Discours de réception de François Jacob

Le 20 novembre 1997

François JACOB

Réception de François Jacob

 

M. François Jacob, ayant été élu à l'Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. Jean-Louis Curtis, y est venu prendre séance le jeudi 20 novembre 1997, et a prononcé le discours suivant :

 

Messieurs,

Nous sommes faits d'un étrange mélange d'acides nucléiques et de souvenirs, de rêves et de protéines, de cellules et de mots. Votre Compagnie s'intéresse avant tout aux souvenirs, aux rêves et aux mots. Vous montrez aujourd'hui que, parfois, elle ne dédaigne pas d'accueillir aussi un confrère, plus préoccupé, lui, d'acides nucléiques et de cellules.

Un écrivain, un artiste peut se prévaloir d'une œuvre qui lui appartient en propre. À cette œuvre qu'il a lui-même entièrement créée, il peut donc, à bon droit, attribuer votre faveur. Il en va tout autrement d'un scientifique. Celui-ci ne fait jamais que poursuivre une entreprise née des efforts accumulés par les générations précédentes. En vous disant ici ma gratitude, je suis conscient de n'être qu'un maillon dans une longue chaîne de chercheurs. Vous avez, depuis longtemps déjà, pris l'habitude d'accueillir, dans votre Compagnie, naturalistes et biologistes : Buffon, Cuvier, Claude Bernard, Pasteur ont siégé parmi vous, ainsi que, plus récemment, Jean Rostand et Étienne Wolff. D'autres — et je pense plus particulièrement à ceux qui m'ont appris mon métier à l'Institut Pasteur, André Lwoff et Jacques Monod — eussent été, plus que moi, dignes de l'honneur que vous me faites aujourd'hui. Eux aussi aimaient les mots. Ma fonction, parmi vous, sera surtout de représenter la biologie. C'est pourquoi je voudrais étendre cet honneur aux anciens qui m'ont passé le témoin, ainsi qu'aux cadets qui, à leur tour, viennent maintenant prendre le relais. Ma tristesse sera de ne pas retrouver parmi vous celui qui était mon ami : François Furet. Mon plaisir sera de rencontrer souvent un autre ami de longue date : Maurice Schumann. Un jour de juin 1940, nous nous sommes embarqués sur un même bateau pour aller poursuivre la guerre contre l'Allemagne nazie. De ceux qui étaient du voyage, beaucoup sont tombés en Afrique ou en France, dans leur combat pour que la France vive, qu'elle recouvre sa liberté et sa fierté. Le siècle qui s'achève a été celui des idéologies assez sûres d'elles-mêmes, de leurs raisons, de leurs vérités pour ne voir le salut du monde que dans leur propre domination. Mais à chaque menace d'asservissement, on verra toujours se lever le petit groupe de ceux pour qui la paix ne s'achète pas à n'importe quel prix ; l'éternelle poignée de ceux qui, pour témoigner, sont prêts à se faire égorger.

Avant de faire, selon l'usage, l'éloge de mon prédécesseur, permettez-moi de vous résumer les arguments qui, je crois, vous ont poussés à m'accueillir parmi vous. En science, la première moitié du siècle qui s'achève a été dominée par la physique. La seconde moitié par la biologie qui s'est entièrement transformée pendant cette période. Ce renouveau a été associé à la naissance de ce que l'on appelle la biologie moléculaire. Celle-ci suppose et s'efforce de démontrer que les remarquables propriétés des êtres vivants — celles-là mêmes pour lesquelles, naguère encore, il fallait invoquer une force vitale — doivent nécessairement s'expliquer par la structure et les interactions des molécules qui les composent. Cette conception a été proposée notamment par quelques physiciens pour qui, derrière la biologie, on devait retrouver les propriétés de la matière. Elle a reçu une éclatante confirmation au milieu du siècle, quand il apparut que l'une des plus vieilles questions posées à l'être humain, celle de l'hérédité, venait se résoudre dans les propriétés d'une longue molécule en forme de double hélice.

Il faut beaucoup d'ingéniosité — on pourrait presque dire de perversion — beaucoup de connaissance acquise contre toute évidence sensible, contre toute intuition, pour en arriver à trouver, derrière l'extrême variété des formes vivantes, une communauté de propriétés, sinon de traits. Depuis sa naissance, au début du xix e siècle, la biologie n'a cessé de creuser les structures et d'approfondir les fonctions. Malgré les cris de ceux qui clament l'indivisibilité du vivant, le réductionnisme a remporté victoire sur victoire. Et plus il creusait, plus disparaissaient les différences entre les organismes et s'affirmait l'unité du vivant. Depuis les années soixante-dix, avec l'avènement du génie génétique, cette unité a été portée a un point que personne n'eût pu imaginer auparavant. Tous les êtres qui vivent sur cette terre, quels que soient leur milieu, leur taille, leur mode de vie, qu'il s'agisse de limace, de homard, de mouche, de girafe ou d'être humain, tous s'avèrent composés de molécules à peu près identiques. Et même, de la levure à l'homme persistent des groupes de molécules, donc de gènes, qui restent étroitement associés pour assurer des fonctions générales comme la division de la cellule ou la transmission de signaux de la membrane au noyau de la cellule.

La biologie se trouve ainsi placée devant un redoutable paradoxe : des organismes présentant des formes très différentes sont construits à l'aide des mêmes batteries de gènes. La diversité des formes est due à de petits changements dans les systèmes de régulation qui gouvernent l'expression de ces gènes. La structure d'un animal adulte résulte du développement de l'embryon qui lui donne naissance. Qu'un gène soit exprimé un peu plus tôt, ou un peu plus tard pendant ce développement, qu'il fonctionne en plus grande abondance en des tissus un peu différents et le produit final, l'animal adulte, en sera profondément modifié. C'est ainsi que, malgré leurs énormes différences, poissons et mammifères ont à peu près les mêmes gènes, de même que crocodiles et moineaux. Le potentiel créatif des réseaux régulateurs est dû à la nature hiérarchisée et combinatoire de ces réseaux. Des variations considérables de formes animales peuvent être introduites à plusieurs niveaux, simplement en bricolant le réseau des nombreux gênes régulateurs qui déterminent le moment et le lieu où sont exprimés tels ou tels gènes. C'est la similitude des gènes gouvernant le développement embryonnaire d'organismes très différents qui, finalement, rend possible l'évolution de formes complexes. Si, pour apparaître, chaque nouvelle espèce avait exigé la formation de nouveaux réseaux de régulation, il n'y aurait pas eu assez de temps pour permettre l'évolution telle que la décrit la paléontologie. C'est le bricolage évolutif qui permet aux éléments de régulation de se combiner en systèmes de développement variés.

Tous les êtres vivants apparaissent donc constitués des mêmes modules qui sont distribués de manières différentes. Le monde vivant est fait de combinaisons d'éléments en nombres finis et ressemble aux produits d'un gigantesque Meccano résultant d'un bricolage incessant de l'évolution. C'est là un changement total de perspective qui est survenu dans le monde de la biologie au cours de ces dernières années. Inutile de vous dire que cette manière de voir et de faire a d'importantes applications en médecine et en agriculture.

Tout être humain représente l'extrémité de deux lignées. Lignée biologique, d'abord, formée par une chaîne ininterrompue d'êtres vivants qui, depuis quelque trois milliards d'années, se sont reproduits avec acharnement. Lignée spirituelle et intellectuelle, ensuite, constituée par les consciences qui, depuis quelques centaines de milliers d'années, se sont associées pour aboutir à l'éducation d'un contemporain. En devenant membre de votre Compagnie, on se voit, par la grâce du Cardinal fondateur, doté d'une lignée surnuméraire, celle du fauteuil dans lequel, depuis 1635, sont venus s'installer les prédécesseurs. Comme dans la lignée biologique, il y a une forte part de hasard dans ces attributions de fauteuil. Celui qui m'est échu est le trente-huitième. Le grand ancêtre, celui qui a commencé la lignée, est un M. Auger de Moléon. C'était un abbé qui s'intéressait aux livres et qui avait, entre autres, édité les Mémoires de Marguerite de France, reine de Navarre. Élu à l'Académie en 1635, cet abbé en fut expulsé en 1636. Motif invoqué : il avait commis quelques malversations !

Inauguré sous de tels auspices, le trente-huitième fauteuil a ensuite suivi normalement son cours jusqu'à ce jour. Depuis l'abbé, dix-sept héritiers sont venus successivement s'y asseoir. On y relève quelques grands noms d'origines variées : politiques comme Malesherbes et Thiers ; diplomates comme Ferdinand de Lesseps ; ingénieurs comme Louis Armand qui, à la tête de Résistance-Fer, fut un héros de la Résistance ; médecins comme le chirurgien Henri Mondor ; ainsi que nombre d'écrivains : Anatole France, l'immense Paul Valéry, Jean-Jacques Gautier. Jean-Louis Curtis, enfin, cet ami que vous avez récemment perdu.

Je n'ai pas rencontré Jean-Louis Curtis. J'ai cependant fait assez tôt connaissance avec son œuvre par le roman qui lui fit obtenir le prix Goncourt : Les Forêts de la nuit. Publié juste après la fin de la guerre, ce livre me parut trancher, à bien des égards, sur la production littéraire d'alors. À l'époque, les feux de la seconde guerre mondiale n'étaient pas encore éteints. Il régnait une série de terrorismes intellectuels : la tyrannie des bons sentiments, celle de la littérature dite « engagée », de l'étonnant sens de l'histoire auquel nul ne semblait pouvoir échapper. Encore inquiets des conséquences éventuelles, ceux qui avaient de trop près fréquenté les Allemands restaient silencieux. Encore paralysés d'angoisse par la terrible aventure, ceux qui étaient revenus des camps de la mort se taisaient presque tous. Parmi ceux qui s'étaient durement battus, au-dedans comme au-dehors, bien peu encore souhaitaient parler. S'agitaient donc, surtout, certains de ceux qui, n'ayant guère bougé, racontaient les exploits qu'ils eussent voulu avoir accomplis. C'est au milieu d'une bonne conscience d'après-guerre cherchant à émerger des passions politiques, de leurs triomphes et de leurs égarements qu'est arrivé le livre de Jean-Louis Curtis.

Le roman se déroule en France occupée, au pays basque. C'est la vie d'une petite ville à cheval sur la ligne de démarcation. La guerre n'y est pas trop dure. Par prudence ou par adhésion politique, les habitants s'accommodent du régime de Vichy. Ils ne manifestent guère d'hostilité à l'égard des Allemands qu'il leur faut bien héberger. Dans cette population, assez indifférente aux péripéties de la bataille qui se livre au loin on trouve quelques résistants comme on trouve quelques collaborateurs. Mais d'un côté comme de l'autre, les activités restent modérées et les passions plutôt contenues. Quand sonne l'heure de la Libération, les Allemands quittent sans bruit la ville. Celle-ci ne connaîtra pas les explosions de joie et les excès qui ont souvent accompagné la fin du cauchemar. Pour marquer ces jours glorieux, on note tout juste un changement de municipalité, avec quelques petites vengeances entre voisins. Peu d'héroïsme. Beaucoup de turpitudes, de petites mesquineries. Voilà un tableau qui s'accorde mal à l'image d'Épinal alors en cours, l'image d'une France dressée contre les Allemands, d'une France résistante. Non que Curtis montre, pour le camp de la collaboration, la moindre inclination ; bien au contraire. Mais à cause de l'esprit qu'il manifeste face aux tabous politiques de l'immédiat après-guerre. Il peint ce qu'il a vu.

Refus du conformisme historique, ce livre est aussi un refus du conformisme littéraire. Il paraît à l'époque où les philosophes se mêlent aux romanciers pour formuler et faire prévaloir des théories générales de l'art romanesque. L'existentialisme triomphant cherche à imposer ce que Jean-Louis Curtis appelle « un système de contraintes techniques et stylistiques suffisantes pour tuer dans l'œuf toute velléité créatrice, tout élan joyeux de l'imagination ». Le romancier, étant situé profondément dans l'histoire, doit rendre compte de son époque et n'écrire que des romans « engagés », des romans « en situation ». Et pour que ses personnages soient libres, condition nécessaire à l'efficacité romanesque, il doit, contrairement à Mauriac, ne jamais être pris en flagrant délit de tout connaître, d'intervenir dans la conduite du récit.

Face au dogmatisme, le roman de Curtis porte le regard du romancier traditionnel. Il raconte une histoire. Ou plutôt des histoires. Il suit le parcours de quelques jeunes hommes, tous issus de la même petite ville et placés soudain devant la guerre. Le romancier étudie soigneusement leurs réactions en fonction de l'origine familiale, du milieu social, du tempérament. On les voit tour à tour dans leur vie privée et face aux événements de la politique et de la guerre. Ils sont peints, avec un mélange d'amour et de férocité, d'ironie et d'humour, avec une verve qui tour à tour raille ou approuve, méprise ou pardonne. Aucun engagement dans tout cela. Aucune théorie philosophique ou politique pour infléchir le récit. « Ce n'est pas une simple transposition autobiographique, prévient Curtis, mais une vraie fiction » avec ses intrigues et ses personnages distincts. Tout au plus, peut-on soupçonner, dans tel ou tel caractère, le développement de l'une des tendances de l'auteur.

En réalité, le sujet des Forêts de la nuit, ce n'est pas simplement la vie d'une petite ville de province sous l'Occupation et la Libération. Par-delà les tribulations de ces jeunes entre cette ville et Paris, c'est le choix politique dont il est question. Quelle en est la nature ? Quels en sont les ressorts profonds ? Pourquoi celui-ci s'engage-t-il dans un chemin et celui-là dans un autre ? Pour l'auteur, les choix politiques ne représentent que la justification, après coup, de pulsions originelles très profondes et très obscures. Le titre du roman évoque le tigre du célèbre poème de William Blake, figure emblématique de l'instinct, des forces vitales qui agissent dans la nuit de l'inconscient. Rien de commun avec la littérature engagée. Rien de plus éloigné du roman de situation. « Le vrai sujet de mes romans, c'est le roman lui-même, les relations multiples et changeantes des personnages entre eux et avec leur milieu. » Le livre de Curtis se voulait dans la lignée des grands romans du xix e et du début du xx e siècle. « La publication du livre en 1947, écrira Curtis, me valut une bordée d'injures et aussi des approbations qui n'étaient pas seulement littéraires. » Tout en louant la vigueur de ton et la liberté d'esprit, la critique des années cinquante en souligna quelques faiblesses. Elle classa l'auteur parmi les romanciers témoins de leur temps. Pour celui qui, comme moi, n'avait pas vécu en France ces années d'occupation, le livre sonnait juste. Il ignorait les propagandes de toutes sortes qui inondaient la presse et la radio. Il taisait délibérément hauts faits, sacrifices et ignominies. Il paraissait décrire, sans trop de concessions, ce qui, pour le plus grand nombre, avait dû constituer l'essentiel de la guerre. Loin de Bir Hakeim. Loin du Vercors. Loin d'Auschwitz.

Je ne peux vous cacher, Messieurs, l'inquiétude qui m'a saisi quand j'ai su qu'il me reviendrait de faire, devant vous, l'éloge de celui qui fut l'un des vôtres et votre ami. Je connais trop bien mon incompétence en matière de littérature. J'ai lu beaucoup des livres de Jean-Louis Curtis. J'ai découvert sa biographie. J'ai rencontré plusieurs de ses amis et je suis un peu parti à l'aventure. J'ai commencé à m'engager dans une direction. Puis, j'ai fait machine arrière. J'ai cherché ailleurs. Puis j'ai fini par choisir ce qui me semblait le moins périlleux, toujours convaincu que je n'atteindrais pas le but que je souhaitais. J'ai appris, déjà, que la quête de la vérité d'une existence qui vient de s'achever est une mission impossible. Que, dans sa propre mémoire, aucun de nous ne parvient à restituer les morceaux d'un passé aboli, à saisir dans sa plénitude ce qui fut l'événement ou la scène, ou le fragment de vie. Comment retrouver, alors, dans sa complexité, dans ses fluctuations, les traits d'une personne qui se construisent et se modifient sans cesse au cours des années ? Surtout quand il s'agit d'une personne que l'on n'a pas connue. Quand, à tous ses amis sans exception, cette personne apparaissait comme un être particulièrement modeste, secret, refusant de parler de lui. Il s'avançait toujours masqué, disait un de ses amis. Quand, à côté de son métier de professeur, il voulut continuer à écrire, comme il l'avait toujours fait, il décida que « cette activité resterait marginale et, si jamais je publiais, clandestine : personne n'en saurait rien, je m'abriterais éventuellement sous un autre nom. L'idée de quant-à-soi, de secret, était presque inhérente à ma nature, non par goût de la dissimulation, mais par volonté farouche d'isolement et d'indépendance. Je suppose qu'il y avait là un rien de morbidezza ». C'est ainsi que celui qui, à l'état civil, s'appelait Albert Laffitte est devenu Jean-Louis Curtis. Dans ses ouvrages, Curtis ne parlait jamais de Laffitte. Sauf dans un ou deux livres dans lesquels il parle de Curtis. Ou plutôt de la manière dont Laffitte est devenu Curtis. Dont s'est formé, peu à peu, l'écrivain Jean-Louis Curtis.

La petite ville où se déroulent les principaux épisodes des Forêts de la nuit, c'est Orthez, dans les Pyrénées-Atlantiques, la ville natale d'Albert Laffitte. Il était issu d'une famille profondément enracinée dans la terre du Béarn. Son père était ébéniste. Il avait deux sœurs et un frère, tous nettement plus âgés que lui. Il fut élevé en petit dernier et conserva le souvenir d'une enfance heureuse. Les études commencées à l'école primaire catholique d'Orthez se poursuivirent au collège des prêtres diocésains, près du château Moncade où vécut Gaston III, comte de Foix, dit Gaston Phœbus, grand seigneur, grand soldat, grand ami des lettres et des arts.

Le seul livre où Curtis parle un peu de son enfance, de ses tendances, de son goût pour l'écriture, s'intitule Une éducation d'écrivain. Il commence en fanfare. Non par : « Longtemps je me suis couché de bonne heure. » Mais par : « Toute ma vie, aussi longtemps que je me souvienne, je me suis tracé des lignes de conduite et j'ai constitué des programmes de travail. » Et il poursuit : « Le zèle avec lequel j'élabore ces projets de création littéraire, le plaisir qu'ils me donnent au moment où je les conçois... n'ont d'égaux que la paresse qui m'empêche de les réaliser et les remords ultérieurs en constatant l'échec de mes ambitions. » Le ton est donné. Et il me semble bien que, avant Jean-Louis Curtis, Albert Laffitte ait toujours su qu'il serait, un jour, écrivain. Que, dès son enfance, il se soit senti, voulu, futur écrivain. Depuis son plus jeune âge, il a été atteint d'une boulimie de lecture que tempérait seulement la faiblesse de ses moyens financiers. « Lorsque je pense à mon enfance et à mon adolescence, écrit-il, je me vois comme un affamé de lecture qui cherchait à nourrir sa faim dans un désert. » Il se compare même à un enfant de pays sous-développé qui s'efforce de survivre avec un bol de riz par jour. À ce besoin, presque physique, de lire se mêle, dès la petite enfance, la soif d'écrire. Le besoin permanent de refaire le monde à son usage, de l'interpréter, de le raconter. « Je me suis mis à écrire dès que j'ai su former des mots sur le papier ; mais cela avait été précédé par une phase de littérature orale, comme chez les primitifs. Pendant un an ou deux, j'ai été le griot, le conteur arabe de mon quartier. » Il raconte des histoires aux autres enfants. Histoires qu'il a entendues ou qu'il invente. Puis un jour vient où il écrit « roman » sur la première page d'un cahier. Il a alors huit ans. Malgré les difficultés, les hésitations, les impossibilités d'écrire plus de cinq ou six pages sur le sujet choisi, il ne renonce pas. « L'écriture devint mon occupation favorite... Si l'on est un écrivain, on l'est très tôt. » Et Curtis de s'interroger sur les souvenirs qu'il conserve du petit Laffitte qu'il n'est plus et qu'il est encore. Il se demande s'il y avait en lui quelque activité mentale particulière, propre à favoriser l'écriture.

Il est présomptueux de ma part de sortir de mes sentiers habituels pour venir vous parler du métier d'écrivain. De la formation d'écrivain. De poser les questions : Pourquoi écrit-on ? Comment en vient-on à écrire ? Mais Jean-Louis Curtis s'est souvent posé de telles questions. Si cet homme qui détestait parler de lui en est venu, à plusieurs reprises, à décrire ses souvenirs de jeunesse, c'est pour tenter d'y répondre. Et je ne suis pas sûr que la formation du candidat scientifique soit tellement différente de celle du candidat écrivain. Dans la phase initiale de la démarche scientifique, dans la formation des hypothèses, le scientifique fonctionne par l'imagination, comme l'artiste. Après seulement, quand interviennent l'épreuve critique et l'expérimentation, la science se sépare de l'art et suit une voie différente. « L'impression est pour l' écrivain, dit Proust, ce qu'est l'expérimentation pour le savant, avec cette différence que chez le savant le travail de l'intelligence précède et chez l'écrivain vient après. » Un poème ou un tableau ne sont pas comme une hypothèse scientifique. Mais, dans tous les cas, c'est l'imagination qui est la force motrice. C'est elle l'élément créateur, en science tout, pas art ou dans n'importe quelle autre activité intellectuelle. Ce n'est pas une simple accumulation de faits, mais l'imagination qui a conduit Newton, un jour dans le jardin de sa mère, à regarder soudain la lune comme une balle lancée assez loin pour tomber exactement à la vitesse de l'horizon tout autour de la terre. Ou Planck à comparer le rayonnement de la chaleur à une grêle de quanta. Ou William Harvey à voir dans le cœur dénudé d'un poisson les battements d'une pompe mécanique.

Tout semble différencier cette manière de penser de celle de Shakespeare quand il voit la vie comme « une histoire racontée par un idiot, pleine de bruit et de fureur », ou quand Proust compare la mémoire à « un ouvrier qui travaille à établir des fonds durables au milieu des flots ». Et pourtant, malgré des moyens d'expression très différents entre le poète et le scientifique, l'imagination opère de la même façon. C'est souvent l'idée d'une métaphore nouvelle qui guide le scientifique. Un objet, un événement est souvent perçu dans une lumière inhabituelle et révélatrice. Comme si l'on arrachait brusquement un voile qui, jusque-là, masquait les yeux. Pas plus que l'art, la science ne copie la nature. Elle la recrée. C'est en décomposant ce qu'ils perçoivent de la réalité pour la recomposer autrement que le peintre, le poète ou l'homme de science édifie sa vision de l'univers. Chacun façonne son propre modèle de la réalité en choisissant d'éclairer les aspects de son expérience qu'il juge les plus révélateurs et d'écarter ceux qui lui paraissent sans intérêt. Nous vivons dans un monde créé par notre cerveau, avec de continuelles allées et venues entre réel et imaginaire. Peut-être l'artiste prend-il plus de celui-ci et le scientifique plus de celui-là. C'est simplement une affaire de proportion. Non pas de nature.

C'est pourquoi, la formation du jeune scientifique ne me semble pas si différente de celle du jeune écrivain que décrit Curtis. Il y a, dans Le Temps retrouvé, un passage où Proust analyse la qualité de l'attention qu'il estime particulière à l'écrivain et à l'artiste. Il se sait, la plupart du temps, lui-même incapable de regarder et d'écouter ce qui se passe autour de lui. Mais il décèle, en lui, la présence d'un personnage capable de regarder. Personnage intermittent qui ne se manifeste qu'à l'apparition de gens ou de choses qui intéressent Proust directement. Alors, le personnage se met a regarder et à écouter. Mais à un certain niveau, à une certaine profondeur seulement. « Comme un géomètre qui, dépouillant les choses de leurs qualités sensibles, ne voit plus que leur substratum linéaire, ce que racontaient les gens m'échappait car ce qui m'intéressait, c'était non ce qu'ils voulaient dire, mais la manière dont ils le disaient en tant qu'elle était révélatrice de leur caractère ou de leurs ridicules. »

C'est à cette sorte d'attention, une attention très sélective, que réfère Curtis en évoquant le jeune Laffitte. Chez ce dernier, il y avait une activité qui, « réfléchissant en miroir, ne se bornait pas à recevoir les impressions du dehors, mais qui les recomposait à l'instant même de répondre à leurs stimulus ». D'où, avec cette activité mentale en quelque sorte clandestine, ce que Curtis appelle un « retrait », un « dédoublement intime » qui le faisait à la fois spectateur et acteur, juge et partie. Un mot, un regard, un geste qui, pour les autres, avaient un sens, pour cet enfant en avaient deux : le même sens, plus un autre, secret, personnel, qui répercutait le premier comme un écho caché. C'était le second sens, la résonance, l'écho qui nourrissait l'imagination, une imagination déjà critique, déjà capable aussi d'affabulation.

L'enfant Laffitte, ainsi décrit par Curtis, vivait le monde à la fois comme une énigme à déchiffrer et comme une source de fictions. Il se pensait un peu différent de ses camarades. Il voyait ceux-ci tout à leurs jeux et à leurs querelles. Lui, au contraire, ne parvenait jamais à se sentir totalement présent à ce qu'il faisait. Il percevait toujours, derrière lui, en retrait, un autre lui-même qui s'intéressait à tout, sauf aux querelles ou aux jeux. Même si ce petit décalage n'était pas, en réalité, une différence de nature avec ses petits camarades, mais de degré, d'intensité, cet enfant ne pouvait pas ne pas se trouver un peu différent de ses camarades. Il ne se sentait pas aussi à l'aise que les autres dans ce monde. Écrire représentait alors une compensation à cette sorte de mal-être. De là venait, pour Curtis, son besoin d'écrire. De là venait cette vie toute dédiée à la littérature.

Il a alors douze ans. Et c'est au cours des quatre ou cinq années suivantes que « dans une solitude absolue et délicieuse, je suis devenu vraiment un écrivain, si être un écrivain signifie vivre surtout par l'imagination, expérimenter avec des mots, trouver sa plus grande joie à polir un texte jusqu'à ce qu'il soit sinon parfait, du moins le meilleur possible ». Et il se jette à corps perdu dans la lecture, lisant pêle-mêle les auteurs du xviii e siècle, Rousseau, Chateaubriand, les romantiques, quelques modernes, notamment Pierre Benoit. Avec des amis, il faisait des dîners Pierre Benoit, au cours desquels les convives se posaient des colles sur les intrigues quelque peu farfelues du maître. Et puis, surtout, il découvre Barrès. Avec Du sang, de la volupté et de la mort, c'est un choc. Ce garçon, qui n'a pas quinze ans, découvre un grand écrivain de son siècle, avec le langage de son temps, jouant non plus seulement sur des idées, mais sur des sensations, des états d'âme, un climat moral. « Dès l'attaque, écrit-il, je compris que j'allais être envoûté. » Avec Du sang... il découvre que la lecture est plus, est autre chose qu'un divertissement. C'est un art que l'on cultive pour lui-même, pour son éclat, pour la musique des phrases. Il ne suffit plus d'être un conteur arabe qui déroule son histoire épisode par épisode. Il faut jouer de la voix et séduire son auditoire par son timbre et ses modulations. Il faut captiver par la magie du style.

Une fois bachelier, mais toujours sans moyens financiers, le jeune Laffitte prend, pour un an, un poste de surveillant au collège oratorien de Juilly. Là, Albert Laffitte va rencontrer un professeur laïque, Emmanuel Peillet, qui enseigne les lettres. Celui-ci, grand admirateur d'Alfred Jarry, fondera plus tard, sous le pseudonyme d'Hughes Sainmont, Les Cahiers du collège de Pataphysique. Il va laisser sur le jeune Laffitte une empreinte durable. « Son enseignement, écrit Curtis, était fondé sur une idée-force, celle d'émancipation, de rupture : il fallait toujours se libérer de quelque chose, la liberté morale n'était jamais un état définitif, mais un effort de chaque instant, une conquête jamais assurée. » Leçon dont Curtis devait, toute sa vie, faire usage. « J'aime éprouver ma force, écrira-t-il plus tard, en démolissant ce que je juge faux, inauthentique, néfaste. J'éprouve un plaisir désintéressé, quasi sportif à pratiquer ce que les Anglais appellent le debunking, le déboulonnage des idoles et cela dans tous les domaines, notamment dans le domaine politique. »

Un peu plus tard, on retrouve Laffitte à l'université de Bordeaux. Tout en préparant une licence d'anglais, il va satisfaire sa fringale intellectuelle en lisant tout ce qu'il trouve. Les classiques dans la collection Hatier. Les modernes qu'il rencontre : Proust, Gide, Drieu, Giraudoux. Surtout Mauriac et Montherlant, dont « entre seize et vingt ans, je devins maniaque ». Le professeur d'anglais avec lequel il travaille l'envoie en Angleterre préparer un mémoire de fin d'études supérieures. Il lui trouve une place d'assistant en français au collège de Bradford. Là, pendant deux ans, Laffitte va non seulement apprendre la langue, mais se familiariser avec la littérature et la culture anglaises.

Pour Jean-Louis Curtis, l'Angleterre va devenir comme une seconde patrie. Et, pourtant, entre le Béarn et l'Angleterre, les relations n'ont pas toujours été au beau fixe. Au Moyen Âge, quand les Anglais occupaient l'Aquitaine, ils s'aperçurent, avec surprise et tristesse, que les Béarnais refusaient avec obstination de se laisser annexer. La devise d'Orthez était alors, comme maintenant : « Touches-y si tu l'oses ! » Les Anglais n'y touchèrent pas. Mais quelques siècles plus tard, le Béarn devait succomber. « Le meilleur hôtel de la ville, écrit Jean-Louis Curtis, était renommé à la ronde pour la séduction de sa propriétaire. Il s'appelait, en toute simplicité, l'hôtel de la Belle Hôtesse. Le général Wellington y dormit le soir de la bataille. On ne sait pas si, en dépit de la devise d'Orthez, il osa toucher à l'hôtesse. Il est probable que non car c'était un gentleman. »

En 1937, Albert Laffitte a vingt ans. À l'époque, le Français voyageait peu. On n' avait guère encore l'idée d'envoyer les jeunes gens se former au-dehors, se frotter à d'autres cultures, voir d'autres pays, d'autres manières de vivre. On n'apprenait guère les langues étrangères. Un peu d'anglais ou d'allemand au lycée, pour ceux qui le fréquentaient. Juste ce qu'il fallait pour répondre à l'interrogateur au baccalauréat. Mais pour qui voulait devenir professeur d'anglais, il était nécessaire d'aller sur place apprendre la langue et, si possible, un peu d'accent. La chance de Laffitte fut de se voir octroyer comme thème de diplôme : la technique du roman chez Aldous Huxley. Grâce à quoi, dira plus tard Curtis, « le travail universitaire me fit gagner plusieurs années et m'épargna sans doute quelques tâtonnements ». Pour Huxley, le roman moderne devait prendre exemple sur l'écriture musicale, la polyphonie, le contrepoint. Abandonnant le modèle classique d'un développement linéaire, il s'efforçait d'introduire, pour les orchestrer, des thèmes qui se répondent et qui dialoguent. Les quatre premiers chapitres de Brave New World forment un excellent exemple d'un tel « récit éclaté ». Au lieu de la lente et méthodique progression balzacienne, Huxley utilise une approche où les sensations visuelles, auditives, corporelles explosent, s'entrechoquent, fulgurent et s'évanouissent comme des étincelles. L'intrigue elle-même se divise en motifs récurrents, sans cesse modulés. C'est la technique que Curtis utilisera dans ses premiers romans. Il y met en jeu deux ou trois thèmes qui se développent selon une composition en forme de fugue.

Pendant ce séjour, Albert Laffitte se plongea dans la littérature anglaise : les poètes du xvii e siècle, Milton, les romantiques, Dickens, Thackeray et surtout Shakespeare qui, pendant toute la vie de Curtis, restera l'une de ses principales références. « La poésie anglaise déferlait dans ma vie, écrit-il, et aussi le roman anglais qui m'apportait... une qualité qui semble absente du roman français : le léger décalage qui introduit l'humour, cette buée irisée qui enveloppe les personnages comme une aura et leur confère à la fois présence et mystère... » C'était pour Laffitte une véritable imprégnation anglaise. Il avait l'impression de se dédoubler. Une partie enracinée en France et nourrie de littérature française classique. Une autre partie de lui adoptant une seconde patrie à la fois linguistique, littéraire et sentimentale. « Il est le plus anglais des écrivains français », diront plus tard de lui ses amis.

En 1939, Curtis revient en France où il est mobilisé dans l'infanterie. Il se fera ensuite muter dans l'armée de l'air. Au printemps, il sera envoyé dans une base marocaine pour y faire ses classes d'élève pilote. Là, il s'entraîne sur un avion de chasse américain, le Curtiss. D'où, plus tard, son pseudonyme. En septembre 1940, il rentre en France. Il enseigne comme professeur d'anglais au lycée de Bayonne. En 1943, il est reçu à l'agrégation d'anglais. Si de cœur il penche vers la France au combat, il va, pendant l'Occupation, rester dans l'anonymat, aidant à des évasions, participant çà et là à quelques manifestations contre les Allemands. En été 1944, il s'engage dans un corps franc dirigé par le commandant Pommiès. Ce corps franc traverse la France en direction de l'est. Il participe à la bataille d'Autun, remonte vers Dijon et la Haute-Saône où il rejoint la 1 e armée française. Avec plusieurs de ses amis d'Orthez, Jean-Louis Curtis va participer à la formation du commando qui se battra rudement à Colmar, dans les Vosges et à Strasbourg. En février 1945, ce groupe franchit le Rhin et entre à Stuttgart. Quand, plus tard, on l'interrogeait sur cette période de sa jeunesse, Curtis répondait avec sa pudeur habituelle : « J'ai fait comme tout le monde. »

La guerre finie, Jean-Louis Curtis va, pendant quelque temps, continuer à enseigner dans un lycée. Mais très vite, le prix Goncourt et ses retombées vont lui permettre de se consacrer entièrement à sa passion : la littérature. C'est donc de littérature que je dois maintenant vous parler. Vous comprendrez mon embarras. Le physicien s'intéresse aux événements qui se répètent pour en extraire des phénomènes. Le biologiste s'efforce d'imiter le physicien et, avec beaucoup de difficultés, d'extraire du vivant des événements qu'il cherche à répéter. L'historien, comme le naturaliste qui étudie l'évolution du monde vivant, s'intéresse à des situations qu'il sait ne pouvoir ni répéter ni retrouver. Le romancier, lui, s'occupe d'événements qui, loin de pouvoir se répéter, ne sont pour la plupart jamais arrivés que dans sa tête. Ce qu'il cherche, c'est à susciter en nous cette excitation que, dans la vie réelle, chacun trouve dans l'attente du lendemain. C'est l'expectative, dans laquelle nous tient le romancier qui donne l'apparence de vérité à quoi il vise. Pour mimer la vie, il invente des personnages, définit des temps et des lieux, précise des incidents qu'il tente de lier par une chaîne de causalité. En somme, l'univers du roman vient se disposer à côté du monde réel, comme le trompe-l'œil s'installe parmi les objets tangibles de notre monde familier. Or le trompe-l'œil, c'est précisément ce que le physicien et le biologiste s'efforcent soigneusement d'éviter.

L'œuvre de Jean-Louis Curtis se déploie sur quelque cinquante ans, dans des genres variés : romans, récits, articles, critiques de livres, critiques de films, pastiches. Tous ses romans sont très élaborés. « Je ne peux concevoir d'œuvre littéraire qui ne soit construite. » Il n'entreprend d'écrire un livre qu'après en avoir établi le plan, au moins dans ses grandes lignes. « Quand j'écris la première phrase d'un roman, je connais la dernière. » En fait, il aime les plans. Il aime à tracer les plans de villes imaginaires. Il évite les régularités des rues, les équerres, les damiers, conservant une marge de fantaisie, d'imprévisible dans certains quartiers. Programmes d'éducation, plans de vie, plans de ville c'est pour Curtis « le besoin de maîtriser le chaos rebelle des choses ». Les premiers romans prennent une forme de contrepoint à la Huxley. Ils suivent trois ou quatre jeunes hommes dont les destinées se croisent, se séparent, se rejoignent. Qu'il s'agisse toujours des mêmes personnages ou qu'ils changent de nom, peu importe, ils sont mis en présence de certaines situations : l'avant-guerre dans Les Jeunes Hommes, la guerre et l'Occupation dans Les Forêts de la nuit dont j'ai déjà parlé, la Libération et les années suivantes dans Les Justes Causes. La jeunesse, avec ses engouements, ses faiblesses, ses amertumes, son goût de l'absolu, affronte les réalités, les démissions, les compromissions de l'âge mûr. Ce qui intéresse l'auteur, c'est de montrer les réactions de chacun, selon son milieu social et son tempérament, devant les événements, un peu comme une série d'expériences, en psychologie et en sociologie. Ces romans peuvent être regardés comme les mémoires de l'époque dont ils cherchent à préciser les lignes de force et le climat moral. Curtis y jette un regard critique sur la société et les individus qui la composent. Il raconte des vies, il peint des personnages, il décrit leur comportement dans des scènes successives. D'où, pour le lecteur, l'occasion de méditer sur le monde comme il va et les hommes comme ils sont, capables du meilleur et du pire.

Cette première trilogie s'organisait autour de la guerre. Plus tard, le bouillonnement des premiers livres s'atténue pour laisser place aux œuvres de la maturité : La Quarantaine, Un jeune couple. Et surtout une autre trilogie qui s'organise autour de 1968. L'Horizon dérobé paraît en 1979, La Moitié du chemin en 1980 et Le Battement de mon cœur en 1981. Un quatuor de jeunes, trois garçons et une fille, dessinent les figures de l'amour et de la politique. Issus de la révolution lyrique des années soixante-huit, ces jeunes gens ne cachent que provisoirement leurs ambitions. Ils se laissent peu à peu contaminer par la réussite sociale. Abandonnant les idéologies, ils en arrivent progressivement à occuper la place tant décriée de la génération de leurs parents. Dans cette intrigue romanesque, l'auteur entrelace, selon sa technique favorite, satire sociale, chronique d'une époque et un soupçon de ce qui apparaît un peu comme une autobiographie transposée. S'il cherche à décrire les caractères et à les replacer dans les soubresauts de l'histoire, Curtis se veut, avant tout, un conteur, un artiste qui sait articuler des intrigues et en maîtriser les développements. Dans tous ses romans, il se carre dans un style naturel, direct, sans fioritures et sans clichés. Mais ses personnages ne sont, le plus souvent, pas aussi limpides qu'il n'y paraît de prime abord. Les histoires qu'il raconte sont bien souvent d'une grande cruauté et son monde d'une grande noirceur.

C'est dans son dernier roman qu'éclate le plus nettement le côté sombre de ce monde et le destin sans espoir de ses habitants. Ce roman, publié après la mort de Jean-Louis Curtis, a pour titre Andromède, la princesse livrée au monstre marin pour apaiser la colère de Poséidon et délivrée in extremis par Persée. Il aurait tout aussi bien pu s'intituler La Prisonnière, si ce titre n'évoquait déjà d'autres amours. C'est l'histoire d'une vie gâchée sans appel. Une vie où un à un, méthodiquement, tous les motifs d'espoir sont saccagés. La vie d'une femme de vingt ans, Anne, jolie, intelligente, douée qui peut rêver d'un avenir satisfaisant, sinon brillant. Elle arrive dans une petite ville et prend possession d'un nouveau logement. Dans les toutes premières pages du livre, le premier soir, elle aperçoit sur le rebord de la fenêtre, une toile d'araignée vibrant au rythme des ailes d'une mouche capturée. « C'était une minuscule scène de supplice, dit Curtis, de lente mise à mort. Combien de temps durerait l'agonie de l'insecte ? Elle allait servir de nourriture, de garde-manger à une créature qui, pour elle, se présentait sous l'aspect d'une bête gigantesque et hideuse. Anne, captivée et légèrement horrifiée pensa qu'elle contemplait là quelque chose de consubstantiel à la vie, l'accomplissement d'une loi cruelle et immémoriale qui régit toutes les espèces vivantes : l'entre-dévorement universel. » Au lieu de briller dans le monde, de se marier, au lieu de vivre, Anne va peu à peu se laisser emprisonner, absorber, dévorer, anéantir par un homme que le hasard a installé dans la même pension qu'elle. Un homme âgé, laid, sans caractère ni instruction. La manière dont Curtis décrit ce naufrage, cet anéantissement d'une vie est édifiante. Tout au long de trois cents pages, il raconte la lutte entre la femme-proie et l'homme-araignée, comme un rapport de force et de domination qui, dès leur rencontre, s'installe entre eux. Au début « elle avait l'ascendant sur lui », elle avait « barre sur lui », elle « le dominait ». Peu à peu les rapports de domination se modifient. L'humiliation passe de l'un à l'autre. Les forces se renversent. La culpabilité change de camp. En fin de compte, c'est l'homme qui finit par écraser la femme.

Tout le roman s'articule sur les questions : Qui dominera l'autre ? Qui se nourrira de l'autre ? Qui tuera ? La conclusion est féroce. La vie à deux étant la seule chance de vaincre la terreur de vivre, de surmonter la hantise du temps qui s'écoule et de la mort, une vie, sa réussite ou son échec, relèvent de la capacité d'accouplement d'un être avec un autre. La manière dont cette femme jeune et belle qui, par sa faute et par une série de circonstances bizarres et oppressantes, ruine sa vie, crée chez le lecteur un malaise sans cesse croissant. L'art de Curtis est ici à son meilleur pour raconter une histoire aussi simple et aussi étouffante. La fin du livre apporte la conclusion, à la fois psychologique et morale, que veut donner l'auteur par cette histoire. « J'ai vu, dit-il, des quantités de couples dont on se demandait pourquoi ils demeuraient ensemble, malgré une évidente incompatibilité. J'ai vu, de très près, des situations qui n'auraient pas dû normalement durer dix jours et elles duraient depuis dix ans ou davantage. J'ai vu des laideronnes ou des idiotes s'emparer d'un homme plein de mérite et le dominer férocement, le domestiquer. Et, inversement, j'ai vu des hommes très ordinaires, parfois médiocres, s'attacher de belles et brillantes jeunes femmes et parfois les séquestrer... Souvent, dans un couple, c'est le moins bon qui l'emporte sur le meilleur, le plus déshérité sur le plus doué, le plus pauvre sur le plus riche moralement, le plus faible sur le plus fort. »

Rien à ajouter, sinon le regard calme et chargé de vérité que pose l'auteur sur ses personnages ; l'art et la finesse avec lesquels il montre l'un des personnages s'approprier l'autre ; et surtout la maîtrise avec laquelle il fait couler le temps qui, comme dans tout roman, joue le premier rôle. Le récit s'étale sur trente ans. L'intensité dramatique n'empêche pas Curtis de s'adonner tout au long à l'un de ses passe-temps favoris. Tout en décrivant, dans le fond de l'histoire, les climats sociaux et les ambiances morales des décennies qui se succèdent, il se livre à quelques brèves, mais violentes offensives contre certaines de ses cibles préférées, la mode, le snobisme, la bêtise, l'hypocrisie du siècle.

Le monde de Jean-Louis Curtis est donc assez sombre. L'homme n'est pas bon. Il se laisse emporter par ses instincts les plus bas. Heureusement, il dispose d'une activité pour se racheter : la littérature. Il est sauvé par Proust, par Shakespeare et par quelques autres écrivains. La lecture, pour Curtis, se fait le crayon à la main. En ouvrant un roman, même très jeune, il ne se contente pas du pur plaisir de l'attente romanesque, du « suspense ». Il y cherche aussi des leçons sur le métier, la technique, le « comment c'est fait », la qualité et l'harmonie des phrases, le pouvoir de créer un climat. Autant qu'à la substance du discours, il est attentif à sa respiration, à son ordonnance. Il apprend à faire le tri. À découvrir les raisons qui lui font aimer tel livre et moins tel autre. En même temps que l'art du roman, il apprend celui de la critique littéraire. C'est peut-être là, dans la critique, que Jean-Louis Curtis déploiera le plus librement les divers aspects de sa personnalité : le théoricien, l'analyste, l'humoriste. Il écrit des pages éblouissantes sur Saint-Simon, sur Chateaubriand, sur Proust, sur Montherlant. Sûr de lui, il parle avec une certaine désinvolture des écrivains qu'il admire, avec causticité de ce qui l'irrite : l'imposture idéologique, le terrorisme culturel, la jobardise de nombreux contemporains. Dans les journaux, dans les revues, il dénonce les oukases de l'époque, la lourdeur des romans idéologiques ou l'exhibitionnisme complaisant des autobiographies à peine travesties en fiction.

Jean-Louis Curtis détenait encore un autre atout : un talent exceptionnel de pasticheur. Avec les auteurs qu'il aime, qu'il apprécie particulièrement, il lit, dit-il, « comme un vampire ». Il se nourrit de cette substance littéraire. Il la mange. Il l'incorpore à sa propre substance. « J'étais un poulpe, écrit-il, toutes mes ventouses appliquées sur la proie que je ne lâchais plus avant d'avoir le sentiment de la " posséder " ». Image qu'il développe en parlant « d'une sorte d'érotisme littéraire que j'ai satisfait aussi, plus tard, dans le pastiche ». En lisant une œuvre, il parvient ainsi, avec une sorte de jubilation, à s'imprégner du style, du rythme, de la respiration d'un auteur. Et même de ses tics. Les séries de pastiches aux titres irrésistibles : La Chine m'inquiète, La France m'épuise ou Un Rien m'agite, finissent par déborder la satire de la comédie d'époque pour donner une exceptionnelle leçon de style et de critique littéraire. Dans Haute École, il invente même un genre nouveau en couplant, pour chaque auteur, un article d'analyse critique et un pastiche. Chacun des deux textes illustre et renforce l'autre. Aussi éblouissants que les articles critiques, les pastiches de Saint-Simon et de Chateaubriand. Dans un ouvrage au titre évocateur : À la recherche du temps posthume, Curtis se coule dans le style de son modèle. Ressuscité, Marcel Proust est revenu hanter le salon de M lle de Saint-Loup. Celle-ci se fait appeler M me Swann et le narrateur aperçoit « émergeant après tant d'années, de couches temporelles superposées qu'il avait feu creuser par un effort de mémoire plus intéressant que l'excavation à la pioche, rousse, archéologique et minéralisée, la fille de Gilberte et de Robert ». Occasion pour Curtis de décrire, au long de phrases sinueuses, aux parcours inattendus, mourantes ici, renaissant là, la disparition d'un monde et son remplacement, le changement des modes et techniques littéraires. Étrange époque où les romans n'ont plus ni sujet, ni personnages.

Homme secret, Jean-Louis Curtis n'a pas publié de Journal. Seule une œuvre au titre stendhalien, Un miroir le long du chemin, raconte des voyages qu'il fit à Londres et aux États-Unis en 1957 et 1958. On y trouve surtout des descriptions de Soho et de Greenwich Village. À plusieurs reprises, il évoque son travail sur les œuvres de Shakespeare dont il fut l'un de nos meilleurs traducteurs. Il signa notamment les sous-titres des films anglais projetés à la télévision française. Pendant son voyage aux États-Unis, il se bat avec la traduction de King Lear qui, dit-il, soulève des difficultés presque à chaque vers. « Je crois que King Lear renferme une plus grande quantité de beaux vers que les autres tragédies... Pour moi, le sommet de l'œuvre, l'un des sommets de l'art shakespearien, c'est le chant d'amour de Lear à Cordelia, d'une surnaturelle et déchirante beauté :

Viens allons en prison.
Seuls tous les deux nous chanterons comme oiseaux en cage ... »

En 1986, Jean-Louis Curtis fut élu à l'Académie française. Comme il aimait les mots, leurs agencements, leur précision, il devint, du Dictionnaire, un artisan fidèle. Ses confrères étaient sensibles à l'élégance de sa silhouette de vieux jeune homme; à la chaleur de sa voix, dans laquelle au soleil du Béarn se mêlaient, parfois encore, quelques brumes venues d'Oxford ; à son dévouement dans l'accomplissement des tâches académiques. L'un de ses derniers textes fut un essai sur Proust destiné à la séance annuelle des cinq Académies, à la fin de 1995. Malade, Curtis ne put venir. Il demanda à son confrère Bertrand Poirot-Delpech de lire son texte à sa place.

Vous voyez comment la vie d'Albert Laffitte et l'œuvre de Jean-Louis Curtis se sont, comme souvent chez les écrivains, mêlées au point de se confondre. « Parce que le Béarn est mon pays, écrivait-il lors de sa réception à l'Académie de Béarn en 1988, il est quelquefois présent dans mon œuvre. Mais on y trouve, peut-être, les qualités propres aux Béarnais comme la liberté d'esprit, le dédain des modes et la fidélité à ce que nous aimons. » Beau programme qui s'accorde bien au personnage. Un prix Goncourt à trente ans, c'est une chance. C'est la possibilité de s'affranchir des contraintes matérielles qui guettent le jeune étudiant. C'est aussi un risque, celui de plonger dans le monde de la mode, du paraître, du bateleur qui anime la foire littéraire. Jean-Louis Curtis a survécu à son prix. Il s'est lancé dans le combat avec ce qu'il appelait « l'ange de la solitude ». Il a choisi la liberté. Toutes les libertés; celle des sujets de travail ; celle des genres ; celle du ton et de la forme ce qui, pour lui, était la liberté de rire ou de sourire. Liberté d'esprit aussi, vis-à-vis de tous les tabous, ceux de la politique comme ceux des modes intellectuelles. Ce qui se traduisait par une méfiance à l'égard de toutes les pensées qu'il est bon de suivre, de tous les endroits où il est bien d'être vu. Liberté de style encore, à l'écart du prêt-à-écrire, s'en tenant à sa sensibilité propre, à un style sobre, élégant, avec parfois quelque acidité, dans la lignée des classiques.

Cette entière liberté a permis à Curtis de rester fidèle à ce qu'aimait Laffitte. Fidèle à son idéal de jeunesse et à la terre de sa jeunesse où il revint régulièrement jusqu'à la fin de sa vie. Fidèle à ses idées de probité comme de vérité. Fidèle à ses amis, car autant il restait à l'écart du monde médiatico-littéraire, autant il persista dans ses amitiés. Tous ceux qui l'ont fréquenté parlent de lui de la même manière : souriant, courtois, affable, d'une extrême modestie, mélange d'ironie et de gentillesse, piquant soudain des fous rires. L'homme et l'œuvre se reflétaient l'un l'autre. Quel achèvement pour un écrivain !