Discours de réception du cardinal Jean-Marie Lustiger

Le 14 mars 1996

Jean-Marie LUSTIGER

Réception du cardinal Jean-Marie LUSTIGER

 

   M. le cardinal Jean-Marie Lustiger, ayant été élu par l’Académie française à la place laissée vacante par la mort du Cardinal Albert Decourtray, y est venu prendre séance le jeudi 14 mars 1996, et a prononcé le discours suivant :

 

Messieurs,

     L’honneur que vous me faites de m’accueillir au sein de votre Compagnie me confond. La chaleur des sentiments que vous m’avez exprimés me permet d’y consentir.

     Votre choix s’est porté à nouveau sur un cardinal, car, ici, seul Armand Jean du Plessis de Richelieu mérite l’article défini : il demeure « le Cardinal ». Mes premiers pas d’étudiant m’ont conduit auprès de son tombeau dans la chapelle de la Sorbonne qu’il fit construire. Sous son égide, j’ai accompli mon premier ministère d’aumônier d’étudiants et d’universitaires au Centre Richelieu. Archevêque de Paris, j’aurais pu remarquer une coïncidence : en 1622, Richelieu est créé cardinal et devient procureur de la Sorbonne ; cette même année, Paris est érigé en archevêché. Vous me ramenez, grâce à celui que je pourrai désormais nommer avec vous « notre » Fondateur, aux années ardentes de ma jeunesse. Soyez remerciés de m’accorder ce surcroît de jouvence.

     Je me souviens de la joie ressentie par un autre cardinal, Albert Decourtray, au moment où vous l’avez appelé à devenir l’un des vôtres, voilà deux ans. Joie pure de toute vanité, car il était persuadé que vous vouliez, par fidélité à l’histoire et à la mission de l’Académie, faire, en lui, honneur à l’Église. Permettez-moi, alors que je veux partager la même joie, de ne pouvoir écarter ma tristesse de son départ. Soyez remerciés de me confier, en m’appelant à lui succéder, le devoir de rendre hommage à un ami, à un frère.

     Je n’ai ni la volonté ni le cœur de sacrifier à un rite littéraire. En remerciement, je voudrais méditer avec vous sa vie et son œuvre pour exprimer ce que le cardinal Decourtray nous apprend de notre présent lorsqu’il nous montre la lumière nécessaire aux choix de l’avenir par son histoire dans l’histoire de ce siècle.

 

     « Je suis un petit villageois du Nord. Wattignies où je suis né était alors un gros village []. Il y a cinquante ans, c’était encore le XVIIe, le XVIIIe siècle. » « On ne doutait pas au temps de mon enfance, de mon adolescence, de mes études, bref de ma formation. En ce sens, je suis resté et je reste un homme du Moyen Âge. »

     Albert Decourtray a livré ces confidences comme en passant. On pourrait n’y entendre que la nostalgie d’une enfance vécue dans le paradis englouti des temps anciens. Elles attestent plutôt la possession native et tranquille d’une histoire plus que millénaire et l’enracinement d’un homme dans les profondeurs de sa culture.

     Il a conscience d’avoir été enfanté par les siècles dont il reçoit la mémoire. Jamais il ne sera écrasé ou étouffé par cet héritage. Jamais, pour exister, il n’éprouvera le désir de s’en défaire ou la nécessité de le détruire. Il y puisera, au contraire, un surcroît de force et de légitimité pour aborder librement l’avenir. Bien plus tard, la longue route parcourue par les générations qui l’ont précédé donnera l’assurance à son pas sur des chemins inconnus.

     Quel est donc cet héritage ? C’est l’amour reçu et appris de son père et de sa mère. « Il m’est arrivé, confiera-t-il à la fin de sa vie, de penser que j’ai eu de la chance. La chance d’être aimé, très aimé, d’apprendre à aimer les autres comme je l’étais moi-même, et de découvrir en même temps celui que l’on appelle Dieu comme la plus grande chance du plus grand amour. » Cet amour dont il hérite nourrit et fait vivre les vertus familiales, il est façonné par la foi et porté par la joie de la vie chrétienne.

     Cependant, par son père qui n’est pas dévot, Albert Decourtray avait un pied dans une autre France. « Il ne venait jamais à la messe, nous dit-il, je ne l’ai jamais vu faire un signe religieux. » Le jeune Albert fréquente l’école primaire publique de son village. Rien dans cet univers laïc n’est en conflit avec la ferveur chrétienne qu’il recevait de sa mère. En ce temps-là et en ce lieu, les deux parts de la France s’accordaient ; elles savaient vivre ensemble, unies dans la même vision fondamentale de l’existence.

     Voilà pourquoi il a aimé Charles Péguy, chantre du peuple français, laïc et chrétien, de son amour si bienveillant et de son goût de la liberté. L’innocence de la vie qu’Albert Decourtray a reçue s’épanouit, baignée de bonheur. Villageoise, provinciale elle lui transmet l’inappréciable richesse de l’âme d’un peuple à qui des siècles de foi ont enseigné l’art de vivre.

     « J’ai la conviction, a dit un jour Albert Decourtray, qu’entre le gamin et le cardinal, il n’y a pas de différence []. À l’origine de ma foi [] il y a eu une sorte d’émerveillement, lequel a résisté à toutes les épreuves. Et pourtant il y a une différence considérable : enfant, j’étais émerveillé mais je n’étais pas épouvanté ; aujourd’hui, je suis émerveillé ET épouvanté. »

     Cette confidence nous donne la clé de sa destinée et peut-être aussi de l’histoire de notre pays.

     Albert Decourtray semble avoir traversé les épouvantes de notre siècle comme les trois jeunes hommes du livre de Daniel, qui marchaient dans la fournaise sans être consumés. Le souffle brûlant de l’athéisme et de la révolte, le nihilisme et les puissantes fureurs collectives qui ont bouleversé l’Europe et déchiré la France ne l’ont pas, semble-t-il, affecté.

     Son enfance aurait-elle été trop protégée ? L’éducation qu’il a reçue risquait-elle de façonner des personnalités fermées sur elles-mêmes, bardées de suffisance et d’intolérance ? L’exemple d’Albert Decourtray nous montre que la générosité qui reporte sur le spectacle du monde sa propre innocence, forme cependant l’intelligence, éveillé le jugement, enseigne à s’oublier soi-même et à demeurer sensible à toute injustice et à toute détresse.

     Lorsque Albert Decourtray nous dit qu’il n’y a pas de différence entre le gamin et le cardinal, il nous fait comprendre sa trajectoire : la liberté et l’audace de l’homme dans la maturité de son âge se nourrissent de ces vertus intactes qui l’ont rendu, mieux que d’autres, sensible et disponible, non seulement à la découverte des tragédies du passé, mais aussi aux interrogations du présent et aux signes de l’avenir. Sinon, comment et par quelle magie un homme dont l’éducation et le parcours furent autant marqués par la culture catholique, aurait-il pu, cinquante ans plus tard, demeurant lui-même, entrer avec une aisance aussi généreuse dans le vif des questions de ses contemporains étrangers à son univers natif ?

 

     Arrive la guerre. Albert Decourtray laisse derrière lui son enfance et sa jeunesse pour entrer à dix-huit ans au Grand Séminaire de Lille. Il sera ordonné prêtre à vingt-quatre ans en 1947.

     Sa formation intellectuelle a été longue. Elle s’est poursuivie jusqu’en 1955. Ses maîtres ont poussé un bon élève. « J’aimais, a-t-il confié, tout ce qu’on m’apprenait : je réussissais sans grand effort, bref (j’étais) un élève heureux. » Et encore : « Je suis un intellectuel dans le sens où j’ai écrit des textes, suivi des cours, passé des diplômes »

     Ne le prenons pas au mot ! Lire lui a appris à écrire ; prêcher l’y a conduit. La tradition littéraire et la pratique pastorale se sont conjuguées pour faire de lui un écrivain, façonné par une culture humaniste et religieuse.

     En 1949, à l’Université Grégorienne de Rome, il prépare, avec aisance et rapidité, un doctorat de théologie qui porte sur un sujet classique : « Foi et raison chez Malebranche ». La lecture de ces pages confirme la description qu’il nous fait de l’enseignement de ses maîtres : « Le thomisme était la philosophie de base, mais le thomisme ravivé par Gilson et Maritain, et utilisé comme une sorte de clé pour comprendre et critiquer toutes les philosophies que l’on nous enseignait aussi. » C’est ainsi qu’il a pris connaissance des pensées alors régnantes : Marx, Nietzsche, Freud, Sartre... ; à leurs critiques il est, de son propre aveu, « resté complètement imperméable ».

     Grâce à Péguy, il découvre Bergson qui le séduit. Il se plonge avec passion dans l’œuvre de Bernanos, de Mauriac, de Claudel, à qui il est resté fidèle, et aussi de Dostoïevski. Il dit la forte impression que lui ont faite L’homme révolté de Camus et La condition humaine de Malraux. Mais il ajoute : « Les livres sur la révolte m’ont toujours laissé un peu indifférent dans la mesure où je n’étais pas impliqué. »

     Or l’intelligence sensible et pénétrante d’Albert Decourtray révèle une personnalité vive, ouverte, douée d’une réelle curiosité d’esprit. Comment comprendre, avec le recul du temps, son indifférence d’alors à tant d’aspects de la pensée et de la culture de notre siècle ? La préoccupation économique et politique ne transparaît pas ; à peine la préoccupation sociale pourtant prédominante dans le diocèse de Lille. On ne perçoit pas non plus de fascination devant la puissance technique et les savoirs scientifiques, ni d’intérêt pour le bouleversement de l’esthétique et des arts.

     Doit-on accepter de le définir comme « classique » au sens étymologique, ainsi d’ailleurs qu’il se présente lui-même, reconnaissant avoir « un jour éprouvé quelque gêne d’être aussi classique » ?

     Il nous faut comprendre qu’Albert Decourtray était comme en enfantement : l’événement décisif qui éveillera les profondeurs de sa personnalité n’était pas encore advenu. Cette longue période de formation est un temps de semailles où les richesses s’enfouissent dans l’esprit et la mémoire.

     Il reçoit cette culture docilement, mais non passivement. Car, c’est dans l’Écriture sainte, la Bible et l’Évangile, qu’il trouve sa vraie nourriture et la matrice de sa culture. Le savoir qu’il acquiert nourrit l’engagement de l’homme qui donne sa vie. En retour, sa méditation persévérante de la parole de Dieu, son engagement spirituel lui font percevoir, dans les pensées et les œuvres qu’il découvre, la vie de l’Esprit. La culture et l’esthétique, la philosophie et le langage n’échappent pas aux effets de mode. Pourtant Albert Decourtray n’y succombe pas, car il a su et voulu chercher l’unique nécessaire qui ne vieillit pas.

 

   

     La période médiane de la vie d’Albert Decourtray commence avec le milieu de ce siècle et s’achève en même temps que les Trente Glorieuses. Il la consacrera au service des prêtres : professeur au Grand Séminaire de Lille, il est chargé ensuite de la formation permanente des prêtres pour son diocèse, puis pour la France entière, jusqu’en 1971. Comment évoquer ces années ? Il aurait pu alors faire sien le premier tercet de La Divine Comédie :

« Nel mezzo del cammin di nostra vita
mi ritrovai per una selva oscura,
ché la diritta via era smarrita.

Au milieu du chemin de notre vie
Je me retrouvai par une forêt obscure
Car la voie droite était perdue.
»

     Pendant ces années, notre pays connaît une succession de changements accélérés. La France provinciale et rurale poursuit sa marche forcée vers l’urbanisation et la modernisation industrielle. Les nouvelles générations émigrent vers les grandes villes et peuplent des espaces a peine aménagés, sans histoire, sans repère du passé et dont l’Église est, par force, absente. La croissance économique accompagne ce bouleversement profond et irréversible de notre société. La jeunesse en recevra les profits matériels, mais se révoltera en 1968 devant le prix moral et social à payer.

     C’est aussi pour l’Église catholique la période de préparation et les quatre années de célébration du deuxième concile du Vatican qui s’achève en décembre 1965.

     Sa mission auprès du clergé permet à Albert Decourtray de percevoir à l’avance des signes annonciateurs d’un bouleversement dont l’ampleur n’est pas encore mesurée. « La crise, nous dit-il, avait commencé bien avant le pontificat de Jean XXIII. En 1952, le cardinal Liénart ordonnait chaque année quarante ou quarante-cinq prêtres ; en 1959-1960, il n’en ordonnait plus que sept ou huit. » « Mai 1968 a manifesté et accéléré un phénomène déjà bien présent dans l’Église en France et ailleurs. »

     C’est donc avec les prêtres comme interlocuteurs qu’il traverse cette période cruciale de l’histoire de la France et de l’Église. Elle est le point central à partir duquel se manifeste la cohérence de sa vie et de notre siècle.

     En effet, le prêtre est l’une des figures qui portent, de façon symbolique, le destin spirituel de notre pays. Certes, il en est d’autres selon les époques de notre histoire : l’instituteur et le maître, le juge et le médecin, le gendarme et le soldat... Mais aucun d’eux n’a comme le prêtre, pendant presque deux millénaires, établi une relation personnelle avec tous les hommes, riches et pauvres, liés par un même destin en ces communautés qui se rassemblent autour de leur clocher. Le prêtre est le serviteur du rapport des hommes au Transcendant, depuis leur naissance jusqu’à leur mort. Le dévot comme le libertin, le croyant comme le sceptique, le puissant comme le proscrit savent qu’ils peuvent lui faire confiance : il a le devoir d’accueillir toute détresse, de secourir toute misère, de conforter tout homme en sa dignité. À coup sûr, le prêtre est dépassé par ce qu’il représente. On le brocarde parce qu’on l’en sait indigne. En même temps, il est hissé au-dessus de lui-même par Dieu dont il reçoit sa vocation, par tous ceux qui, en l’accueillant comme témoin du Mystère, le portent vers le haut.

     Albert Decourtray relève les trois revendications majeures qui furent alors exprimées au sujet du clergé. Il décrit, je le cite, « l’espèce de mutation culturelle manifestée et accélérée par Mai 1968 qui atteignait le statut et le modèle selon lesquels les prêtres exerçaient leur ministère. Le célibat surtout était visé. Et les trois objets de la remise en question d’alors étaient l’exercice d’une profession profane, 1’engagement politique et le célibat ».

     À trente ans de distance il est visible que ces trois points sont précisément ceux où la société française se remet elle-même en question. Les bouleversements qui en résultent ne sont pas des péripéties sur lesquelles la liberté et la réflexion, l’esprit critique et les décisions politiques n’auraient aucune prise. Ils marquent, au contraire, les infléchissements des désirs et des choix d’une époque au regard de ce qu’elle a reçu de son passé. Comment les générations qui lui succèdent ne lui en demanderaient-elles pas des comptes à leur tour ?

     La contradiction qu’Albert Decourtray rencontre dans ses convictions les plus fortes le conduira à l’intime de la réalité spirituelle du prêtre. Le prêtre : un homme qui reçoit du Christ lui-même la forme de sa vie ; il accomplit envers les hommes a qui il est envoyé, le service du Messie souffrant qui les délivre et leur fait connaître la grâce inouïe d’avoir part à la charité divine.

     Albert Decourtray médite cette singulière vocation du messager de l’Évangile au moment même où la mission de l’Église est, une nouvelle fois, objet de contestation et « signe de contradiction ». Il pénètre par l’expérience sacerdotale de la condition humaine dans l’histoire d’une société dont la figure du prêtre condense les tensions et les aspirations.

     Pendant ces quinze années, il se trouve secrètement initié au combat spirituel où se joue le destin des sociétés et de l’histoire humaine, combat « aussi brutal que la bataille d’hommes ». Je reprends ces mots de Rimbaud que l’archevêque de Lyon, le Mardi saint 1987, citera devant ses prêtres rassemblés dans la primatiale Saint-Jean.

 

     En 1971, l’abbé Decourtray est nommé auxiliaire de l’évêque de Dijon, auquel il succédera en 1974. Il restera évêque de Dijon jusqu’en 1981. Dix années qui furent, dira-t-il, « parmi les plus belles de ma vie, les plus éprouvantes aussi ». Le voici projeté à l’un des endroits les plus tourmentés par la crise des années soixante-dix.

     La capitale de la Bourgogne avait été un foyer de vie intellectuelle pour la foi et la théologie. Mais, depuis bien des années déjà, le mouvement des idées avait provoqué un bouleversement dans le clergé. Albert Decourtray note : « En 1971, le clergé de Dijon traversait une crise grave, la plus grave, je crois, depuis la Révolution. » Il poursuit : « La majeure partie des prêtres âgés de moins de quarante ans avait quitté ou s’apprêtait à quitter le ministère[]. La veille de mon ordination épiscopale, et sans d’ailleurs qu’il y ait un lien avec cet événement, six jeunes prêtres ont envoyé à tout le clergé et à de nombreux amis une circulaire annonçant [] qu’on ne peut pas être tout à fait un homme si l’on ne s’engage pas dans le combat politique, dans la vie professionnelle et dans le mariage. »

     La sérénité tranquille de la culture d’Albert Decourtray se trouvait prise à revers par des pensées dont la puissance subversive ne l’avait pas ébranlé, mais dont la pratique nourrissait maintenant la contestation. Pour ce prêtre d’un catholicisme classique – le catholicisme du Nord –, l’épreuve aurait pu être excessive. L’effacement des repères et des certitudes du corps ecclésiastique aurait pu le jeter dans le désarroi.

     Au regard de l’univers dont il a reçu la naissance et la croissance, le voici devant un champ de ruines !

     D’où vient alors l’extraordinaire fécondité de son épiscopat à Dijon ? Faut-il en attribuer le mérite à ses qualités de cœur, à son goût de la conciliation, à ses dons de séducteur, à son tempérament nourri et fortifié de charité ? On méconnaîtrait alors la nature de la crise : elle provoquait une « transvaluation » de toutes les valeurs, si vous me permettez d’utiliser ce néologisme qui voudrait traduire l’expression nietzschéenne Umwertung aller Werte.

     Au moment où les interrogations et les désarrois d’une société démocratique font déjà pressentir l’effondrement des grandes utopies, au moment où la mise en cause du travail et de la consommation menace les ressorts économiques d’un pays devenu riche, au moment où le changement des mœurs induit de nouveaux conformismes et bouleverse l’institution et la vie familiales, la société provoque le prêtre à déposer, comme une chape trop lourde, le joug de sa mission prophétique. Elle rejette le témoin gênant de l’Absolu. Elle récuse le messager de la liberté de l’homme devant l’idolâtrie du pouvoir, de la richesse et du sexe. Elle refuse l’envoyé du Messie qui s’est fait le serviteur de tous, qui offre à chacun le trésor du Royaume de Dieu, qui accorde sans frontières le don de son Amour.

     Il ne suffira pas d’adapter l’Église à notre temps ou de rajeunir son fonctionnement. Car cette crise met à l’épreuve les libertés spirituelles qui enfantent les destinées personnelles et orientent l’évolution des sociétés. Quelles fins, quelles valeurs choisir ? À qui voulons-nous vouer notre cœur, nos forces, notre intelligence et notre âme ? Nous laisserons-nous asservir par les idoles, alors que flambe la révolte contre les dieux et les maîtres ? La crise de la culture demande fondamentalement une option spirituelle ; elle met en cause l’humanisme et ses vertus.

     Avec une remarquable justesse, Albert Decourtray a pressenti la nature du combat dans lequel il est engagé. Chaque quinzaine, entre 1974 et 1981, il écrit un court éditorial pour le journal de son diocèse. Heureusement réunies bien plus tard en un volume, ses paroles, belles et fortes dans leur simplicité, ne contestent pas la contestation, mais la dépassent dans une humble vérité. Elles renouent les liens rompus, rouvrent les chemins que l’on pensait définitivement fermés, guérissent les maux que l’on croyait sans remède.

     Privé de la parole par un cancer de la gorge, l’homme au tempérament heureux et jusque-là épargné, subit le tragique de la vie en devenant un sans-voix, en vivant la menace de sa mort. Cette épreuve aurait pu seulement lui faire mesurer la vanité de toutes choses, désengager sa liberté. Ce fut le contraire. Albert Decourtray est désarmé, pour devenir plus intimement vulnérable au Mystère qu’il doit annoncer.

     Dans l’incapacité de parler, il consacre son temps à la lecture. Il découvre la vie d’une mystique dont il connaissait déjà les écrits : Élisabeth de la Trinité, une carmélite de Dijon morte à vingt-six ans tout au début du siècle. Il a aimé chez elle le goût de la vie, le sens de l’adoration, l’exigence radicale de l’Absolu. « Ma sainte », l’appellera-t-il plus tard.

     Ainsi, lorsque s’apaise le tourbillon des années soixante-dix, sa maladie dont il guérit et la découverte d’Élisabeth de la Trinité achèvent de le faire naître à lui-même. Sa liberté en éveil se déploie : cette brèche spirituelle ouvre son esprit par le dedans, rend son intelligence disponible à ce qu’elle n’avait pas encore vraiment rencontré. Albert Decourtray a revêtu le Christ. À son mystère il avait, en sa jeunesse, consacré sa vie, renonçant ingénument à tout, sans encore en éprouver toute l’exigence. Prêtre, ’évêque, il a prêché ce mystère ; et voilà que celui-ci le rattrape en l’intime de son être.

     Façonné par son éducation et sa culture, préservé certes, Albert Decourtray se reçoit lui-même après cet événement décisif, sans encore savoir qu’il est « mis à part comme une flèche dans le carquois de Dieu », ainsi qu’Isaïe le dit du Serviteur.

     Le voici prêt pour sa dernière mission.

 

  1. L’avant-guerre : le petit villageois du Nord     
  2. La guerre et la reconstruction : le séminariste et l’universitaire     
  3. Les Trente Glorieuses : Lille, le prêtre formateur des prêtres
  4. L’après-1968 : Dijon, l’évêque    
  5. Les années quatre-vingt : Lyon, le primat des Gaules     

     Archevêque de Lyon et primat des Gaules en 1981, élu vice-président puis président en 1987 de la Conférence des Évêques de France, créé cardinal par le pape Jean-Paul II en 1985, Albert Decourtray est connu et reconnu de l’opinion publique. Médiatisé, il devient l’un des « déchiffreurs » de notre temps.

     Mais il lui faudra pour accomplir sa nouvelle mission dépouiller a nouveau ses illusions. Ultime purification que les événements lui imposeront. Seuls des signes a peine perceptibles, des confidences échappées permettent de la décrire, alors que l’intrépidité du jeune homme à l’aise dans l’univers clérical, la spontanéité du prélat assuré de ses dons n’ont jamais cessé de réapparaître comme un jaillissement ou un éclat de rire.

     Ce dépouillement s’accomplit peu à peu. Pour lui, la perte des illusions n’est pas la désillusion qui engendre le scepticisme. Il s’avance dans la profondeur de Dieu, dans le mystère de la Croix. Il s’est engagé par la « porte étroite dans le chemin resserré » qui mène au plus définitif réel. Il entend plus distinctement à chaque pas cette parole prophétique du Christ : « Lorsque tu étais jeune, [] tu allais où tu voulais ; plus tard, [] un autre te ceindra et te conduira là ou tu ne voudrais pas. »

     Tel est l’irréversible travail qui s’opère en Albert Decourtray. Tel est le secret si familier et qui cependant nous échappe. Son élection par votre Compagnie viendra surprendre ce dialogue du croyant avec son Seigneur, dialogue qu’aucune œuvre littéraire ne peut exprimer ni traduire et que seule la célébration des sacrements peut signifier. Tout est dit d’Albert Decourtray et par Albert Decourtray dans l’offrande eucharistique quotidienne où déjà se réalise l’offrande de sa vie.

     Lui, si vulnérable et sensible à l’amitié, il a supporté sans jamais s’en plaindre les blessures de l’hostilité et de la haine. Cette plongée dans l’abîme avec le Christ, dans la vérité de la condition humaine où l’Esprit l’avait conduit au temps de Dijon, va lui donner pour son ministère à Lyon la liberté des apôtres. Sa plus profonde fidélité à la foi, son amour plus épuré et délicat de l’Eglise, Épouse du Christ, sont la source et la raison de ce qui apparaît aux yeux de certains originalité et non-conformisme. La santé intellectuelle et spirituelle de l’enfant d’un peuple chrétien, sa culture catholique sont dès lors mises à l’épreuve et deviennent la force de ce témoin docile à l’Esprit de Dieu.

     Ce n’est pas par démagogie qu’il ira rencontrer des jeunes musulmans des Minguettes et qu’il reconnaîtra leur déréliction dans leur violence, mais par la liberté de l’apôtre que le Christ envoie à toutes les nations.

     Ce n’est pas par émotivité, alors qu’il a traversé les horreurs de la guerre, « sans les avoir connues », comme il le dit, ignorant de l’anéantissement des Juifs, que son cœur sera brisé, « épouvanté » en les découvrant si tard ; mais c’est par rectitude chrétienne qu’il aura le courage historique de faire œuvre de justice et de respect au nom de l’Église.

     Ce n’est pas par palinodie mais par véritable intelligence et amour de l’Église qui ne saurait être complice du mensonge, que, dans la tourmente publique, il prendra la décision de soumettre à l’épreuve de la critique historique les archives diocésaines de la période de Vichy.

     C’est le même homme, enfoui dans le mystère de Dieu par l’oraison quotidienne, obstinément fidèle, qui aura l’audace ingénue de reconnaître, avant même que les opinions n’évoluent, la « connivence » à l’égard de l’utopie marxiste.

     C’est avec un amour désarmé et la liberté de la sagesse chrétienne qu’il engagera le dialogue avec les hommes d’autres pensées, d’autres religions, d’autres nations.

     Albert Decourtray a manifesté son refus du « conformisme servile ». Il a toujours parlé avec sincérité, jusqu’à l’imprudence. Chaque année, à la veille du Jeudi saint, rassemblant les prêtres de son diocèse pour la messe chrismale, il leur a donné à voir l’Église et leur mission de prêtre, le sacerdoce ministériel, qu’il situait admirablement au service du peuple chrétien et de son sacerdoce baptismal.

     Cette liberté l’a gardé d’une vision politique de l’Église. Elle l’a rendu sensible à tout ce qui dans l’Église échappe à l’esprit d’appareil et d’administration, sensible a toutes les formes de l’expression gratuite pour Dieu et pour autrui, particulièrement à celles qui sont propres au mystère de la femme dans le dessein de Dieu. Là aussi, son audace a été taxée par certains de manquement à la prudence ; mais elle vibre d’une inspiration prophétique.

     La charge épiscopale lui a fait découvrir plus intensément à partir des années quatre-vingt la grande béance, la grande attente de ses contemporains que seul peut combler Dieu lui-même. Il a dès lors mieux compris son temps et il a été mieux compris de lui. Sa liberté, reçue de la foi, a été un signal pour une foule de gens, bien au-delà des frontières habituelles du monde clérical. Il s’est exposé à la double contradiction qu’exprimait saint Paul : « danger des païens, danger des frères ».

     Par la vigueur intacte de sa foi, il a été projeté au point focal de la modernité, au lieu d’être tenté d’en revêtir les atours. Son innocence a été toute son habileté et sa vulnérabilité sa force. La fidélité de son amour lui a donné « le langage auquel personne ne peut résister », promis par le Christ.

     Probablement sans l’avoir prémédité, peut-être même sans l’avoir mesuré, Albert Decourtray nous montre ainsi quel chemin le Christ propose à son Église en cette fin de millénaire. S’il a déconcerté ceux qui le jugeaient selon les repères politiques de l’action, s’il a souffert de n’être pas toujours compris, il a exercé la liberté de l’apôtre, parfois téméraire, toujours fidèle.

     Ainsi, Albert Decourtray nous permet-il de mieux déchiffrer l’histoire et les épreuves de notre nation en ce siècle. Sa vie nous fait voir le chemin de l’Église catholique et de ses fidèles dans leur diversité.

     Une image vient à l’esprit : celle de la semence enfouie en terre qui lève et grandit on ne sait comment, que veille ou dorme le semeur. La semence de la foi vive reçue des générations passées a été enfouie par les effondrements et les destructions. Enfouie, mais non pas anéantie. Les puissances de l’amour et de l’espérance qui, naguère, ont fait naître tant de témoins et ont produit tant d’œuvres, subissent l’épreuve de l’histoire et du péché des hommes.

     Mais elles sont impérissables, car, par la grâce de l’Esprit, demeurent vivantes dans la communion des saints. Ces puissances d’amour, portant les marques de la Passion du Christ, réapparaissent au soleil de l’histoire. Elles travaillent à réunir, dans le respect mutuel de leur égale dignité, les hommes toujours tentés de s’exclure en raison de leurs différences, voire de leurs dissentiments.

     Les faiblesses et les ignorances, les limites voire les erreurs de l’Église en notre pays, comme celles de notre nation dans la conduite de ses affaires, expliquent sans doute les effets destructeurs des épreuves traversées. L’image souriante d’Albert Decourtray invite à la certitude que l’Espérance demeure. Écoutons-le nous dire cette strophe de Péguy qui commente la parabole de la semence :

« Peuple accointé à cette petite Espérance
Qui jaillit partout dans cette terre.
Et dans les mystérieux,
Dans les merveilleux, dans les très douloureux jardins des âmes.
Peuple jardinier qui as fait pousser les plus belles fleurs
De sainteté
Par la grâce de cette petite Espérance
. »