L’imagination en art et en science. Communication au Colloque « Créer et découvrir ». Bicentenaire de l’Institut de France

Le 26 septembre 1995

François JACOB

LA CRÉATION ET LA DÉCOUVERTE

 L’imagination en art et en science

 

« Rien n’est beau que le vrai », affirme Nicolas Boileau dans une épître. « Il n’y a de vrai que le beau », confirme Anatole France dans La Vie littéraire. Et John Keats, dans son Ode à un vase grec, surenchérit : « Le beau c’est le vrai, le vrai c’est le beau. »

S’il y a de la beauté dans ces aphorismes, on peut s’interroger sur leur vérité. Les sciences cherchent à construire une représentation cohérente du monde aussi proche que possible de ce qu’on appelle la réalité. C’est une entreprise collective dans le temps et l’espace. Les arts visent à produire des représentations du monde, dont chacune exprime la vue personnelle d’une réalité telle qu’elle est perçue ou imaginée ou rêvée. C’est, la plupart du temps, une entreprise individuelle. Ce qui est vrai, cependant, c’est que beauté et vérité varient avec les cultures et, dans une même culture, avec le temps. La relation entre vérité et beauté, ou plus généralement entre science et art est un vieux thème, toujours difficile à aborder. Il y a d’évidentes différences dont on a déjà beaucoup discuté. Elles tournent autour de deux thèmes principaux :

1. Le travail scientifique est inexorablement lié à l’idée d’un progrès alors qu’il n’y a rien de pareil en art. Une œuvre d’art véritablement « achevée » ne sera jamais dépassée; elle ne vieillira jamais, tandis qu’en science chacun sait que son œuvre sera débordée plus ou moins rapidement. Cela parce que toute œuvre scientifique fait naître de nouvelles questions, que c’est sa fonction même. En d’autres termes, Beethoven ne surpasse pas Bach, ni Picasso Rembrandt de la manière dont Einstein surpasse Newton. Ce que Victor Hugo résume ainsi : « Pascal savant est dépassé; Pascal écrivain ne l’est pas. » Pourtant, comme l’a fort justement souligné Gunther Stent, on compare là ce qui n’est pas comparable : d’un côté une œuvre d’art, de l’autre le contenu d’une œuvre scientifique. Un tableau, un roman est une œuvre d’art. Une théorie scientifique, au contraire, n’est pas une œuvre scientifique mais le contenu d’une œuvre telle qu’un livre, un article, une conférence, etc. Dans un ouvrage comme un roman, c’est l’accord du thème et de la forme, du contenu et du style, qui donne à l’œuvre sa valeur. On ne peut les séparer l’un de l’autre. L’importance du contenu peut même, en poésie par exemple, décroître à un point où le caractère esthétique de la pièce finit par résider exclusivement dans le rythme, dans la musique des mots. En science, au contraire, c’est à peu près exclusivement le contenu qui donne à un travail sa valeur. Et le contenu d’un article ou d’un livre scientifique peut en général se résumer en quelques phrases.

2. Seconde différence qu’on se plaît souvent à souligner entre art et science : le scientifique décrit le monde extérieur, dans lequel objets et événements ont une existence indépendante de l’esprit humain. Les objets et les lois sont là. Le rôle du scientifique se borne à les révéler; à les cueillir comme des pommes sur un arbre ; à les dévoiler, comme une statue au jour de son inauguration. L’artiste, en revanche, décrit un monde intérieur où objets et événements n’ont aucune réalité mais apparaissent comme de pures constructions de l’esprit humain. Le rôle de l’artiste est alors de créer de nouveaux objets qui surgissent entièrement de son esprit, comme Athena sortant tout équipée de la tête de Zeus. Othello est donc une création. La structure de l’atome une découverte. D’où une différence dans le rôle de l’individu. L’auteur d’une œuvre d’art est unique, irremplaçable. L’auteur d’une découverte est interchangeable. Sans Gustave Flaubert, pas de Madame Bovary. Sans Mozart, pas de par enchantée. Au contraire, si telle découverte n’avait pas été faite par le professeur A., elle l’eût été par le docteur B., voire par G. ou D. Sans Newton, il se serait trouvé un autre physicien pour découvrir la gravitation. Sans ns Darwin, Wallace aurait proposé la théorie de l’évolution. La plupart des scientifiques sont d’accord avec ce point de vue. Ils n’utilisent presque jamais les mots création et créativité pour décrire leur activité. Ils considèrent eux-mêmes qu’ils s’occupent avant tout de faits, qu’ils découvrent des phénomènes, qu’ils révèlent des objets naturels. Quant au profane, il considère que la science ne fait guère qu’enregistrer des faits, à la manière d’une caméra prenant des photographies de son environnement.

Et pourtant, notre cerveau n’opère pas ainsi. Ce qu’un organisme décèle de son milieu n’est jamais qu’une part de ce qui existe. Et cette part diffère selon l’organisme. Nous-mêmes, nous sommes si étroitement enfermés dans la représentation du monde imposée par notre équipement sensoriel et nerveux qu’il nous est difficile de concevoir la possibilité de voir ce monde de manière différente. Nous imaginons mal le monde d’une mouche, d’un ver de terre ou d’une mouette.

Quoique le cerveau humain soit le plus complexe, il est clair qu’il ne fonctionne pas par simple enregistrement de la nature. Si nos sens devaient nous fournir une image complète du monde extérieur, nous serions tout bonnement submergés. Le cerveau cherche des régularités dans la nature. Les signaux qui nous arrivent par les sens sont organisés de manière à acquérir une structure. L’œil, par exemple, n’est pas une machine à communiquer au cerveau exactement ce qu’il voit. Au cours des vingt ou trente dernières années, les neurobiologistes ont montré qu’il est câblé pour mettre en évidence des frontières, des contrastes de lumière, des différences de couleur, etc. À chaque relais entre l’œil et le cerveau, il y a sélection des signaux transmis et mise en ordre selon des structures dictées par le système nerveux. Chaque étape implique donc une destruction sélective d’information. C’est ce processus d’intégration qui nous prédispose à repérer certains types de régularités et mène à trouver dans la nature des lois nous permettant de nous y retrouver dans cette nature. Ces transformations par les sens et le cerveau sont suffisamment voisines d’un humain à l’autre pour que tous voient les objets extérieurs de manière semblable. Mais il existe assez de variations individuelles pour permettre à chacun de se forger un regard personnel. En outre, de même que l’artiste choisit dans ses observations, ses impressions, sa mémoire, ce qu’il juge utile pour l’œuvre qu’il produit, de même, pour construire sa théorie., le scientifique doit sélectionner un sous-ensemble de ses observations et, parmi les phénomènes qui s’y rattachent, choisir ceux qui lui paraissent pertinents. On peut donc dire que, pour un objet donné, il y a une multiplicité de descriptions possibles et que, pour une description donnée, il y a une multiplicité de présentations possibles.

Il paraît donc clair que la description de l’atome donnée par le physicien n’est pas le reflet exact et immuable d’une réalité dévoilée. C’est un modèle, une abstraction, le résultat de siècles d’efforts de physiciens qui se sont concentrés sur un petit groupe de phénomènes pour construire une représentation cohérente du monde. La description de l’atome paraît être autant une création qu’une découverte.

De même qu’en littérature ou en peinture, il y a un style en science. Pas seulement une manière de regarder le monde, mais aussi de l’interroger. Une façon d’agir à l’égard de la nature et d’en parler. De concocter des expériences, de les réaliser, d’en extraire des conclusions, de formuler des théories. De les mettre en forme pour en tirer une histoire, à raconter ou à écrire.

Prenons Louis Pasteur, par exemple. Il y avait quelque chose d’exceptionnel dans son style. Quelque chose d’irrésistible, de conquérant. Avec un côté charge de cavalerie qui le conduisait à sauter d’un domaine à un autre. A passer de la chimie à la cristallographie, puis à l’étude du monde vivant dans son aspect le moins connu. À voltiger sans hésitation des maladies de la levure à celles de l’homme. Avec une sûreté dans la stratégie ; dans la capacité à déduire, d’une théorie, les applications ou, au contraire, à extraire du problème le plus concret les aspects les plus théoriques. Avec des intuitions stupéfiantes ; des généralisations d’une audace insensée.

Énoncer les travaux de Pasteur, c’est lire une série de bulletins de victoires. Il y avait un côté militaire dans cet homme-là, un côté stratège. Il y avait du Napoléon dans la manière de toujours prendre l’initiative, de changer brusquement de terrain, d’apparaître là où on ne l’attendait pas, de concentrer soudain ses forces dans un secteur étroit jusqu’à la rupture, d’exploiter le succès, d’en tirer les conséquences et même de faire sa propre publicité ou de contraindre les autres à se plier à ses propres vues. Comme celui de Napoléon, l’art de Pasteur consistait à toujours livrer bataille au moment choisi, à l’endroit choisi, sur son terrain. Et son terrain, c’était le laboratoire ; ses armes : les expériences, les protocoles, les fioles de culture. Quel que fût le domaine nouveau où il entrait, qu’il s’intéressât aux vignes ou aux vers à soie, au choléra des poules ou à la rage, Pasteur cherchait chaque fois à transformer le problème, à le traduire en d’autres termes, à le rendre accessible à l’expérimentation. ri. Aujourd’hui, on ne procède pas de manière différente. Toute l’activité des biologistes tend à reformuler les problèmes les plus variés en questions accessibles au laboratoire. Tous leurs efforts visent à poser des questions à quoi peut répondre l’expérience. C’est de Pasteur, de cette stratégie que datent la médecine moderne et ce qu’on appelle aujourd’hui la « santé publique ».

Sans Pasteur, on eût certes mis en évidence le rôle des microbes dans les maladies, infectieuses. On eût montré l’existence des agents filtrants, ce qu’on. devait plus tard appeler les virus. On eût démontré la possibilité de vaccins. Mais dans des conditions probablement fort différentes. De manière plus morcelée, dans un temps plus long, faisant intervenir de nombreux chercheurs dans de nombreux pays. Si cette étude avait été faite non par un seul homme et son équipe, dans une même série de travaux, on peut presque dire d’un seul jet, mais çà et là, par de nombreux laboratoires, à petits coups, en tâtonnant longtemps ; si les solutions étaient venues par petits paquets et non d’un seul élan, elles auraient tout de même gardé leur rôle fondamental dans l’histoire de la biologie et de la médecine, mais elles seraient apparues comme un travail important parmi d’autres, un travail bien dans la manière courante de la recherche ; un travail spectaculaire certes, mais sans la grandeur de l’épopée pastorienne.

De même sans Einstein, il v aurait tout de même eu quelque chose rappelant la théorie de la relativité; sans Darwin, quelque chose voisin de la théorie de l’évolution. Mais ce n’aurait pas été les mêmes théories. Elles n’auraient pas été écrites de la même façon, présentées avec la même vigueur, la même force de persuasion. Elles n’auraient pas eu la même influence, les mêmes conséquences. En science aussi, chaque œuvre — pas simplement le contenu — l’œuvre est unique. Mais comme en art, pour reprendre l’aphorisme de George Orwell, parmi toutes ces œuvres uniques, certaines sont plus uniques.

Les étapes d’encéphalisation qui ont conduit à Homo sapiens ont probablement comporté un enrichissement de la représentation mentale du monde extérieur. L’information parvenant par les organes des sens fut intégrée en une image cohérente d’un monde spatio-temporel dans lequel il était possible de voir, d’entendre, de sentir et de toucher les objets en mouvement. En outre, la permanence de ces objets dans le temps étant assurée, leur représentation pouvait être mémorisée. La manière dont est organisée cette représentation a certaines conséquences, en particulier pour deux des plus remarquables propriétés du cerveau. D’un côté, les images mémorisées d’événements passés peuvent être fragmentées en leurs parties composantes qui peuvent alors être recombinées pour produire des représentations jusque-là inconnues et des situations nouvelles ; d’où la capacité non seulement de conserver les images d’événements passés, mais aussi d’imaginer des événements possibles et, par conséquent, d’inventer l’avenir. De l’autre côté, en combinant la perception auditive de séquences temporelles avec certains changements de l’appareil sensori-moteur de la voix, il devient possible de symboliser et de coder cette représentation cognitive de manière entièrement nouvelle. Selon cette manière de voir, c’est secondairement que le langage aurait servi de système de communication entre individus, comme le pensent de nombreux linguistes. Sa première fonction aurait plutôt été, comme dans les étapes évolutives qui ont accompagné l’apparition des premiers mammifères, la représentation d’une réalité plus fine et plus riche, une manière de traiter plus d’information avec plus d’efficacité. Ce qui donne au langage son caractère unique, c’est moins, semble-t-il, de servir à communiquer des directives pour l’action que de permettre la symbolisation, l’évocation d’images cognitives. Nous façonnons notre « réalité » avec nos mots et nos phrases comme nous la façonnons avec notre vue et notre ouïe. Et la souplesse du langage humain en fait aussi un outil sans égal pour le développement de l’imagination. Il se prête à la combinatoire sans fin des symboles. Il permet la création mentale de mondes possibles. Chacun de nous vit dans un monde « réel » qui est construit par son cerveau avec l’information apportée par les sens et le langage. C’est ce monde réel qui constitue la scène où se déroulent tous les événements d’une vie.

En art comme en science, l’essentiel c’est d’essayer. D’un côté, essayer des oppositions de couleur ou des thèmes harmoniques ou des combinaisons de mots ; puis rejeter ce que l’on n’aime pas. De l’autre côté, essayer des choses ; essayer des idées ; chacune des idées qui nous viennent à la tête; chaque possibilité tour à tour, systématiquement; puis jeter ce qui ne marche pas expérimentalement et accepter ce qui marche, même si cela va à l’encontre de ses goûts et de ses préjugés. La plupart du temps, de tels essais ne mènent nulle part. Mais parfois l’expérience la plus extravagante se trouve ouvrir une voie nouvelle. Le début d’une recherche est toujours un saut dans l’inconnu. C’est seulement après coup que viendra le jugement qui décidera de l’intérêt de l’hypothèse initiale. Idées fausses et théories extravagantes sont innombrables en science. Tout aussi innombrables que les mauvaises œuvres d’art. Personne ne peut dire où va mener une recherche.

« Ce qui est aujourd’hui prouvé fut autrefois imaginé », a dit William Blake. C’est dans la phase imaginative de la démarche scientifique, dans la formation des hypothèses, que le scientifique fonctionne comme l’artiste. Après seulement, quand interviennent l’épreuve critique et l’expérimentation, la science se sépare de l’art et suit une voie différente. Un poème ou un tableau ne sont pas comme une hypothèse scientifique. Mais, dans tous les cas, la « folle du logis », comme l’appelait Malebranche, l’imagination, est la force motrice, l’élément créateur, en science tout autant qu’en art ou dans n’importe quelle autre activité intellectuelle. Ce n’est pas une simple accumulation de faits qui a conduit Newton, un jour dans le jardin de sa mère, à regarder soudain la lune comme une balle lancée assez loin pour tomber exactement à la vitesse de l’horizon, tout autour de la terre. Ou qui a conduit Planck à comparer le rayonnement de la chaleur à une grêle de quanta. Ou William Harvey à voir dans le cœur dénudé d’un poisson les battements d’une pompe mécanique. Dans chaque cas est soudain perçue une analogie jusque-là ignorée. Comme l’a fait remarquer Arthur Koestler, tout semble différencier cette manière de penser de celle du roi Salomon quand il compare les seins de sa Sulamite bien-aimée avec une paire de jeunes faons, ou celle de William Shakespeare quand il voit la vie comme « une histoire racontée par un idiot, pleine de bruits et de fureur ». Et pourtant, malgré des moyens d’expression très différents entre le poète et le scientifique, l’imagination opère de la même façon. C’est souvent l’idée d’une métaphore nouvelle qui guide le scientifique. Un objet, un événement est soudain perçu dans une lumière inhabituelle et révélatrice. Comme si l’on arrachait brusquement un voile qui, jusque-là, masquait les yeux.

Cette illumination soudaine est parfois accompagnée d’un sonore « Eureka ! » qui exprime à la fois l’éclair intellectuel et le choc émotionnel. Je n’oublierai jamais l’éclat de rire de Jacques Monod, un jour de 1963. Un énorme rire qu’on pouvait entendre dans tout l’étage de l’Institut Pasteur. Plusieurs mois durant, il s’était concentré sur les propriétés des protéines dites allostériques. Cet après-midi-là, il lui était soudain apparu que l’on pouvait expliquer la plupart de ces propriétés en admettant que ces protéines étaient des oligomères spécifiques, c’est-à-dire formées par un nombre pair de sous-unités agencées de manière symétrique. Jouant avec de gros dés, il montrait à qui passait les vertus de telles structures qui pouvaient aisément osciller entre deux états, l’un avec activité enzymatique et l’autre sans. Et comme on lui demandait de quelle manière il en était arrivé là, il répondit : « Depuis plusieurs semaines, j’essaie de m’identifier à une protéine allostérique. Et aujourd’hui, j’ai soudain compris, j’ai senti dans tout mon corps l’énorme potentiel d’une telle structure symétrique. »

L’imagination, c’est la combinaison et la manipulation dans la tête d’objets mentaux comme des images, des symboles, tels que les mots, des structures cognitives, etc. L’acte créatif, dans des domaines variés, correspond souvent à un brusque saut de la pensée hors des chemins habituels pour associer deux de ces objets qu’il n’y avait jusque-là aucune raison de réunir. Pour mêler ainsi des images mentales ou des représentations, une pensée rationnelle et consciente ne fournit pas nécessairement le meilleur outil. Lorsque l’esprit s’est longtemps concentré sur un problème, le calme, la détente peuvent parfois mieux permettre de secouer et mélanger images et idées, de combiner des structures apparemment incompatibles et d’y percevoir des analogies insoupçonnées. Nombre de scientifiques ont raconté avoir trouvé brusquement, dans des conditions très inattendues, une solution longuement cherchée : au lit, à moitié endormi ; dans un autobus ; en regardant danser les flammes d’un feu; en jouant avec un enfant. J’ai eu moi-même une expérience de ce genre. Un après-midi, dans un cinéma où, avec ma femme, je regardais vaguement un film assez ennuyeux, je réalisai brusquement que les deux sortes de travaux qui se poursuivaient dans notre laboratoire de l’Institut Pasteur, le travail sur la lysogénie avec André Lwoff et celui sur la biosynthèse induite d’enzyme avec Jacques Monod n’étaient en fait que deux aspects d’un même phénomène, deux expressions d’un même mécanisme. Et, à cause de certaines particularités du système phage, la régulation devait s’effectuer, dans les deux cas, directement sur l’ADN lui-même. Cette vision m’arriva comme un choc, comme une absolue certitude. Certitude qui, tout d’abord, ne fut pas partagée par mes collègues. Tout cela bien sûr traduisait, chez moi, une obsession, une attention qui, pendant des semaines, était restée fixée sur la même question, tournant en rond, saturée par ce problème. Jusqu’au moment où soit le hasard, soit le rêve ont associé deux domaines, jusque-là restés pour tous complètement séparés.

Peu à peu, pas à pas, le petit enfant construit son environnement. De même le scientifique construit progressivement sa réalité. Pas plus que l’art, la science ne copie la nature. Elle la recrée. C’est en décomposant ce qu’ils perçoivent de la réalité pour la recomposer autrement que le peintre, le poète ou l’homme de science édifie sa vision de l’univers. Chacun façonne son propre modèle de la réalité en choisissant d’éclairer les aspects de son expérience qu’il juge les plus révélateurs et d’écarter ceux qui lui paraissent sans intérêt. Nous vivons dans un monde créé par notre cerveau, avec de continuelles allées et venues entre le réel et l’imaginaire. Peut-être l’artiste prend-il plus de celui-ci et le scientifique plus de celui-là. C’est simplement une affaire de proportions. Non pas de nature.