Discours de réception, et réponse de Jean François Deniau

Le 21 novembre 2002

Angelo RINALDI

Réception de M. Angelo Rinaldi

 

   M. Angelo Rinaldi, ayant été élu par l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. José Cabanis, y est venu prendre séance le jeudi 21 novembre 2002, et a prononcé le discours suivant :

 

 

    Mesdames et Messieurs de l’Académie,

     Vous voudrez bien accepter que je prenne appui sur l’exemple du génie, comme on s’aide d’une canne pour avancer. Ce soutien, je le demande à Charles Baudelaire qui a, une fois pour toutes, défini l’état d’esprit de qui aspire à l’honneur d’entrer dans vos rangs. « Si je me déterminais à ne solliciter vos suffrages que lorsque je m’en sentirais digne, je ne les solliciterais jamais. » Jamais, un mot que le poète se plaît à souligner dans sa lettre de candidature. Cette lettre, il l’adresse à votre secrétaire perpétuel, qu’il ne pouvait espérer d’appeler, un jour, par un prénom féminin, lorsque s’établissent ces rapports d’amitié et de confiance qui ne sont pas l’un des moindres bonheurs que réserve votre Compagnie. Ni Hélène, ni Jacqueline ni Florence pour Charles. Devant lui se dresse, en redingote, M. Abel Villemain, découvreur et traducteur d’inédits de Cicéron, à qui nous ne pensons peut-être plus assez. À un autre correspondant, Baudelaire confesse : « Mon cher Flaubert, j’ai fait un coup de tête, une folie que je transforme en acte de sagesse par ma persistance. » On sent s’élargir en lui l’angoisse étreignant le gardien de but au moment du penalty, mais la partie, Baudelaire ne l’a jouera pas jusqu’au bout. Elle sera interrompue de son fait : l’amant de Jeanne Duval déserte une pelouse qui est, en somme, à vos couleurs, et retire sa candidature. On ne saurait donc vous reprocher de ne pas l’avoir accueilli sous cette coupole qui, comme un parachute ascensionnel, nous donne l’impression de nous élever. Ni lui ni quelques autres qui n’eussent sans doute pas eu l’heur de se plaindre de votre hospitalité, si seulement ils l’avaient sollicitée. De son propre aveu, Baudelaire se fût contenté d’obtenir trois voix afin de prouver à sa mère — si sceptique quant à son avenir — qu’il ne resterait pas un bon à rien, celui qui a dilapidé la moitié de l’héritage paternel en achat de paires de gants roses. Trois voix, c’eût été un brevet d’honorabilité. Poésie et roman n’ont jamais eu bonne presse auprès des mères ; elles leur préféreront toujours l’École polytechnique, qui commence par habiller chaudement ses élèves.

     Le candidat qui affirmerait que, dans l’aventure, il n’a pas pensé à ses parents, céderait sans doute à la pudeur. Vous me permettrez de m’en affranchir une seconde, ne serait-ce que pour faire mesurer le retentissement intime de votre bienveillance à mon égard – des faiblesses, somme toute, vous m’en avez pardonné d’autres. José Cabanis, dont j’ai scrupule, aujourd’hui, à occuper la place, comprendrait celle-là. Lui-même parvenu à l’âge où nul n’élude plus la fameuse question : « Avons-nous assez aimé ceux qui nous aimaient ? », répond sans complaisance dans le commentaire des lettres qu’il avait envoyées aux siens, quand il était un jeune homme réquisitionné par le S.T.O., en Allemagne. Si le remords n’abolit pas le passé, si la pénitence ne vient pas à bout de la névrose, la mélancolie n’est pas moins, en nous, le seul sentiment qui pense. José Cabanis, classe 1942, lui doit quelques-unes de ses meilleures pages. Nous y reviendrons.

     Mesdames et Messieurs de l’Académie, oserai-je vous avouer que je me sens aujourd’hui dans l’accomplissement de ce rite de passage comparable à l’initié qui, face aux Anciens silencieux et immobiles, d’une tribu d’Afrique centrale, a gravi un degré dans l’échelle de la connaissance, se trouvant, dès lors, pourvu d’une parole créatrice. Elle devrait établir désormais ma différence, un pouvoir divinatoire et curateur avec sa contrepartie qui n’est pas mince. À savoir, un statut potentiel de bouc émissaire, convaincu d’accointances avec la nuit sorcière et le monde à l’envers des doubles, menacé, en conséquence, par la souillure, la chute et la mort sans espoir de réveil. On voit les risques, que le candidat ne mesure peut-être pas assez. Je m’y expose volontiers pour n’être pas séparé de vous, et la mort, grâce à vos bontés, je l’attendrai au creux d’un fauteuil dans la posture perplexe de la dame assise de Copi. Elle ne parviendra sans doute pas à dissiper mon étonnement, puisque, de l’autre côté du miroir, parmi les ombres et la foule de noms illustres, j’aurai à souffrir autant de la comparaison que parmi les vivants. Une fois précisé que si je vous transporte en Afrique, c’est pour rappeler aussi que sur ce continent, se joue pour une large part l’avenir de la francophonie — aussitôt dit, je freine des quatre fers : votre règlement s’oppose à ce qu’un simple récipiendaire exprime un sentiment d’admiration pour ses collègues. Et nous devinons vite que c’est par délicatesse. Parce que dans votre Compagnie s’abolissent toutes les différences, qu’elles tiennent aux disciplines que vous représentez, aux convictions que vous illustrez. Au vrai, l’Académie est l’asile de cette égalité qu’une société toujours vouée à la reproduction et à la transmission du même, par un mécanisme de poupées russes sortant les unes des autres, tarde à pratiquer dans chaque domaine. Cela renforce chez vous le charme d’une courtoisie disparue ailleurs et par là, non moins révolutionnaire — presque olympique. N’accompagne-t-elle pas un sport où, longtemps, la France fut classée première ?

     L’égalité dans vos rangs et votre histoire, mélange les époques et le passé, comme des linges claquant au vent sur la même corde. Si, à cette place, le roi n’est toujours pas mon cousin, je puis estimer que Bussy-Rabutin, qui fut l’un de mes prédécesseurs, le devient un peu. L’auteur de l’Histoire amoureuse des Gaules rivalisa d’esprit avec sa cousine, Madame de Sévigné, la verve de l’un excitant celle de l’autre. Dans l’espoir d’une pareille contamination, de quelle famille ne voudrait-on pas forcer la porte ? D’autant plus que, dans celle-ci, bien après Bussy, il y eut Jules Lemaître, grand critique, Tourangeau au savoir encyclopédique qu’un débutant prometteur — Jean Cocteau — initia, sur le tard, au charleston. Cocteau le dessine avec sa barbe de dieu du fleuve, ce qui va de soi dans une guinguette des bords de Marne, où l’oracle des lettres apprend à danser, justifiant par avance, et pour chacun, le mot de Mme Marlène Dietrich que vous pourriez reprendre : « La jeunesse, c’est mon avenir. »

     Sans vouloir démêler les raisons de votre générosité à mon endroit, j’aimerais cependant croire que l’une d’elles n’est pas sans lien avec mon lieu de naissance. Je voudrais me persuader que vous avez eu aussi à cœur de réparer un oubli. Depuis trois siècles et demi, compte tenu de la diversité de votre recrutement, toutes les provinces eurent un délégué parmi vous, à l’exception d’une seule. Celle d’où je viens, où certains cherchent à mettre au dictionnaire, non pas un bonnet rouge, mais une cagoule. Elle est incompatible avec la démocratie dont les rites se pratiquent à visage découvert. Quelques victimes d’une sorte de régression infantile s’efforcent, là-bas, de promouvoir, au détriment du français, un dialecte certes inséparable de la douceur œdipienne des choses, mais dénué de la richesse de la langue de Dante. À la surface des sentiments et des idées, le dialecte ne creuse pas plus profondément qu’une bêche, quand il faut, pour atteindre les profondeurs, les instruments du forage, d’une langue à chefs-d’œuvre, telle que le français, dont la garde, la défense et l’accroissement des richesses vous incombent. Peut-être, à travers un individu qui, Dieu merci, doit le principal à l’enseignement laïque d’une parole ne cessant d’annoncer au monde son affranchissement, peut-être avez-vous saisi une occasion de témoigner votre sympathie à une majorité invariable et républicaine. À une terre entourée de toutes parts d’eau, de préjugés, de drames archaïques et de gesticulations napolitaines, qui ne vous abusent pas quant à la réalité.

     Mesdames et Messieurs, vous me pardonnerez une confidence si elle a un rapport avec votre Compagnie. J’ai eu de bonne heure une idée de celle-ci à l’âge où l’on n’a des idées sur rien. Mais ce n’est pas, hélas ! un signe de précocité intellectuelle si elle entra dans mon imaginaire vers ma dixième année. C’est le fruit du hasard. Le jeudi, on m’envoyait me dépenser dans le parc d’un palace aujourd’hui en ruine. Ce jour-là, en allant, au préalable, saluer la cousine de mon père qui travaillait dans cet hôtel, je la retrouvai, transformée en dame du vestiaire, col Claudine et jupe noire, derrière une table, dans les salons dont les ors ternis brillaient sous la lumière des candélabres. La nombreuse assistance attendait la causerie d’un écrivain fameux, Pierre Benoit, qui fut des vôtres. Un romancier, je savais ce que c’était, au moins en gros ; un académicien, non. D’après les allusions à un certain habit, je l’assimilai à quelque préfet – un préfet qui eût, en quelque sorte, le gouvernement des corps immatériels que sont les héros de fiction. On nous apporta le couvre-chef, les gants qui n’étaient pas roses, et l’imperméable du conférencier qui gagnait l’estrade d’un pas souple. À l’intérieur du couvre-chef, je lus le nom d’un chapelier des Champs-Élysées. L’imperméable me parut taillé dans la même soie que la cape de Mandrake le magicien, mon héros de prédilection. Pierre Benoit, je ne l’observai que de loin : des cheveux plaqués amassaient sur sa tête la mousse qui, à la fin des pluies d’hiver, venait aux Pomones et aux Hercules de plâtre, sous les fenêtres de l’établissement. Mais, cette fois – miracle – la statue parlait. Au bout d’une heure, elle disparut sous les applaudissements, et nous avions toujours ses vêtements en dépôt. Qu’allions-nous en faire ? Qu’en avons-nous fait ? Ne serais-je pas, de quelque manière, en train de les rapporter Quai de Conti ?

     Pierre Benoit avait écrit un roman qui empruntait son titre à une région située à trente kilomètres de la ville qui le fêtait. On l’appelle le désert des Agriates. Pierre Benoit – l’année même où José Cabanis publiait son premier roman, L’Âge ingrat – était venu vérifier que le pays avait eu la politesse de correspondre avec ce qu’il en avait imaginé.

     De désert qui veuille l’ermite, le légionnaire et le chameau, il n’y en a pas, à proprement parler. On désigne sous ce vocable un foisonnement à tel point dense qu’il est inhabitable ; sans routes ni sentiers et, donc, sans panneaux de signalisation. Il se compare à l’état amazonien où se trouvait la langue française à l’époque où le cardinal de Richelieu a décidé d’envoyer en inspection ingénieurs, paysagistes, urbanistes et jardiniers qui allaient, sous son égide, former votre Compagnie. Comment le dernier arrivé ne rendrait-il pas au Cardinal l’hommage qui est de coutume, sans chercher ce qui n’a pas encore été dit à son sujet ?

     Le premier ministre de Louis XIII connut l’hostilité de l’opinion publique, l’ingratitude des princes et les menaces du parti de l’étranger, qui avait alors l’accent espagnol. À sa mort, avec cette perspicacité que la haine procure, ses ennemis cherchèrent encore à l’atteindre, à travers les objets de sa plus constante affection. À peine avait-il rendu l’âme, qu’ils tuèrent les chats avec lesquels il vivait, et qui le suivaient même à l’armée — ces chats qui lui avaient enseigné ce qui est sans prix pour un homme d’État : la patience devant les portes fermées. À titre de compagnons et de victimes, leurs noms figurent dans l’inventaire des biens d’Armand Duplessis, versé aux Archives nationales. Une fois, quelqu’un se devait de les évoquer, en ces lieux. Aujourd’hui, si nous regardons bien dans l’air environnant, peut-être distinguerons-nous leur sourire identique à celui que laissait, après chaque apparition, le chat de Lewis Carroll. Vous êtes ici chez vous, Félimare, Gazette, Lucifer, Lodoiska, la Polonaise, Pyrame et Thisbé, inséparables et si doux, et vous aussi, Serpolet, Rubis et Soumise. Vous étiez dans la pièce où le Cardinal dicta à un secrétaire les statuts de la neuve Académie.

     Peut-être, les sept vies que l’on prête à vos congénères ont-elles par osmose quelque chose à voir avec la durée de l’institution, qui s’augmente d’elle-même sans effort avec le passage des années. Peut-être, enfin, le dessin même de la Coupole correspond-il à l’arc de votre échine lorsque, de colère, vous vous dressez contre les prédateurs. Car vient le moment où le félin doit sortir ses griffes pour préserver des intrus son périmètre de chasse. De Bruxelles, qui est en Belgique, où il y a aussi Waterloo et quantité de cases de l’oncle Tom, ne cessent de partir les assauts contre la langue française, livrés par les tenants d’un idiome unique, c’est-à-dire l’anglais. La Commission européenne ne cherche-t-elle pas, maintenant, à l’imposer au monde de la publicité, au motif qu’il serait facilement compris de tous ? Par les technocrates, on n’en doute pas.

     On dit, parfois, que vous êtes conservateurs. C’est un contresens, et, du même coup, une louange. Car ce qui perd les conservateurs, c’est surtout le mauvais choix des choses à conserver. Depuis des siècles, vous escortez un trésor qui est le bien de tous, et que le peuple fabrique et utilise. Vous l’escortez, tels des convoyeurs de fonds, et c’est peut-être le sens d’une épée que nous devons à l’extrême générosité de nos amis. Vous maintenez au premier rang le rôle de la littérature. Ce qui ne se voit, sous cette forme, dans aucun autre pays. Vous détenez un aspect de la singularité du nôtre, et peut-être, au rythme où fond la souveraineté nationale, en aurez-vous, entre les mains, sa dernière parcelle — en fait, la plus précieuse, qui est même au-dessus des constructions juridiques. La francophonie est une patrie sans rivages ni frontières. Qui use du français, ou qui l’adopte, en est le citoyen de plein droit, et notre égal. On a distingué savamment entre le droit du sang et le droit du sol. Vous inventez un droit du songe qui, à travers le langage, nous raccorde à ces légendes dont un poète à pu dire, que s’il en était privé, un pays se condamnait à mourir de froid.

     Je n’ai pas eu besoin de désigner la province d’où je viens pour succéder à un autre provincial que je ne ferai pas oublier. Cette province fut, naguère, réputée pour le lyrisme de ses pleureuses qui, dans l’éloge des disparus, relayaient en solo le chœur du théâtre grec. J’ai eu le privilège d’approcher l’une des dernières, qui mourut centenaire au mitan des années soixante du siècle passé. Elle se rappelait comme d’une scène de la veille, l’impératrice Eugénie à bord d’une calèche roulant dans la poussière, alors qu’elle-même était une petite fille. Les paysans de la plaine, minés par la malaria, avaient conduit leurs rejetons sur le passage du cortège, afin qu’ils puissent, plus tard, témoigner d’avoir contemplé ce phénomène : une femme qui mangeait trois fois par jour, en oubliant le goûter, et n’était même pas obligée de finir son assiette. Eugénie, l’amie de Mérimée faisait escale dans l’île au retour d’un voyage officiel en Égypte. Hélas ! pour notre désagrément, les Bonaparte rentrent toujours d’Égypte. Celle-là courait rejoindre aux bals de Saint-Cloud, la farandole qui s’achèverait à Sedan.

     Le temps se dilate ou se contracte, pareil à une gomme que l’on mâche, et d’ailleurs, le temps existe-t-il se demande le philosophe Francis Kaplan – existe-t-il – s’il n’est qu’une affaire de subjectivité comme l’impression de rouge ou le goût sucré ? José Cabanis a dû remarquer que douze fauteuils seulement le séparaient du règne de Louis XIII. Empilés les uns sur les autres, en y ajoutant le sien, il n’est pas sûr qu’ils atteindraient la hauteur requise pour qu’un acrobate fasse pleuvoir sur nous ses confettis ou quelques grains d’or détachés par un mousquetaire des ferrets d’Anne d’Autriche.

     Pour la pleureuse que j’évoque, à qui la maladie communiquait à sa jambe le tremblement de la sibylle de Delphes en transe, c’était hier. La nuit ou le jour, on frappe à sa porte. On la surprend devant ses fourneaux. Elle dénoue son tablier afin de suivre l’émissaire de la famille endeuillée, qui la fera monter en croupe sur son mulet. Chemin faisant, dans la montagne, il lui fournira les détails sur la vie du disparu, et les circonstances de sa mort, quelquefois violente. Aussi, forte de ces renseignements, à son arrivée, sans même accepter un verre d’eau, ira-t-elle droit au pied du lit où repose cet inconnu qu’elle appelle maintenant par son prénom. En quarante quatrains — pas un de moins, pas un de plus — elle installe le trompe l’œil de l’éloge funèbre élargissant les perspectives, et transforme en Iliade la chronique d’un paysan jamais sorti de sa vallée. Quelle aubaine pour le lyrisme de la visiteuse, si la victime était encore jeune : une vie trop tôt interrompue autorise à rêver ce que nous eussions pu devenir en dominant nos fatalités intimes. La longévité diminue sans doute notre part de mystère, et la mort, qui réclame un style oratoire, convenait à merveille à une contrée de civilisation pastorale où, faute d’art, le meilleur de soi s’en allait par la bouche, qui exprimait tout le talent de l’individu. Il est peu probable que José Cabanis eût apprécié le grandiose du genre, en écrivain de la demi-teinte qu’il était, en représentant d’un milieu où il y a des bibliothèques depuis l’invention de l’imprimerie. Et c’est peut-être pour prévenir une offense à sa discrétion qu’il se chargea lui-même de rédiger sa nécrologie.

     Un éditeur avait eu l’idée de demander à des contemporains ce qu’ils souhaitaient que le public retînt et d’eux-mêmes et de leur œuvre, dans un dictionnaire où la rédaction de la notice les concernant leur était confiée. Jusqu’à un prix Nobel qui accepta de prendre la pose pour cette photo collective de classe où, chacun, comme au cimetière, ignore son voisin. Bien peu flairèrent le piège. Ai-je su, pour ma part, l’éviter en suggérant de placer devant ma tombe l’écriteau suivant : « En cas d’absence, prévenir le gardien » ? Quoi de plus naïf et de solitaire qu’un écrivain ? Il ne paraît souvent plein de lui-même que parce que les autres, à commencer par ses proches, ne le remplissent d’aucune attention. La réponse de Cabanis en trente lignes, c’est le récit, tout d’une traite d’un voyageur du train, avouant, soudain l’essentiel à un autre voyageur, dont la tête l’inspire, et qu’il ne reverra plus jamais par la suite. Nous sommes tous lourds de secrets que nous n’avons pas cherché à percer, que, souvent, nous ne méritions pas, d’aveux de détresse auxquels nous n’avons pas su répondre, nous détestant ensuite pour cela, notre capacité de réconfort toujours moins grande que le besoin d’être nous-mêmes consolés.

     À soixante-six ans, Cabanis reconnaît que ses romans lui valurent des prix littéraires enviés et des lecteurs, mais un critique ayant décrété que le dernier n’était pas bon, il avait résolu de n’en plus écrire. Et de préciser qu’« il se mit alors à composer des essais où se mêlaient littérature et histoire ». Qu’advint-il ? Je mets des guillemets dans ma voix : « Les vrais historiens et les amateurs sérieux d’Histoire se méfièrent du romancier. Les lecteurs de romans n’eurent aucun désir de connaître Montalembert, Lacordaire, Mgr Dupanloup et Mme Swetchine dont il paraissait faire ses délices. » Lacordaire. Combien savent maintenant que sa prédication, à Notre-Dame, attirait autant de garçons et de filles qu’aujourd’hui un concert de rock ?

     José Cabanis a étudié et aimé cette société intellectuelle et catholique qui, derrière la bannière de Lamennais, poussa l’Église à s’allier avec la liberté. Le narrateur de l’un de ses romans, Des jardins en Espagne, déclare que le crime est d’avoir fait haïr le Christ par ceux-là mêmes pour qui il était venu, et qu’il aimait. Si le XIXe siècle, dans sa première partie, s’achevant avec l’avènement de la bourgeoisie industrielle et l’exploitation des enfants à l’usine, intéresse tant le chrétien Cabanis, c’est que la partie était encore rattrapable. À travers l’engagement des intellectuels catholiques qui ont espéré le ralliement de l’Église à la démocratie, jusqu’à ce que Rome eût fulminé la condamnation du modernisme, Cabanis raconte une bataille comme si lui-même y avait participé. Mais les sons et les lumières nichés par ses soins dans les châteaux de la théologie, et le nombre des figurants mis en scène par le romancier intimiste s’adaptant de but en blanc au maniement des foules, ne lui valent qu’un succès d’estime. Va-t-il renoncer ?

     À la ligne quinze d’une confession d’autant plus sincère qu’elle fut livrée à la sauvette, et comme par jeu, on brûle d’appeler à la rescousse Pascal, et tel chanteur de variétés. Pascal qui dit : « Sil se vante, je l’abaisse ; s’il s’abaisse, je le vante. » Le chanteur a conquis les foules en révélant l’ambition qui tarabustait sans doute déjà notre ancêtre en train de dessiner au charbon sur les parois des grottes de Lascaux : « Je me voyais déjà en haut de l’affiche. » Après avoir publié son Michelet, José Cabanis, en haut de l’affiche, n’y figure toujours pas. Va-t-il renoncer ? Non, mais il décide alors de publier son journal intime où, selon ses dires, il « montre davantage sa grande oreille catholique ». Pour quel résultat ?

     La confidence suivante va nous le révéler. Ne semble-t-elle pas émaner du cœur d’un enfant, lorsque celui-ci n’a pas reçu de sa mère le baiser du soir, dans l’attente duquel tout manque dans la journée est supportable ? Au seuil de l’âge, il regrette qu’on ne lui ait pas dit « ce qui — je le cite — avait ouvert une glorieuse carrière à François Mauriac : « Vous êtes dans la voie royale, celle des René Bazin et des Henry Bordeaux. » Et il y a de l’ironie sous sa plume à citer ainsi des auteurs édifiants — je ne parle pas de Mauriac — lui, qui s’inscrivait en faux contre le concept de roman catholique parce que le romancier n’a d’obligation envers aucune doctrine et que, d’ailleurs, la conception du libre-arbitre, selon les théologiens, s’accorde avec la description de créatures déchirées, comme nous tous, par des volontés diverses, quand elles ne sont pas contradictoires. Un individu est riche aussi de ce qu’il a refusé d’accomplir, aussi riche de non que de oui.

     Mesdames et Messieurs, il ne vous a pas échappé, grâce à votre expérience, qu’il n’est au pouvoir d’aucun Sainte-Beuve d’empêcher l’éclosion d’une œuvre. Car les romans sont aussi imprévisibles qu’ils sont irrépressibles. Ils jalonnent, dans le cœur du romancier, une ligne de fracture identique à celle qui court dans les profondeurs du globe terrestre, où le craquement des masses sourdement en fusion, détermine à la surface l’activité des cratères ; mais jamais on n’a vu un volcan décider sa propre éruption, son couronnement par une flamme qui sera ou non aperçue de loin. Et le roman se compare à cette lueur : il est, pour l’auteur, ce point où la lumière culmine dans ce passage qui, pour le romancier, va de l’anonymat à l’oubli – surtout quand on a trop été célébré de son vivant. S’il ne correspond pas à l’envie sociale de devenir un écrivain, s’il répond à une nécessité – à un sursaut pour remédier à un affaissement intime – un roman n’est rien d’autre qu’une dépression nerveuse dominée par la syntaxe. Le Journal de Virginia Woolf, qui se jette à l’eau, son dernier manuscrit terminé, le prouve d’abondance.

     Aussi sommes-nous fondés à soutenir qu’écrire des romans est une occupation désespérée, mais non pas qu’elle est une occupation sérieuse, au sens du sérieux que la société réclame et considère. D’où le paradoxe : le romancier, insatisfait de sa vie, y renonce pour s’abandonner à une expérience encore plus affreuse : se plonger dans les horreurs du réel. Et ce serait la politique de Gribouille, glisser de l’affrontement de soi à une saisie partielle de la globalité du monde, s’il n’y avait l’hypothèse et l’espérance de ce que l’on rencontre au bout du chemin. Si pauvre qu’il soit lui-même, le romancier ressemble à ces rois de France qui s’en allaient, à la frontière, épouser des infantes, dont ils ne possédaient que le portrait approximatif en médaillon.

     Le roman nous met en marche vers un rendez-vous d’amour où l’on ignore qui l’on trouvera sous le réverbère, dans le brouillard de la fatigue. Et la promesse d’une forme vivante, qui effacera l’initiale sensation de vide, justifie par avance la peine que l’on s’inflige. Je dirai pourquoi, à mon avis, José Cabanis abandonna un genre qui n’est pas celui par lequel me furent d’abord révélés et son talent et sa musique. Cabanis était du Midi, il avait un prénom espagnol. Goya lui était si familier qu’il lui inspira un essai. Il connaissait donc l’arrastre, un terme qui désigne l’enlèvement du taureau hors de l’arène au moyen d’un train de mules ou de chevaux ; c’est donc l’arrastre de l’écrivain et de ses livres qui nous occupe.

     Mesdames et Messieurs de l’Académie, mon admiration pour mon prédécesseur remonte loin. Elle n’est pas de circonstance. Le prouvent des articles publiés à ce moment où, ne s’étant pas encore agrégé à votre Compagnie, il pouvait s’imaginer seul, dans une ville où, sans doute, il ne fut pas plus souvent regardé que, naguère, Cézanne ne le fut à Aix-en-Provence. Qu’un artiste vive loin de Paris étonne les habitudes françaises. Mais l’Académie – c’est sa supériorité – ne s’arrête pas aux habitudes. J’ai abordé l’œuvre de José Cabanis par la lecture de ses essais. Je suis monté dans le convoi qui était en marche, pénétrant, par chance, dans le compartiment réservé à Saint-Simon, non pas le fondateur du socialisme, mais le duc, qui était son grand-oncle. Cabanis pensait-il à Saint-Simon lorsque, depuis les fenêtres de sa maison à la campagne, il observait les coqs qui évoluaient dans la cour de son arche de Noé ? Saint-Simon qui se pousse, s’agite, bat de l’aile, est un coq perverti dans la ménagerie de Versailles. Il chante non pour saluer le lever du soleil, mais de rage, en souhaitant le coucher au plus vite du roi qui s’est identifié à l’astre, et à qui il ne pardonne pas de favoriser des serviteurs recrutés dans la bourgeoisie. Le roi préfère le talent à la naissance : Louis XIV est un progressiste. En abordant la lecture de cet ouvrage, je sais comme tout le monde que le sens de l’Histoire n’est pas la principale qualité du mémorialiste, et qu’il est apprécié pour d’autres raisons. Quel romancier esquivera jamais la rencontre avec un auteur qui commande sept mille personnages ?

     Quel utilisateur de notre langue parviendrait à oublier que les meilleures pages de notre littérature, nous les devons à des mémorialistes – de Commynes à Chateaubriand, le général de Gaulle fermant provisoirement la marche ? Il en est d’un bon livre comme d’une opération de la cataracte : notre champ de vision en est élargi. Soudain, avec Cabanis, on découvre que Saint-Simon procède à la manière de Buñuel dans le film L’Ange exterminateur, où une force mystérieuse empêche les invités de quitter les lieux de la fête, bien que les portes soient largement ouvertes. Condamnés à l’enfermement et au tête-à-tête, les uns et les autres ne gardent pas longtemps le masque sous lequel on se présente en société. Très vite, chacun se montre tel qu’il est. Les Mémoires de Saint-Simon sont le tableau de la décomposition voulue par le monarque, ses victimes sont réduites à une sorte de danse de feux-follets au-dessus du marécage. Imaginerait-on les majors des grandes écoles, les noms les plus fameux du pays, dans les arts aussi bien que dans la politique, n’avoir à présent pour ambition que d’être logés dans une cellule à la Santé ou à Fleury-Mérogis, où les trompettes de Lully sonneraient à l’heure de la promenade dans la cour ? Oui, sans doute, si la faveur des princes était, comme à Versailles, au prix d’une incarcération volontaire.

     Voilà la première chose que fait comprendre Cabanis par sa méthode qui est supérieure à celle du spécialiste : il ne choisit un sujet que par passion, et n’attend de récompense que dans son plaisir personnel. L’auteur qu’il aime, il s’en repaît. Ensuite, il s’en souvient. Et les citations composent la mèche lente, préparant la mise à feu. Et nous sommes guéris d’un préjugé si nous avons abordé Saint-Simon avec l’arrière-pensée que sont périmées ses histoires de tabouret de duchesses et d’étiquette. Le protocole est une arme toujours en usage. Il recouvre des rapports de force et renouvelle sans arrêt ses modalités. La simplicité de mise dans les clubs de vacances a elle aussi ses rigueurs, non moins contraignantes que les courbettes d’antan.

     Vous rappelez-vous la visite du général de Gaulle à Moscou, en 1945 ? Qu’est alors la France, en cette année où ne sont pas encore éteints les soleils glaçants d’Hiroshima ? La France repose presque entièrement, pour sa survie en tant que puissance, sur le caractère et le génie de celui qui la dirige. À la gare, ce matin-là, le Général attend que les ministres soviétiques se montrent à la portière. S’ils y consentent, cela équivaudra à sa reconnaissance officielle en qualité de chef d’État. Sur le quai, les ministres de Staline, en retrait, ne bougent pas, le Général non plus, que l’on imagine en grande tenue dans son wagon, tirant bouffée après bouffée de sa cigarette, car il fume encore. L’attente se prolonge. Serait-ce un train fantôme ? Enfin, l’un des officiels, coiffé de la chapka de rigueur, se détache du groupe, esquisse un pas en direction du marchepied.

     Un point est marqué, une étape franchie, grâce au protocole que Cabanis nous montre chez Saint-Simon dans le déploiement de ses ruses, et de ses meurtres commis en silence, dont les victimes n’ont même pas le droit de crier autour des tables de brelan. Car, pour se désennuyer, on joue gros jeu à Versailles ; et le jeu est encore une forme de l’asservissement d’une caste que, dans l’intérêt du gouvernement, on désarme à force d’oisiveté. Le sceptre de Louis XIV est le râteau du croupier qui ramasse et, quelquefois, pousse vers un provisoire gagnant un argent qui retournera dans le circuit.

     Cabanis nous prépare une seconde révélation. On affirme et on répète que la langue française a subi deux secousses majeures depuis la réforme ordonnée par Richelieu : la première, l’avènement du romantisme dont le cri est la note stridente qui brise le cristal de la coupe de champagne. À force de transparence, à la fin du XVIIIe siècle, la langue courait le risque de se confondre avec le vide. Autre secousse, selon le dogme : celle que provoque l’auteur du Voyage au bout de la nuit, dont on fait grief à Benjamin Crémieux d’en avoir refusé la manuscrit chez Gallimard. Benjamin Crémieux devait mourir sous la torture à Buchenwald. Peut-être son refus signifie-t-il qu’il avait, sur-le-champ, tout compris.

     Grâce à Cabanis, nous constatons que Saint-Simon est bien plus novateur que tant de modernes, qu’il effectue une révolution bien plus durable et heureuse que celle de son neveu Henri, à qui Charlemagne – leur supposé ancêtre – serait apparu en rêve pour l’approuver d’avoir inventé le communisme. La poudre d’or qui sèche ses pages manuscrites à la lumière des bougies, lors de la rumination des années, le duc l’introduit dans les mécanismes grammaticaux. Il présente un mélange unique de libertés et d’archaïsmes, de tours insolites et de parler paysan, d’offenses aux règles de régularité et de clarté, d’utilisation irrégulière des temps, de rapidité comme celle que Voltaire admirait dans le vers de Polyeucte : « Son devoir m’a trahi, mon malheur et mon père. » Il n’est pas jusqu’aux clichés, que Saint-Simon ne rajeunisse. On n’étonne pas en écrivant que l’on jette un regard noir, mais écrire « regarder noir », c’est déjà l’œil de Picasso. Ainsi se justifient dans le cubisme ces mauvais traitements d’apparence, qui font mieux apparaître la vérité intérieure du modèle.

     On ne sort pas de la lecture d’un livre de Cabanis – n’importe lequel – sans éprouver le désir de découvrir les précédents ou les suivants, de remonter jusqu’à la source. On sait qu’un artiste authentique réussit deux choses dans la vie : ne pas la gagner et arranger, d’instinct, les circonstances les plus favorables qui soient à son inspiration. C’est pour décrocher enfin l’amour de sa mère que Balzac travaille, mais, pour cela, il a besoin d’un état d’urgence. Quel meilleur moyen de l’obtenir, qu’en se ruinant à vouloir faire pousser des ananas en Seine-et-Marne ? Le génie, en pareil cas, ne répond qu’à des sommations d’huissier. De son côté, Dostoïevski, qui préfère le casino, en vient à mettre en gage son pantalon pour envoyer, par télégramme, un appel au secours à son éditeur ; sans doute un éditeur doit-il être russe pour être généreux. Cabanis, lui, veut s’assurer les moyens de n’écrire que ce qui lui plaît, il travaille donc en qualité d’expert immobilier auprès des tribunaux ; son rêve romanesque diminue son sommeil. Contre la tradition, il ne monte pas à Paris. À quoi bon ? Des décors sont toujours à portée de main pour n’importe qui, n’importe où. Plus la vie d’un romancier est banale, plus grandes sont les chances que ses histoires aient relief et profondeur. La biographie de Proust ne tient-elle pas dans un carnet de bal ? La Moscou décrite par Dostoïevski a la même étendue que le sixième arrondissement de Paris. Les sœurs Brontë ne pointent le nez hors de leur presbytère que pour regarder le vent passer sur la lande. Infirme, le poète Joë Bousquet ne quitte pas son lit. On ne prétendra pas, ici, que le chiffre quarante épuise toutes les ressources de la psychologie humaine, mais le double ou le triple, oui, peut-être.

     Entre sa ville natale, Toulouse, où il a son bureau, Nollet, sa maison, Bagnères-de-Bigorre, d’inguérissables souvenirs d’enfance, ils sont bien plus nombreux à se soumettre à son investigation. Toulouse, Nollet, Bagnères : à chacun de ces noms correspond l’une des pointes du triangle où s’inscrit son œuvre jusqu’à la fin. Cabanis appartient à une famille mi-bourgeoise, mi-aristrocratique d’une ville qui, sous sa plume, perd sa couleur rose, et paraît s’envelopper, comme montée du fleuve, d’une prégnante brume d’insinuations, de suggestions. Un aïeul en fut le maire, un oncle eut son portrait brossé par Ingres, qui était son ami. Nous sommes dans les meilleures familles qui versaient dans les albums, à chaque génération, des moments de jeunesse ou de satisfaction sociale saisis par des photographes déployant sur leurs épaules des mantilles de veuves. Nous sommes dans la France des secrets de famille, des jardins clos, des repas et des principes réguliers, des rues le long desquelles il y a des charrettes aux bras levés, mais aussi dans la France des Saint-Cyriens et des cavaliers de Saumur qui meurent en gants blancs. Est-ce pour faire plaisir à son père, tel Kafka, qu’il étudia le droit ? Il avait aussi un diplôme de philosophie. Il choisit cependant de s’inscrire au barreau.

     Il ne va jamais loin, l’avocat qui commence par verser cent francs à son premier client, dont le sort l’attendrit, et l’écrivain en herbe annonce son propre avenir par le premier article qu’il publie. Il salue le journal de Léautaud, qui commence à paraître pour le plaisir de mille lecteurs ; cet article, il néglige de se le faire payer. Pour vivre, Cabanis s’est condamné à la fréquentation du seul pouvoir qui ne soit pas soumis à l’élection, et qui est, par là, redoutable : le pouvoir judiciaire. N’ont-ils pas été dupes de sa courtoise indifférence, avocats, magistrats et policiers qui lui procureront des figures à la Daumier ? Ce n’est sans doute pas par hasard qu’il laisse dire à une malheureuse, que les frasques de son fils conduisent dans les prétoires : « Ce sont des salauds comme les autres. » Cabanis donne toujours à ses personnages le vocabulaire de leur milieu social, en accord avec l’intensité émotive du moment, du moins dans son premier cycle romanesque qui s’est, pour ainsi dire, composé tout seul parce que des figures jusque là secondaires venaient en rêve solliciter un premier rôle pour le récit suivant.

     Inoubliable Benazet, le patron de presse régnant sur une région, et toujours au service du gouvernement en place. Inoubliables Mme Fruitat, tenancière d’une maison de rendez-vous à l’usage des notables, l’abbé Martin, un ecclésiastique affairiste, qui n’a pas son pareil pour capter les héritages, et la richissime Mme de Chartreux, qui passe volontiers les mains sur la poitrine des jeunes femmes à son service et commande à sa lectrice : « Je sors des cabinets. Allez donc tirer la chasse. » La lectrice, c’est Juliette Bonviolle qui apparaît ça et là dans la fresque avant de devenir une héroïne à part entière, avec ses yeux qui ne parviennent plus à sourire parce qu’ils en ont trop vu des hommes et de leurs lâchetés.

     Des scènes de la vie de province, brossées par quelqu’un qui n’a jamais renié l’éducation reçue chez les pères jésuites, ni combattu ce sentiment de culpabilité, qui fait dire que, dans les écoles privées, tous les élèves obtiennent un prix, en vérité, pour beaucoup moins on aurait envie de crier au Mauriac, comme autrefois on criait au loup. Mais on doit se méfier de l’habitude des critiques et des universitaires consistant à accoupler des écrivains du même siècle ; elle aboutit à confier de faux jumeaux à la DASS. Un cousinage de détresse entre Juliette Bonviolle et Thérèse Desqueyroux n’est pas niable, toutefois la ressemblance s’arrête là. Mauriac joue sur un registre plus étendu. Ses doigts parcourent tout le clavier. Cabanis ne mise que sur trois notes. Nous savons qu’il n’en faut pas davantage pour que la chanson de Mackie, de Kurt Weill et Brecht, et la Barcarolle, des Contes d’Hoffmann, soient des chefs-d’œuvre, en raison de leur simplicité concertée, que Cabanis obtient tout de suite. On s’en étonne, parce que, selon la pente usuelle, un débutant donne l’impression d’apprendre à écrire en se figurant qu’il écrit les livres qu’il a déjà lus : tâtonnements, imitation, surabondance, surcharges furent épargnés à Cabanis qui aura fixé d’emblée sa manière. Dans ses romans, arrachés à la nuit, s’éloignait-elle beaucoup des expertises qu’il déposait le jour, en juriste, sur un bureau derrière lequel un important l’avait honoré d’un vague signe de tête à son entrée ?

     Le grand avantage de n’être pas un auteur très lu en raison de sa qualité, c’est de demeurer, de son vivant, ignoré de ses victimes, lesquelles, d’ailleurs, si elles se fussent penchées sur le miroir ainsi tendu, eussent surtout reconnu des visages de proches ou de collègues. Si un auteur chrétien nous est, à Toulouse, littérairement né sur la paille, nous le devons aux persécutions qui démultiplièrent à l’infini celles d’Hérode. Cabanis le confessera quarante ans plus tard, en reprenant le journal intime du garçon qu’il fut. Le garçon qui, à vingt ans, n’était jamais venu à Paris et n’avait pas encore vu la mer : « À compter de juillet 1943, dit-il, je connaîtrais ce que je n’avais pas soupçonné, le travail à l’usine, et à la chaîne, moi qui n’avais été qu’un petit-bourgeois préservé. » Et l’ancien déporté du STO d’ajouter : « Je ferais partie d’un sous-prolétariat sans aucun droit, qui ne peut pas se défendre, comptant et compté pour rien, sinon pour les heures de travail qu’on lui impose, sans recours auprès de personne. » Au sortir d’une adolescence prolongée, douillette, soudain, comme Simone Veil vissant des boulons chez Renault, la découverte du geste que l’on répète à l’infini, de la vie mécanique où, dans l’épuisement du corps, il n’y a plus aucune place pour la pensée. L’âme, la chère âme, ne réussit à prendre son envol qu’à hauteur d’un certain barreau sur l’échelle des loisirs et des salaires. Telle aliénation, on ne l’oubliera jamais, si brillante que soit la suite, le cas échéant. Elle place pour toujours qui l’a subie d’un certain côté de la barrière. La pauvreté, c’est la vieillesse dans la jeunesse, de même que la dépression est la mort dans la vie. Le romancier, s’il en réchappe, en sort fortifié, ayant désappris, à l’école de la douleur, à tisser les phrases comme de roses faveurs et rubans autour de la réalité. Cabanis pouvait donc se frotter aux autres sans craindre de se tacher à leurs peintures.

     Des biographies ? Cabanis préférait dire qu’il composait des portraits. Nous avons salué celui de Saint-Simon. Nous aurions pu retenir celui de Chateaubriand, où nous découvrons que la gloire a un goût de chocolat. Expliquons-nous. L’érudit a déniché ce détail : Mme de Chateaubriand dirigeait 92, rue Denfert-Rochereau une infirmerie qui existe toujours, j’y suis allé. La Vicomtesse, découvre Cabanis, avait imaginé de fabriquer et de vendre du chocolat pour soutenir son action. À condition d’en acheter un kilo, la sœur tourière secouait un cordon. Au premier son de cloche, Chateaubriand, par un réflexe pavlovien, allongeait le pas sous les ombrages et, un journal sous le bras, passait en silence devant l’acquéreur, qui avait payé le spectacle. Quel artiste de l’écriture ferait vendre aujourd’hui au tout-venant un poids tel de friandise qu’il conduirait un médecin soignant le diabète à proscrire sa lecture ?

     Cabanis n’a jamais su qu’il avait décidé un journaliste stagiaire, que je connais bien, à sonner à la porte du pavillon de Marcel Jouhandeau, à La Malmaison. Pour chaque nouveau visiteur, le scénario était immuable ; Jouhandeau, de sa voix de fausset, vous chantait un psaume en s’accompagnant à l’harmonium, avant de feuilleter son album de famille. Il y eut une variante ce jour-là : il sortit d’un tiroir un volume où, sur la photo de couverture, lui-même arborait le petit chapeau de Louis XI, à bords relevés. C’était l’étude qu’il avait inspirée à Cabanis, ce dernier rejoignant dans la louange de Jouhandeau celui qui allait devenir, malgré ou à cause de ses engagements, l’écrivain le plus célèbre de son époque. Et vous aurez reconnu Jean-Paul Sartre. Il est instructif que deux esprits si dissemblables – Sartre et Cabanis – se soient accordés dans l’admiration d’un troisième – Jouhandeau – au nom de la prééminence du style.

     Entre deux incursions dans les œuvres d’autrui, notre solitaire de Toulouse – provincial toujours privé de l’appui du réseau parisien qui fait et défait les légitimités – continuait d’écrire des romans qui à mesure se coloraient d’autobiographie. Par rapport à la mode, ils tombaient mal. Une guerre de religion, pareille à celle dont les échos troublaient Montaigne dans sa librairie, ravageait le pays. Elle aura mobilisé et stérilisé une génération, les réservistes compris. Dans le tumulte, on en arrivait à ceci : que certains, non des moindres, n’écrivaient plus que pour illustrer la théorie selon laquelle il était désormais impossible d’écrire. Tandis que – semblables aux bénévoles qui gênent l’intervention des médecins au chevet du malade, et transforment sa chambre en cabine des Marx Brothers – philosophes, psychanalystes, sociologues et linguistes accouraient pour tâter le pouls de la littérature. Ils la déclaraient incurable. À les écouter, le roman ne survivrait pas une décennie. À les entendre, le procès et la condamnation de la littérature équivalaient à une remise en question du monde, s’inscrivant, en conséquence, dans la dialectique révolutionnaire. À quoi bon inciter l’art à s’interroger sur les moyens à employer ? Il ne cesse de le faire, grâce à l’élan créateur naturel de certains qui prouvent le mouvement en marchant. Car il n’y a que l’originalité qui apporte une réponse. On l’a ou on ne l’a pas. Elle ne résulte pas d’un effort de la volonté. Ces débats nourris d’observations techniques à la portée du premier professeur venu et ce recrutement de cul-de-jatte pour un spectacle de danse appartiennent au passé. Tout comme la crise du sujet en peinture, au siècle précédent. Ils ne se prolongent plus que dans les manuels de classe qui sont l’herbier où, dans le meilleur des cas, nos chimères se dessécheront un jour. Mais avant cela, que d’ouvrages théoriques nous avons dû subir. Leurs auteurs se tenaient dessus avec une solennité de pingouins sur les fragments d’une banquise à la dérive. Rédigés par des mandarins, ils étaient lus et commentés par des confrères. Le bourgeois à la page suivait la bataille d’un œil rond. Depuis qu’il a compris qu’un statut mondain doit se doubler d’un statut d’intellectuel – doublure en vison à l’intérieur du manteau – le bourgeois n’est que bienveillance à l’égard des avant-gardes officielles, et de tout ce qui n’entrera jamais chez lui, sous aucune forme, jamais. Les slogans qu’il entendait à l’époque impressionnaient beaucoup le bourgeois. À bas l’intrigue, à bas les personnages, à bas le plaisir dans la lecture. Le même esprit funèbre et liberticide animait ce général franquiste qui cria en public « Vive la mort », ce qui détermina Miguel de Unamuno à prendre le chemin de l’exil. Quelques-uns d’entre nous, qui en avaient encore l’âge, envisagèrent de contracter un engagement dans la Légion étrangère. La tentation n’effleura pas Cabanis qui, sur ce sujet, avait des idées toutes simples, provenant de l’expérience personnelle. Le roman est le contraire d’un constat. Ce n’est pas parce que la pudeur le retient qu’un auteur ne transcrit pas les faits tels quels – un auteur est toujours sans scrupules. C’est parce que la vérité a besoin d’une dose de mensonge, et d’un accompagnement musical pour se rendre vraisemblable.

     Des écrivains catholiques, nous en eûmes beaucoup – si l’expression signifie quelque chose. Il faut cependant chercher hors de France des parentés pour notre Toulousain et donc le rapprocher de l’Américaine Flannery O’Connor, sa contemporaine, trop tôt disparue, et qui fut la dernière admiration littéraire de Jacques Maritain. Tous deux vivaient à la campagne, entourés d’animaux. Le protestantisme, dans le sud des États-Unis, a isolé la catholique O’Connor autant que l’incrédulité du siècle a sous-estimé Cabanis parce que l’on n’a trop cru que leurs œuvres étaient rythmées par les heures sonnant au clocher. Et, à propos de leur art, ils débouchent sur des conclusions à ce point identiques, que l’on résume une même pensée en affirmant que le romancier catholique n’est pas obligé d’être un saint. Il ne lui est même pas nécessaire d’être catholique, mais il n’est que trop vrai, malheureusement, qu’il est tenu d’être un romancier.

     Au terme de l’existence, pour l’écrivain, le journal intime est la corde qu’il se passe autour du cou ; elle le laissera pantelant devant l’éternité. Dans celui de mon prédécesseur, il y a une scène qui m’obsède : on le voit qui s’apprête à signer un service de presse, à Paris. Soudain, il pose son stylo, il se lève, sort dans la rue, entre à Saint-Thomas tout proche, où il ne trouve personne, se rend dans une deuxième église sans plus de chance, récidive plus loin sans succès et recommence ailleurs, à la limite de la banlieue, il tombe enfin sur un prêtre qui le confesse. Cet homme qui s’enfonce dans la brume d’une ville indifférente, son chien Bricou entre les jambes, cette silhouette qu’une voiture manque de renverser à un carrefour, n’est-ce pas Charlot à la fin du film, et la métaphore de toute vie ?

     Avec Dieu, José Cabanis a-t-il trouvé enfin à qui parler ? N’allons-nous pas, tous, de livre en livre, par des mouvements alternés d’approche et de recul, vers ce secret qui nous pèse, et qui, en même temps, nous constitue ? Mesdames et Messieurs de l’Académie, l’un d’entre vous se rappellera qu’il a cité à Jorge Luis Borges le vers suivant, pour mettre à l’épreuve sa mémoire phénoménale : « Ce moment où je parle est déjà loin de moi. » Et le poète aux yeux éteints hésita quelques secondes avant de réciter du fond de sa nuit la suite, qui est de Boileau.

     Ce moment d’un après-midi de novembre, sans doute l’ai-je trop étiré. Songez à la longueur que je vous évite, s’il eût épuisé ma reconnaissance, mon étonnement d’être des vôtres, et la crainte de devenir, à mon tour, l’objet d’un éloge dans la bouche d’un successeur à une heure que j’ignore, et qui est pourtant fixée quelque part. Mon successeur est déjà sur terre et ne soupçonne pas encore ce qui le guette. Ne partageant pas votre indulgence, il m’aimera sans doute moins que je n’ai aimé mon prédécesseur. Qu’importe, d’ores et déjà, je lui tends la main, comme vous m’avez tendu la vôtre si généreusement.