Hommages à M. le cardinal Jean-Marie Lustiger et M. Pierre Messmer

Le 27 septembre 2007

Angelo RINALDI

Hommages à M. le cardinal Jean-Marie Lustiger*

et M. Pierre Messmer**

 

 

Le plus souvent, dans la vie, un jour, on se dit au revoir sans savoir que c’est un adieu. Il y aura eu une exception, et quelle. Elle est sans précédent dans les annales de la Compagnie. Les témoins que nous fûmes en restent bouleversés. Dans cette salle même, M. le Cardinal Lustiger, assis dans une chaise roulante, se sachant condamné à court terme, est venu, une dernière fois, exprimer son affection à ses confrères, et son attachement à l’Académie. Tandis que, quelques semaines plus tard, la mort surprenait comme un voleur le président Pierre Messmer. Le Cardinal a eu le loisir et la force de l’envisager et de la dévisager avec la sérénité du chrétien à la veille d’entrer dans un autre couloir du temps. Là où il espère retrouver tous ceux qu’il a aimés. Sûrement, il aura pensé à sa mère – nous pensons tous à la nôtre –, sa mère dont le martyre à Auschwitz aura hanté sa mémoire, et arrimé sa foi au tragique.

Nous ne faisons pas, ici, œuvre de biographe. Il faudra sans doute plus qu’un volume pour retracer le chemin que parcourut Aaron Jean-Marie Lustiger, premier cardinal juif après les apôtres, qui, jusqu’au bout, aura vécu au pied de la Croix. Semblaient fait pour lui le perpétuel nocturne du Greco, et peintes pour sa méditation les souffrances montrées par Grünewald dans le tableau que l’on admire à Colmar. Est-ce une coïncidence si le lycéen que des camarades avaient molesté à cause de son origine s’est converti un vendredi saint ?

On imagine la douleur d’une rupture. Elle n’était que d’apparence, dès lors que Jean-Marie Lustiger a ressourcé au judaïsme ses recherches spirituelles de catholique. « Je n’ai jamais cessé d’être juif », répétait-il en 1983, à la revue Le Débat. Il était, à ce moment-là, un archevêque de Paris de fraîche date, et, à ce poste, manifestait son anticonformisme. Si François Mauriac a pu reprocher à certains dignitaires de l’Église ce qu’il appelait une « hérésie de fadeur », il ne risquait pas d’en être suspecté, celui qui préférait les pulls noirs au plastron romain, les costumes de velours au complet croisé, celui qui, devant la montée du sida, refusant le discours du châtiment, fondait le centre Tibériade et, à tour de bras, séminaires, facultés, chaînes de radio et de télévision, ordonnant environ 250 prêtres.

Biographes, nous ne le sommes pas. Théologiens, pas davantage. À ces derniers revient d’expliquer comment Jean-Marie Lustiger, qui n’était ni intégriste ni conservateur à l’ancienne et progressiste en liturgie, a occupé le terrain de la modernité pour la retourner contre elle-même, alors que la religion somme toute, est une autre forme de la vénération de l’homme. Pourquoi il ne semblait laisser à l’Église qu’une alternative : ou se dissoudre par l’hémorragie ou se redynamiser dans l’affirmation abrupte et forte de la transcendance. À dire enfin comment, à travers le père de Lubac, sa lignée se rattachait à l’augustinisme et à la tradition du jansénisme. Mais ni biographe ni théologien, en simple témoin, nous essayons de retourner un moment, dans la paradoxale douceur d’un après-midi de printemps, la lumière de mai tombant des hautes fenêtres, lorsque le Cardinal vint prendre congé de chacun d’entre nous. Nous sommes encore sous l’emprise de son sourire d’affection, tandis que la chaise roulant à travers les corridors le rapproche, de seconde en seconde, du dépouillement des âmes qui ne connaissent plus infirmités, tourments et défauts.

Jean-Marie Lustiger voulait rendre à l’individu l’espoir d’une autre vie. Le président Pierre Messmer s’est efforcé, jusqu’au bout, par son action, de maintenir la confiance du citoyen en l’avenir de son pays. Telle confiance, dépassant les catastrophes de l’heure, fut naturelle pour une génération qui rivalise en éclat et en bravoure avec la génération des soldats de l’an II. Il ne serait permis qu’à M. Maurice Druon et à M. François Jacob, qui furent de l’épopée de Londres, de la décrire avec vérité et autorité. On se permettra toutefois une anecdote résumant son caractère, montrant qu’à deux fois les pareils de Pierre Messmer ne se font pas connaître. Le 17 juin 1940, un jeune sous-lieutenant entend à la radio le maréchal Pétain demander l’armistice. Se débarrasser aussitôt de son uniforme, emprunter de bric et de broc des vêtements civils, et avec un ami, gagner Marseille. Y devenir docker en attendant mieux. Quoi de plus simple à vingt-cinq ans ? Monter à bord d’un cargo italien que l’on arraisonne et que l’on veut conduire à Alger, mais comment donc ? Provoquer une mutinerie de l’équipage, en pleine mer, détourner ensuite le bâtiment vers Gibraltar, et là, y vendre une cargaison de métaux précieux au profit de la France libre, cela va de soi. Aussi le général de Gaulle, qui le reçoit, s’abstient-il de le féliciter. Il n’a fait que son devoir. Cependant, la marine britannique se déployant le long des côtes, salue l’exploit par une salve de canon. Malgré le bruit de gloire, une sorte d’entrée d’opéra, Pierre Messmer poursuit sa guerre sans se considérer comme un héros. Un matin, il sera laissé pour mort sur le champ de bataille, en Libye. C’est le premier chapitre de sa vie qui apparaît, en gros, comme un décalque de la vie du Général, dont il ne s’est jamais séparé. Trois chapitres marqués du sceau d’un succès obtenu au pas lent du légionnaire, que Pierre Messmer choisit d’être, et qui vainc les difficultés sur le chemin. Après la guerre s’enchaînent une décolonisation qui lui mériterait le surnom de Pierre l’Africain, la guerre d’Algérie, la refonte de l’armée avec son annexe, l’indépendance énergétique du pays, sans compter le passage par l’hôtel Matignon, la chancellerie de l’ordre de la Libération. En oubliant, parce que cela reviendrait mieux à M. Gabriel de Broglie, son œuvre d’administrateur à la tête de l’Institut. Que de carrières dans une seule existence qui embrasse l’histoire d’un siècle. La rigueur et la simplicité le caractérisent, n’excluant pas la bonté. Ces qualités, ne les aurait-il pas affinées dans les séjours au désert, qu’il avait tant aimés, en Mauritanie et où le voyageur, à peine se retourne-t-il, a déjà perdu sa propre trace, apprenant à distinguer l’essentiel du contingent devant l’immuabilité du chaos, l’indifférence du cosmos à l’égard du sort des espèces, l’immuabilité de l’activité des particules, gènes et atomes.

Comme Barrès, Pierre Messmer était Lorrain. Du Lorrain, il avait l’œil bleu. Quelques fois, en séance, lorsque son regard voyageait à travers la salle, s’arrêtait sur le portrait que vous savez, on supposait volontiers un dialogue secret entre les deux anciens premiers ministres, à des siècles de distance. Telle communion, le cardinal Lustiger l’eût certainement comprise. Et que sont les siècles au regard de l’universalité d’une fresque qui se réinvente sans cesse ? En dépit du chagrin que nous éprouvons aujourd’hui, nous mesurons notre chance : nous avons côtoyé un Pierre Messmer, ce qui paraissait irréductible à la même personne. Un mélange de d’Artagnan et de Richelieu. Mes chers confrères, admettant l’excuse de l’exceptionnel, pardonnez-moi d’avoir été sans doute un peu long. Je l’eusse été davantage si je n’avais écouté que mon cœur.

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* décédé le 5 août 2007.
** décédé le 29 août 2007 .