L’émergence de la biologie moderne

Le 24 octobre 1995

François JACOB

L’émergence de la biologie moderne

Séance publique annuelle des cinq Académies

le 24 octobre 1995
 

 

Que retiendront de ce siècle les futurs historiens ? Des destructions. Des guerres. La montée et la chute du communisme. Les camps de concentration nazis et l’Holocauste. La fin de la colonisation et l’accès de nombreuses nations à l’indépendance. Mais ce qui pèsera le plus lourd, ce qui caractérisera au mieux ce siècle, c’est, je crois, le fantastique développement de la science et de la technologie. C’est le rôle qu’elles ont pris dans la société. La première moitié du siècle a surtout connu l’expansion de la technologie et des industries liées à la physique et à la chimie avec la révolution des transports, des communications et de l’information. La seconde moitié du siècle a vu se déployer les sciences de la vie avec la révolution des antibiotiques et, plus tard, celle de la biologie moléculaire suivie de près par l’avènement du génie génétique.

La biologie a deux siècles. Le mot est apparu en 1802. Il a été utilisé simultanément par plusieurs auteurs dont Lamarck. Il traduisait le changement de représentation du monde vivant, limitée jusque-là à la classification des animaux et des plantes. Le passage de l’histoire naturelle à la biologie correspondant à une nouvelle attitude qui s’intéressait désormais, non plus à la différence des formes, mais à la similitude des propriétés qui distinguent les corps vivants des corps inertes. Cette transformation est apparue en même temps que celle qui, en art, a conduit à l’apparition du romantisme. La biologie a commencé à parler de vie et de mort au moment où survenait le premier suicide de la littérature, celui du jeune Werther.

La fin du XIXe siècle a été, pour la biologie, une période d’exceptionnelle fécondité. C’est l’époque des grandes théories : théorie cellulaire avec Theodor Schwann, théorie de l’évolution avec Darwin, théorie des germes avec Pasteur. Au début de ce siècle se sont développées deux disciplines nouvelles : la biochimie et la génétique. La biochimie cherche à analyser les constituants et les réactions de la cellule. C’est avec elle que l’expérimentation trouve un accès à la chimie du vivant. Elle analyse un nombre considérable de réactions relativement simples. Elle suit les transformations par quoi se constituent les réserves d’énergie et s’élaborent les matériaux de construction. Plus se précisent ces réactions moins elles se distinguent de celles réalisées au laboratoire. L’originalité de la chimie des êtres vivants réside surtout dans les enzymes. C’est grâce à la spécificité de la catalyse enzymatique, à sa précision, à son efficacité que peut se tisser le réseau de toutes les opérations chimiques dans l’espace minuscule de la cellule. Peu à peu, les biochimistes en viennent à associer les activités enzymatiques à la présence de protéines. Si la chimie des êtres vivants a un secret, c’est donc dans la nature et les qualités des protéines qu’il faut le chercher.

La génétique, la science de l’hérédité, née avec le siècle, a grandi avec lui. Tout a commencé au tournant du siècle avec la redécouverte des lois de Mendel. Depuis lors s’est poursuivie une recherche inlassable pour tenter de comprendre ce qu’est un gène, son fonctionnement, ses propriétés. Et plus nous avons appris, plus il est apparu clairement que les gènes se situent au cœur de toute cellule, de tout organisme ; que la génétique sous-tend toute la biologie.

Le premier tiers du siècle a été occupé par la période Mendel-Morgan. Elle consistait essentiellement en une recherche de mutations chez divers animaux et végétaux ainsi qu’en des croisements entre organismes différant par plusieurs mutations. Le mot gène lui-même est apparu en 1909. La démonstration qu’un gène donné occupe une position précise, qu’on peut lui assigner une place sur un chromosome particulier, date de 1910. L’arrangement linéaire des gènes sur un chromosome et la première carte génétique avec plusieurs marqueurs furent publiés en 1913.

Tant que les généticiens ont circonscrit leurs recherches à l’étude d’organismes complexes, ils ont surtout repéré des gènes gouvernant des traits de morphologie ou de comportement. Mais à la fin des années 30 est apparu, chez les généticiens, un intérêt nouveau pour la biochimie. L’analyse génétique a été étendue aux micro-organismes. Elle a permis de déceler des gènes déterminant des réactions biochimiques. Il est ainsi devenu possible de disséquer les voies métaboliques, d’établir l’ordre des réactions successives, de montrer que la catalyse de chaque étape est sous la dépendance d’un gène spécifique.

Pendant toute cette période, les gènes apparaissaient comme des « êtres de raison », des structures imaginaires requises pour rendre compte des faits connus. Personne n’en avait jamais vu. On ne pouvait ni les purifier, ni les mettre en bouteille. On les représentait le plus souvent comme d’hypothétiques perles enfilées sur d’hypothétiques fils, correspondant aux chromosomes. Avec les travaux montrant que c’est l’acide désoxyribonucléique, l’ADN, qui est porteur des traits héréditaires chez les bactéries et les virus, le gène, jusque-là pure construction mentale, commençait à prendre de l’épaisseur, de la consistance.

Au milieu de ce siècle, survint un changement nouveau dans la manière de considérer les organismes vivants. Cette transformation, qui correspondait à la naissance de la biologie moléculaire, est partie d’une idée que l’expérimentation est venue étayer seulement après coup. L’idée était que les propriétés des êtres vivants doivent nécessairement s’expliquer par la structure et les interactions des molécules qui les composent. Cette conception était due à une série de physiciens, notamment Bernai, Niels Bohr, Delbrück, Schrödinger, pour qui toute explication biologique devait avoir une base moléculaire. Quitte à trouver des lois nouvelles qui, sans échapper à la physique, auraient pu n’être découvertes que chez les êtres vivants. Ce qui, jusqu’à ce jour, n’a pas été observé.

C’est en pathologie qu’a été obtenue la première explication moléculaire avec l’étude de l’hémoglobine dans l’anémie falciforme. Mais c’est surtout la connaissance de la structure moléculaire de l’ADN qui devait prouver de façon éclatante le bien-fondé de la manière de voir des physiciens et donner un fondement à la biologie moléculaire. Avec la structure proposée par Watson et Crick venait se résoudre, dans les propriétés d’une molécule, l’une des plus grandes questions posées à l’humanité, l’hérédité. Cette biologie est née de décisions individuelles prises par un petit nombre de scientifiques entre la fin des années 30 et le début des années 50. Ces chercheurs venaient d’horizons très variés : biologie, physique, médecine, microbiologie, chimie, cristallographie, etc. En réalisant qu’au cœur de l’étude du monde vivant se trouvaient les questions soulevées par la génétique, ils inventèrent une biologie nouvelle. Personne ne les poussa dans cette direction. Aucun administrateur, aucune fondation, aucun ministre de la recherche ne les engagea dans cette voie. Bien au contraire, c’est la curiosité de chacun, une manière nouvelle de considérer les vieux problèmes, qui conduisirent ces quelques hommes et femmes à résoudre le problème de l’hérédité. L’histoire de la biologie moléculaire peut servir de modèle pour comprendre comment se noue une recherche originale, indépendamment des applications éventuelles. Celles-ci ne sont apparues que secondairement, avec la possibilité d’intervenir sur les gènes mêmes des organismes.

La biologie moléculaire a d’abord commencé par l’étude des bactéries et des virus auxquels elle est longtemps restée confinée. Les organismes multicellulaires demeuraient hors d’atteinte d’une telle analyse. Leur ADN présentait une complexité qui défiait les possibilités de la génétique moléculaire. Et puis, peu à peu, on a appris à manier cet ADN. On a trouvé le moyen d’en couper les longs filaments en des points choisis, d’en rabouter les fragments, d’en insérer des segments dans un chromosome. Toutes manipulations connues sous le nom de génie génétique. Il est ainsi devenu possible de manipuler les énormes quantités d’ADN contenues dans le génome des organismes complexes.

La naissance du génie génétique, la condition même de sa possibilité illustrent bien l’imprévisibilité de la recherche et de ses applications. Au cours des années 50, quelques chercheurs qui travaillaient sur des bactériophages, les virus attaquant les bactéries, mirent en évidence un phénomène étrange. Un certain virus était capable de se reproduire sur deux souches de bactéries, A et B, quand il avait été préparé sur la souche A. En revanche, quand il avait été préparé sur la souche B, il pouvait se multiplier sur la souche B, mais non plus sur la souche A. Une fois constatée la bizarrerie de la situation, beaucoup de chercheurs s’en étaient désintéressés, à l’exception de deux biologistes suisses, Jean Weiglé et Werner Arber. Le premier mourut peu après avoir mis ce phénomène en évidence. Le second poursuivit son analyse dans une indifférence quasi générale. Notamment celle des comités et organismes chargés de distribuer les crédits de recherche. Entêté, Arber continua sa recherche. En quelques années, il put montrer que ce phénomène était dû à la présence de certains enzymes chargés de couper l’ADN étranger et de l’empêcher ainsi d’envahir la bactérie et d’y prendre pied. Ces enzymes, extrêmement spécifiques, reconnaissent chacun une courte séquence particulière de l’ADN. Ils constituent de véritables ciseaux génétiques. Ce sont eux qui ont permis de couper une molécule d’ADN en des points précis pour l’étudier en détail. Qui eût dit que l’étude du phénomène trouvé par Weiglé et Arber conduirait au surprenant développement du génie génétique ?

En quelques années, ce fut alors une transformation totale de la manière de considérer et d’étudier les êtres vivants, leur fonctionnement, leur évolution. L’exigence d’explication moléculaire a gagné les branches les plus diverses de la biologie, la biologie cellulaire, la virologie, l’immunologie, la physiologie, la neurobiologie, l’endocrinologie, etc. Dans la période qui a suivi, et dans laquelle nous sommes encore, cette nouvelle manière de voir le monde vivant a apporté, dans la plupart des domaines de la biologie, une extraordinaire moisson de données nouvelles. C’est une période de raffinement et d’exploitation. Un effort technologique sans précédent a permis d’affiner les méthodes en jeu dans l’analyse des macromolécules, acides nucléiques et protéines. Pour un étudiant commençant aujourd’hui et pénétrant pour la première fois dans un laboratoire, il est difficile d’imaginer ce qu’était, il y a encore vingt ou vingt-cinq ans, l’étude des protéines et surtout des acides nucléiques. Aujourd’hui, ce même étudiant apprend en quelques semaines à découper en morceaux le génome de n’importe quel organisme, à isoler des fragments et purifier des gènes, à en produire des grammes, à en faire la séquence, à réassortir avec n’importe quel autre fragment d’ADN n’importe quel gène ou n’importe quelle séquence, à injecter un gène dans une cellule et même dans le noyau d’un œuf fécondé. Bref, en quelques semaines, il apprend à bricoler en laboratoire, comme un vulgaire moteur de 2 CV, la molécule même de l’hérédité. La stupéfaction a été de constater que les chromosomes, ces structures naguère encore considérées comme pratiquement intangibles, sont en réalité l’objet de remaniements permanents, que la molécule de l’hérédité est raboutée, modifiée, coupée, rallongée, raccourcie, retournée. Bref, que notre présence sur cette terre est le résultat d’un immense bricolage cosmique.

Toutes ces avancées ont bien évidemment apporté des moyens nouveaux de grande puissance : les uns pratiques en médecine pour intervenir sur les malades, les autres théoriques en biologie pour approfondir la connaissance. En médecine, la combinaison de pathologie et de biologie moléculaire a donné naissance à une discipline nouvelle, la médecine moléculaire. Celle-ci cherche à réinterpréter, en termes de structure et de fonction des gènes et des protéines, des affections très diverses, allant des maladies cardio-vasculaires aux cancers, du SIDA aux maladies neuro-dégénératives ou même à des maladies infectieuses en voie de renaissance comme la tuberculose et la peste.

Il y a deux domaines de la médecine qui se prêtent tout particulièrement à l’approche de la génétique moléculaire : le diagnostic et la thérapie génique. Pour le diagnostic prénatal, s’accumulent les sondes d’ADN et les outils immunologiques qui permettent de repérer un nombre toujours plus grand d’anomalies monogéniques. On peut dire que, en cette matière, on a fait en dix ou vingt ans plus de progrès que dans l’histoire de l’humanité. Mais à mesure que s’accroît la variété de maladies que l’on peut repérer dès la vie fœtale, s’accroît aussi le nombre de situations particulièrement difficiles pour le médecin. Nous nous trouvons souvent devant des maladies que nous pouvons prévoir mais non soigner. Nous en sommes venus à repérer, chez un fœtus ou un bébé ou un enfant, la menace, pour sa vie d’adulte, de maladies que nous ne savons ni éviter, ni traiter.

À ce genre de diagnostics précoces va bientôt s’ajouter un autre type de prévision. Chacun sait depuis longtemps que tout individu présente ses propres faiblesses organiques. Que tout individu est sensible à certaines affections plutôt qu’à d’autres, en fonction de ce que l’on appelait autrefois le « terrain », ce que l’on appelle aujourd’hui son « génotype ». C’est ainsi, par exemple, que le type de cancer dont chacun de nous risque un jour d’être atteint dépend de ses gènes. Et il en est de même pour de nombreuses maladies, y compris certaines maladies infectieuses, à la susceptibilité desquelles préside aussi la constitution génétique. Or on commence à repérer les déments du génome impliqués dans telle ou telle pathologie. D’où la possibilité de prévoir l’apparition d’une maladie chez une personne bien portante, sans antécédents familiaux, avant l’apparition de tout symptôme clinique ou biologique. D’ici vingt ou trente ans, nous serons en mesure de prévoir les risques que fait courir à chacun sa constitution génétique. Que sera la vie, que sera la médecine quand il deviendra possible, au seuil d’une existence, de prévoir les menaces qui pèsent sur elle de l’intérieur ? Il est difficile encore de l’évaluer. Plus encore qu’aujourd’hui éclatera la diversité biologique des individus. Diversité dont il faut rappeler qu’elle est à la source des processus du vivant, à la source de l’évolution.

En biologie, notre connaissance du monde vivant a été entièrement renouvelée par l’utilisation du génie génétique dans les disciplines les plus diverses, qu’il s’agisse de génétique, de biologie cellulaire, d’embryologie ou d’évolution. Pas question de décrire ici toutes ces avancées. Je voudrais seulement en souligner un aspect. Tous les êtres vivants, tous les animaux sont apparentés à un point naguère encore insoupçonnable. Le monde vivant comprend des bactéries et des baleines, des virus et des éléphants, des organismes vivant dans les régions polaires à — 20°C. Mais tous ces organismes présentent une remarquable unité de structures et de fonctions. Ce qui distingue un papillon d’un lion ou une poule d’une mouche, c’est moins une différence dans les constituants chimiques que dans l’organisation et la distribution de ces constituants. Parmi les groupes voisins, les vertébrés, par exemple, la chimie est la même. Ce qui rend un vertébré différent d’un autre, c’est plus un changement dans le temps d’expression et dans les quantités relatives des produits des gènes au cours du développement de l’embryon que les petites différences observées dans la structure de ces produits.

Dans la nature, la complexité naît souvent d’une combinatoire : combinatoire de particules pour former les atomes, combinatoire d’atomes pour former les molécules, combinatoire de cellules pour former les organismes. C’est aussi le processus qui sous-tend la formation des gènes et des protéines : combinatoire de fragments ayant chacun une fonction spécifique et qui se réassortissent à l’infini pour jouer des rôles variés. Un petit nombre de ces fragments d’ADN suffit ainsi à former un nombre considérable de gènes.

Une surprise a été de découvrir à quel point les molécules sont conservées au cours de l’évolution. Pas seulement les protéines de structure comme les hémoglobines des globules rouges, les actines et les myosines des muscles ou les kératines des cheveux et des ongles. Pas seulement les enzymes comme la pepsine et la trypsine qui interviennent dans la digestion ou les cytochromes qui interviennent dans la respiration Mais aussi les protéines de régulation qui dirigent par exemple le développement de l’embryon et déterminent la forme de l’animal. Deux exemples suffisent à montrer cette surprenante conservation des molécules. Chez la mouche, qui jouit d’un long passé génétique, ont été mis en évidence les gènes qui assurent, dans l’œuf, la mise en place des axes du futur embryon, puis ceux qui découpent le corps de l’embryon en segments, puis ceux qui déterminent le destin et la forme de chacun de ces segments. À la stupéfaction générale, ces mêmes gènes ont été retrouvés chez tous les animaux examinés : coup sur coup grenouille, ver, souris et homme. Qui eût dit, il y a encore quinze ans, que les gènes qui mettent en place le plan d’un être humain sont les mêmes que ceux fonctionnant chez une mouche ou un ver. Il faut admettre que tous les animaux existant aujourd’hui sur cette terre descendent d’un même organisme ayant vécu il y a six cents millions d’années et possédant déjà cette batterie de gènes. Autre exemple non moins saisissant : les yeux. Il existe, chez les animaux, toute une série d’yeux bâtis sur des principes très différents. Notamment l’œil à facettes des insectes et l’œil à cristallin des céphalopodes et des vertébrés. Si différents que puissent être ces deux types d’œil, ils utilisent pour leur construction les mêmes gènes bricolés de façon différente pour produire des organes remplissant une même fonction mais d’architectures très différentes. Au cours de ce demi-siècle, on est ainsi allé de surprise en surprise. Au point que dans les quinze dernières années a émergé du monde vivant une vision entièrement nouvelle.