Hommage prononcé lors du décès de M. Jean Dutourd

Le 20 janvier 2011

Yves POULIQUEN

Hommage à M. Jean Dutourd*

 

 

Il est probable que, pour la plupart d’entre nous, le dernier souvenir heureux que nous gardons de notre confrère, de notre ami Jean Dutourd, se situe dans la salle Édouard Bonnefous, alors qu’en notre nom, Madame le secrétaire perpétuel lui remettait la médaille honorant ses quatre-vingt-dix ans. Ce fut sans doute pour lui l’une des dernières occasions qui lui fut offerte de rejoindre notre compagnie à laquelle il était profondément attaché. Il s’y était préparé avec bonheur et nous nous souvenons tous de l’humour avec lequel il en avait prévu son remerciement. Depuis longtemps déjà un mal implacable minait son corps. Qui ne se souvient de ce que ce mal imposait à l’élégant homme qu’il avait toujours été, celui dont, au cours des derniers temps, la silhouette brisée redoutait l’aide d’une précieuse canne ? Une canne qu’il comparait à celle autour de laquelle le corps du vieux Fagon se contournait et que Saint-Simon avait immortalisée par une bien cruelle image. Il en soulignait l’étrange analogie avec ce qu’il était lui-même devenu. La longue amitié qui nous unissait me fut l’occasion de mesurer les profonds ravages de ce mal qui l’habitait. Une fracture malencontreuse devait au cours de l’été dernier en compliquer encore davantage l’inéluctable évolution. De ma dernière visite, je sortis conscient de l’implacable enfermement que son corps imposait à la vivacité d’un esprit que seul l’éclat de ses yeux traduisait encore, mais qu’aucune parole ne réussissait à clairement transcrire. Cet esprit si brillant, si libre, si mordant et si tendre à la fois était devenu le prisonnier de son pauvre corps. Jean Dutourd s’est éteint dans la nuit du 18 janvier. Il avait quatre-vingt-onze ans.

 

Qui ne serait ému à devoir brosser en quelques phrases ce que fut notre confrère Jean Dutourd et ce qu’il fut pour nous ? Ce qu’il fut pour moi-même, qui partagea tant d’heures heureuses en sa compagnie, celle de Camille, sa défunte épouse et celle de sa famille, est aisé à résumer : il fut tout simplement l’Amitié, solide, fidèle, sincère, abrupte quand il le fallait et si affectueuse à d’autres moments, ceux où il devenait solidaire des malheurs que peut réserver toute vie. Il afficha à l’égard de notre compagnie, qu’il affectionnait fort, la même fidélité, la même constante présence et la même liberté d’être. Il en respectait scrupuleusement les devoirs et il aimait à rappeler combien son élection au fauteuil de Jacques Rueff l’avait ému et avait réconforté sa pourtant forte nature. En éprouvait-il le besoin en ce 30 novembre 1978, où il fut élu alors qu’un attentat immonde avait failli l’ensevelir, avec les siens, quelques semaines auparavant dans son appartement, alors heureusement vide ? Évoquant cet épisode, il aimait à dire que, comme Voltaire, il voyait dans « notre compagnie, une espèce de rempart contre les fanatiques et les fripons ».

 

C’est Maurice Schumann qui l’accueillit sous la Coupole deux ans plus tard, auquel il revint de retracer l’étonnant parcours de ce jeune homme indocile, dont le premier rêve fut de devenir concierge alors que son père voulait qu’il soit médecin. Réjouissons-nous, il ne sera ni l’un ni l’autre, mais un journaliste de talent, un grand écrivain, un polémiste urticant, un moraliste distant, après avoir été soldat, prisonnier de guerre rapidement évadé et plus tard étudiant en philosophie, proche de Bachelard, résistant, et ardent libérateur de Paris. Mais déjà, dans l’immédiate après-guerre sous l’administrateur adjoint du journal Libération qu’il était, naissait l’écrivain. Dès 1946, Le Complexe de César, son premier et piquant essai, lui vaut le prix Stendhal. Se succèdent alors roman, Le déjeuner du lundi, poèmes Galères, théâtre L’Arbre, qui précèdent Tête de Chien, avec lequel il obtient le prix Courteline, et Au bon beurre, scènes de la vie sous l’occupation dont le succès fut considérable. Nous sommes en 1952. Le style Dutourd est déjà là, celui dont il aimait dire qu’il résultait de l’aigu regard qu’il portait sur les hommes, un regard compassionnel à l’aune de leurs misères mais aussi un regard satirique dont il savait tirer les plus sensibles et les plus vrais effets. Une écriture mordante dont Les Horreurs de l’amour allait brillamment consacrer la nature. Nous ne sommes alors, en ces années soixante, qu’au tout début d’une longue liste de romans ou d’essais qu’attendront tous ceux que passionnent les fictions qu’ils construit, qu’intéressent ses entretiens, et ceux qui embrassent ou s’indignent de ses propos, qu’enflamment ses polémiques ou que ravissent ses traductions d’Hemingway, de Truman Capote ou de Chesterton. Soixante-douze titres entre 1946 et 2008. Une œuvre considérable qui lui valut en 1961 le Prix Prince Pierre de Monaco, pour l’ensemble de son œuvre, et en 2001 le Prix Saint-Simon, pour son exquis Jeannot, mémoires d’un enfant.

 

Œuvre considérable vraiment, à laquelle s’ajoutent les travaux académiques auxquels Jean Dutourd participa avec la même constance. Il accueillit Jacques Soustelle, participa aux séances annuelles, à la remise des prix et fut maintes fois directeur, comme en témoignent les nombreux hommages qu’il rendit à nos confrères disparus. Son assiduité y fut pendant trente ans exemplaire. Sa passion pour la langue française l’y conviait chaque jeudi. Il la protégeait avec opiniâtreté contre l’invasion des mots techniques que la modernité imposait et s’engageait à maintenir tous les mots, toutes les expressions qui en avaient fait la grandeur. Œuvre considérable, disions-nous, qu’entretenait aussi le chroniqueur, le critique dramatique, le critique littéraire, l’éditorialiste qu’il fut dans la presse pendant plus de trente années. Ce fut non seulement un lecteur passionné mais un critique savant et nous gardons, de la réédition qui fut faite récemment des analyses littéraires qu’il écrivit pour la presse, un rare bonheur. Il s’y mêlait au regard pertinent du lettré qu’il était, attentif au style et au fond, une érudition dont je le complimentais et dont il était surpris que je m’en étonne. Il partagea tout son temps entre lecture et écriture. Le vice lui en vint très tôt. Dès qu’il pensa, il ne le fit qu’au travers des lettres. Ce fut sa vie. Ne me disait-il pas qu’il avait la plus grande joie à se retrouver chaque matin la plume à la main et qu’il n’y avait pas de bonheur plus grand que d’imaginer que le stylo qu’il avait entre ses doigts contenait le mystère de la prose qu’il allait tracer sur le papier ? « Quand l’inspiration était là » ajoutait-il. Elle ne lui manqua jamais, au moins jusqu’à ces toutes dernières années. Parfois elle se faisait attendre puis soudain le thème était là, « dans le stylo, disait-il » et le roman, l’essai prenait vie. Ses dernières années en témoignent, même si Journal intime d’un mort anticipait quelque peu ce que son stylo voulait dire.

 

Puis vint un jour où ni l’inspiration, ni les moyens de la traduire ne lui furent plus offerts. J’en redoutais la raison d’un profond malheur. L’aiguillon de sa vie s’en était allé. Il m’en faisait l’aveu, bien avant que ne s’imposent les conséquences de la fatale fracture. Mais il ne voulait pas que ce fût un drame. Il acceptait ce destin-là, aussi cruel qu’il fût. Il s’y soumettait et portait sur le monde un regard confiant, celui que soutenait sa grande piété. Il y avait de la grandeur en cela ! Pour qui le vit privé de toute liberté, lui qui fut la liberté même, il y avait dans sa calme résignation un pathétique et admirable exemple. Ce qu’il me plaît de vous rapporter comme l’ultime message de sa vie, celle qu’il aima tant partager avec nous.


[*] Décédé le 17 janvier 2011.