Réponse au discours de réception de Pierre Messmer

Le 10 février 2000

François JACOB

Réception de Pierre Messmer

Réponse de M. François Jacob

au discours de M. Pierre Messmer

 

 

Monsieur,

Il n’était pas nécessaire de vous entendre pour se convaincre que nul mieux que vous ne pouvait succéder ici à Maurice Schumann et faire son éloge. Tous deux vous fûtes parmi les premiers en 1940 à ne pas vous plier à l’armistice et à poursuivre la lutte. Tous deux vous fûtes parmi les premiers à rejoindre à Londres le général de Gaulle. Tous deux vous avez sans relâche combattu l’ennemi pendant cinq ans. Tous deux vous fûtes Compagnons de la Libération. Vous allez même jusqu’à vous compléter par les moyens mis en œuvre par chacun : la parole pour l’un, l’action pour l’autre. À celui qui, pendant quatre ans, fut la voix de la France libre, une voix que des millions de Français attendaient chaque soir dans l’angoisse et l’espérance, vous, Monsieur, apportiez les exploits militaires pour nourrir ses chroniques. Et c’est pour moi un rôle particulièrement émouvant de servir en quelque sorte de trait d’union entre vous au sein de cette Compagnie puisque, reçu naguère par l’un, je reçois aujourd’hui l’autre. Ici, vous allez symboliser l’action et l’aventure. La plupart de vos nouveaux confrères rêvent leurs actions et leurs aventures. Avec leurs rêves, ils écrivent des romans. Vous, Monsieur, vos actions et vos aventures, vous les avez vécues.

Votre vie ressemble bien souvent à une bande dessinée. Par exemple, en 1940, les quelques journées de votre évasion de France. Première image : vous êtes en tenue de sous-lieutenant, debout devant une table où déjeunent une vingtaine d’officiers. Vous avez l’air dur, le sourcil froncé. Nous sommes le 17 juin 1940, le jour où votre vie a basculé. Du poste de T.S.F. vient de s’élever la voix chevrotante du maréchal Pétain : «  C’est le cœur serré que je vous dis aujourd’hui qu’il faut cesser le combat. » Ces paroles vous ne les supportez pas. Mais loin de vous abattre, elles vous exaspèrent. Très pâle, vous vous levez. Vous prenez votre képi et vous sortez. Dehors vous retrouvez l’un de vos camarades, le lieutenant Jean Simon, le futur chancelier de l’Ordre de la Libération. Comme vous, il est hors de soi. Comme vous, il est bien décidé à ne pas obéir. Comme vous, il veut poursuivre la guerre. «  Deux étions et n’avions qu’un cœur » disait François Villon.

Deuxième image : vous conduisez une moto que vous avez volée. Derrière, en croupe, le futur chancelier de l’Ordre de la Libération. Car, pour continuer la guerre, il faut d’abord échapper à ce piège qu’est devenue la métropole. Vous foncez vers Marseille. Vous ignorez encore l’appel du 18 juin.

Troisième image : vous vous êtes déguisé en civil avec des habits d’occasion. La moto a expiré. Mais vous avez atteint Marseille. Vous vous êtes fait embaucher comme docker. Cela vous permet de parcourir le port à la recherche d’un embarquement. Vous n’êtes pas homme à faire les choses à moitié. Vous travaillez donc dur. Au point de recevoir une sévère admonestation de votre délégué syndical. Vous avez le tort d’améliorer inutilement le rendement de votre équipe, donc de gâcher le métier.

Quatrième image : vous tenez la barre d’un bateau qui se dirige vers Oran. Mais vous, vous entendez le conduire à Gibraltar. Après plusieurs tentatives infructueuses, Jean Simon a fini par rencontrer un capitaine au long cours décidé, lui aussi, à poursuivre la guerre. Il commande un cargo italien, le Capo Olmo, saisi par les Français à la déclaration de guerre de l’Italie. Ce capitaine vous accueille à son bord. Vous y trouvez un équipage pittoresque venu d’un peu partout avec, en outre, une cinquantaine d’aviateurs français. Dans les soutes, des tonnes de minerais stratégiques, de métaux et de munitions ainsi que douze avions américains, ce qu’on fait de mieux comme chasseurs modernes. Le 23 juin, le Capo Olmo a pris la mer. Au départ de Marseille, la terre de France s’est peu à peu estompée dans la brume du soir. Brusquement votre passé avec votre enfance, vos parents vous monte à la gorge. Tout ce qui vous rattachait à ce monde a éclaté. Rupture brutale comme une blessure dont on ne sent qu’après coup la douleur. Tant que vous étiez sur le sol de France, l’indiscipline restait sans gravité. Dans l’immense pagaille qui régnait, avec l’armée en déroute, la population en errance sur les routes, quelques jours d’absence n’avaient guère d’importance. Mais, désormais, vous êtes entré dans l’illégalité. Vous êtes déserteur. Vous n’avez, cependant, aucune hésitation. «  Pas un instant, écrivez-vous, nous ne nous sommes interrogés pour savoir si nous devions suivre les mouvements de notre coeur plutôt que les ordres de nos chefs ; aucun doute n’a assailli notre esprit ; aucun doute n’y entrera jamais au cours des années suivantes. »

Le Capo Olmo a mis le cap sur Oran. Il fait partie d’un convoi d’une douzaine de navires escortés par un torpilleur de la Marine nationale. Conformément au plan établi avec le capitaine et le chef mécanicien, le Capo Olmo est mis en panne au milieu de la Méditerranée, sous prétexte d’une avarie de moteur. Soupçonneux, le torpilleur s’approche bord à bord. Il demande des explications sur la panne. Heureusement, survient à point nommé une alerte aux sous-marins. Le torpilleur s’éloigne. Le Capo Olmo repart. Le capitaine du navire harangue les hommes de son équipage pour les convaincre d’aller à Gibraltar. Jean Simon fait de même avec les aviateurs. Pendant ce temps, vous-même, toujours à la barre, un revolver chargé dans la poche – on ne sait jamais – vous détournez peu à peu votre navire de sa route. Vous mettez le cap sur Gibraltar où vous arrivez le 27 juin.

 Cinquième image : à Londres. Une pièce étroite qui sert de bureau au général de Gaulle. Informé des conditions de votre évasion, le Général vous reçoit brièvement, vous-même et le lieutenant Jean Simon. Il ne vous félicite pas. Il ne vous remercie pas. Vous n’avez fait que votre devoir. Mais la vente de la cargaison du Capo Olmo va permettre de pourvoir au fonctionnement de la France libre pendant plusieurs mois. D’où un privilège que vous accorde le Général : «  Dans quelles conditions voulez-vous servir ? » demande-t-il. «  À la Légion étrangère. » Et voilà pourquoi, mes chers Confrères, notre Compagnie accueille aujourd’hui le premier légionnaire de son histoire !

Votre brève entrevue avec le Général en juin 40 va laisser sur vous comme une empreinte qui persistera votre vie durant. Car vous êtes un fidèle. Une fois accordés votre amitié ou votre attachement vous ne les reprenez pas facilement. En juin 40, le discours de De Gaulle, son attitude, répondent exactement à votre attente. Comme si, grâce à lui, allait pouvoir un jour se reconstruire tout ce qui venait de s’écrouler. Pour vous, l’appel du 18 juin, c’était d’abord le NON opposé à la défaite et à la disparition de la France. Un NON fondé sur la passion, sur la croyance mystique en la France et en son destin beaucoup plus que sur la raison et sur l’existence, dans le monde libre, de forces capables un jour d’écraser l’ennemi. Mais la confiance et l’espoir ne relèvent pas de la raison. Et ce qui a donné sa grandeur à ce refus, celui du Général comme le vôtre, ce qui a contribué à en faire un des mythes de notre histoire, c’était précisément de n’être pas raisonnable. La folie, alors, était la seule sagesse.

Mais pour vous, Monsieur, l’appel du 18 juin, c’était aussi le NON à la torture et au mépris de l’homme. Le NON de toutes les résistances à l’oppression pour qui la vie n’a plus de sens que dans la lutte. Le NON d’Antigone opposant à son roi les contraintes de la loi non écrite. L’exceptionnel dans l’appel du 18 juin, c’était d’abord la rencontre de vérités simples parce que le droit de la France se confondait avec les droits de l’homme et le patriotisme avec la liberté. L’obéissance du Français à l’intérêt et à l’honneur de son pays l’emportait sur l’obéissance du militaire à ses chefs.

Vous vous rappelez, Monsieur, ce petit monde naissant de la France libre, quand nous n’étions encore que trois ou quatre mille. Vous vous rappelez la fougue de ces insensés qui prétendaient emporter la patrie à la semelle de leurs souliers. Vous vous rappelez cette poignée de déracinés qui allaient devenir les nomades de Kœnig et de Leclerc,

«  Libres de leur victoire et maîtres de leur foi.
L’intérêt de l’État fut leur unique loi.
»

    comme ces héros que chanta votre illustre confrère du treizième fauteuil, Jean Racine.

    Vous êtes, Monsieur, un homme assez discret, assez secret. Vous ne parlez guère de vous. Vous ne parlez guère non plus de votre famille. Mais, quand vous le faites, c’est avec beaucoup de tendresse. Avec beaucoup de fierté aussi. Vous vous sentez le dernier maillon d’une lignée longtemps restée très modeste, mais qui a beaucoup travaillé. Votre grand-père paternel était un Alsacien des environs de Saverne. Il a tout sacrifié à ses idées. En 1871, il choisit l’exil et la France. Là, pour le récompenser, on l’envoie d’abord passer trois ans de service militaire aux Chasseurs d’Afrique. Puis il vient s’installer à Paris comme cocher aux Omnibus qui sont encore tirés par des chevaux. À Paris, il rencontre une Alsacienne d’Altkirch qui, elle aussi, a choisi la France. Ils se marient. Toute sa vie, votre grand-père gardera ce que vous appelez «  un terrible accent alsacien ». Du côté de votre mère, vos deux grand-parents sont parisiens, votre grand-mère ayant une origine lorraine. Vous êtes l’aîné d’une famille de trois enfants. Famille très unie, très croyante, d’esprit très ouvert. Votre père a fait peu d’études. Mais, entré comme apprenti dans une petite tréfilerie, il en deviendra rapidement le directeur. Curieux de tout, il s’intéresse à tout. Il fait tout pour que ses enfants reçoivent une éducation qu’il n’a pas lui-même reçue. Mais c’est votre mère, plus autoritaire, qui dirige la famille. De caractère très ouvert elle aussi, toujours accueillante, toujours prête à recevoir les amis de ses enfants. Et quand vous commencerez à parcourir l’Afrique, elle recevra toujours avec beaucoup de chaleur et de cordialité les Africains que vous lui amènerez.

    Avant l’âge de huit ans, vous n’allez pas à l’école. Un prêtre vient vous instruire à domicile. Après huit ans, vous devenez demi-pensionnaire à l’école Massillon, tenue par les Oratoriens. Plus tard, vous allez au lycée Charlemagne. Vous étiez, Monsieur, un garçon sérieux, bon élève, travailleur acharné, assez coléreux disent ceux qui vous ont connu. Vous êtes facilement reçu aux deux parties du baccalauréat. À Massillon, l’un des pères vous prédit même une carrière d’évêque !

    L’été est consacré aux sports dans la petite maison familiale du Morbihan. Le bateau surtout, que vous apprenez à barrer avec un patron pêcheur. Connaissance qui sera particulièrement utile quand viendra l’heure du Capo Olmo. Même en vacances, vous travaillez et lisez beaucoup. Vous avez installé une vieille caisse vide dans un arbre. Là vous pouvez lire en toute tranquillité, à l’abri des importuns. Personne n’a l’idée de vous y chercher. Cependant, au moment du dîner, il faut descendre à l’heure : votre mère ne tolère aucun retard.

    Adolescent, vous aimez la mer, le grand large. Vous rêvez de voyages lointains, d’aventures, de peuples étrangers et mystérieux, les nomades du Sahara, les Pygmées de la forêt équatoriale, les Moïs d’Indochine. La vie des explorateurs vous fascine. « Leurs privations et leurs malheurs ne m’effrayaient pas, écrivez-vous, j’enviais leur gloire, même posthume. ». Vous aimez les grandes étendues. Entre la mer et le désert, vous hésitez longtemps. L’École navale vous tente. Mais finalement vous préférez le désert. À dix-sept ans, vous êtes reçu à l’École nationale de la France d’Outre-mer. Dans l’administration coloniale, vous voyez un bon moyen de réaliser vos rêves. Avec l’idée qu’une fois outre-mer, vous ferez un peu ce que bon vous semblera. À l’école, vous optez pour l’Afrique. Vous apprenez des langues, un peu de mandingue et de malgache que vous n’utiliserez jamais. En même temps, vous faites une licence en droit. Trois ans d’école vous mènent au service militaire. Vous devenez sous-lieutenant dans un régiment de Tirailleurs sénégalais. Vous ne quitterez plus l’uniforme avant décembre 1945. Après quoi, vous allez déployer vos talents tout au long du siècle. «  Le siècle ingrat, le siècle affreux, le siècle immonde », disait Victor Hugo. Et encore lui n’a pas connu le vingtième !

    Si l’on veut résumer, en simplifiant à l’extrême, l’action du général de Gaulle, on peut la diviser en trois grands chapitres : la guerre, la décolonisation, l’Algérie et la refonte de l’armée. Votre propre action va se dérouler selon ce même schéma, chacune de ce que vous appelez «  vos trois vies » répondant à l’un de ces chapitres.

    La guerre, d’abord. Vous l’avez faite totalement. Vous vous y êtes donné entièrement, sans restriction, avec toute votre fougue. Vous avez, tout au long, fait montre d’un courage exceptionnel dont témoigne la longueur de votre croix de guerre avec vos sept citations. Exceptionnelle aussi votre chance, votre baraka. Sans la moindre blessure, vous avez traversé une série d’actions très dures : en Érythrée, d’abord, vous y serez fait l’un des premiers Compagnons de la Libération ; en Syrie, ensuite, campagne particulièrement pénible puisqu’on se bat contre des Français ; en Libye, à Bir Hakeim, sous un terrible bombardement et des attaques allemandes d’une extrême violence, vous tenez d’abord le point d’appui nord de la position avant de réussir une sortie considérée comme impossible ; en Libye encore, à El-Alamein, au pied d’une falaise d’où l’on tire à vue sur vous et où, dans le feu de l’action, vous vous trouvez à plat ventre, avec votre compagnie écrasée par la mitraille et les grenades et vous hurlez : «  Nous sommes sur l’objectif, en avant » ; et du fond de la nuit, une voix répond : «  Vas-y donc toi-même, eh con ! », et vous y allez, et vous enlevez la falaise au sommet de laquelle votre compagnie se retrouve seule car les autres n’ont pu vous y suivre ; puis plus tard vous participez encore à de durs engagements en France, en Normandie, après le débarquement.

    Vos campagnes, votre bravoure, votre sang-froid, vos qualités d’officier, le respect confiant de vos hommes, tout cela vous vaut, à la Légion et même dans toute la France libre, une réputation exceptionnelle. Réputation aussi d’un homme de caractère qui ne mâche pas ses mots, même envers un supérieur quand il ne trouve pas celui-ci à la hauteur de l’action engagée. Toutes réputations qui vous seront fort utiles dans vos fonctions ultérieures.

    Ainsi votre rêve d’adolescent, votre rêve de désert, la guerre lui a donné corps. En Érythrée. En Syrie. En Égypte. En Libye. Surprenant monde du désert, aussi primitif, aussi éternel que le ciel et la mer, océan de sable que jalonnent ici ou là des cadavres d’hommes et de bêtes, gisant morts de soif et momifiés. Extraordinaire variété des paysages chaque jour différents du matin au soir. Blocs de rochers lunaires. Terres plates s’ouvrant sur l’infini. Longues dunes molles aux formes féminines. Éboulis de galets colossaux. Grandes garas noires aux silhouettes d’animaux fantastiques. Longs fleuves de sable ramifiés comme des réseaux de veine. Squelettes blancs et or d’une terre décharnée, peuplée seulement de mirages. Horizons flamboyants comme des royaumes interdits. Brèves explosions de vie verte. Grandes failles de sable mou dans lequel, brusquement, vient s’enfoncer la voiture. Le désert peut entraîner de véritables passions. J’ai connu, au Tchad, un ancien sous-officier de la Coloniale qui vivait là depuis dix-sept ans. Il avait été fasciné par la vie du désert où il nomadisait tout au long de l’année avec ses femmes, ses enfants, ses moutons et ses chameaux. Comme s’il n’osait plus revenir en France. Situation exactement inverse de celle évoquée par Montesquieu : «  Quand on a été femme à Paris, on ne peut être femme ailleurs. »

    En automne 1944, le retour dans la France libérée vous déçoit. Elle ne ressemble en rien à celle dont, au loin, vous aviez rêvé pendant quatre ans. Comme un lendemain de fête, elle vous laisse dans la bouche un goût amer. Vous ne supportez ni justice expéditive, ni faveurs aux ralliés de dernière heure. Vous décidez de repartir. «  J’avais l’illusion, écrivez-vous, que pour être propre, il suffisait que je risque ma vie. » Vous acceptez une mission en Extrême-Orient. Vous êtes chargé de préparer la relève de l’administration française en Indochine occupée par les Japonais. Mais à peine parachuté au Tonkin avec un pharmacien-capitaine et un sergent-chef radio, vous êtes fait prisonnier par le Viêt-minh. Vous resterez là deux mois avant de réaliser une nouvelle évasion aussi rocambolesque que celle de juin 40. Vous traversez une rivière à la nage. Vous progressez dans une sorte de marais pour aboutir à un village. Là vous êtes à nouveau fait prisonnier. Vous parvenez une fois encore à échapper à votre escorte en courant vers un détachement chinois arrivé là par hasard. Ainsi se termine une mission préparée à Paris avec autant d’incompétence que de bêtise. Vingt ans plus tard, vous découvrirez, au ministère des Armées, que le rapport que vous avez rédigé sur cette mission a simplement disparu. Il a été détruit ! Vous rentrez alors en France vous faire démobiliser après huit ans et trois mois de service militaire ininterrompu.

    Le retour à la vie civile, en novembre 1945, va vous ramener à vos activités d’origine : l’administration des Territoires d’Outre-mer. Pas encore en Afrique et dans le désert comme vous le souhaitez. Mais d’abord dans le guêpier d’Indochine. Là vous allez faire un nouvel apprentissage, dans des cabinets ministériels, dans un cabinet de Haut-Commissaire de la République, dans des conférences internationales. Surtout, vous allez apprendre ce qu’il ne faut pas faire : hésitations sur la politique à suivre ; erreurs dans les nominations des principaux responsables ; désaccords entre chefs, civils et militaires ; déclarations inutiles et malheureuses ; promesses non tenues ; dialogues de sourds ; incapacité à appréhender une situation nouvelle ; corruption ; et surtout refus de voir la réalité ; bref le gâchis. «  On ne peut résoudre les problèmes avec ceux qui les ont créés », disait Einstein. Avant tout, l’Indochine va vous servir de révélateur ; elle vous fait comprendre la situation entièrement nouvelle créée par la guerre dans les relations entre colonisés et colonisateurs.

    L’uniforme chamarré, même vert, les roulements de tambour, même en descendant l’escalier en colimaçon, il en faut plus pour vous impressionner. Vous avez connu d’autres uniformes chamarrés, d’autres roulements de tambour. En témoignent de nombreuses photographies : quand on vous voit réaliser enfin ce que, depuis votre jeunesse, vous avez rêvé, et débarquer comme administrateur, en Afrique, votre terre d’élection. Ou quand on vous voit, comme gouverneur ou comme ministre, passer des troupes en revue. Vous avez exercé de nombreux métiers. Vos Mémoires se lisent comme un roman d’aventures, avec combats, évasions, enlèvements ; avec des morceaux d’histoire ou de petite histoire ; avec séances de conseil des ministres ; avec portraits de personnages sacrés, tels Malraux, la maréchal Kœnig, le général Bigeard que vous n’hésitez pas à égratigner d’une remarque ironique. L’ensemble raconté avec beaucoup de discrétion, beaucoup de modestie, comme si tout cela allait de soi.

    Mais derrière la diversité des fonctions et des personnages, on trouve une grande unité de ton et de style. En atteste le témoignage de ceux qui, ici ou là, à une époque ou à une autre, vous ont connu : même masque d’empereur romain teinté d’une touche de Jean Gabin ; même voix de bronze dont on peut dire ce que Marcel Pagnol disait de Tino Rossi : «  Sa voix porte sur les hormones des dames » ; même regard bleu et direct ; même franchise ; même réalisme ; même autorité naturelle ; même énergie ; même courage ; même curiosité ; même esprit toujours en éveil.

    En 1950, à votre grande satisfaction, vous êtes envoyé au Sahara où, dites-vous, le gouvernement n’est pas mécontent d’expédier un fonctionnaire qui ne manifeste guère d’enthousiasme pour sa politique indochinoise. Vous êtes nommé en Mauritanie. D’abord comme administrateur d’une région aux confins de l’Algérie et du Rio de Oro espagnol. Un territoire grand comme la moitié de la France, très peu peuplé : quelque soixante mille habitants, la plupart nomades vivant d’élevage : moutons, chèvres et chameaux. Là vous vivez dans ce désert que vous aimez tant. Pays d’extraordinaire beauté. Pays de silence, avec des aurores d’une extrême pureté, des crépuscules flamboyants, des nuits couvertes d’étoiles. Évidemment, toute cette beauté se paie. Le prix en est la chaleur le jour, le froid la nuit, le vent et ce sable qui vous emplit les yeux, le nez, la bouche et les oreilles. Vous parcourez en tous sens cet immense désert de pierres et de sable, trop pauvre pour nourrir ceux qui y vivent. Ce pays n’a pas encore été vraiment colonisé. Il a inspiré de nombreux écrivains français. Comme Ernest Psichari. Ou comme Saint-Exupéry qui logera là Vol de nuit et Terre des hommes. Après deux ans, vous êtes nommé gouverneur de cette même Mauritanie. Vous continuez à sillonner ce pays. Vous aimez à y mener une vie austère, semi-nomade. Je ne crois pas beaucoup me tromper en disant que ces quatre années passées dans ce rude désert ont été parmi les plus heureuses de votre vie.

    Avec les années 1950 vont s’accroître les poussées contre la colonisation. La conférence de Bandoeng réveille un peu partout les mouvements nationalistes. En Algérie, la révolte se transforme en guerre. Au Maroc et en Tunisie, la France abandonne les protectorats. Avec la victoire du Front républicain, Guy Mollet forme un gouvernement où Gaston Defferre est ministre de la France d’Outre-mer. Malgré vos différences politiques, mais se fondant sur votre connaissance de l’Afrique et sur votre attitude en Indochine, Defferre vous appelle comme directeur de son cabinet. Son projet de réforme vise à réaliser une autonomie interne dans chaque territoire. Vous allez être l’un des principaux artisans de la loi-cadre qui doit traduire dans les faits cette ambitieuse réforme. Gouverneur ici ou là, puis gouverneur général là ou ici, vous allez pendant plusieurs années parcourir l’Afrique noire pour discuter, négocier, convaincre les autres acteurs de ce grand dessein. Vous avez alors la chance, ou l’habileté, de devenir l’ami de l’un des plus remarquables personnages de l’Afrique française, le futur Président de la Côte-d’Ivoire : Félix Houphouët-Boigny. Dans votre livre Les Blancs s’en vont, vous en tracez un portrait saisissant.

    À première vue, l’homme ne paie pas de mine. Avec sa petite taille et sa voix douce, il ne fait guère impression. Médecin, il voudrait être docteur. Mais il n’a reçu qu’une formation de médecin africain. Et Africain, il l’est de toutes ses fibres ; dans son mode de vie ; dans son goût des palabres ; dans ses convictions. Félix Houphouët est catholique, mais il vient d’une ethnie qui croit à la magie et pratique la sorcellerie. Il ne manque jamais d’interroger les marabouts pour connaître l’avenir. Ce qui ne l’empêchera pas, plus tard, de faire bâtir à Yamoussoukro une énorme basilique qu’il veut la plus grande du monde après Saint-Pierre de Rome.

    En même temps, ce chef traditionnel africain est un homme moderne. Dans sa vie. Dans son comportement. Il s’habille à l’européenne. Il n’est ni polygame, ni raciste, ce qui est rare en Afrique. Il est doué d’un grand sens politique. Chef incontesté du Rassemblement démocratique africain, il s’est d’abord apparenté au parti communiste. Il s’en détache rapidement pour se rapprocher du parti du centre, celui de Mitterrand et Pleven, le petit parti qui permet d’obtenir une majorité, donc de devenir ministre. Houphouët deviendra député français et plus tard ministre. Car seule des nations européennes colonisatrices, la France tient à avoir des Africains dans ses structures politiques.

    C’est donc un homme particulièrement précieux pour vous. Une forte amitié va naître entre vous deux. Il vous invite à lui rendre visite dans son village. Il vous y accueille vêtu du pagne traditionnel, porteur des insignes de commandement en or, entouré de sa famille et des anciens du village. Réciproquement, il vient un peu plus tard vous rendre votre visite dans la maison que vous avez en Bretagne. Son aide vous sera précieuse pour remplir le rôle qui vous est dévolu dans la décolonisation de l’Afrique. D’abord au Cameroun et en Afrique équatoriale française où vous êtes Haut-Commissaire. Puis en Afrique occidentale française où le général de Gaulle revenu aux affaires va vous nommer, sans vous demander votre avis.

    Avec de Gaulle, le rythme de la décolonisation va s’accélérer. Et votre rôle, y être primordial. Pendant les dix-huit mois qui vont précéder l’indépendance, vous êtes investi des plus hautes responsabilités administratives en A.O.F. Vous avez la confiance du gouvernement qui vous laisse toute liberté dans l’exécution. Ce n’est pas vous qui écrivez la partition conçue à Paris par le Général et les Africains. Mais c’est vous qui en dirigez l’exécution. Une partition particulièrement délicate, pleine d’embûches en tous genres. Et malgré les fausses notes, malgré les passions, malgré les conflits d’intérêt qu’entraînent de tels bouleversements, le passage à l’indépendance des territoires africains va se faire sans drame, sans catastrophe. Cela en grande partie grâce à votre habileté, à vos exceptionnelles qualités d’administrateur et de négociateur.

    Ainsi vous veillez personnellement à faire enterrer la vieille loi-cadre que vous aviez vous-même contribué à préparer au cabinet Defferre. Et, en décembre 1959, cette étape achevée, vous quittez en grand appareil le palais du gouvernement à Dakar pour gagner le paquebot qui doit vous ramener en France. À pied, en grand uniforme, le dernier gouverneur général de l’A.O.F. que vous êtes passe lentement, dans un silence total, devant toutes les troupes de la garnison massées sur le parcours. Avec vous, c’est la France qui évacue ses colonies d’Afrique. Une ère s’achève.

    Cette grande affaire qu’a été pour la France le passage de la colonie à l’indépendance, vous la racontez avec beaucoup de pénétration et d’humour dans un livre au titre suggestif Les Blancs s’en vont. Titre qui, après cent vingt ans, sonne comme une réponse au cri de Rimbaud : « Les Blancs débarquent ». Cette page douloureuse mais lucide de l’histoire de France, non seulement vous avez contribué à la mettre en œuvre, mais vous en parlez avec beaucoup de précision et de sobriété. Sans état d’âme. Avec les diverses étapes de cette affaire ; avec les craintes, les lâchetés et les calomnies. Et la conclusion ne vous a pas été imposée. Vous y êtes très tôt arrivé de vous-même. «  J’ai compris, écrivez-vous, que d’autres peuples avaient, comme le mien, le goût de la liberté. Il était absurde, coupable et contraire à la vocation comme aux intérêts de la France de s’y opposer. Le colonial que j’étais est ainsi devenu acteur de la décolonisation. »

    On a beaucoup écrit sur les bienfaits et les méfaits de la colonisation. On a beaucoup discuté des réussites et des échecs de la décolonisation. Tout a été partiellement vrai. Pendant quinze ans vous avez connu les flux et les reflux. Pendant quinze ans, vous avez vécu conflits et contradictions. Avec le calme, l’énergie et je dirai l’opiniâtreté qui vous caractérisent, vous avez beaucoup œuvré pour les résoudre. Vous avez travaillé avec des hommes blancs et noirs, jeunes et vieux, religieux et laïcs. Vous avez connu succès et échecs. Mais le souvenir de ces efforts partagés avec tant de compagnons vous arrache un cri : «  J’ai aimé les Africains comme des frères et l’Afrique comme une seconde patrie. »

    Le départ d’Afrique et le retour en métropole n’allaient pas vous laisser bien longtemps au calme. Je doute d’ailleurs que vous ayez le goût d’une vie calme. Votre livre de Mémoires, vous l’avez intitulé Après tant de batailles. Car, à partir de juin 40, vous n’avez jamais cessé de livrer des batailles. D’une sorte ou d’une autre. Dans chacune de ce que vous appelez vos vies, les obstacles ont été nombreux, la route malaisée. Mais dans tous les cas, dans toutes les situations, vous êtes animé par la même clarté dans l’action. Par la même vertu, la même énergie, la même volonté, les mêmes principes. Quand il vous arrive de douter, comme tout le monde, vous refusez les compromissions, les approximations. Vous allez au but aussi directement que le permettent les circonstances.

    Le général de Gaulle ne s’y est pas trompé. Après son retour au pouvoir, il lui fallait un ministre des Armées capable de tenir en main les troupes d’Algérie, de réorganiser l’armée, de mettre au point la nouvelle arme nucléaire. C’est à vous qu’il a recours. C’est à vous qu’il maintiendra sa confiance à ce poste pendant près de dix ans.

    Vous arrivez donc comme ministre au moment précis où l’affaire d’Algérie atteint son point de rupture. Où l’armée, en pleine crise morale, dérive vers la politique. Vous avez à peine le temps de refuser tout dialogue avec les théoriciens de la guerre révolutionnaire et de prononcer quelques mutations. Aussitôt éclate le «  putsch » dit du «  Quarteron de généraux ». Il se heurte à votre fermeté et au célèbre message radiodiffusé du Général. En quatre jours, l’ordre est rétabli. Estimant engagée votre responsabilité de ministre à qui une partie de ses troupes a désobéi, vous offrez votre démission au Général qui la refuse. Il y a belle lurette qu’une telle attitude n’est plus de mise dans ce pays. Un ministre ne démissionne plus. Vous atteignez cependant l’objectif que vous vous êtes fixé : éviter la brisure de l’armée qui eût encore aggravé le drame national. Derrière votre fermeté, cette période n’en est pas moins douloureuse pour vous. Car si vous approuvez la politique algérienne imposée par le Général, vous souffrez profondément du drame que vivent les Français d’Algérie. Vous garderez longtemps le remords de n’avoir pas assez protégé les harkis. Avec les accords d’Évian se termine votre dernière décolonisation, la dernière guerre coloniale de la France. Mais le dégoût que vous garderez de cette guerre vous conduira à ne plus retourner en Algérie. Jamais.

    Fort du soutien du Général, vous allez conduire, chez les militaires, une série de mutations, là encore à la fois nécessaires et douloureuses. Réorganisation de l’armée. Réalisation d’un armement nucléaire. Sortie de l’Organisation atlantique. Toutes opérations soumises à critiques, débats et oppositions au Parlement. Mais les objectifs seront atteints. La stratégie de la France restera ainsi en cohérence avec sa politique étrangère.

    Vous avez donc, Monsieur, de quoi être fier. Comme haut fonctionnaire, vous avez réalisé la décolonisation de l’Afrique. Comme ministre des Armées, vous avez transformé notre défense. Mais c’est le propre des âmes fortes de ne jamais se satisfaire de l’œuvre passée. Dans vos Mémoires, vous revenez avec un œil critique sur les résultats de vos actions passées. L’Afrique totalement soumise au pouvoir colonial en 1940, est entièrement indépendante aujourd’hui. Où en est-elle ? Le tableau n’est guère brillant. Famines incessantes. Maladies endémiques et notamment SIDA. Mépris des droits de l’homme. Corruption généralisée. Guerres raciales. Coups d’État. Chute des cours des matières premières et échec de l’industrialisation. Bref, la misère. En gros, la décolonisation de l’Afrique, notamment au sud du Sahara est un échec. Et vous allez jusqu’à poser la question : faut-il recoloniser l’Afrique ?

    De même, en ce qui concerne la Défense nationale à laquelle vous avez voué dix ans de votre vie. «  Je me demande, dites-vous, s’il ne faut pas en faire table rase dans un monde qui a tellement changé. À quoi serviront nos sous-marins nucléaires en patrouille sous la mer avec leurs seize fusées à tête nucléaire braquées sur des villes de l’ancienne U.R.S.S. ? Peut-on dire que l’organisation de notre armée de terre est bonne quand il faut déshabiller le tiers de ses régiments pour constituer une division légère à engager en Irak ? » La stratégie mise au point par le général de Gaulle doit être adaptée car le monde a changé. Il faut garder des armes nucléaires pour la dissuasion. Mais il faut aussi pouvoir effectuer des interventions extérieures un peu partout. Vous avez été le premier, vous êtes longtemps resté l’un des seuls à proposer la suppression du service national au profit d’une armée de professionnels.

    Ce que vous appelez votre troisième vie, celle de ministre, vous ne l’avez pas cherchée. C’est le général de Gaulle qui l’a décidée. Votre parcours se caractérise par la continuité, la fidélité à vos idées, la capacité d’adaptation aux situations les plus diverses et aussi par un caractère entier. Vous n’êtes pas un animal de pouvoir. Vous n’êtes pas de ceux qui, dès l’âge de quinze ans, savent qu’ils auront le pouvoir. Qui le veulent. Qui, contre vents et marées, poursuivent le seul but pour eux digne d’être vécu. Vous êtes le petit-fils de l’Alsacien qui n’a pas accepté la discipline prussienne. Vous êtes l’élève des Oratoriens. Et vous appliquez à l’action publique la morale chrétienne qui vous a été enseignée. La guerre, il fallait la faire. Et vous l’avez faite aussi durement que possible, sans goût mais avec efficacité. Dès que vous l’avez pu, vous êtes retourné vers ce que vous aimiez. Pendant six ans, vous vous êtes efforcé d’améliorer la vie de ceux que vous aviez pour mission d’administrer. Avec les Africains, vous avez pratiqué le devoir de fraternité. Creuser des puits, irriguer des palmeraies, construire des routes, des écoles, des hôpitaux, c’est aider son prochain. Là vous étiez heureux, mais sans illusion. Car, écrivez-vous, «  bientôt, les vents de sable effacent tout. »

    C’est seulement après avoir été pendant neuf ans ministre des Armées que vous allez véritablement vous mettre à la politique. D’abord comme député de la Moselle et comme maire de Sarrebourg, fonctions où peuvent à nouveau se déployer vos exceptionnelles qualités d’administrateur. Puis, un peu plus tard, comme Premier ministre nommé par le Président Pompidou. Vous arrivez là dans des conditions difficiles. Mais votre autorité, votre clairvoyance, la qualité de votre jugement, votre sens de l’humour et de l’humain vous valent le respect de tous, y compris de vos adversaires politiques. Vous allez gouverner pendant deux ans, avec trois équipes successives. Très tôt, vous vous trouvez soumis à nombre de contraintes. Vous avez d’abord pour mission de gagner les élections législatives. Vous les gagnez. Vous avez ensuite à faire face à une situation économique difficile. Notamment à ce que l’on appellera «  le premier choc pétrolier ». Cela va désorganiser l’économie de l’Europe occidentale, qui n’a pas de pétrole, et y entraîner le début d’une récession. Votre but, alors, devient avant tout d’assurer l’indépendance énergétique du pays. Comme chacun sait, si l’on n’a pas de pétrole en France, on a des idées. Vous réussissez à mettre en œuvre une politique efficace de production et de consommation d’énergie. Vous décidez notamment un programme d’énergie électronucléaire. Ce qu’on a appelé le « Plan Messmer ». Plan qui a été poursuivi par tous les gouvernements suivants, de droite comme de gauche. Il n’a été remis en cause que récemment lorsque ont changé les conditions de notre vie.

    Je rappelais en commençant cette journée du 17 juin 1940 où votre vie a basculé. Je voudrais évoquer aussi une autre journée où s’est joué votre destin : le 2 avril 1974, jour de la mort du Président Pompidou. Chez les hommes politiques, c’est aussitôt le branle-bas de combat. Les candidats à la Présidence se précipitent. À gauche, le programme commun. À droite, le trop-plein. Bien évidemment la question de la candidature se pose tout naturellement au Premier ministre que vous êtes. Beaucoup vous pressent de vous présenter. Notamment ceux qui n’aiment pas les autres candidats. Certains disent ne pas se présenter si vous vous décidez. D’autres, au contraire, sont résolus à se maintenir coûte que coûte. Vous hésitez. Les clans s’agitent. Les combinaisons s’échafaudent. Vous tergiversez. Peut-être un peu trop longtemps. Finalement, dans une annonce radiodiffusée, vous déclarez être prêt à devenir le candidat unique de la majorité. Ce qui, évidemment, suppose le retrait de tous les autres. Plusieurs s’effacent. Mais votre prédécesseur à Matignon se maintient de façon irrévocable. Pour l’homme de loyauté que vous êtes, pour celui qui s’est toujours refusé aux manœuvres et aux combines, la cause est entendue. Il est hors de question de donner le spectacle de deux Premiers ministres du défunt Président de la République briguant sa succession l’un contre l’autre. Vous vous retirez, sans regret.

    Dans vos Mémoires vous clôturez ce chapitre par un paragraphe qui m’a profondément touché. «  Depuis le début de ma vie active, écrivez-vous, j’avais toujours eu conscience de dominer ma fonction, grande ou petite, donc d’être capable de l’assumer au mieux, ce qui me donnait assurance et autorité. Pour la première fois, depuis mon entrée à Matignon, je n’étais plus sûr de moi et je devais me poser la question : serais-je capable d’être Président de la République ? La réponse n’était pas évidente. » Pour moi, ces lignes sont le signe d’une véritable grandeur. Je ne vois guère d’hommes politiques, parvenus à ce niveau de responsabilité, susceptibles de se poser ainsi une telle question et surtout de l’avouer. Eussiez-vous décidé de vous présenter à cette élection, l’évolution de notre République eût été profondément différente.

    Toute votre vie, vous avez flirté avec l’Histoire. Cette Histoire qui, disait Raymond Aron, «  est la tragédie d’une humanité qui fait son histoire mais ne sait pas l’histoire qu’elle fait. » Paradoxe qu’illustre bien la situation du général de Gaulle et des Français libres en juin 1940. Ce qu’ont montré ces derniers, c’est qu’il n’existe pas de sens unique imposé à l’histoire humaine. Pas de loi secrète qui en détermine le déroulement. Une partie n’y est jamais perdue. Les jeux n’y sont jamais faits. L’Histoire, ce n’est pas une fatalité, une série de circonstances irrévocablement fixées par le destin. Par-delà le bruit et la fureur des évènements, ce qui oriente le cours des affaires des hommes, c’est la volonté des hommes, non l’action de quelque force mystérieuse. Et une volonté, en apparence toute-puissante aujourd’hui, pourra se briser sur d’autres volontés demain. Personne ne connaît la tournure que prendra l’Histoire. Rien n’est joué. Jamais.

    Mais la volonté ne peut opérer que sur des occasions qui lui sont données. Elle ne peut s’accrocher qu’à des aspérités gravées par le hasard. Le monde qui se déploie autour de nous est un produit de la contingence. Les faits, les situations n’ont a priori aucune raison d’être comme ils sont. Ils auraient pu être différents. L’homme d’action cherche donc à utiliser les occasions qu’il rencontre. En fait, toute vie consiste à tirer le meilleur parti des situations qui se présentent. «  L’action, disait de Gaulle, ne vaut qu’en fonction de contingences qui ne se retrouvent jamais. » On peut dire que, tout au long de votre existence, vous avez été un expert dans l’exploitation des circonstances.

    L’Histoire, ce n’est jamais que «  l’avenir de notre passé », disait Valéry. Et comme tout avenir, il nous est impossible de le connaître. Si vous êtes conscient, Monsieur, d’avoir, toute votre vie, à des postes divers, tutoyé l’Histoire, vous n’êtes pas dupe. À la fin de vos Mémoires, vous posez la question : les hommes font-ils l’Histoire ou sont-ils emportés par elle comme fétus de paille ? Naguère encore c’étaient les politiques et les militaires qui étaient censés « faire » l’Histoire. Il y a beau temps qu’ils ont perdu ce privilège. Depuis, on a imputé les mouvements de l’Histoire à des forces un peu mystérieuses, par exemple le matérialisme dialectique ou l’inconscient collectif. Vous préférez attribuer le rôle moteur de l’Histoire aux écrivains et aux scientifiques. Voilà une bonne idée. Elle ne peut que satisfaire vos confrères de l’Académie française et de l’Académie des sciences.

    Il me faut maintenant conclure. Bien que pour vous, Monsieur, il n’y ait jamais de conclusion. Aux trois vies que vous vous reconnaissez, il faut en ajouter une quatrième : une vie académique. Élu aux Sciences morales, vous en êtes devenu le Secrétaire perpétuel. Vous êtes aussi Chancelier de l’Institut, poste où vos qualités d’administrateur font merveille. Aujourd’hui, vous franchissez une étape supplémentaire : de vieux guerrier, d’ancien Premier ministre, vous devenez jeune Immortel. On pourrait croire qu’il s’agit là d’une figure de rhétorique. On pourrait même être tenté d’y reconnaître une périssologie. Il n’en est rien. Ne croyez surtout pas que jeunesse accompagne automatiquement immortalité comme le montre l’histoire d’Éos, l’Aurore, l’une des plus attirantes déesses de la mythologie grecque.

    À la fin de chaque nuit, Éos aux doigts de rose, vêtue d’une robe safran, se lève de son lit à l’est pour annoncer l’arrivée de son frère Apollon. La «  passion obstinée » qu’elle nourrissait pour le jeune Arès rendit Aphrodite furieuse. Celle-ci condamna Éos à convoiter éternellement de jeunes mortels. Depuis lors, et sans qu’elle fût mariée, Éos se mit, en secret et non sans honte, à séduire de jeunes hommes. Notamment Ganymède et Tithonos, les deux fils du roi Tros. Ganymède était considéré comme le plus bel adolescent de la terre. C’est pourquoi il fut convoité par Zeus qui l’enleva à Éos. En compensation, Éos supplia Zeus de conférer l’immortalité à son autre amant Tithonos. Ce qui fut accordé par le grand Zeus. Mais une triste situation se fit jour quand il apparut que, dans sa demande de vie éternelle, Éos avait oublié d’inclure une demande de jeunesse éternelle. Tithonos devint chaque jour plus vieux, plus blanc, plus ratatiné. Pis, il n’arrêtait pas de parler avec une voix de plus en plus chevrotante. En fin de compte, Éos aux doigts de rose en eût assez de ce vieillard. Malheureusement, une fois conférée, l’immortalité ne peut être annulée. Excédée, Éos transforma Tithonos en cigale et l’enferma dans une boîte. Rassurez-vous, Monsieur, ces manières n’ont plus cours de nos jours.

    Votre cinquième vie commence aujourd’hui. Vous venez prendre ici la suite de votre vieux Compagnon disparu. Maurice Schumann aimait cette maison. Il y était assidu. Personne n’y était plus populaire que lui. Comme vous, il mit toute sa vie au service de l’État. Pendant un entracte de sa vie politique, il accepta de devenir le premier président de la Fondation de France. Où celui qui fut le ministre des Affaires étrangères de votre premier ministère eût-il pu, mieux qu’à ce poste, venir en aide aux plus défavorisés ?

    Je ne crois pas m’aventurer en admettant que Maurice Schumann eût aimé vous savoir son successeur. Courage tant moral que physique, force de caractère, ténacité, réalisme, droiture, générosité, modération, désintéressement ont toujours animé votre action. Votre itinéraire d’exception, ce que j’appelais tout à l’heure la bande dessinée, peut servir de modèle à qui en cherche. On entend souvent le public se plaindre du personnel politique et, en particulier, de l’écart entre ce qui est dit et ce qui est fait. Vous avez illustré une certaine manière de faire la politique, au sens propre, c’est-à-dire de s’occuper des affaires publiques, de vivre dans la cité ; bref de faire le métier d’homme. Vous avez ainsi bien servi votre pays.

    L’Académie a longtemps compté parmi ses membres certains des grands chefs militaires. Aujourd’hui, il n’y en a plus. C’est vous, Monsieur, qui allez représenter ici l’art militaire et la stratégie. Nous sommes particulièrement heureux de vous accueillir parmi nous. Soyez le bienvenu.