Réponse au discours de réception de Hector Bianciotti

Le 23 janvier 1997

Jacqueline de ROMILLY

RÉPONSE

de

MmeJacqueline de ROMILLY

au discours

de

M. Hector BIANCIOTTI

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Monsieur,

Vous êtes un cas unique. Et mon premier devoir, en vous accueillant parmi nous, devrait être de vous dire, solennellement, notre reconnaissance. Notre Compagnie est avant tout gardienne de la langue et, par conséquent, soucieuse de francophonie. Or nul n'a fait plus que vous pour ces deux causes. Né en Argentine, dans l'isolement de la pampa, vous étiez destiné à parler l'espagnol. Né dans une famille d'origine piémontaise, vous auriez pu vous tourner vers l'italien. Rien ne vous préparait au français. Vous ne l'avez pas appris dans votre famille, ni dans vos études. Vous n'avez même pas été amené par les hasards et les tribulations de l'histoire à vous mêler à des Français. En général, pour les écrivains qui ont choisi une langue autre que la leur, une de ces explications a joué. Pour vous, non. Et mon âme de professeur s'émeut, je l'avoue, quand je pense à la façon dont vous êtes venu au français, délibérément tout seul ; vous y avez fait allusion tout à l'heure. Vous aviez appris par un journal local la mort de Valéry ; l'article contenait des citations. Aussitôt, vous aviez quinze ans vous vous êtes procuré les textes originaux correspondant aux quelques traductions espagnoles, ainsi qu'un dictionnaire. Le reste suivit. Le reste qui fit de ce précoce admirateur d'un poète, un auteur français rejoignant aujourd'hui dans cette Compagnie celui qui l'avait jadis ébloui.

Il a fallu pour cela des années et des souffrances. Mais un jour est venu où, installé à Paris et servant la littérature, vous vous êtes mis à vivre en français, à penser, à rêver dans cette langue. Vous pouviez faire vôtre le mot de Supervielle : « Je me tais en français. » Vous deviez bientôt devenir français. On traduisait vos premiers livres de l'espagnol en français, on traduit les derniers du français en espagnol !

Rallié ainsi à la langue française, vous en êtes devenu le défenseur. On vous invite, on vous demande : pourquoi le français ? Et, patiemment, vous répondez. Il y a de quoi, pour nous, vous être reconnaissants.

J'espère, Monsieur, ne vous causer ni surprise ni chagrin en disant que certains peuvent trouver déroutant qu'un si précieux champion de notre langue la parle avec un accent qui n'est pas vraiment celui de la pure tradition. Même cette Coupole a pu s'en étonner. Et pourtant nous pouvons nous en réjouir. Non pas à cause du charme qu'il est susceptible de donner à l'homme venu d'ailleurs, mais parce qu'aussitôt il veut dire : on peut être un grand écrivain français et aimer notre langue, même quand on vient, en effet, d'ailleurs, et même de très loin. On peut avoir vécu dans la pampa, et être un auteur de chez nous. Votre accent, Monsieur, est comme l'estampille du rayonnement de notre langue. Vous le garderez, et c'est tant mieux.

Il est satisfaisant aussi de penser aux services que, tard venu à la langue française, vous allez nous rendre, pour cette raison même, dans l'élaboration de notre Dictionnaire.

On peut parler une langue depuis toujours sans prendre vraiment conscience des mots. Si j'ai toujours défendu l'exercice de la traduction dans l'enseignement, c'est parce que la comparaison attire l'attention sur les nuances et les valeurs de chaque terme. Vous citez parfois des différences suggestives entre des mots d'apparence semblable dans des langues jumelles. Chaque fois, je m'en félicite, car vous faites ainsi naître chez les autres un peu de cette sensibilité à la langue, qui est le secret d'une expression nuancée : on y gagne d'affiner sa pensée, comme de mieux percevoir le halo que laisse autour des mots la trace de leur histoire. On n'a que trop tendance aujourd'hui, à ne voir dans les langues qu'un simple outil d'échanges sommaires. Notre Dictionnaire vise à mieux, et votre expérience si rare apporte davantage.

De plus, votre français, né au contact de la littérature, en a conservé la saveur : c'est le français tel que nous l'aimons.

Mais, si la littérature française vous a dicté ainsi le choix de la langue, elle a aussi, de façon plus remarquable encore, présidé à votre étonnant itinéraire.

Un itinéraire plein de méandres et de crises, d'épreuves et d'écarts : nous en avons suivi avec émotion les péripéties, racontées dans vos deux derniers livres, Ce que la nuit raconte au jour et Le Pas si lent de l'amour. Seulement, là où vous avez surtout montré la part du désordre et celle du hasard, je vous avouerai, Monsieur, que je lis, moi, un peu autre chose.

Vous n'avez pas choisi un chemin, dites-vous. Et c'est vrai : vous êtes allé vers les occasions qui s'offraient et les aides qui surgissaient. Mais vous ne vous laissiez pas entraîner trop loin : à chaque fois, vous avez su d'un coup rectifier le cap.

En un sens, vous suiviez le vent, symbole de tous les départs : « Le vent qui frémissait en rafales dans la cour, soudain, comme un cheval dressé par l'épouvante qui venait de nulle part, mais s'en allait, s'en allait vers là-bas, vers ce point, cette ligne, où devait commencer pour de bon le monde. La nostalgie de ce qu'on ne connaît pas encore, ajoutez-vous, est sans doute la plus forte. » Cette nostalgie, je crois que c'était l'appel de quelque chose dont vous ne connaissiez pas encore la force — la littérature. C'est elle, pour une bonne part, qui vous poussait sans doute quand, avec l'obstination souveraine d'un enfant, vous avez exigé de quitter la ferme pour entrer au séminaire — où votre premier soin fut de mettre en ordre la bibliothèque. C'est elle, avec d'autres raisons, qui vous fit quitter le séminaire, après six années, et bientôt l'Argentine. Non pas que vous ayez manqué là-bas de contacts littéraires de tout premier ordre ! Buenos Aires était le pays de Borges, celui de Victoria Ocampo, chez qui passait tout ce que les lettres de tous les pays comptaient de meilleur. Vous deviez devenir, avec le temps, de leurs proches à tous deux. Mais déjà alors vous n'étiez plus vous-même un profane. Vous aviez, dans les temps sombres de Cordoba, fait partie d'un groupe littéraire et publié des poèmes. Avant de partir vers les lieux d'origine de la littérature, vous étiez en somme promis à elle et marqué de son sceau.

On ne dira jamais assez à mon sens, la puissance de la littérature. Je ne veux pas dire son rôle pour notre joie ou notre formation intellectuelle et affective, je veux dire son influence de fait — son rôle dans la vie des peuples où elle compte au moins autant que toutes les données matérielles, je veux dire le pouvoir qu'elle peut exercer sur nos sympathies, comme sur nos décisions. Je l'ai toujours cru, mais aucun exemple n'est à cet égard aussi probant que le vôtre.

Je l'ai dit : tout n'a pas été rose. Elle vous a laissé subir mille épreuves, en Italie puis en Espagne, la littérature, y compris la faim et la violence. Mais vous avez trouvé sur votre chemin des amitiés lumineuses, toujours des amitiés d'artistes, presque toujours liées au monde du théâtre, dont vous avez connu tous les aspects. Et partout vous avez reçu et progressé, mais vous avez encore dit « non » ou plutôt la littérature a dit « non » pour vous, quand il le fallait.

Et vous voilà un beau jour allié à elle, ouvertement. Vous voilà reconnu, grâce elle. Sous des dehors discrets, vous devenez un personnage marquant du Paris littéraire. On vous consulte et, fait plus rare, on vous écoute. Vous êtes conseiller de grandes maisons d'édition, chroniqueur dans d'importants journaux, auteur de livres qui récoltent à chaque fois des prix prestigieux.

Et, si votre famille, pour marquer en quoi vous différiez de votre entourage, vous appelait gentiment « la mouche blanche », c'est un contraste éclatant, mais logique, qui fait que la mouche blanche revêt aujourd'hui l'habit vert. Car votre parcours en zigzag, vous le reconnaissez vous-même, se confond pour finir avec une ligne droite.

Vos activités, alors, furent nombreuses, presque accablantes. Je n'en retiendrai que ces chroniques régulièrement données pendant des années. Et il ne s'agit pas de billets d'humeur sur les nouveautés, vos chroniques portent sur de grands écrivains, français ou étrangers, à propos de leur entrée à la Pléiade, ou d'une nouvelle traduction. On voit ainsi passer Virginia Woolf ou Cocteau, Tourgueniev ou Conrad, Hofmannsthal, et Rilke, et Segalen, et Larbaud. Ces analyses vont toujours à l'essentiel et procèdent avec une sûreté digne d'un grand universitaire : le terme, dans ma bouche, n'a rien de péjoratif, on l'aura deviné.

Mais ce sont aussi les critiques d'un écrivain, où se lit en filigrane ce que j'appellerai votre Art poétique.

On y lit, entre autres, le goût d'une expression sachant user de toutes les magies de l'écriture. Une de vos chroniques s'appelle « La caresse des syllabes ». Vous écrivez aussi qu'un mot changé de place peut rendre une idée banale, du seul fait que le rythme a disparu. Et, à propos de Nathalie Sarraute, vous définissez l'expression poétique par ces mots : « Une idée ou un sentiment que tous les hommes partagent et qui, par une sorte de miracle, vibre sous nos yeux et s'épanouit — est là — dans une prison transparente de mots. »

J'aime m'arrêter à cette idée — d'abord parce que j'ai vécu, au contact des grands auteurs grecs, dans l'émerveillement qu'inspire cette sorte de miracle — ensuite parce que, dès que j'ai lu un livre de vous, j'ai été saisie par la façon dont vous arrivez, en effet, à ce que le sentiment, la personne, ou même l'objet, soit là — comme si soudain votre lecteur voyait mieux, voyait ce qu'il n'avait jamais vu et le reconnaissait.

Ainsi suis-je entrée dans votre œuvre par ces surprises qui se multipliaient de page en page, comment ne pas souhaiter refaire aujourd'hui ce chemin —qui fut heureux ?

En lever de rideau (je parle à un homme de théâtre), voici justement des rideaux, ceux tout blancs de chez Ana de Pombo, « que l'on eût dit en stuc s'ils ne se fussent ouverts en corolle sur le carrelage, avec un rien d'une robe de bal ». On a aussi des velours, des soies, des brocarts dans lesquels vous faites jouer la lumière, la lumière et l'ombre. Car je pense au début de Celle qui voyage la nuit. Au matin, les rideaux sont tirés dans une chambre sombre : alors ils recueillent dans leurs plis « l'ombre qui réfugie, rehaussant somptueusement le ton du velours ». Ces tissus, signes d'un luxe sans doute menacé, font penser à un décor de Visconti.

Cependant, à côté de ces évocations-là, que d'images, également présentes, également fortes et que nous reconnaissons sans les avoir jamais vues : des visages bizarres, monstrueux, des tics et des déformations. Partout, cela aussi est là. Depuis les originalités, réelles ou non, d'une famille chez qui l'isolement semble avoir aggravé l'extravagance, et cette Tante Pinotta, dans sa voiture « peinturlurée et tintinnabulante », jusqu'à ces mauvais garçons de Buenos Aires ou de Rome et ces visions de misère et de violence en Espagne : toutes ces apparitions, après les décors à la Visconti, Espagne ont la force de Fellini. N'était le goût des parallélismes, j'aurais pu dire : « la force de Goya ».

Mais vous œuvrez, vous, avec des mots ; or, telle est la merveille des mots que chaque notation concrète peut, par l'expression même, suggérer idées et sentiments.

Cela se fait parfois par une comparaison, également concrète. Dans une réunion mondaine, voici « de grands sourires instantanés qui se ferment comme des couteaux ». Les sourires « sont là », mais l'ironie aussi.

La comparaison peut se glisser dans le seul choix d'un adjectif. Une porte grince dans la nuit : « grincement insidieux », dites-vous. Du coup, le bruit prélude à toute une vie secrète que les dormeurs ignorent, enfermés dans leurs rêves solitaires. Et cette solitude, déjà, se sent.

Ou bien la comparaison peut s'amplifier ; et, pour décrire le regard de la petite fille découvrant, sans le comprendre, le mal qui l'entoure, vous évoquez un poisson qui sort « des profondeurs en trompe-l'œil d'un aquarium pour écraser sa figure animale, désemparée, contre une vitre de silence, face à moi ».

Évocation concrète suffit à tout dire : elle permet de s'en tenir à une parfaite sobriété ; et le récit y gagne en force, en densité. Vous pouvez par là exprimer le pire ou le plus proche, avec une objectivité qui ressemble à la fois à celle du confessionnal et à celle de l'observation scientifique.

Ainsi réussissez-vous à rapporter toutes les expériences sans y mettre jamais ni complaisance ni provocation, à tout oser sans choquer le lecteur et enfin — suprême élégance — à tout raconter sans finalement rien livrer de vous-même. Une belle prouesse littéraire.

Cela vaudrait pour toutes vos descriptions, y compris ces morceaux de bravoure, comme l'invasion des criquets ou l'immensité de la plaine : ces images-là peuvent marquer une vie ; et chacun alors en prend bien conscience.

Mais on trahirait ce qui est sans doute le plus original dans votre façon d'écrire, si l'on s'en tenait à cette présence concrète, même accompagnée de ces harmoniques. Car, tout à côté, surgit aussi, de place en place, l'analyse générale du moraliste.

Ne l'oublions pas, la phrase de vous que j'ai citée tout à l'heure parlait « d'idées ou de sentiments que tous les hommes partagent ». « Tous les hommes », voilà qui convient à l'admirateur de Valéry, et, j'ajouterai : à celui qui occupe désormais le fauteuil de Montesquieu.

Ces analyses, où la généralité frise l'abstraction, portent sur tous les sentiments humains, sur les instants de bonheur et leur fragilité, sur l'espérance, sur la peur aussi. Vous dites « on », « nous », « vous ». Et l'on retrouve ainsi, par une autre vole, cette espèce de distance, de sobriété qui vous fait si bien éviter tout commentaire personnel. On passe du tout à fait concret au très général.

Je ne retiendrai qu'un exemple, ce sont vos analyses sur le souvenir, sur la mémoire.

Vous écrivez, Monsieur, des souvenirs. Mais vous ne croyez pas aux souvenirs. Comment remonter à l'expérience ancienne ? Nous ne retrouvons, dites-vous, que « l'image progressivement déformée de la dernière fois qu'elle a surgi en nous et que la mémoire continuera à modifier ». Car le présent se mêle au passé. « Et, dites-vous, je soupçonne le présent de nourrir la mémoire plus que celle-ci ne le nourrit. »

Et qui dira pourquoi on se souvient ou on oublie. On oublie le nom d'un être cher entre tous. Vous ne savez plus où vous avez passé la pire nuit de Rome ; et tant de petits faits reviennent. Mystère, que ces surgissements et ces anéantissements. Vous écrivez encore : « La mémoire se défait, se démaille on ne sait comment ni pourquoi, mais soudain elle s'accroît et, autour d'un événement qui, semblable à un rêve, s'était réduit à quelques clichés, elle prodigue mille détails. »

Voilà pourquoi il ne saurait y avoir pour vous, comme pour Proust, un « temps retrouvé » ; mais vous ne le regrettez pas. Vous préférez, dites-vous, « au souvenir ce que les abeilles de l'imagination en font ». Ainsi se déploie une histoire, jusqu'alors insoupçonnée, « comme un tapis de Perse, méticuleux et irréel ».

Comme ce tapis de Perse, votre œuvre mêle, au gré du souvenir, le réel et ses métamorphoses, l'autobiographie et ce que l'on a appelé « auto-fiction ». Et l'on commence alors à comprendre que vous puissiez dire que l'écrivain, « même s'il croit le savoir, finit toujours par exprimer ce qu'il était loin de soupçonner ».

Dans ces remarques sur le souvenir (j'ai multiplié les emprunts à vos derniers livres pour faire à mon tour un tapis de Perse, tissé de vos citations, on aura, en tout cas, relevé la généralité des formules. je les aime. Car les auteurs grecs m'en ont donné le goût, eux qui ne reculaient ni devant l'abstraction ni devant les sentences.

Vous non plus, Monsieur. Et si, souvent, vos paragraphes s'achèvent sur une image saisissante, il en est d'autres où, tout à coup, la pensée se condense en une maxime qui ne serait pas déplacée chez La Rochefoucauld. Par exemple : « Le bonheur est incompatible avec la vie, pas avec l'instant », ou « on passe une partie de sa vie à imiter les autres et le reste à s'imiter soi-même ». Ces sentences de moraliste rejoignent le pur classicisme.

Il serait tentant de penser que ces deux traits si différents correspondent un peu aux deux moments de votre formation, et que le foisonnement concret s'est ouvert peu à peu à la rigueur du moraliste. Il m'a semblé en voir des signes. Mais l'important reste que partout ce mélange subsiste, en une alliance étroite, dont l'originalité éclate aux yeux. Je l'ai bien dit, Monsieur, et je le redis ici : vous êtes un cas unique.

Je me suis attardée à ces moyens d'expression, peut-être par une vieille passion pour les secrets de la littérature. Mais déjà les images rencontrées nous font pénétrer dans le monde que nous offrent vos livres.

C'est un monde douloureux et sombre ! Les visions que j'évoquais tout à l'heure se chargent souvent d'horreur. C'est ici un chien sauvagement pendu dans la nuit ; ailleurs une enfant guettée par la corruption et le vice, ou un adolescent injustement jeté dans la promiscuité d'une prison sordide. La cruauté, la violence, la bassesse règnent en souveraines, semant la souffrance.

Ce sont là, sans doute, des images d'exception ; mais elles sont suffocantes et leur simple existence ruine la vie humaine. Sophocle tirait déjà du sort exceptionnel d'Œdipe l'idée que l'on ne saurait croire au bonheur : vous parlez, vous aussi, de son caractère fugitif, et même destructeur. « C'est comme cela, le bonheur : un nuage rose se décolore, et tout est perdu. »

Du reste, la condition même de l'homme, toute cruauté mise à part, apporte seulement la solitude, suivie de ses deux compagnes que sont la vieillesse et la mort. Toutes deux sont là, à chaque page de vos livres. Elles y sont concrètement présentes, dans les corps déformés et les lentes agonies, dans les scènes d'hôpital ou bien de cimetière. Elles laissent la tristesse du deuil toujours recommencé : « Mes nuits, écrivez-vous, sont constellées de visages disparus... » Elles s'annoncent aux moments les plus imprévus. Une actrice passe-t-elle ? À ses épaules amaigries, vous devinez le squelette.

Franchement, Monsieur, il était temps de vous joindre, pour faire une moyenne, à des gens qui ne détestent pas s'entendre traiter d'immortels.

Encore s'il restait, après la mort, une espérance ! Mais non ! L'espérance devient une indignité. Toute idée du paradis est rejetée. Dieu n'est plus que silence. Le néant menace de toutes parts.

Tout résumé ressemble à une caricature, mais il se dégage bien de ce monde que vous décrivez, même dans les scènes les plus alertes, une âpre désolation.

Est-ce pourtant le dernier mot ? Votre lecteur, sans bien savoir pourquoi, en doutera. Il aura, il a, le sentiment que quelque chose, dans vos livres, corrige et atténue la sévérité du verdict. Et, de place en place, il verra des clartés, et comme des fenêtres ouvrant sur autre chose.

Il rencontre ainsi la musique, qui toujours vous fait signe, depuis ce moment de votre enfance où le hasard vous fit entendre la Sonate au clair de lune (et où vous en avez chantonné des bribes tout le jour, par crainte de perdre ce trésor). Il y eut aussi la grande extase d'entendre la Callas. Mais aussi les musiques plus intimes, toutes les musiques, avec l'évasion qu'elles offrent, la paix ou l'exaltation qu'elles inspirent et ces brèves révélations d'un ailleurs alors entraperçu.

Les êtres, les visages, peuvent revêtir la même valeur et leur rayonnement alors prend un sens qui nous touche. Dans les épreuves et les bassesses de Rome, il y a la tourière du couvent de la Trinité qui vous a gentiment aidé, et, à l'aéroport de Paris, cette hôtesse de l'air aux initiatives bienfaisantes. Même à côté des plus folles extravagances, on retrouve parfois la persistance de l'ange : vous le dites pour un ami. Et surtout il existe au moins une fois ce que vous appelez « un visage de clarté » et dont vous écrivez : « L'eau des miroirs s'illuminait à son approche, plus que les traits de son visage, ils reflétaient la clarté qui en irradiait. » Le souvenir d'un tel visage s'entoure sans doute de regrets et de douleur, mais il éclaire de sa beauté nos vies à nous qui vous lisons. Et d'avoir su le faire rayonner par delà la mort, jusqu'à nous, participe de la même beauté.

Je pourrais allonger la liste ; mais rien ne serait digne de ce dernier exemple. Je voudrais seulement ajouter que vos personnages, parfois, prennent conscience de ces clartés et approchent de l'espérance. Une phrase m'a frappée dans Ce moment qui s'achève : « Peut-être l'innocence n'est-elle pas un bien perdu, mais une grâce qui peut, à force de ténacité, se gagner, et ce après quoi nous aspirons est-il en nous, à notre portée quoique indiscernable. » C'est un personnage qui dit cela, non pas l'auteur, mais c'est l'auteur qui a conçu cette pensée.

Ce sentiment d'une lumière, d'une clarté, qui parfois perce les ténèbres du quotidien, reste fugitif, Mais il rachète bien des choses. J'ai parlé de fenêtres et je citerai encore une phrase de vous — oui, de vous — qui dit : « Comme une chambre obscure où s'ouvre un rectangle de lumière, quelque chose en lui, imperceptiblement, s'illumine : la plus petite fenêtre peut contenir tout le ciel. »

Ces brèves échappées suffiraient. Mais je ne m'en contente pas. Car ces souffrances et ces cruautés qui parsèment vos livres ne sont jamais données froidement, et on ne saurait à leur sujet parler de réalisme. Vos descriptions les plus sombres vibrent toujours d'une vivace nostalgie d'autre chose.

Cela peut se traduire par le remords — que vous évoquez souvent et qui ne va pas sans le sens du bien et du mal, sans la nostalgie du bien. Ou ce peut être cette sourde tristesse qui enveloppe vos récits les plus cruels et plonge ses racines dans la compassion. Celle-ci règne, tacite mais constamment présente, dans vos livres. il ne faut pas toujours, je crois, s'en tenir à ce qu'un auteur dit en clair, quand le non-dit s'impose avec tant d'évidence. Le non-dit aussi relève de l'art de dire.

Et même, avouons-le, il me semble que ces, récits qui paraissent si fort témoigner de l'absence de Dieu, ont finalement pour effet de tourner toutes les pensées vers Lui. Dieu est inscrit en creux, à chaque page.

Dans les théâtres de la Grèce ancienne, au-dessus de la scène était ménagé un espace appelé le Theologeion, le lieu où pouvaient apparaître les dieux. Ils apparaissaient rarement, dans les tragédies. Cependant, ce lieu vide, prévu pour eux, illustrait bien la vraie dimension de l'action. Et surtout les chœurs ne cessaient de s'interroger sur la volonté de ces dieux ou sur leurs motifs, voire de leur adresser des prières. Aussi le public ne pensait pas, ou pas seulement, au drame individuel d'Agamemnon et de Clytemnestre : il pensait à la faute et au châtiment. Il avait l'esprit tourné vers les dieux absents.

Je ne crois pas forcer les choses en rappelant ici, encore une fois, la Grèce. Chez vous aussi, la pensée du bien et du mal se fait jour en traits brûlants. Bref, dire le silence de Dieu nous fait penser à lui.

Et serait-ce un hasard si vos titres en suggèrent si aisément l'idée ? Le plus révélateur est assurément Sans la miséricorde du Christ. Mais quand votre lecteur voit Seules les larmes seront comptées, il pense : quand cela ? par qui ? Il pense à Dieu : Les Déserts dorés s'opposaient plus ou moins à une vie réelle et habitée. Même Le Pas si lent de l'amour, ajoute cette petite syllabe (si lent) qui peut-être sauve le rythme, mais glisse aussi une vibration d'impatience, qui est appel à un absolu.

J'insiste ; et j'ai conscience de durcir ce qui, dans vos livres, est suggéré tout bas sous le voile du langage poétique. Si j'insiste de la sorte, c'est que vous succédez, Monsieur, à André Frossard. Vous avez parlé de lui de façon émouvante et profonde, comme seul pouvait en parler quelqu'un qui a eu un contact prolongé avec la foi. J'avais moi-même pour André Frossard non seulement de l'admiration, mais une très chaleureuse affection. Comme nous tous, j'aimais ces boutades qu'il lançait à voix basse au cours de nos débats : d'un jeu de mots, irrésistiblement drôle, jeté comme une confidence, se dégageait un scepticisme à l'égard des gens ou des idées, qui renversait d'un coup les prétentions de l'arrogance. Le bon sens devenait chez lui doucement féroce et singulièrement efficace. Mais j'aimais aussi la générosité cachée derrière ses propos, et la sympathie de son regard ; j'aimais sa fidélité au tourment des juifs et la présence discrète mais indéniable de ses convictions qu'il savait défendre avec une certitude tranquille.

J'aurais eu de la peine, je l'avoue, et notre Compagnie probablement aussi, à penser que son successeur pût être un adversaire, n'ayant rien de commun avec lui. Vos deux visions du monde s'opposent mais se rejoignent, comme, dans un moulage, la forme en creux et la forme en relief. Depuis des positions opposées atteintes par des démarches inverses, vous parlez, je crois, des langages qui se complètent. On l'aura senti en vous écoutant.

Monsieur, dans un passage du Traité des saisons, il y a un texte délicieux où vous racontez comment, étant enfant, vous avez été frappé par les chapeaux des femmes de votre famille. N'en possédant pas vous-même, vous avez réussi, avec du carton et du papier, à vous en faire un qui prit, dites-vous, le caractère d'un attribut sacré. Le plaçant solennellement sur votre tête, vous vous êtes regardé dans la glace dans un état de tension hiératique. L'enfant se sentit alors hissé à la hauteur de la situation et vous le décrivez métamorphosé par cette investiture. C'est l'enfant dont nous savons qu'il fit des rêves pour vous et vous contraignit à les réaliser. Ce jour-là, devant la glace, il tenta même de parler. Ce petit texte, avouons-le, a pour titre Emphase. Eh bien, l'on peut imaginer qu'aujourd'hui (nous connaissons cette expérience), vous avez contemplé avec une légère surprise l'effet du costume brodé, de l'épée et du chapeau tout nouveau, qui n'est plus fait de papier et de carton, mais de plumes et de cocardes. À ce moment-là, vous dites à l'occasion que, dans un miroir, on croit parfois voir un autre qui vous regarde, je me demande si vous n'avez pas aperçu cet enfant d'alors, s'il ne vous a pas fait un petit signe d'approbation amusée. En un sens, c'est lui, l'enfant d'alors, qui vous a conduit jusqu'à nous. Et, toute emphase mise à part, j'aimerais l'associer à vous quand je vous dis maintenant, au nom de notre Compagnie, mais, croyez-le, du fond du cœur : « Monsieur, soyez le bienvenu parmi nous ! »