Discours de réception de Hector Bianciotti

Le 23 janvier 1997

Hector BIANCIOTTI

Réception de Hector Bianciotti

 

   M. Hector Bianciotti ayant été élu à l'Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. André Frossard, y est venu prendre séance le jeudi 23 janvier 1997, et a prononcé le discours suivant :

   

Messieurs,

Paul Valéry — envers qui ma dette est inépuisable puisque c'est pour lire son œuvre dans le texte que je me suis engagé, à quinze ans, dans le délicat labyrinthe de la langue française —, Paul Valéry observait, dans son discours de réception, sous cette Coupole, que les premiers mots que l'on vous adresse sont d'une vérité très particulière : car il est rare qu'un discours dicté par l'usage suscite chez celui qui le prononce l'émotion qu'il exprime.

C'est de tout cœur que je remercie votre Compagnie, qui n'a craint ni l'audace ni le paradoxe en décidant d'accueillir quelqu'un qui vient de loin, et qui a passé de sa langue d'enfance à celle de sa littérature d'élection par des chemins de contrebandier, sans rien apporter d'autre, en guise de présent, qu'un imaginaire venu d'ailleurs. Mais c'est tout un pays, le pays de ma première naissance, l'Argentine, qui, avec moi, Messieurs, vous remercie. Un pays jeune où une tradition des mieux établies est l'amour de la France ; où dire « la France » équivaut à dire « la Culture », dont l'Académie française demeure le symbole des symboles.

Et m'y voici, en cette Académie française que jadis, de l'autre côté de l'Océan, j'imaginais tel un palais inaccessible, à l'intérieur duquel se dressait, avec majesté — et cela me paraît vrai aujourd'hui — l'ombre pourpre du cardinal de Richelieu, son fondateur.

Messieurs,

À propos de naissance, André Frossard aimait à dire qu'il avait assisté à la sienne. À l'entendre, il était né véritablement le 8 juillet 1935, alors qu'il avait, déjà, vingt ans.

Le 8 juillet 1935 ? Son ami le plus proche, André Willemin, l'invite à dîner. Ils partent dans la vieille voiture de Willemin, et comme il est tôt et que l'été est magnifique, ils se promènent, ils font des tours et des détours, jusqu'au moment où la sympathique guimbarde s'arrête devant l'École des Arts décoratifs.

Willemin descend et propose à son ami, soit de le suivre, soit de l'attendre quelques minutes. Il l'attendra. Il le voit traverser la rue, pousser une petite porte près du grand portail de fer d'où émerge la toiture d'une chapelle.

Willemin allait sans doute prier, se confesser — « se livrer enfin, dit André Frossard, à l'une ou l'autre de ces activités qui prennent beaucoup de temps aux chrétiens ».

Le jeune André Frossard n'a pas de chagrin d'amour : le soir même, il a rendez-vous avec une jeune Allemande des Beaux-Arts qui lui a donné à espérer une défense modérée de ses charmes. Il n'a pas non plus d'angoisses métaphysiques :

« De toute façon, si je croyais qu'il existât une vérité, les prêtres seraient les dernières personnes auxquelles j'irais la demander ; l'Église, que je ne connais que par quelques-unes de ses malfaçons temporelles, le dernier endroit où j'irais la chercher. [...] Je n'éprouve enfin aucune curiosité des choses de la religion, qui sont d'une autre époque. Il est dix-sept heures dix. »

Las d'attendre la fin des incompréhensibles dévotions qui retiennent son compagnon un peu plus qu'il ne l'avait prévu, André Frossard pousse à son tour la petite porte de fer pour examiner, en « dessinateur », le bâtiment dans lequel il est tenté de dire que « son ami s'éternise ».

Si ce que l'on peut voir de la chapelle au-dessus du portail n'est pas particulièrement exaltant, elle ne gagne pas à être vue en pied : « C'est, au fond d'une courette, un de ces édifices en gothique préparé à l'anglaise, bâtis à la fin du xix e siècle » ; l'intérieur n'est pas plus stimulant.

Des gens prient, des fidèles, des religieuses, la tête couverte d'un voile noir. Le fond de la chapelle est vivement éclairé. « Au-dessus du maître-autel, vêtu de blanc, un vaste appareil de plantes, de candélabres et d'ornements est dominé par une grande croix de métal ouvragé qui porte en son centre un disque blanc mat [...]. J'ignore que je suis en face du Saint-Sacrement. [...] Debout près de la porte, je cherche des yeux mon ami et je ne parviens pas à le reconnaître parmi les formes agenouillées qui me précèdent. Et c'est alors que se déclenche, brusquement, la série de prodiges dont l'inexorable violence va démanteler en un instant l'être absurde que je suis et faire venir au jour l'enfant que je n'ai jamais été. [...] Je ne dis pas que le Ciel s'ouvre, il ne s'ouvre pas, il s'élance, il s'élève soudain de cette insoupçonnable chapelle dans laquelle il se trouve mystérieusement inclus. Comment le décrire avec ces mots démissionnaires qui me refusent leurs services et menacent d'intercepter nos pensées pour les consigner au magasin des chimères ? [...] Le peintre à qui il serait donné d'entrevoir des couleurs inconnues, avec quoi les peindrait-il ? »

Né, selon l'état civil, le 14 janvier 1915, à Colombier-Châtelot, le village de sa mère, dans la vallée du Doubs, André Frossard grandit à Foussemagne, le village de son père, et le seul, en France, à avoir une synagogue et pas d'église.

« C'est, disait André Frossard, un pays d'herbe rase et de brouillard, une de ces terres de l'Est lentes à s'ouvrir au soleil. » Une colonie juive assez nombreuse s'y était établie à la fin du Moyen Âge. Étaient-ils encore pratiquants ? Ils ne parlaient pas de religion avec les Frossard — républicains « du rouge le plus accusé ».

Le grand-père paternel d'André Frossard était bourrelier de son état et simple ouvrier à domicile, ce qui ne l'avait pas empêché d'épouser une fille issue d'une famille juive aisée, union qui avait étonné juifs et chrétiens du pays, « chez qui la bonne intelligence n'allait pas jusqu'au mariage ».

Chez les Frossard, on était des athées parfaits, de ceux qui ne s'interrogent plus sur leur athéisme. Aussi, André ne fut pas baptisé. Ses parents avaient décidé qu'il choisirait lui-même sa religion — s'il jugeait bon d'en avoir une. Irait-il à la synagogue, pour être agréable à sa grand-mère Schwob ? Ou au temple, par égard pour les parents de sa mère, qui étaient protestants ?

Il avait neuf ans lorsque, parmi les rares ouvrages de la maison qui ne parlaient pas de politique, il découvrit l'Iliade, qui serait « la demeureenchantée de (son) enfance ».

En évoquant ces premières années, en cherchant le secret de l'immense poème dont les siècles ne parviennent pas à ternir la fraîcheur, il s'exclame : « La poésie a tout pouvoir sur le mouvement des astres, et le soleil ne se couche que lorsqu'il n'a plus rien à regarder sur la terre. » En revanche, de la nature, l'enfant n'aimait guère que l'eau, sa transparence et sa liberté : « L'eau sans mémoire et que mon vieil Homère disait sans récolte. »

Sa mère, un esprit curieux, avait entendu Ludovic Oscar Frossard, fils du bourrelier, parler de socialisme à un auditoire ouvrier des environs de Belfort, avec la fougue de ses vingt-cinq ans, une intelligence combative, une voix admirable. Et comme elle le suivait de réunion en réunion, un jour ils se rencontrèrent à la mairie... Rédigeait-il le journal de la fédération socialiste ? Elle le vendait à la criée. Lui, il avait fait son choix à dix ans : « Il serait journaliste et député. » Ainsi avait-il été le correspondant d'un journal de l'Est dont le directeur ignorait que ce collaborateur, qu'il appréciait, n'avait que treize ans ; à moins de vingt ans, il publiait dans L'Humanité, de Jean Jaurès ; et à vingt-neuf ans, secrétaire général du Parti socialiste, il établissait sa famille à Paris.

Le petit André avait son lit dans la chambre qui servait, le jour, de bureau à son père, en face du portrait de Karl Marx, sous un portrait de Jules Guesde et une photographie de Jaurès. Marx le fascinait : « C'était un lion, un sphinx, une éruption solaire. Le front monumental émergeait d'un nuage de fils d'argent comme une imprenable tour de pensées... Ce bloc de dialectique compacte veillait sur mon sommeil d'enfant. »

La Russie attirait son père ; il partit un jour chez les Soviets, avec Marcel Cachin, directeur de L'Humanité ; ils entendirent les discours caustiques de Lénine sur l'embourgeoisement de la IIe Internationale et sur l'impotence idéologique d'un journal comme L'Humanité ; ils furent désarçonnés, abasourdis par le vacarme des doctrinaires qui les accablaient d'aphorismes et d'injonctions... mais cela n'empêcha pas Monsieur Frossard de devenir, la trentaine à peine entamée, le Premier secrétaire du Parti communiste français — fonction qu'il remplira pendant trois ans, avant de retrouver sa famille, les socialistes, « et, dit-il, l'ombre accueillante de Léon Blum, homme admirable, d'une parfaite noblesse de sentiments, que son éducation aristocratique semblait toutefois entourer d'une balustrade dorée comme le lit à baldaquin de Louis XIV, et qui avait toujours un peu l'air, lorsqu' il s'adressait à la République, de trinquer avec le plombier ». Ludovic Oscar Frossard souhaitait que son fils fût ce qu'il eût été lui-même, si la pauvreté ne l'avait contraint de choisir une voie plus courte : normalien, normalien de l'École, agrégé, professeur d'histoire, enfin, tout !

À l'école communale, les choses se passent bien pour l'enfant, mais au lycée, situé à l'orée des beaux quartiers, il se sent un étranger : « Les jeunes garçons qui m'entouraient savaient d'instinct que ce monde dans lequel ils n'avaient pas encore pénétré leur reviendrait un jour de plein droit. On ne s'instruisait pas pour être libre, mais pour dominer » Pendant les récréations, il ne joue pas avec ses camarades, mais, de temps en temps, il traverse la cour comme un fou, pour avoir l'air de participer ; bientôt, il renonce à courir, et aussi, à étudier, préférant vagabonder dans les rues, ou s'entretenir avec Voltaire et Rousseau dans les jardins publics : « J'avais l'escapade philosophique. L'auteur de « Candide » m'éblouissait. On ne pouvait pas avoir le regard voir plus aigu, la verve plus agile. »

André Frossard assurait avoir lu d'innombrables fois son Dictionnaire philosophique, en s'extasiant sur ses définitions ; mais Rousseau pouvait par moments le retenir davantage parce que, dit-il, « sous les oripeaux de la vanité d'auteur se devinait la souffrance de l'inadapté qui n'a d'autre ressource que de changer le monde pour n' être pas trop dépaysé ».

Il parvint quelque temps à se hisser de classe en classe, puis, il dut redoubler. Les admonestations de son père s'adressaient à un sourd. Au fond, il n'aimait que le dessin. Depuis toujours — bien avant qu'il sache lire et découvre l'Iliade —, un crayon et quelques feuilles de papier assuraient des heures de tranquillité à son entourage. L'enfant dessinait avec le sérieux des enfants qui jouent, qui dessinent — comme on palpe — un fruit, un chat, le soleil, éprouvant sans doute qu'ils donnent la vie à ce qu'ils dessinent, et sentent la vie qu'ils donnent.

Mais l'adolescent dessinait toujours la même chose : des temples grecs. « À quinze ans, je ne m'intéressais qu'à l'architecture en général, et à l'architecture féminine en particulier. Je les ai beaucoup étudiées l'une et l'autre, avec une égale admiration. Je dessinais inlassablement le même angle droit du Parthénon [...],le plus bel effort de l'intelligence païenne pour enfermer la démesure des dieux dans les limites de la raison humaine. » Il eût aimé être architecte « à condition qu'il y eût des temples grecs à bâtir ».

Reçu à un bon rang à l'École des Arts décoratifs, il n'y fut pas longtemps plus assidu qu'il ne l'avait été au lycée.

Il passait ses journées dans les piscines et les musées, où il allait droit à la section architecture s'enivrer de bleus au tire-ligne ; peu lui importait leur motif, « Pourvu qu'ils fussent1faits de beaux rectangles, de courbes exactement tracées à l'intersection du vide et de la pesée, de ces carrés parfaits auxquels une négligence voulue, en prolongeant les lignes un peu au-delà de leur rencontre, laissait des croisillons d'angle qui rattachaient le dessin à l'espace environnant ».

Il n'aimait guère le style gothique qui « exprime, entre autres, cette idée que l'on ne peut atteindre le divin que par une superposition d'efforts à la limite de l'équilibre » ; et, pour lui, « l'apparition du style flamboyant marque avec toute la précision désirable la fin de ce sublime accès d'épilepsie architecturale ». Il disait aussi, et sans prendre de gants, que le christianisme était mort d'audace à la fin du Moyen Âge, quand il avait tiré ses flèches gothiques contre le ciel : « L'arc brisé marque la rupture de l'alliance, le passage de la contemplation à la métaphysique ; la cathédrale s'est élevée dans les airs, puis elle a pris feu en retombant dans l'atmosphère terrestre, et ce fut le style flamboyant, ravissant brasier architectural où la doctrine périt carbonisée. »

Il quitta l'École des Arts décoratifs, et fonda, poussé par son père, une section des jeunesses socialistes ; il prépara les statuts, fit un discours devant une trentaine de garçons et tout le monde adhéra : « La section avait pris un bon départ, dit-il : je la regardai continuer sa route sans moi [...] De désespérant, je devenais un cas désespéré [...] Je connais l'art de décevoir, sur le bout du doigt. » Son incapacité à s'intégrer à un milieu ou à un groupe le renvoyait peu à peu à l'état sauvage.

Manifestement, il était urgent que le Ciel intervînt. Et il intervint, le 8 juillet 1935.

Il est donc dix-sept heures dix, lorsqu'il se décide à rejoindre son ami Willemin dans la chapelle. À dix-sept heures douze, il sera catholique, apostolique et romain.

André Frossard n'avait pas encore vingt ans lorsqu'il avait fait, sur un pont de la Seine, la rencontre d'André Willemin, son aîné de quatre ou cinq ans, dont il a écrit que toute sa personne suggérait d'abord l'idée « d'un rire contenu et ficelé à grand peine ».

Une fois les banalités d'usage échangées, Willemin en était venu aux questions les plus directes, les plus personnelles, voulant savoir, pour finir, quel était son idéal dans la vie, ce que l'interrogé ne s'était jamais demandé :

« J'avais les idées qui venaient en droite ligne du fonds paternel, égayées d'un soupçon de scepticisme voltairien, mais un idéal ? Qu'était-ce qu'un idéal ? » Willemin avait ri à en pleurer, puis ils s'étaient quittés.

Ils ne devaient plus se revoir pendant un an ; ils se retrouvèrent dans la rédaction d'un journal.

Catholique de naissance, Willemin avait « perdu la foi » vers quinze ans, pour la recouvrer quelques années plus tard ; et la foi, en revenant, lui avait apporté deux cadeaux inattendus : la joie et la liberté d'esprit. C'est du moins ce qu'André Willemin affirmait à son ami, sans le convaincre. Il n'avait aucune considération pour les idées d'André Frossard, et celui-ci pas davantage pour les siennes ; ainsi, ayant constaté leurs désaccords, furent-ils plus que jamais séparés et, pourtant, mystérieusement inséparables : « Je me laissais porter par cette amitié, insoucieux de la direction qu'elle pouvait prendre. »

À plusieurs reprises, au fil des ans, et pour le principal dans ses livres, André Frossard a essayé de nous confier ce que fut la prise de tout son être par le Ciel lors de la « divine embuscade » ; mais les mots ne lui ont fourni que des approximations et quelques métaphores, seul moyen, parfois, de piéger, un instant, l'ineffable.

Au reste, toute tentative de description ne pouvait qu'altérer ce qu'il avait ressenti comme un sublime orage, et qui serait à jamais pour lui l'irruption de la grâce, du savoir par révélation : le langage de l'homme n'est pas accoutumé à l'évidence de Dieu.

Cependant, il arrive qu'André, Frossard frôle la réalité de sa vision, et cela alors même qu'il est sur le point d'y renoncer : « Toutes ces sensations, dit-il, que j'ai peine à traduire dans le langage inadéquat des idées et des imagessont simultanées, comprises les unes dans les autres. Tout est dominé par la présence, au-delà et à travers une immense assemblée, de celui dont je ne pourrai plus jamais écrire le nom sans que me vienne la crainte de blesser sa tendresse. »

Ces dernières phrases ne sont pas sans rappeler un conte de Jorge Luis Borges — ou « Borgèsse » comme nous disons en France — un conte, intitulé L'Aleph : la première lettre de l'alphabet hébreu désigne, ici, le lieu où se trouvent, sans se confondre, tous les lieux, vus de tous les angles. En fait, « l'Aleph » du conte est un objet, une petite sphère aux couleurs chatoyantes qui répand un éclat presque insupportable : « Je crus au début, dit le narrateur, qu'elle tournait : puis je compris que ce mouvement était une illusion produite par les spectacles vertigineux qu'elle renfermait. Le diamètre de l'Aleph devait être de deux ou trois centimètres, mais l'espace cosmique était là, sans diminution de volume. » Suit une longue énumération d'images hétéroclites, qui s'achève ainsi :

« Je vis la circulation de mon sang obscur, je vis l'engrenage de l'amour et la modification de la mort, je vis l'Aleph, sous tous les angles, je vis sur l'Aleph la terre, et sur la terre de nouveau l'Aleph et sur l'Aleph la terre [...] je vis ton visage, j'eus le vertige et je pleurai, car mes yeux avaient vu cet objet secret et conjectural, dont les hommes usurpent le nom, mais qu'aucun homme n'a regardé : l'inconcevable univers. »

La vie et la nature, peut-être à l'exemple de la Divinité, affectionnent les répétitions, les analogies, la symétrie.

La conversion de Paul Claudel — qu'André Frossard considérait comme le plus grand écrivain du siècle — remonte au 25 décembre 1886. Sa famille était « indifférente », « nettement étrangère aux choses de la foi ». Paul Claudel avait dix-huit ans et il commençait à écrire. Il lui semblait que dans les cérémonies catholiques il trouverait « un excitant approprié et la matière de quelques exercices décadents ». Il se rend à Notre-Dame de Paris pour y suivre les offices de Noël. La grand-messe ne lui procure qu'un plaisir médiocre. Puis, n'ayant rien de mieux à faire, il revient pour les vêpres. Un chœur d'enfants était en train de chanter le Magnificat. Claudel est debout dans la foule :

« Et c'est alors que se produisit l'événement qui domine toute ma vie, dit-il. [...] Je crus, d'une telle force d'adhésion, d'un tel soulèvement de tout mon être, d'une conviction si puissante, d'une telle certitude ne laissant place à aucune espèce de doute, que, depuis, tous les livres, tous les raisonnements, tous les hasards d'une vie agitée, n'ont pu ébranler ma foi, ni, à vrai dire, la toucher. J'avais eu tout à coup le sentiment déchirant de l'innocence, de l'éternelle enfance de Dieu. »

Paul Claudel s'écrie encore : « Dieu existe, il est là. C'est quelqu'un, c'est un être aussi personnel que moi ! »

Et André Frossard, un demi-siècle plus tard : « Il y a un ordre dans l'univers, et à son sommet, par-delà ce voile de brume resplendissante, l'évidence de Dieu, l'évidence faite personne de celui-là même que j'aurais nié un instant auparavant. » Tous deux sont émerveillés d'avoir senti que Dieu était comme eux, comme chacun de nous, une personne.

Encore plus surprenante est la similitude entre le destin d'André Frossard et celui d'Alphonse Ratisbonne, ce juif de Strasbourg qui se convertit au catholicisme, en 1841, à l'âge de vingt-neuf ans, lors d'un séjour à Rome où il promenait une sorte de désœuvrement touristique et nonchalant. À un siècle de distance, et point par point, la conversion d'André Frossard semble reproduire celle de Ratisbonne, comme si leur histoire eût obéi à une même dramaturgie — à la main qui a servi à créer le monde, dirait Claudel. Ce n'est que par un ouvrage de votre confrère Jean Guitton, Rue du Bac ou la superstition dépassée, paru en 1973, qu'André Frossard connut l'existence d'Alphonse Ratisbonne et le détail de l'événement capital qui l'avait bouleversée.

Comme André Frossard, Ratisbonne était athée ; et il avait également un ami fort pieux qui souhaitait avec ardeur, et le même insuccès que Willemin, l'arracher à son incrédulité. Un jour, à Rome, son ami l'invite à une promenade en voiture. À un moment donné, l'attelage s'arrête devant Sant'Andrea delle Fratte, église de dimensions modestes, comme la chapelle néogothique de la rue d'Ulm et, comme celle-ci, observe André Frossard, d'une banalité peu propice à susciter l'émotion esthétique, moins encore à frapper l'imagination. (Par parenthèse : ni la coupole de cette église, de Borromini, ni les anges du Bernin qui nous y accueillent, n'avaient séduit André Frossard ; comme du style gothique, il se méfiait du style baroque.)

L'ami descend et invite son passager à l'attendre ou à l'accompagner. Ratisbonne décide de visiter l'église ; il se tient Près de l'entrée : nul chef-d'œuvre n'arrête son regard, mais voilà que, soudain, tout disparaît de lui et il n'y a dans son champ visuel que la Vierge Marie, et dans son cœur, un bonheur qui le jette au sol.

Un quart d'heure plus tôt, il parlait avec son ami de chasse, de plaisirs, des réjouissances du carnaval, de la soirée qu'avait donnée, la veille, le duc Torlonia... « Si en ce moment, dira par la suite Alphonse Ratisbonne, un troisième interlocuteur s'était approché de moi et m'avait dit : « Dans un quart d'heure tu adoreras Jésus-Christ, ton Dieu et ton Sauveur », si quelqu'un m'avait dit cela, je n'aurais jugé qu'un seul homme plus insensé que lui : c'eût été l'homme qui aurait cru en la possibilité d'une telle folie ! »

André Frossard dit, lui, de façon laconique : « J'avais vingt ans en entrant. En sortant, j'étais un enfant prêt au baptême et qui regardait autour de lui, les yeux écarquillés, ce ciel habité, cette ville qui ne se savait pas suspendue dans les airs. »

Le miracle dura un mois : « Chaque matin, je retrouvais avec ravissement cette lumière qui faisait pâlir le jour, cette douceur que je n'oublierai jamais et qui est tout mon savoir théologique. » Mais ce monde révélé, et tout d'un coup multicolore, a été réduit pour quelque temps à l'état de vapeur : « Je me suis donné plus de mal pour devenir un homme ordinaire que d'autres pour devenir un saint : enfin, je suis devenu un homme ordinaire avec le désir d'apporter quelque chose, de refléter quelque peu de cette lumière que j'avais reçue. je ne me console pas d'être un miroir terni, qui ne parvient pas à renvoyer les rayons qui l'ont lui-même illuminé, qui continuent à le traverser, d'ailleurs, bien que cette image merveilleuse se soit éloignée de moi. »

Décidément, Dieu était un spécialiste du premier instant, celui dont « on ne retrouve pas la saveur et l'émotion dans la vie courante ».

Il songea à entrer dans les ordres, mais il ne tenait pas à devenir prêtre : la « familiarité manuelle » du prêtre avec le divin l'effrayait un peu. Il se rendit à la Trappe de Cîteaux « pour y respirer l'odeur de cette vie contemplative », mais quelques heures lui suffirent pour bien comprendre qu'il n'était pas fait pour la vie contemplative dans la « version agricole » qui était celle des cisterciens.

Pourtant, il était persuadé qu'il y avait entre la terre et lui une opposition à vaincre ; le monde ne l'intéressait plus, il croyait en être largement sorti. Il y fut ramené « manu militari ».

Ayant à faire son service militaire, il souhaita entrer dans la Marine. Il préférait l'eau à la boue des tranchées. Peut-être se rappelait-il cette « mer allée avec le soleil » qu'est l'éternité pour Rimbaud, et s'attendait-il à trouver dans l'immensité des océans un paysage propice à la méditation... Il ne se doutait pas que la Providence l'enverrait sous les drapeaux pour près de dix ans, six à passer dans la Marine, le reste dans l'Armée secrète ou en prison.

C'est ainsi que, chargé de décrypter et distribuer aussitôt les télégrammes urgents, une nuit de décembre 1939, il eut à annoncer que les armées allemandes envahiraient la Hollande, la Belgique et la France le jour même, à cinq heures du matin.

Quatre ans plus tard, en décembre 1943, il se retrouve dans les caves de la Gestapo, d'où il est transporté à Montluc et écroué dans ce qui serait appelé la « baraque aux juifs » — où il eut, dit-il, des centaines et des centaines de compagnons souvent livrés aux Allemands par la Milice.

On dirait qu'il fallait qu'André Frossard eût cette expérience extrême aux temps des Barbie et « des pourvoyeurs de fosses communes », afin d'en laisser un témoignage indélébile. « Le "statut des juifs", écrit-il, a été un crime contre l'honneur de la France, un crime contre la nation, et un commencement de crime contre l'humanité. Car après le statut viennent l'inscription dans les commissariats, le port de l'étoile jaune — obligatoire dès l'âge de six ans — puis l'internement, puis la rafle, puis Drancy, puis Auschwitz, où les enfants furent un sourire, puis une fumée. [...] Signé le 3 octobre 1940, promulgué le 4, (le statut) aurait dû être publiquement condamné le 5 par toutes les autorités morales, crosse en main mitre en tête. Il ne l'a pas été, et je ressens encore aujourd'hui ce silence comme une brûlure. [...] Les responsables de cette discrimination mortelle plaident généralement l'ignorance : ils ne savaient pas, disent-ils, quel sort attendait les exclus. [...]

« En vérité ils ne cherchent point trop à savoir, et l'on n'a pas encore trouvé, dans les archives de leur indifférence, trace d'inquiétude, ne fût-elle qu'administrative, sur le sort de ceux qu'ils allaient livrer à l'ennemi. Après avoir fourni le juif et le wagon, Vichy se désintéressait du convoi. [...] Cette barbarie a été commise : elle est ineffaçable et c'est pourquoi, bien que j'aie un cœur peu enclin au jugement, je reste attaché à la notion de crime contre l'humanité. [...] C'est une notion précieuse. Elle est liée à la mémoire, quin'a été longtemps qu'une faculté et dont cette ignoble guerre a fait une vertu. »

« On ne sait jamais où vont les mots, disait André Frossard, on les croit perdus, et, pareils au grain de sénevé de la parabole, un beau jour ils deviennent de grands arbres. » On peut, certes, se méfier des ruses de la pensée avec les mots, et de ces phrases d'une perfection d'architecture telle qu'elles semblent exister et s'imposer indépendamment de leur sens... Ainsi que l'observait Voltaire, « presque toujours les choses qu'on dit frappent moins que la manière dont on les dit. L'expression, le style fait toute la différence... Le style rend singulières les choses les plus communes, fortifie les plus faibles, donne de la grandeur aux plus simples ».

Et si l'on convient que, chez Voltaire, promptitude vaut profondeur, il ne semble pas interdit de supposer que, à son instar, André Frossard s'était assuré un style visant à exprimer tout ce qui, autour de lui, réclamait, d'urgence, d'être exprimé. Ses ouvrages, de l'Histoire paradoxale de la iv e République à La Maison des otages, de Dieu existe, je l'ai rencontréà Écoute Israël, en témoignent, qui sont parsemés de formules lapidaires, de maximes. Et davantage, peut-être, l'inoubliable billet quotidien du Cavalier seul où souvent il lâchait la bride à son sens du comique — où la réalité, harponnée, passait, en peu de mots, du domaine des faits à la définition.

De son sens du sérieux par le persiflage, qui nous inspirait chaque jour sourires et réflexions, on ne citera qu'un exemple, inédit, puisqu'il s'agit d'une réplique orale à François Mauriac, au retour de son séjour à Rome, lors du Concile : « Alors, ce Concile ? », lui demandait Mauriac. C'est plus fort que lui : André Frossard risque son calembour : « Un vrai "Nœud... de vicaires". »

À ceux qui s'étonnaient que sa dérision n'épargnât pas l'Église, André Frossard répondait, en manière d'excuse : « Quand on a la foi, tout le reste est ridicule. »

Il aimait la formule, la définition, l'aphorisme.

Cependant, quelque chose en lui tendait à préserver notre part d'ombre ; il la respecte, il la célèbre même à plusieurs reprises, et avec fermeté dans Écoute Israël, où il s'insurge contre Descartes et ses idées « claires et distinctes » : « Si elles étaient claires, dit-il, c'est qu'il n'y avait rien dedans : et pour qu'elles fussent distinctes, il fallait qu'il eût oublié les autres. » Pour André Frossard, la bonne réponse à une bonne question était une autre question, et un problème résolu, un problème mal posé : le point final de tout discours digne d'intérêt était, à ses yeux, un point d'interrogation.

Ici, André Frossard se trouve au carrefour de ces deux tendances qui caractérisent la littérature française, laquelle semble être toujours en procès avec elle-même : depuis le xvii e siècle elle s'est faite et continue de se faire entre la nostalgie de Rabelais — sa truculence, sa démesure passionnelle — et l'idéal de la sobriété, de la tempérance, de l'économie de moyens.

Un illustre historien de la littérature française, l'Italien Giovanni Macchia, soutient qu'il est difficile de trouver dans un autre pays deux mondes aussi opposés que Paris et Versailles au Grand Siècle. Paris était encore, selon lui, dans la vieille tradition médiévale de la vie et du désordre, des ruelles bruyantes, anarchiques. Tandis que Versailles représentait l'ordre, la raison, un classicisme aristocratique.

Et l'historien de soutenir qu'il faudra attendre Napoléon iii pour assister à une tentative d'imposer à Paris l'esprit de Versailles, déjà morte, et le baron Haussmann, qui va fendre de larges avenues la ville populeuse, coupant les rues en équerre comme les allées d'un jardin de Le Nôtre, où l'on dirait que la nature s'embellit d'être domptée.

À travers les siècles, ce combat entre deux tendances de la sensibilité a donné lieu au dialogue entre Rabelais et Calvin, entre Montaigne et Pascal, Ronsard et Boileau, Bossuet et Fénelon, Voltaire et Rousseau, Stendhal et Chateaubriand, Mallarmé et Rimbaud, Claudel et Valéry, Proust et Gide... Et c'est grâce à ce dialogue ininterrompu que des considérations de pure forme, un souci de la forme en soi ont persisté à l'ère moderne ; et que l'esprit critique, sans lequel il n'y a pas de création possible, reste aussi vivace en dépit de tout.

La forme — qui retient le lecteur, et ménage une prise sur sa mémoire — était la préoccupation constante d'André Frossard. Un jour, vers la fin de sa vie, de concert avec Noël Bompois, l'ami et le collaborateur de sa version des Évangiles, des Psaumes, André Frossard conçoit le projet d'écrire un cinquième évangile lui permettant, dit-il, « d'interpréter en toute liberté les paroles de Jésus ». Il tenait, plus que jamais, à rendre aux autres un peu de cet espoir que le Ciel lui avait accordé sans qu'il eût à le demander ; il tenait à entraîner les gens à enjamber au besoin la foi pour entrer d'emblée dans l'espérance. Et de rappeler que le christianisme a échoué dans la mesure où il a réussi, qu'il s'est emparé de l'État, de la société, de la culture, entretenant avec eux une complicité impardonnable. Cela, afin que les chrétiens n'oublient jamais qu'être chrétien consiste à poursuivre la révolution du Christ, qui est celle de l'amour éveillé, l'amour qui agit, l'amour qui nous permet d'imaginer notre prochain... L'amour, disait Valéry ; qui ne s'est trouvé associé au nom de Dieu que depuis le Christ.

De cet évangile inachevé — où un jeune homme de Smyrne qui a grandi auprès des maîtres aristotéliciens d'Alexandrie devait rencontrer un rabbin de Galilée légèrement hérétique —, ne restent que quelques paragraphes, mais une grande abondance de notes où la parole d'André Frossard, libérée à l'approche de la mort, invite les chrétiens à remettre en question leurs certitudes traditionnelles. Il ne s'embarrasse guère des subtilités des théologiens, il se livre à nous, pour nous dire que la seule fonction du péché est de permettre à Dieu d'ajouter, par le repentir, quelque chose à l'absolu de la charité ; que s'il y avait ne fût-ce qu'une seule personne en enfer, c'est que Dieu aurait échoué ! « Je connais, dit-il, des tas de mères de famille qui disent à leurs gosses : si tu continues, je te jette par la fenêtre. C'est faux ; et l'enfant le sait bien. »

Quant à l'au-delà... « La mort n'est qu'un clin d'œil, dit-il, l'intervalle pratiquement inexistant qui sépare l'ombre de la lumière »... « Vous fermez les yeux et vous les rouvrez le jour de la Résurrection. »

Ce sont là, pour le croyant, des idées, des sentiments, des convictions d'une extrême gravité. André Frossard sait alors que les jours lui sont comptés ; pourtant, le souci du style l'obsède ; il cherche le ton juste pour ce « conte » dont le but « est de déconcerter totalement l'objection » — un ton « entre Voltaire et saint Jérôme. Rien que ça ! »

« La musique du style, forte et tendre, profonde et légère, est essentielle »... « Erik Satie ou Mozart ? » Et comme Noël Bompois propose au malade de dicter son livre, il lui répond que la forme et la musique nécessaires, il ne saurait les trouver que la plume à la main.

Messieurs,

Le 10 mars 1988, dans son Discours de réception, André Frossard vous remerciait pour l'assurance que vous alliez peut-être lui donner d'être loué un jour pour les vertus et qualités que l'on avait eu tant de peine à discerner en lui pendant sa vie. « Grâce à vous, ajoutait-il, avec son ironie coutumière, j'aurai au moins un lecteur ébloui qui, sous l'inspiration conjointe de Cocteau et de Mallarmé, me décrira ici avec admiration, tel qu'en fauteuil enfin l'éternité m'aura changé. »

André Frossard aura eu un lecteur de longue date, souvent ébloui, certes, attentif, complice, et qui, en lisant les notes qui composent l'ouvrage inachevé — mais, peut-être, pas inaccompli — ce « cinquième évangile », eut l'impression, au détour d'un paragraphe, qu'il en était l'auteur, tellement ces quelques lignes exprimaient ses perplexités les plus intimes : un instant, André Frossard et lui-même furent dans son esprit les interlocuteurs de ce bref passage : « Ne pas oublier l'humour du rabbin. Notre jeune homme demande : "Mais après tout, Dieu existe-t-il ?" Le rabbin, alors, lui répondra : "Mon ami, ce qui est le plus essentiel dans le monde, c'est Dieu qu il existe, ou qu'il n existe pas". »

Peut-être demain, quand celui qui croyait au Ciel et celui qui n'y croyait pas n'auront plus besoin de foi ni d'espérance, il sera juste de dire que c'était moi qui avais posé la question, et que c'est bien lui, André Frossard, qui m'a répondu.