur ce terrain de la culture, de l’éducation, de la vie des idées. Ce que l’on peut reprocher à l’Église du XIXe siècle, ce n’est pas seulement d’avoir ignoré les souffrances et les attentes du monde ouvrier. C’est de ne pas s’être intéressée aux évolutions de la philosophie, au surgissement de nouveaux systèmes de pensée et d’action, notamment dans le domaine politique.
Le catholique convaincu qu’était René Rémond ne se lassait pas d’avertir l’Église : attention à ce penchant invétéré qui porte les croyants à faire de l’anti-intellectualisme une vertu, comme si le travail de l’intelligence était un signe d’orgueil et la culture un instrument d’aliénation ! Lui qui avait participé souvent à la formation des militants chrétiens du monde rural, il savait que des gens qui n’ont pas fait d’études supérieures sont capables et désireux de comprendre les évolutions politiques de la société française et ceux-là mêmes qui viennent les instruire s’enrichissent de leur expérience du terrain et de leur sens des réalités pratiques. Ce n’est pas une sainte alliance catholique entre des intellectuels et des travailleurs, c’est une manière de relier concrètement la foi à l’action et de vérifier que l’Église ne doit pas cesser d’exercer une mission éducatrice dans notre société. René Rémond a eu maintes occasions de réagir contre ce soupçon porté contre la culture dans les milieux catholiques. Comme si l’on pouvait « être plus libre, plus disponible à autrui, plus accueillant, plus proche des pauvres, en étant inculte » (Vivre notre histoire, Paris, 1976, p. 175).

Le Centre catholique des intellectuels français était évidemment à ses yeux, et encore davantage sous sa responsabilité, un instrument efficace pour montrer que ce soupçon était injustifié et que l’Église avait des raisons d’être présente sur la place publique, pour y manifester ses convictions sur « l’avenir de l’homme », « le travail », « le bonheur » aussi bien que sur la Révélation de Dieu ou le mystère du Christ.

À l’époque où j’étais étudiant à Paris, j’ai souvent assisté, à la grande salle de la Mutualité ou dans les locaux de la rue Madame, à ces débats auxquels participaient des catholiques capables de penser leur foi, mais aussi de débattre avec des gens qui ne la partageaient pas. Ce qui provoquait parfois les protestations indignées de quelques contestataires, qui ne se réclamaient généralement pas du catholicisme libéral !

Cependant, dès les années 1975-1980, René Rémond lui-même a senti que les temps changeaient, et que ces confrontations ouvertes devenaient plus difficiles, dans une société éclatée, où la culture du soupçon s’intensifiait, où les grands systèmes de pensée étaient exposés à des critiques radicales, cependant que les relais institutionnels de l’Église faisaient défaut.

Il est encore difficile de faire le bilan de cette période profondément troublée, mais l’on peut dire au moins qu’aujourd’hui, nous sommes relativement nombreux à penser que le dialogue entre la foi chrétienne et la raison de l’homme, sous toutes ses formes, doit être repris à frais nouveaux, parce qu’il est vital pour l’ensemble de notre société et que notre pape Benoît XVI nous y a fortement encouragés dans son discours au collège des Bernardins. Car nous ne pouvons pas nous résigner à ce que l’Église apparaisse comme une secte repliée sur elle-même, qui estimerait qu’entre elle et la culture ambiante existeraient des rapports de forces insurmontables. Qu’il existe des rapports de forces, c’est incontestable ! Mais c’est à nous de montrer qu’ils peuvent être affrontés et surmontés par un effort soutenu d’intelligence et de dialogue.

Sans doute dois-je interrompre ce plaidoyer, qui risquerait de devenir trop passionné ! J’espère avoir d’autres occasions de le reprendre ici même ou ailleurs. Mais je suis encore libre de revenir à René Rémond. Cet homme, qui paraissait si raisonnable et si maître de lui, était aussi très sensible à ce qui, dans l’histoire, met à l’épreuve ce travail d’intelligence et de dialogue.

Je pense à ce premier petit livre consacré en 1948 à Félicité de Lamennais, non pas le prophète de l’Essai sur l’indifférence en matière de religion qui rêve d’une régénération de la France et de l’Europe sous l’égide du pontife romain, par un retour au christianisme des origines, mais le penseur de la société future, le « confesseur de la liberté », le défenseur irréductible de la démocratie. René Rémond sait bien que l’auteur des Paroles d’un croyant va peu à peu, à partir de 1834, se détacher de l’Église catholique romaine et même de la foi chrétienne, jusqu’à demander à « être porté directement au cimetière sans être présenté à aucune église ». Ce qui sera fait le 1er mars 1854, au milieu d’un défilé silencieux.

En quoi la vie, la mort et l’œuvre de cet homme passionné et déconcertant pouvaient-elles intéresser à ce point l’historien des droites en France ? Non pas parce que Lamennais illustrerait le passage progressif du catholicisme intransigeant au catholicisme libéral, mais sans doute parce qu’une telle aventure spirituelle ouvre une sorte de brèche dans le cours des événements et montre, comme en creux, que la passion du Royaume de Dieu peut s’inscrire dans les évolutions de notre société. Il est clair, en tout cas, que René Rémond ne porte aucun jugement moral sur l’itinéraire personnel de ce prêtre. Il laisse plutôt entendre que les intuitions prophétiques de Lamennais annonçaient de nouveaux engagements pour l’Église dans la société moderne.

Cette mise à l’épreuve de l’histoire ne se présente pas du tout de la même manière pour Paul Touvier, ce responsable de la Milice à Lyon, durant les années de l’occupation allemande, qui va bénéficier ensuite, durant plus de quarante ans, de la protection que lui accorderont quelques membres de l’Église, et notamment des responsables de communautés religieuses et monastiques.

Sur la demande du cardinal Albert Decourtray, l’archevêque de Lyon qui fut membre de notre Académie, René Rémond constitua une commission d’historiens pour essayer de comprendre cette énigme. Un rapport très substantiel est issu de cette enquête minutieuse : Paul Touvier et l’Église (Paris, 1992). Un essai d’explication achève ce rapport. Il mérite d’être lu. Le plus étonnant, ce n’est pas que cet homme ait pu échapper à la justice, jusqu’à son arrestation en 1989. C’est qu’il ait été protégé par des gens qui voulaient exercer à son égard des devoirs de compassion et de charité chrétiennes. Ils estimaient que l’Église est au-dessus des lois de la société civile et politique et qu’ils n’étaient donc pas dans l’illégalité en lui accordant leur soutien.

Sans doute faut-il accepter que la mémoire catholique en France comporte de telles blessures, qui ne peuvent pas être ignorées et qui exigent un travail persévérant de vérification et de purification !

Mais, au lieu de raviver cette mémoire blessée, René Rémond aimait mieux faire valoir les évolutions considérables intervenues en France, depuis près d’un siècle, entre l’État et l’Église, comme entre la tradition laïque et la tradition catholique, parce que la première ne se présente plus comme une idéologie conquérante et que la seconde a renoncé à ses visées hégémoniques. Mais l’historien des institutions et des idées n’hésitait pas à aller plus loin dans ses analyses : il mettait en évidence la généalogie chrétienne de la modernité. Il lui semblait évident, en particulier, que la liberté de conscience et l’idée même de laïcité, avec la distinction qu’elle implique entre l’ordre politique et l’ordre spirituel, s’enracinent dans la Révélation biblique. Et il savait montrer, quand il le fallait, que le concile de Vatican II avait beaucoup contribué à ce travail positif de compréhension. Il osait même porter ce jugement : « Peut-être s’explique ainsi, par ricochet, la corrélation entre les pays de longue imprégnation chrétienne et les sociétés où, tout compte fait, la liberté des consciences en matière de foi est la moins malmenée » (Les Grandes inventions du christianisme, La laïcité, Paris, 1999, p. 116).

Ce penseur des grandes mutations politiques et religieuses de la société française fut certainement heureux d’être associé aux nombreuses célébrations qui vont marquer le premier centenaire de la fameuse loi de 1905. Il fut même invité à l’assemblée des évêques, à Lourdes, en novembre 2003, et, tout en y intervenant avec son expérience et son discernement d’historien, il put y mesurer le chemin parcouru par l’Église catholique elle-même : depuis l’époque où elle était obligée de refuser une séparation autoritairement et parfois violemment imposée par l’État, jusqu’à l’heure actuelle où elle peut se réjouir de la pratique d’une laïcité généralement apaisée. D’autant plus que, dans une lettre personnelle du 11 février 2005, le pape Jean-Paul II lui-même allait reconnaître que ce principe mieux compris de laïcité « appartient aussi à la doctrine sociale de l’Église », et il précisait : « La non-confessionnalité de l’État, qui est une non-immixtion du pouvoir civil dans la vie de l’Église et des différentes religions, comme dans la sphère du spirituel, permet que toutes les composantes de la société travaillent ensemble au service de tous et de la communauté nationale ».

Et pourtant, René Rémond continuait à s’interroger : le dernier mot avait-il été dit dans ce domaine si sensible ? Quelle place donner effectivement aux traditions religieuses dans notre société dont la sécularisation s’accentue ? Il s’interrogeait et il s’inquiétait, en raison d’un certain nombre de phénomènes relativement nouveaux et d’autant plus difficiles à comprendre et à maîtriser : en particulier la présence nombreuse des musulmans en France, la difficulté croissante pour l’Église catholique de manifester sa présence publique à l’intérieur de la nation française et aussi l’émergence de ce qu’il appelait lui-même un nouvel antichristianisme, et qu’il estimait très différent des formes traditionnelles d’anticléricalisme.

Le livre publié par son fils, Bruno, quelques mois après sa mort, en octobre 2007, sous le titre interrogatif Vous avez dit catholique ? Contient l’écho de ces interrogations parfois très vives.

Face à la présence de plus en plus visible et sensible de l’islam en France, René Rémond était perplexe. En 2004, les travaux de la commission présidée par Bernard Stasi, et auxquels il avait été associé, l’avaient laissé insatisfait. La question des signes religieux à l’école ne lui semblait pas primordiale et surtout il estimait que les problèmes nouveaux posés par les musulmans par rapport à la laïcité française ne pouvaient pas devenir la référence, et moins encore la règle, s’il s’agissait de légiférer dans ce domaine. Il pensait – et il le disait volontiers – que toutes les religions ne sont pas interchangeables et qu’en particulier, il existe une relation spécifique entre la tradition catholique et la nation française et qu’il n’est au pouvoir de personne de nier ou d’occulter cette réalité historique.
Mais c’est pour l’Église catholique et son avenir qu’il s’inquiétait surtout, ou du moins qu’il se posait des questions insistantes. Les phénomènes qui justifiaient ses interrogations n’étaient pas les plus apparents. Il ne contestait évidemment pas la baisse de la pratique religieuse, le vieillissement des prêtres et la pénurie des vocations. Mais, en deçà de ces réalités évidentes, il percevait comme un malaise : lui qui, dans les années 1970, avait critiqué l’irréalisme de ceux qui contestaient la trop grande visibilité de l’Église et de ses institutions, il s’interrogeait davantage sur des réactions identitaires qu’il percevait à l’intérieur du catholicisme français. Sa longue expérience d’historien lui avait appris que le modèle de l’intransigeantisme autoritaire ne peut pas faire face aux évolutions de la société actuelle. Il était donc très attentif à ces formes relativement nouvelles de l’affirmation catholique, et, comme à son habitude, il exerçait son discernement de manière très nuancée : « La réaction identitaire d’aujourd’hui a assurément des aspects positifs. Il s’agit d’affirmer sans honte le fait social qu’est l’Église. L’ambivalence est dans les fins : s’agit-il de constituer une “société dans la société” ? Il faudrait éviter que le mouvement soit récupéré par ceux qui rêvent de défier la société actuelle ou d’en faire une machine de guerre contre elle » (Malaise dans le catholicisme, dans Vous avez dit catholique ? Paris, 2007, p. 110).
Mais il était tout autant préoccupé et comme étonné par l’émergence de ce « nouvel antichristianisme », qu’il voyait surgir dans le monde de la culture. Il a réagi vigoureusement à ce phénomène par deux petits livres très incisifs : Le Christianisme en accusation (Paris, 2000) et Le Nouvel Antichristianisme (Paris, 2005). Ces deux écrits, qu’il m’a envoyés aussitôt avec des dédicaces très personnelles, sont l’expression d’une souffrance évidente et presque d’une incompréhension : comment peut-on encore accuser le christianisme et les chrétiens d’être des adversaires de la modernité, des obstacles à la liberté de conscience et même des fauteurs d’obscurantisme intellectuel ? Comment oublier que l’Évangile lui-même est à la source des idéaux de notre République et que la tradition chrétienne a façonné depuis longtemps notre conscience commune, notamment en ce qui concerne le sens de la personne humaine et de sa dignité ?

J’ai rencontré plusieurs fois René Rémond durant ces dernières années. Je comprenais sa préoccupation et sa souffrance. Moi aussi, je refuse ces idéologies de rupture avec les héritages spirituels dont nous sommes porteurs. Mais, comme j’ai pu alors le lui expliquer directement, mon expérience d’évêque me conduit à penser que le christianisme est aujourd’hui méconnu, ignoré ou réduit à ses aspects superficiels beaucoup plus que volontairement rejeté. On le conteste d’autant plus ardemment qu’il n’ose pas toujours se manifester de l’intérieur de lui-même. Nous devons donc répondre énergiquement aux reproches qui nous sont faits, surtout s’ils sont injustes. Mais nous devons surtout témoigner résolument et intelligemment de la nouveauté chrétienne, en prenant nous-mêmes les moyens de la connaître vraiment pour en vivre.

Et pour en vivre non pas comme au lendemain de la Révolution française ou de la séparation entre l’Église et l’État, mais plutôt comme au temps de l’Église naissante à l’intérieur du paganisme de l’Antiquité. Car, en ce début du XXIe siècle, où les catholiques sont incontestablement moins nombreux au sein d’une société « sortie de la religion », nous pouvons vérifier cet étonnant paradoxe qu’un écrivain inconnu du IIIe siècle mettait en relief à l’intention d’un de ses amis païens nommé Diognète : « Ce que l’âme est dans le corps, les chrétiens le sont dans le monde […] L’âme est répandue dans tous les membres du corps, comme les chrétiens dans les cités du monde […] Ce sont eux pourtant qui soutiennent le monde » (À Diognète VI, 1-2 : SC 33bis, p. 65).

À ces paroles qu’a jadis admirablement commentées mon maître Henri-Irénée Marrou, dans un volume très précieux de la collection Sources chrétiennes, il faut joindre cette affirmation qui convenait très bien à la personne et à la conscience de René Rémond : « Si noble est le poste que Dieu leur a assigné qu’il ne leur est pas permis de déserter » (Ibid., VI, 10 : p. 67). Une telle conviction a certainement inspiré celui dont je fais l’éloge en ce jour. Il était conscient d’être chrétien au milieu des autres qui ne partageaient pas sa foi. Il n’avait pas besoin de dire publiquement les raisons de ses engagements. On les connaissait. Et puis, il pratiquait, à l’intime de lui-même, ce qu’il avait appris de ce théologien jésuite, formateur des militants d’Action catholique et aussi grand connaisseur et ami de Paul Claudel : le père François Varillon.

Dans son ministère et dans son magistère d’historien, il se référait implicitement à cet « apologue des deux lumières » qu’il a lui-même évoqué en célébrant à Lyon, il y a quelques années, la mémoire du père Varillon : « Que l’action doit se situer au point où se rencontrent la lumière d’en bas qui vient de l’analyse des réalités concrètes, de la connaissance de la société, de l’examen des problèmes, de la pratique du discernement et la lumière d’en haut, celle qui vient de la Révélation, à travers l’Évangile. Et il n’y a d’action efficace, éclairée, pertinente que celle qui emprunte à ces deux lumières son inspiration, pas l’une sans l’autre » (La contribution de François Varillon à la formation des laïcs, conférence donnée à Lyon le 23 septembre 2005).

À travers l’œuvre immense de l’historien René Rémond, on perçoit tout ce que cette lumière d’en bas éclaire et rend intelligible. Mais il est évident que ce croyant était heureux d’accueillir aussi ce qu’il appelle « la lumière d’en haut ». Et elle était pour lui et, à travers lui, pour d’autres une lumière de paix et, autant que possible, de réconciliation, en tout cas de refus de toute dureté et de toute intransigeance. Comme il l’a écrit lui-même dans une note manuscrite retrouvée par Jacques Prévotat, une note par laquelle il se préparait à critiquer la culture du soupçon : « Contre la politique du pire il y a toujours un chemin » (Jacques Prévotat, L’Historien du fait religieux, dans René Rémond un historien dans le siècle, Paris, 2009, p. 54).

René Rémond avait bien des raisons, et du côté de la société et du côté de l’Église, de s’opposer à cette « politique du pire », dont les formes sont multiples. Je suis sûr que vous-même, Madame Rémond, qui avez partagé si fidèlement les engagements de votre mari et qui avez été témoin de son courage et de son énergie, et vous aussi, ses enfants, vous savez ce qu’il a pu en coûter à votre mari, à votre père de mettre en pratique une telle conviction. « Il ne faut jamais créer l’irréparable », nulle part, en aucune circonstance ! Je suis certain que ce parti pris de confiance et même d’espérance constitue une valeur commune pour toute votre Compagnie. Puisque vous m’y avez appelé, je m’engage à servir désormais cette valeur commune, en m’appuyant sur les leçons de l’histoire, à la suite de René Rémond, et aussi sur votre amitié et sur la grâce de Dieu, de ce Dieu chrétien dont le père Varillon a célébré l’étonnante humilité !

Étant parvenu au bord d’une homélie possible, je dois m’interrompre, non sans avoir prononcé, si vous le permettez, les mots conclusifs de la liturgie catholique que vous pourrez accepter, même dans une enceinte profane comme la nôtre : Ainsi soit-il !