Discours sur la vertu. Séance publique annuelle

Le 30 novembre 2006

Pierre NORA

Discours sur la vertu

 

 

Pour qui a la faiblesse de prendre au sérieux la vertu – c’est mon cas –, un paradoxe s’impose comme une évidence massive : l’époque est obsédée de vertu, et le mot lui-même est devenu imprononçable.

Je m’explique.

D’un côté : l’esprit de vertu, qui est effort vers le bien, est la chose du monde aujourd’hui la plus répandue. Le moralisme coule à pleins bords. On le trouve partout. Il n’est qu’humanitaire, exclusion de l’exclusion, exhortation à la tolérance, ouverture à l’Autre, condamnation de toutes les formes de crimes contre l’humanité, repentance, culpabilité généralisée, droits de l’homme, de la femme, de l’enfant, de l’animal, de la nature. L’Empire du Bien étend partout ses tentacules. Et la vertu, ou plutôt le « vertuisme », pour employer un mot qui n’existe pas dans le Dictionnaire, a envahi tous les domaines de la vie collective, en particulier ceux dont la logique de fonctionnement lui était en principe étrangère. Pour prendre les quatre principaux : les médias, qui ont remplacé l’information par les bons sentiments ; le droit, où le pieux souci de la défense des individus va souvent jusqu’à faire des coupables les victimes du système social ; les relations internationales, où les monstres froids que sont les nations apprennent à vivre avec le droit d’ingérence ; l’histoire enfin, que l’extension du « devoir de mémoire » est en train de transformer en procès général du passé.

Et pourtant, qui ose encore parler de vertu ? Le mot lui-même est frappé d’un certain ridicule, d’un démodé certain. Il a perdu la force que lui avait donnée l’Antiquité ; arete, virtus, et qu’il a conservée jusqu’à Montesquieu. Le XVIIIesiècle, dans l’exaltation nouvelle du sentiment d’humanité, l’a orienté vers la philanthropie. C’est le sens qu’il avait quand le respectable Monsieur de Montyon pria l’Académie, en 1782, d’agréer la fondation d’un prix de vertu et de louer publiquement le fait le plus vertueux qui se serait passé depuis deux ans à Paris ou dans les environs. La religion, au XIXe siècle a ramené le sens à la pratique discrète des vertus chrétiennes, qui s’est anémié jusqu’à la bienfaisance, au patronage, aux bonnes œuvres.

C’est au point que le discours annuel sur la vertu déclenche chez nos confrères un réflexe de sauve-qui-peut, contraint à la ruse et au détour le malheureux sur la tête de qui s’est immobilisé le pendule de notre cher Secrétaire perpétuel, et inspire à tout l’entourage, quand se répand la fatale nouvelle, un sourire de compassion où peut se lire au moins un rappel des trois vertus théologales : la foi, l’espérance et la charité.

Car, pour ce qui est des quatre vertus cardinales qui les suivent, j’aurai, moi aussi, la charité de ne pas demander à chacun d’entre vous de me les rappeler. Alors que les sept péchés capitaux tout le monde les connaît, pour les avoir parfois fréquentés.

Comment expliquer cette étrange contradiction entre l’omniprésence du phénomène et la difficulté à le nommer ? Entre le triomphe d’une vision morale du monde et l’hésitation sur ce qui la sous-tend ?

Pour ma part, je ne vois qu’une seule explication. Mais j’ose à peine la formuler car si elle est juste, elle va loin : c’est que, de nos jours, le Bien n’est plus saisissable que par son contraire, le Mal.

Le Bien a comme disparu en tant que tel. Nous en avons perdu les références positives, les repères fixes, les sources et les définitions. À y réfléchir, il y avait, schématiquement parlant, trois sources de définitions du Bien : les enseignements de la religion, le sens de l’histoire, et la tradition humaniste qui, depuis Spinoza et Kant, associait étroitement le progrès, la connaissance, la justice et la raison. Les trois sont sorties terriblement ébranlées, directement ou indirectement, de l’âge totalitaire et nous ne sommes pas remis de son cortège de guerres et de génocides. Le XXe siècle a ruiné la notion de progrès avec la guerre de 14, installé l’image du Mal avec le nazisme et perverti l’image du Bien avec le communisme.

Il y a, bien entendu, des actions bonnes et des mauvaises. Mais il n’y a plus de repères du Bien, du Bien absolu, parce que c’est en son nom que le Mal, qui, lui, est absolu, s’est installé sur le monde. Nous vivons l’éclipse du Bien, expliquent les philosophes de l’éthique. Ce n’est pas du relativisme, une équivalence des valeurs, c’est un déséquilibre interne au fonctionnement des valeurs, une bizarre inversion : le Bien ne peut plus consister qu’à éviter le mal, à le repousser, à le combattre.

L’expression « l’axe du mal », en fonction duquel le monde se recompose, n’est-elle pas en train de nous le rappeler ? Il n’est pas jusqu’au partage de la politique intérieure qui ne nous le fasse sentir, où la gauche, qui s’était tant assimilée au Bien, au Juste, jusqu’à se prévaloir du monopole de la vertu, se définit aujourd’hui plutôt par ce qu’elle combat – le libéralisme –, que par ce qu’elle propose.

Il y a de multiples formes du Bien, mais une radicalité absolue du Mal, dont l’étalon reste l’expérience nazie. L’actualité vient de nous le rappeler brutalement avec la fascination qu’exerce, déclenche, orchestre le magnifique et purulent roman que l’Académie vient de couronner et le prix Goncourt de consacrer. Rien de plus instructif que de mesurer la distance qui, sur un demi-siècle, sépare le Eichmann à Jérusalem de Hannah Arendt et Les Bienveillantes. Les deux livres ont fait scandale et polémique. Mais le premier, parce qu’il rapprochait le Mal de l’univers du Bien, qui était encore le nôtre, en en montrant la banalité. Le roman de Jonathan Littell au contraire, parce que le coup d’audace de se mettre dans la peau du bourreau – un homme qui n’a rien d’ordinaire – nous installe malgré nous, par les moyens de la fiction, dans la centralité mystérieuse du Mal. C’est insupportable ; et quelque chose d’irrépressible se révolte en nous du fond de l’être, à la mesure même de la pulsion qui nous attire vers ce trou noir. Intolérable tension. Mais c’est elle qui fait de ce livre, à tous égards extraordinaire et monstrueux, le premier, peut-être, dont l’horreur même est à la hauteur de l’horreur qu’il veut saisir.

C’est dans ce cadre qu’il faut évidemment situer la montée en puissance de la figure de la victime. Nous n’avons plus de saints, plus de héros, plus de sages, ni en général de modèle d’autorité morale. Mais ce sont toutes les victimes du mal qui sont les nouvelles incarnations du Bien, et donc les figures les plus approchées de la vertu. Et Dieu sait s’il y en a ! À commencer par l’enfant, que sa fragilité désigne à l’emprise du mal. Faut-il rappeler l’affaire d’Outreau ?

Cet exemple nous mène droit au cœur du problème, qui est, chacun l’a compris, le caractère légèrement suspect et, pour tout dire, hautement pervers du déchaînement « vertuiste » contemporain.

S’il fallait en chercher la racine, on la trouverait à coup sûr dans les gènes de la démocratie. La passion démocratique, née, comme Tocqueville l’a montré, de l’élargissement de l’idée du semblable à tous les membres de l’humanité, récuse toutes les formes de différenciations et de particularités. Mais le très louable désir des démocraties contemporaines de combattre sous toutes ses formes le mal de l’inhumanité, de ne plus vivre que sous la surveillance de l’humanité, a fini par imposer l’idée que chaque être humain, quel qu’il soit, est non point seulement un égal, mais le même que tout autre humain.

C’est ainsi que le culte de l’égalité, devenu principe unique, vérité abstraite et doctrine de conduite, a abouti à voir dans l’abolition de toutes les différences la vocation de l’humanité. La preuve contradictoire du phénomène étant la quête fébrile et pathétique d’une différence individuelle et secondaire par le roman de soi que chacun s’invente ou se fabrique.

L’égalité entre les hommes et les femmes est un principe de justice élémentaire ; ce n’est pas pour autant qu’il n’y a pas de différence entre un homme et une femme. La lutte contre toutes les formes de discrimination sexuelle, raciale ou religieuse est la meilleure des causes. Mais quand elle signifie confusion, similarité, équivalence, annulation des conditions concrètes de la différence, affirmation généralisée du pareil au même, on est dans l’absurdité, ou plutôt dans la cécité volontaire.

Peut-être le mal a-t-il contaminé le Bien de sa propre radicalité. Toujours est-il qu’une juste notion de l’universalisme démocratique et de l’égalité qui l’implique s’est corrompue en idéologie et même en idéologie régnante. Ce qu’Auguste Comte appelait, au XIXe siècle, la « religion de l’humanité » s’est insidieusement transformé en ce que Pierre Manent appelle la « religion du semblable ».

Ce glissement a pour corollaire de donner à la notion même de « crime contre l’humanité » une valeur quasi emblématique. Elle est le signe et la marque de notre temps, la pointe extrême de sa conception de la vertu.

En soi, l’idée qu’il y ait des crimes et des criminels si grands qu’à tout jamais impardonnables et imprescriptibles peut, à coup sûr, exprimer un progrès de la conscience universelle. Mais le doute s’insinue quand on commence à l’appliquer aux événements du passé. Ainsi, qu’au moment où s’étalait en plein jour la négation de crimes de masse, d’une ampleur et d’une horreur inimaginables, au cœur de l’Europe, que cette négation ait entraîné une indignation morale vraie qui explique, sinon justifie, répression et condamnation judiciaire, on peut le comprendre ; encore que l’historien averti des habitudes des pays totalitaires se méfie par principe des vérités d’État.

Mais avec la loi Gayssot, à laquelle je viens de faire allusion, la porte était ouverte à la pression revendicatrice de tous les groupes de victimes. Et la France, seule de toute l’Europe, n’a pas hésité, on le sait, à multiplier généreusement les lois qui qualifiaient criminellement des phénomènes remontant à plusieurs siècles, comme la traite atlantique et l’esclavage, abolis depuis un siècle et demi et que l’Europe tout entière, et pas seulement la France, a aussi largement pratiqués, comme l’avaient fait les Arabes et les Africains eux-mêmes. La voie est ouverte à toutes les dérives. À quand la criminalisation juridique des croisades ? Je ne plaisante pas, c’est une des propositions de loi,– il y en a ainsi une bonne douzaine –, qui sommeille sous le coude des plus vertueux de nos parlementaires.

Chacun mesure ici le péril vers lequel nous nous acheminons allègrement. Il est double. Celui d’une relecture de l’histoire du seul point de vue moral, ce jugement moral où Marc Bloch voyait le pire ennemi de l’historien. Celui d’une criminalisation générale du passé, surtout national, qui constituerait comme essentiellement coupable notre identité historique. Est-ce acceptable, est-ce vivable ? Et n’est-ce pas le moment de s’écrier : « Ô vertu, que de crimes on commet en ton nom ! ».

La radicalisation du mal et l’obscurcissement du bien sont ainsi, en définitive, ce qui empêche sans doute de penser et le bien et le mal dans leur expression ordinaire, leur application simple, ou la transgression des règles communes du vivre-ensemble.

L’extraordinaire confusion des valeurs renvoie chacun à l’appréciation individuelle de ce qui est bien et de ce qui est mal. Et ceux qui sont le plus exposés à la tentation, à s’exonérer eux-mêmes de la soumission à ces critères. C’est ce qui amène mon ami Marcel Gauchet, en réfléchissant au fonctionnement déréglé de ces valeurs, à soutenir que « la fracture sociale se double d’une fracture morale », que c’est peut-être dans les profondeurs de la société que se réfugie encore une culture du bien, et que l’incapacité des politiques à se faire entendre des milieux populaires se joue pour commencer sur le terrain moral.

Entre ce qu’il appelle « un mal mythique et un bien introuvable », ne faut-il pas, tout simplement, revenir aux données de base les plus élémentaires, mais fondamentales ?

Je les ai trouvées merveilleusement exprimées dans un court paragraphe de Jean-Jacques Rousseau, où tout est dit. Il s’agit de l’exorde d’une Lettre sur la vertu adressée à un destinataire inconnu, peut-être même jamais envoyée, récemment exhumée par Jean Starobinski. Je vous le livre d’abord pour sa beauté de langue. Ensuite, parce qu’il ne manque pas de sel de la part d’un homme lui-même si peu vertueux. Enfin, parce que, derrière son apparente simplicité, il ouvre des abîmes de réflexion sur les rapports de la connaissance et de l’expérience et, partant, pour un historien, sur les rapports du savoir et de la mémoire. Le voici :

« Vous cherchez à m’embarrasser plus qu’à vous instruire en me demandant qu’est-ce que la vertu. Je pourrais vous dire en deux mots que c’est ce que nul ne peut apprendre que de soi-même et ce que vous ne saurez jamais si votre cœur ne vous a répondu d’avance ; d’ailleurs pourquoi renouveler une question si souvent et si bien résolue ? Ouvrez Platon, Cicéron, Plutarque, Épictète, Antonin […]. Faites mieux encore, étudiez la vie et les discours du juste et méditez l’Évangile ; ou plutôt laissez là tous les livres, rentrez en vous-même, écoutez cette voix secrète qui parle à tous les cœurs, et soyez vertueux pour savoir ce que c’est que de l’être. »