Hommage prononcé lors du décès de Mme Jacqueline de Romilly

Le 6 janvier 2011

Yves POULIQUEN

Hommage à Mme Jacqueline de Romilly*

 

 

Ce fauteuil vide, face à cette tribune, notre consœur, notre amie, Madame Jacqueline de Romilly ne le rejoindra jamais plus. Il est cruel de le penser, il est plus difficile encore de s’en convaincre. Nous avons longtemps espéré que l’accident qui l’en avait éloignée ne nous priverait que momentanément de sa présence. Rassurés de ce que nous savions de sa nature, de son courage, il n’était pas vain d’imaginer qu’un jour elle nous fît la surprise heureuse de son retour. Durant de longs mois, les liens que nous gardions avec elle nous permirent de cultiver l’illusion qu’elle se remettrait des épreuves que le grand âge lui imposait. Aux handicaps qui l’accablaient, et auxquels sa cécité conférait de bien sournois effets, elle opposait cette force de caractère que nous lui connaissions et qui lui permit de les presque toujours surmonter. « Face à l’inéluctable, disait-elle, il y a le caractère. » Un caractère qu’en ces derniers mois, hélas, l’épuisement fissurait. Les jours filaient que ses médecins comptaient. Ce sont les suites d’une ultime et imprévue intervention chirurgicale qui en arrêtèrent le cours en ce matin du 18 décembre. Elle avait 97 ans.
 

Nous ne verrons donc jamais plus la fragile silhouette de notre amie se glisser dans nos rangs, nous n’entendrons plus jamais cette voix qui nous portait, au travers d’une diction parfaite et qu’elle voulait convaincante, tant de judicieuses remarques. Il ne nous sera plus donné d’admirer la prodigieuse mémoire qui lui permettait de suivre nos débats sans le secours d’un texte dont la privaient ses yeux et d’en corriger adroitement le sens. Nous n’aurons plus jamais l’occasion de nous réjouir de ses indignations lorsque l’on attentait à la pureté ou à la dignité de notre langue. Une ardente amie partageait nos travaux et sa présence conférait à ceux-ci une noblesse dont nous étions conscients. Elle apportait à notre compagnie, au travers de la simplicité qu’elle affichait, le lustre de sa brillante carrière, la caution de son immense culture, l’universalité de sa réputation, la pugnacité de ses engagements, la délicieuse finesse de son discours féminin.

Son élection en notre académie en 1988 couronnait à l’évidence une carrière que l’on aurait pu croire présidée par les fées, si une guerre n’avait tué son père et une autre ne l’avait lâchement persécutée. Un palmarès impressionnant, dont se sont fait l’écho tous les journaux, nous la révèle cueillant les premières places, là où les femmes enfin pouvaient y prétendre : Concours général, Collège de France, Inscriptions et belles-lettres, ou la seconde, en notre Académie. Agrégée de lettres, docteur ès lettres elle enseignera le grec à Bordeaux, à Lille et à la Sorbonne. Elle y déploie des dons exceptionnels, s’éprend de la littérature grecque ancienne, entreprend les travaux qui feront son renom, ceux qui lui conféreront une incontestable autorité et la lieront aux très nombreuses universités ou académies étrangères qui s’honoreront de l’inscrire en leur rang. Est-il utile de préciser que sa traduction de Thucydide, ses écrits sur Euripide, Eschyle, les grands sophistes dans la Grèce de Périclès, ou sur Alcibiade ou Hector, ses études sur l’histoire des idées dans la pensée grecque et leur rôle dans nos comportements lui vaudront une immense réputation ? La Grèce en fut si fière qu’elle en fit sa citoyenne. Nul ne s’étonnera que son engagement pour la défense de l’enseignement du grec au lycée lui parût indissociable de ce qu’elle lui devait et de ce qu’elle pensait que nous tous, hommes épris de liberté et de culture, nous lui devions ? Elle en fut le porte-parole convaincu et opiniâtre, même si elle douta jusqu’à son dernier jour d’avoir été totalement comprise.

Malgré ses multiples activités qui lui conférèrent ce rôle immense, Madame de Romilly honora notre académie d’une très constante et fidèle présence. Ses travaux en son sein furent nombreux et importants. Elle anima de sa forte personnalité, et jusqu’à une période proche encore, la commission du dictionnaire qu’elle ne quitta qu’à son grand regret lorsque la charge qui en résultait lui devint trop pénible. Depuis son élection elle intervint huit fois sous la Coupole alors même que, durant ce même temps, elle préparait et publiait 24 ouvrages et non des moindres. Elle y accueillit avec satisfaction Hector Bianciotti, fit sur la vertu un discours remarqué, intervint en plusieurs occasions solennelles mais encore en ce 28 octobre 2008, au cours de la séance publique annuelle des cinq académies. Je suis certain que vous ne l’avez pas oublié. Elle s’était proposé d’y traiter au nom de notre académie le thème : « Enseignement et Éducation ». Pour qui savait ses difficultés de lecture, sa santé vacillante, il y avait du défi dans sa décision, une sollicitation de ce « caractère », de cette détermination qu’elle mettait en toute entreprise, mais il y avait surtout ce goût profond pour l’enseignement, qu’elle n’avait jamais cessé d’exprimer et que cette solennelle occasion lui permettait de consacrer. D’en saisir aussi ce qui séparait ces deux termes enseignement et éducation, ce goût de transmettre la connaissance pour l’un et ce devoir d’entretenir une formation morale pour l’autre, en vérité tous deux si proches autrefois mais si regrettablement séparés en l’heure présente. Une séparation qu’elle déplorait et dont elle stigmatisait les sérieuses conséquences, mais dont elle entrevoyait avec conviction le redressement possible. Pour ceux qui auraient pu en douter, c’est malicieusement qu’elle ajoutait : « On pourra s’étonner, qu’en cette occasion, je n’ai pas parlé du grec : je crois au contraire en avoir parlé d’un bout à l’autre. » Ce fut un discours brillant, dit de pure mémoire, sans recours possible au texte qu’elle n’aurait pu lire, un texte attentivement préparé, appris et répété afin qu’il fût sans faute. Et il le fut. À l’admiration de tous ceux qui se levèrent pour en applaudir sans fin l’admirable message. Un message dont notre amie savait implicitement qu’elle le livrait à la manière d’un testament moral et peut-être même pour la dernière fois. Jamais adieu à un public, puisqu’il devait hélas par la suite se définir ainsi, ne fut autant applaudi sous notre Coupole. On mesura en cet instant la place considérable qu’avait Madame de Romilly dans le cœur et la pensée des Français. Mais pas seulement des Français et vous me permettrez d’en rapporter un exemple. Il y a quatre ou cinq ans, des amis genevois, animateurs d’un cercle littéraire, m’avaient fait part de leur désir de rencontrer notre chère académicienne. Je leur servis d’intermédiaire. Ma démarche auprès d’elle fut accueillie avec enthousiasme à la seule condition, bien compréhensible, que nous fissions le voyage ensemble. Ce fut un séjour triomphal, pendant lequel les plus grandes familles de Genève se disputèrent l’honneur de l’accueillir midi et soir afin de jouir de l’extraordinaire présence de cette grande dame dont la vivacité, l’érudition, l’élocution, l’humour ne furent jamais aussi pleinement siens. J’assistais en témoin ébloui à ces instants qu’avec un raffinement intellectuel inouï notre chère amie gravait d’un inoubliable trait dans les mémoires de ceux qui l’écoutaient.

Chers souvenirs si proches encore, alors qu’elle n’est plus. Elle a quitté notre monde et a voulu le faire seule, sans nous, sans personne pour des raisons qui lui appartenaient et qu’elle avait consignées très précisément. Non par indifférence mais par soumission à une légitime et filiale obsession dont l’accomplissement, tel qu’elle l’avait imaginé, était seul capable de lui offrir la paix.


[*] Décédée le 18 décembre 2010.