Hommage prononcé lors du décès de M. Georges Vedel

Le 7 mars 2002

Pierre-Jean REMY

Hommage à M. Georges Vedel*

PRONONCÉ PAR
M. Pierre-Jean RÉMY

Dans la séance du jeudi 7 mars2002

     C’est à un homme juste que nous rendons hommage aujourd’hui. Ils sont nombreux parmi vous, Messieurs, ceux qui savent la profondeur, la qualité, la force sereine qui furent celles de Georges Vedel.

     Mais bien au-delà de notre assemblée, ils sont nombreux ceux qui, travaillant à ses côtés ou dans son sillage, ont connu aussi son humour, sa bonne humeur, sa faconde, son goût des belles et bonnes choses. Ils sont nombreux aussi ceux qui ont été non ses pairs – nul n’a été et ne sera jamais vraiment un pair de Georges Vedel, hormis dans notre enceinte où nous le sommes autrement – non ses pairs, donc, mais ses collègues, collègues de rencontre ou plus permanents. Certains, notre confrère Jean François Deniau nous le rappelait lorsqu’il l’accueillit parmi nous voilà hélas moins de trois ans, ont travaillé à ses côtés. D’autres encore, dans notre Compagnie, l’ont cent fois croisé dans les couloirs de cette vaste demeure aux sentiers qui bifurquent qu’est la maison de la chose publique et qu’il a contribué si largement à ouvrir pour en faire le domaine plus transparent de l’État de droit

     Celui qui tente de lui rendre hommage aujourd’hui n’était pas de ceux-là. J’ai pourtant été son étudiant. C’était en 1955, à l’Institut d’études politiques de Paris. À Sciences-Po. Un an, disons sept à huit mois, j’ai suivi son enseignement avec un intérêt passionné. Il y avait ses livres, il y avait ses cours polycopiés, mais il y avait surtout sa présence, sa voix, son autorité, ses cours magistraux. C’était en année préparatoire, la première année. L’amphithéâtre Émile Boutmy, où il officiait, était bondé. Nul n’aurait osé seulement chuchoter pendant qu’il parlait. Le cours de Vedel, qu’on me pardonne ce raccourci, était l’un des cours dits « fondamentaux ». Avec celui d’un autre professeur, un historien celui-là, et qui nous a rejoints lui aussi : il s’appelait René Rémond. Je ne savais pas encore que j’allais me destiner à servir l’État, mais déjà les données très simples que Georges Vedel savait si simplement exposer à des élèves tout droit sortis de l’enseignement secondaire, apparaissaient aux apprentis étudiants que nous étions avec une clarté lumineuse. D’une certaine manière, la parole de Georges Vedel nous parvenait comme la traduction d’un discours d’une incroyable évidence.

     À travers son cours de droit constitutionnel, nous devinions les premières pierres d’un minutieux et formidable édifice que, l’année suivante, le droit administratif allait nous aider à arpenter ensuite avec de plus en plus d’aisance. Mais ce serait sans Georges Vedel que j’allais connaître ces chemins-là. Le hasard, l’organisation des cours à Sciences-Po ou à la Faculté de droit ont fait que je ne me suis jamais retrouvé en face de lui. Jusqu’à ce jour de 1998 où, Messieurs, il est entré parmi nous.

     Mais cette brève rencontre a suffi pour que le passé tout entier de Georges Vedel me soit presque familier, lorsque celui-ci a fait son entrée dans notre Compagnie.

     D’abord, il y a tout ce que je ne savais pas de lui et que le Discours de réception de notre confrère Jean François Deniau, les articles publiés à l’époque dans la presse m’ont appris. Ce doyen Vedel fumant le cigare avec délectation, un sourire au coin des lèvres, et qui appréciait la bonne chère, fidèle à ses amis, cet homme, sage aux grands moments, d’un rire qu’on nous a dit communicatif : tout cela était soudain très neuf pour l’étudiant qui avait toujours pris le Professeur de droit constitutionnel d’une année préparatoire de Sciences-Po plus que mémorable pour un homme austère et grave, mais aussi sévère, beaucoup plus sévère qu’il ne l’était en réalité. Sa disponibilité envers ceux qui étaient ses vrais étudiants, son rôle de conseiller, de guide intellectuel, moral, j’allais dire spirituel : je me rendais compte de tout ce que j’avais ignoré de lui. Et, de tout ce que j’avais manqué aussi.

     Mais surtout, j’ai pu prendre la mesure de ce qu’avait été sa fulgurante et sereine carrière. Au-delà des partis, au-delà des clivages politiques qu’il savait transcender, il était tout simplement devenu, avec les années, l’une des premières autorités morales de ce pays. Pourquoi ? Oh ! C’est très simple. Parce que sa personne alliait trois éléments, trois matériaux qu’on ne trouve que rarement, très rarement réunis.

     D’abord une immense compétence dans un domaine, très large et très précis à la fois, qui traversait, en une diagonale au tracé sans faille, toutes les familles du droit. Droit constitutionnel et administratif, certes, mais aussi droit économique, droit des entreprises, droit international, droit européen. À quoi j’ajouterai – et nous n’en sommes encore qu’au premier de ces trois éléments qui ont fait sa force – une extraordinaire culture, profonde, toujours aux aguets. Mais en un laps de temps dix fois plus long que celui qui m’est accordé ici, on ne saurait évoquer la multiplicité de ses champs d’intérêt. Écrivain amoureux de la langue et de la poésie, je répéterai seulement, comme ses amis nous l’ont rapporté, que sa connaissance de la poésie française était miraculeuse. Et que peu d’hommes peuvent aujourd’hui aussi aisément citer par cœur, de mémoire, sur l’instant, à peu près tous les poèmes que tous nous avons aimés, comme a su toute sa vie s’en souvenir et les dire Georges Vedel. J’ai même cru comprendre que la poésie en langue d’oc lui était elle aussi familière, et qu’il la disait pour ses amis avec la même aisance.

     Un solide socle technique en un domaine où il est le meilleur donc, avec tout le reste autour : premier matériau de cette stature unique qui fut celle de Georges Vedel.

     Deuxième élément, le don précieux qu’il avait d’analyser, de disséquer avec une intelligence aiguë tous les problèmes qu’on lui soumettait. Ou ceux qu’il se posait, car il se posait bien souvent lui-même les questions que d’autres n’osaient ou ne savaient parfois soulever. Cette faculté d’analyse exceptionnelle donc, qui l’amenait ensuite, dans un deuxième temps, à en tirer les plus évidentes, les plus élémentaires des conclusions en d’éblouissantes et rigoureuses synthèses. Au savoir inépuisable de Georges Vedel dans le premier de ses dix ou vingt domaines d’excellence, à sa profonde et solide culture solidement enracinée en l’homme de droit, s’ajoutait le bonheur de savoir tout simplement s’en servir. Pour le bien, pour le mieux de tous. Pour l’État. Pour le droit.

     Et voilà le troisième matériau dont était faite la stature, la statue de Georges Vedel : un sens profond, qui dépassait tous les engagements personnels et subjectifs, idéologiques ou politiques, voire simplement sociaux : un sens sans égal, de ce qui porte un nom très simple, mais si souvent ignoré autour de nous : le sens de l’intérêt général. Alors que nous vivons une renaissance des corporatismes et des sectarismes; alors qu’un vent implacable de "correction politique" écrase et lamine toute pensée d’État ou officielle qui ne s’aligne sur un plus petit commun dénominateur dont la gigantesque générosité de principe qui l’anime contraste étrangement avec l’incommensurable étroitesse d’esprit de tous ceux qui la pratiquent ; dans ce contexte où l’on se doit de s’affirmer citoyen avant de songer à l’être, Georges Vedel a su animer d’un véritable esprit de citoyen (et non d’esprit citoyen aux ordres, souvent sans s’en douter, d’une bonne conscience fournie avec les discours et la presse qui vont avec), Georges Vedel, donc, a su animer et mettre en œuvre les immenses pouvoirs que son savoir et son art de s’en servir lui offraient pour se conduire, je l’ai dit au début de ces quelques mots, en homme juste.

     Le Professeur de droit à Poitiers, à Toulouse était un homme juste. Le prisonnier qui passa cinq ans en Allemagne à continuer à apprendre et à enseigner était un homme juste. Le Professeur de droit constitutionnel et administratif à la Faculté de droit de Paris, à l’École des Mines, à H.E.C., à Sciences-Po où il a laissé une trace indélébile, était un homme juste. Le Doyen de la Faculté de droit de Paris, le Doyen Vedel, était un homme juste. Le conseiller juridique de la diplomatie française dans les négociations sur le Marché commun et l’Euratom était un homme juste Et je pourrais continuer longtemps de la sorte mais j’écourte là cette énumération de titres et de fonctions car, vous l’avez compris, celui qui succéda en 1998 à notre confrère René Huyghe a toute sa vie été un homme juste. Il a fait partie de cette poignée de Français qui ont assuré la place de la France dans la communauté qui est devenue l’Europe tout en œuvrant dans le même temps pour cette communauté.

     Voilà quelques jours, M. Raymond Barre le répétait : oui, où que ce soit, pour quoi que ce soit qui le méritât, le Doyen Vedel était toujours au premier rang de ceux qui pouvaient servir. Servir : quel beau mot parfois, auquel le Doyen Vedel a donné de nouvelles lettres de noblesse. Servir : le dernier mot de Kundry dans Parsifal. Son dernier souffle. Servir, quel beau mot, oui... Merci, Monsieur le Doyen, de nous avoir tous si ardemment, si longuement servis.

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* décédé le 21 février 2002.